Le poids du passé

Odile Rousseau

Sans aide , on reproduit souvent ce qu'on a vécu soi-même

Ils étaient tous là, ce soir-là, à fêter la réussite au bac. Il y a 18 ans de cela, Emma s'en rappelle comme si c'était hier. Ils étaient tous là, y compris elle et quelques autres qui avaient échoué de peu. A 17 ans en terminale littéraire, elle avait un peu « fouarré » son année au profit d'un flirt qui l'avait révélé femme au bout de quelques mois. Sa mère avait « gueulé » , son père s'en foutait. C'était leurs expressions comme celles qu'ils avaient utilisées toute leur vie la concernant.

Hervé, ce copain de lycée, l'avait séduite au milieu de l'année du bac et finalement ils avaient échangé les émotions corporelles avec avidité et plaisir.

Mais ce soir, comme depuis quelques jours, elle se sentait « patraque », nauséeuse et le bruit la dérangeait autant que de regarder les autres se trémousser . Tout lui donnait le vertige, elle attrapa le bras d'Hervé et lui dit qu'elle rentrait chez elle.

-Moi je reste, dit-il ! Tu es pénible en ce moment, vas te faire soigner et on parlera des vacances ensuite. Pour l'instant je reste avec les potes.

-Ok. A plus ! Emma était rentrée chez elle, sans un mot pour les parents , indifférents devant leur série télé.

Elle avait vomi les quelques mini sandwichs qu'elle avait ingurgités durant la soirée…

Quelques jours plus tard, après un retard évident des règles, elle sut qu'elle était enceinte.

-Enceinte ! Mais comment ? Un gosse ! Et tes études… Tels furent les propos des parents sans parler des insultes, des études ratées, de l'avortement obligatoire, du RV qu'il fallait prendre chez le docteur.

Emma ne voulait rien entendre. Les parents la poursuivaient jusque dans sa chambre. Elle finit par mettre quelques vêtements dans un sac et sortit par la fenêtre pour retrouver, un soir, Hervé qui tomba des nues.

-Enceinte ????Mais tu ne prenais pas la pilule ? Merde, merde, merde. Tu vas faire quoi ? Avorter ?

-Hervé, que veux tu que je fasse ?

-Mais c'est ton histoire Emma, c'est ton gosse. Que veux tu que je fasse ? Pourquoi voudrais –tu que ce soit mon problème ? Non, non je continue mes études.

Emma avait repris son sac et était retournée chez ses parents. Elle en voulait terriblement à Hervé de l'avoir abandonnée. Pourtant elle l'aimait ce type, ce grand gars qui avait de la culture, de l'humour et qui aujourd'hui lui disait ne pas vouloir s'investir dans cette histoire. Mais quelle histoire ? Avoir un gosse à 17 ans, est-ce une histoire ?

Emma décida au bout de deux jours de harcèlement de sa mère, de l'ambiance épouvantable qu'elle revivait de façon violente en ce moment, de quitter la maison et de fuir.

Elle refit son sac, mit quelques vêtements supplémentaires et rejoignit à pied la gare de Limoges. Elle prit un billet pour Perpignan, deux changements, sept heures de voyage qui lui laisseraient peut-être le temps de convaincre sa tante Léa (sœur de son père) de l'accueillir quelques semaines chez elle.

Avait-elle déjà pris une décision concernant cet être qui l'habitait ? Elle n'en savait rien, elle voulait juste s'éloigner de la toxicité de ses parents, des brimades incessantes qui la poursuivaient depuis son enfance.

Sa tante l'avait accueillie, en lui demandant juste de prévenir ses parents afin qu'ils n'alertent pas la police de sa disparition. Elle le fit, à contre cœur mais ne voulut rien entendre de leur part. Elle se demanda même, si finalement, ils n'étaient pas soulagés de se « débarrasser » du bébé ( et de l'eau du bain !!!)

Les premières semaines, elle se fit coucouner par Léa, elle eut de nombreuses nausées puis elle accepta d'être accompagnée chez le médecin qui confirma, non seulement sa grossesse ( ce n'était pas un scoop !) mais qu'elle avait dépassé le délai légal d'avortement. Fut-elle soulagée ? Plus angoissée ? Elle ne le sut pas. Elle demanda à sa tante de la garder le temps des vacances d'été puis elle aviserait pour la grossesse, pour le lycée (elle devait redoubler la terminale) et elle se disait surtout qu'elle serait majeure en septembre.

Quelques jours avant la rentrée, les parents débarquèrent. Les retrouvailles furent glaciales ; le père râlait encore pour le sacrifice qu'il faisait en venant la chercher, disant à sa sœur qu'elle avait été trop gentille mais que, du coup, ils étaient bons pour élever un nouveau môme alors qu'ils pensaient être « peinards » à 45 ans. La mère resta silencieuse… durant tout le voyage  retour.

Personne ne s'inquiétait de sa grossesse. Elle reprit le lycée, déclara la naissance pour janvier  et essaya, avec la proviseur adjointe, de voir comment poursuivre ses études durant son congé de maternité ( le plus bref possible, se dit-elle).

