LE PLACARD
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Ce jour là, je suis dans ma chambre et je m'ennuie. Écroulée sur mon lit, je regarde le désordre ambiant et me creuse la tête pour trouver autre chose à faire, une activité justifiant que je ne range pas le foutoir. Je sais : j'entends ma mère s'affairer dans sa propre chambre, c'est sur son lit que je vais m'affaler. Et je ferai semblant de discuter. Toute à la conversation, elle oubliera sans doute que je devrais être en train de faire le ménage.
Satisfaite de mon plan, je me traîne jusqu'au grand lit, la tête légèrement inclinée vers l'arrière et les pieds raclant le carrelage. Arrivée à destination, je m'écroule dans un fracas d'oreillers. Si elle s'intéressait à moi, ma mère ne serait pas dupe de mon subtil manège mais elle ne lève même pas un sourcil. Alors je remarque qu'elle a sorti et étalé par terre tout ce que contenaient ses placards. A la réflexion, elle a certainement vidé tous les placards de la maison, voire même certains du quartier.
Comment tant d'objets ont-ils pu être entassés ici, elle a l'air de se le demander elle-même. Une ombre de consternation passe devant ses yeux. Mais très vite je ressens sa jubilation : que va-t-elle jeter ? Que va-t-elle garder ? Comment va-t-elle réorganiser sa vie ? Pour elle comme pour moi, pour tous ceux qui s'attachent aux choses comme aux gens, jeter c'est tuer. En ce moment, elle mesure son pouvoir. Mais le goût du sang est sucré et on finit par vouloir se débarrasser de tout, briser ses chaînes, recommencer de rien. Etre propre.
Le processus s'enclenche. La procédure se répète : elle saisit une relique, l'ausculte rapidement, la gratifie le cas échéant d'une épitaphe, puis décide de son sort. Jusqu'à présent elle avait deux options : la réclusion à perpétuité dans le sac poubelle ou la capitulation et le retour au placard. Mon arrivée est une aubaine.
Je suis une alternative : en me donnant un objet, il sort de sa vie mais elle n'éprouve pas le remords de l'impitoyable Tourneuse de Pages. Je comprends l'enjeu et par solidarité, je fais mine de recevoir un cadeau et la laisse surcharger ma vie. J'en fais un peu trop : ce n'est plus un stylo ou une bizarre pochette inutile, c'est un inestimable héritage, un trésor maya, l'urne qui contient les cendres de ma mère, bref, une chose que moi, je ne peux pas jeter.
Elle fait des trouvailles extraordinaires : de vieux sachets d'aspégic 500 qu'elle enfourne sans plus de procès dans le grand sac vert, encore une « petite pochette jolie » qui atterrit quasiment sur ma figure (« pardon »).
Au fond de chaque sac à main, d'autres merveilles : un bâton de rouge écrasé, du chocolat, une forte odeur de parfum, des kleenex. Les allumettes d'un restaurant, du sucre. Surprise et dégoût, comme si tout cela ne lui appartenait pas. Elle trouve la provenance de l'odeur : un échantillon a implosé dans un sac.
Ma mère possède une foultitude de sacs : d'innombrables sacs à main, des sacs en toiles, certains emballés dans des sacs plastiques. Je pense à des sacs russes : un sac dans un sac dans un sac… Il y a autour d'elle plus de contenants que d'éléments susceptibles d'être contenus.
Parfois surgit quelque chose qui me plaît. Lorsqu'elle s'en aperçoit, elle me le donne. Mais si elle avait décidé de le garder, elle me dit : « Je te le donnerai quand tu seras mariée »,
« ...quand tu auras un bébé », « …quand les poules… ». Je hurle intérieurement au chantage.
Elle devient presque hystérique quand surgit une chose qu'elle dit avoir cherchée. A la voir, on croirait que le temps passé sans l'objet disparu ressortait du domaine de la survie. Maintenant sa vie va à nouveau être belle. Et comme pour récompenser l'objet de son retour, elle le cale avec tendresse au fond de son placard d'où il ne ressortira qu'au prochain nettoyage de printemps. Comme il doit être amusant d'être un tel objet : ne servir à rien, n'exister que quelques secondes et provoquer inlassablement la même réaction chez son propriétaire.
J'évite de justesse un projectile : c'est un livre qu'elle me recommande de placer « en lieu sûr ». Ne l'était-il pas jusque là ? Elle me confie que l'habitude de fouiller ses sacs lui vient du jour où elle y a trouvé un billet. Justification pécuniaire.
Une autre phase : le souffle du découragement. Elle réalise l'ampleur de la tâche et n'éprouve plus autant de plaisir. Le Grand Nettoyage de sa vie n'est plus que le grossier tri du placard. Elle devient expéditive, la fièvre jeteuse s'est emparée d'elle et je n'ai plus le temps d'intercepter ce qui m'intéresse. D'ailleurs elle m'envoie de moins en moins de missiles. Ses critères de sélection sont moins affinés. Un rouge à lèvre est pourtant sauvé du génocide parce que sa couleur est identique à une jupe qu'elle vient de sacrifier. La logique de ma mère bat de l'aile.
Elle trouve une boîte, variante du sac. Elle y enfouit le tas de foulards. Elle penche la tête, comblée : « Petite boîte à foulards ». Ce qui a survécu a gagné un statut, un titre. Elle baptise ses affaires.
Elle referme le placard. Cet espace ne contient maintenant que les objets importants, ceux qui la définissent. Elle s'est lavée et s'est enfermée dans le placard.
Je pars. Je vais ranger ma chambre.