LE POIDS DES MOTS
Christophe Dugave
Marie n'aime pas ce qu'elle voit dans le miroir. C'est l'image d'une vieille fille aux membres desséchés et à la peau diaphane. Ses mains ressemblent à des serres de rapace accrochées aux cannes malingres de ses bras. Ses clavicules dessinent des bénitiers de peau où nul ne viendra jamais tremper les doigts. La platitude désolante de sa poitrine laisse apparaître la tôle ondulée de ses côtes. Perché sur ses pattes grêles d'échassier, le nid osseux de son bassin n'a jamais accueilli personne. Depuis bien longtemps, elle a perdu l'espoir d'y voir naître le plaisir et la vie. Mais le pire sans doute, qu'elle ne peut cacher sous des vêtements amples et informes, c'est son visage en gargouille planté sur le sarment tordu de son cou. On y lit tout le cheminement du temps et de la maladie qui a peu à peu dégagé des chairs le relief effrayant du crâne couronné de cheveux filasse. Seuls ses yeux brillent encore d'un reste de vie, ou bien du feu qui depuis si longtemps la consume. Ses iris aigue marine sont deux puits de lumière, mais la source des larmes s'est tarie, donnant à son regard une apparence presque minérale. Ces yeux-là jettent sur son corps déchu et stérile un regard méprisant. Peu lui importe qu'il soit destiné à bientôt disparaître. Il lui est un fardeau, un boulet, un poids mort. Elle esquisse un rictus ironique qui dévoile l'alignement précaire de ses dents déchaussées et rongées par l'acide. Elle en perd parfois, sans douleur, sans émoi, sans colère qui demande une énergie qu'elle n'a plus. Elle les laisse sur son passage, comme une vieille guimbarde brinquebalante et rouillée destinée à la casse abandonne ses boulons. Elle le remarque à peine, indifférente. La révolte aussi a disparu de l'éventail de ses sentiments qu'elle referme toujours plus, économe scrupuleuse et prudente de ses forces.
Elle bouge. L'image suit son mouvement comme une caricature osseuse marquée par le roulis de ses articulations qui gonflent la peau translucide. Que se passerait-il si cette fine membrane venait à craquer ? Serait-ce la fin du spectacle, l'écroulement du chapiteau sur la charpente des os ? Se libérerait-elle de cette guenille usée jusqu'à la trame dont la vue la dégoûte ?
Un bruit dans la maison.
Marie retire maladroitement le miroir et le cache. Elle recule, au hasard de ses gestes de pantin désarticulé. Elle ne doit pas voir son image, ne pas défier cette intime ennemie. Les médecins sont formels. Pourtant, bientôt, elle devra affronter bien pire : le supplice quotidien du repas, cette thérapie inutile qui lui jette le cœur au bord des lèvres.
Elle s'allonge et attend une majorité qui ne viendra jamais, faisant semblant de dormir, pour tenter de différer encore l'assaut des calories. Sur le plafond, une mouche égarée cherche son chemin dans la lumière inconstante filtrée par les voilages.
Comme souvent, Marie repense à ce jour de printemps. Elle avait 14 ans et bouillait d'un amour exclusif et désespéré. Lorsqu'elle l'avait dévoilé, débordante d'espoir et d'illusions, il l'avait accueillie avec un air goguenard et lui avait lancé : « Tu rêves ? T'es grosse et moche ! ».