Ce qu'elle n'avait pas envisagé avec ses parents, c'était la naissance, la place du bébé dans sa chambre, la continuation des cours.

Dès que le petit garçon naquit, Hugo, la mère d'Emma s'empara de lui, lui fit ses biberons, changea les couches et finalement Emma vit son petit Hugo lui échapper. Elle ne put que constater le « vol » de son enfant par sa mère.

Celle-ci l'éduqua les premiers mois, les premières années, Emma passa son bac et fit une année en fac de littérature à côté de cet enfant qu'elle voyait grandir sans vraiment se convaincre qu'il était le sien et d'ailleurs la mère faisait en sorte qu'il s'accroche à elle et ne se gênait pas de contredire Emma dans les quelques rares interventions auprès de son petit garçon. Du haut de ses 2 ans, il manifestait déjà un rejet de sa maman tant la grand-mère faisait tout pour dévaloriser verbalement cette jeune femme qui s'interrogeait sur le sens de ce qui se passait dans sa vie. Le grand père était aussi indifférent avec lui qu'il l'avait été avec elle ; il râlait toujours dès que sa tranquillité était perturbée.

Emma poursuivit une année supplémentaire ses études littéraires, elle trouvait un semblant de sérénité dans ses lectures, elle dut faire preuve de beaucoup de pédagogie durant ses examens et ses contrôles car elle attira l'attention d'un libraire qui venait quelquefois présenter un auteur ou un nouvel ouvrage à la fac. Il lui proposa un travail d'été qui se prolongea par un CDD dès septembre. Ils avaient la même approche de la lecture et surtout, après de longs échanges, détectaient la sensibilité que chaque auteur laissait paraitre dans leurs écrits.

Luc, donc, son patron, quelques années de plus qu'Emma, lui offrit de partager non seulement  la librairie à plein temps mais aussi sa vie. Emma eut, en cet instant, une immense respiration, une respiration de vie, une délivrance mentale, un soulagement cérébral qu'elle n'avait pas espérés. Il lui fallut quelques minutes pour comprendre vraiment ce qu'il lui proposait. Bien sûr, elle avait ressenti une véritable attirance envers lui mais elle était loin d'accorder sa confiance une nouvelle fois à un homme.

Elle lui dit d'abord Merci. Merci pour l'avoir regardée errer dans sa vie. Merci pour oser tenter l'aventure. Aventure ? Non, ce n'est sûrement pas le mot qu'elle aurait voulu employer mais son esprit, son imaginaire, sa vie quotidienne pouvaient –ils rêver à autre chose ?Elle, fille-mère sans être maman, fille de parents qui n'avaient aucun respect, aucune considération pour elle. Elle, qui n'existait pas ou peu. Comment, lui, Luc, l'avait-il vue ?

Elle lui avoua, comme une faute, qu'elle avait un petit garçon de 3 ans, mais que sa mère l'élevait ou lui avait enlevé. Elle commençait à sentir, en les entendant sortir de sa bouche, le poids de ses propres mots. Luc écoutait, respectait la lente cadence avec laquelle elle diffusait le non-sens de sa vie ou celui que d'autres lui avaient imposé. Les mots étaient leur métier et leur passion à tous les deux, ils savaient les entendre, les deviner, les digérer et leur donner une identité proche de ce qui pourrait redonner goût et sens. En cela, Luc et Emma étaient « raccord ».

Plus tard, ils firent l'amour avec la même lenteur, la même profondeur que les mots prononcés quelques heures plus tôt. Il respecta ses craintes, il respecta ses hésitations, il respecta également son silence. Elle se réparait de l'intérieur, elle posait doucement des pansements sur des plaies béantes, elle sentit pour la première fois de sa vie, son sang battre dans son coeur et dans ses tempes. Les caresses de Luc la bousculaient plus que tout : elle ne comprenait pas ses gestes, elle ne savait pas la tendresse du corps et encore moins celle de l'esprit. Elle découvrait  la douceur de la parole, le langage des mains et s'étonnait qu'elle y trouve du sens et du repos.

De retour chez elle, elle fit ses valises, ce fut rapide compte tenu du peu qu'elle avait. Les parents ne l'interrogèrent pas. Emma ne leur dit rien.

Elle revenait de temps en temps dormir à la maison ; elle sentait se réveiller une culpabilité ou une prise de conscience concernant son enfant.

Le destin accéléra les choses et facilita l'évolution de ses états d'âme : la mère d'Emma mourut dans un accident de voiture alors qu'elle venait de déposer Hugo à l'école. Un poids lourd, qui ne respecta pas un STOP, mit un terme à la vie de sa mère.

Emma n'éprouva rien. Elle alla chercher son fils à l'école à 16h30 et le ramena chez Luc. Le petit garçon appela sa grand-mère, pleura sa grand-mère ; un chagrin ou un caprice ? Emma n'en savait rien. Elle avait tout à apprendre de lui. Attendait-il quelque chose d'elle, Emma ?

Luc, finalement, avec plus de sérénité, approcha, adopta, aima ce petit qui avait bien mal démarré dans la vie.

Emma eut plus de mal, elle en voulait, sans se l'avouer, à ce petit d'avoir franchi les frontières de sa vie sans qu'elle en eût envie. Elle ne savait pas donné ce qu'elle n'avait pas reçu : la tendresse, les caresses, la chaleur humaine.

Mais Luc, avec la patience, les qualités de vie qu'on lui avait tranmises, happa l'intérêt du garçon qui grandissait près de ssa mère qu'il appelait toujours Emma et de Luc avec qui il commençait à construire une belle relation complice.

Quelquefois, le petit réclamait sa grand-mère.

Deux ans après le début de leur relation ; deux ans durant lesquels Luc permit à Emma de retrouver confiance en elle, deux ans que Hugo semblait marcher dans les pas de leur vie, ils décidèrent d'avoir un « deuxième enfant » .Parole de Luc, alors qu'il avait pris en charge celui d'Emma, alors qu' elle en était à se demander comment aimer le premier. Bien sûr, elle le regardait avec empathie, avec beaucoup de tolérance, avec émotion quelquefois. Elle avait appris à le prendre dans ses bras, à lui lire des histoires. L' enfant avait encore souvent ce regard défiant. Ils lui avaient expliqué que la grand-mère était morte, qu'elle ne reviendrait jamais, qu'elle était partie pour toujours. Ils utilisaient ces mots mais le sens ne parvenait pas à la compréhension du petit. La conceptualisation de la permanence de la disparition faisait trop lentement son chemin.

Emma fut enceinte quelques mois plus tard. Luc accompagna ces neuf mois, comme un balayeur de vilains souvenirs, lui parla du bonheur de donner la vie, associa Hugo à l'évolution de la grossesse visible maintenant, prit la main du petit garçon pour qu'il sente les coups de pied de son petit frère ( en lui promettant de belles parties de foot !!!). Le gamin avait confiance en Luc mais sa réticence  était perceptible, ce qui semblait normal , d'après le pédiatre.

Finalement, il fallait du temps au temps et Emma , entourée d'une nouvelle confiance en elle grâce à Luc, accueillit ce deuxième enfant, Martin, avec joie et se laissa guider dans la tendresse et la patience. Elle devint douce avec ce bébé, elle apprit les gestes qu'elle avait ignorés avec Hugo.

Les premiers mois furent simples. Le bébé vivait dans un climat serein, perturbé quelquefois par les cris de sa mère sur Hugo qui tournait autour du berceau, qui réveillait son frère quand celui-ci dormait, qui était rentré en CP quand son frère restait à la maison. Même si Martin passait la plus grande partie de sa journée à la crèche, Hugo ne supportait pas les attentions qu'il sentait plus intenses pour son frère que pour lui. Il fuyait quand sa mère voulait le câliner. La jalousie s'installa, sournoise, et alimentée par le vide qu'il ressentait inconsciemment de sa petit enfance.

 

 

 

Aujourd'hui, 18 ans plus tard, ses grands adolescents ne semblaient pas avoir beaucoup évolué. Ah, ils ont grandi, mais pour Emma c'est un combat quotidien. Luc, malgré son amour pour elle et pour ses 2 gars, doute, ne sait plus, craque, capitule…

La librairie, devenue aussi lieu de lecture et d'écoute, reste le lien, le lieu qui les unit, qui les réunit. Les enfants sont devenus un sujet presque tabou.

Comment expliquer à Emma qu'elle fait subir à ses garçons ce qu'elle a vécu elle-même ? Indifférence, violences verbales, harcèlement…

Elle est en survie finalement. Pour se sortir de cette situation, à la fois si normale et si compliquée de l'adolescence, elle ne peut faire autrement que fonctionner comme elle a elle-même vécu sa jeunesse. Les conflits sont immédiats, trop fréquents. Sans recul et sans analyse Emma plonge à chaque fois dans ce qui fut son propre calvaire et engage ses enfants dans des joutes verbales, violentes, inutiles et vaines ; claquements de porte, départs brutaux et brefs….

Luc ne peut plus lutter. Isolés dans leur chambre, il tente de lui dire pour la nième fois que les mômes n'ont pas le temps de s'exprimer, qu'elle monte au front comme une guerrière. Contre qui fait – elle la guerre ? Contre leurs enfants ? Ce sont des ados, on peut leur dire qu'on n'est pas d'accord, on peut confisquer momentanément la Playstation, on peut supprimer l'argent de poche mais le problème n'est pas là. Dès que Luc lui dit qu'elle ne les laisse pas parler, émettre le moindre désaccord, la contrer , ne serait-ce que pour se construire face à leurs parents, elle part en vrille. Elle hurle alors qu'elle n'a pas entendu la fin de la question ou de la contradiction.

Le respect que Luc avait créé entre eux se fend, on sent bien que les enfants sont au bout de ce qu'ils peuvent entendre et accepter de leur mère et ils la détestent (disent-ils en tout cas).

Luc va partir malgré son amour et la complicité qu'il a avec Emma. Il sent bien qu'il ne peut plus supporter ces querelles. Il sait bien que si les ados sont responsables des provocations, les réponses sont celles que les parents d'Emma lui infligeaient à leur âge. Il va encore une fois lui proposer d'aller voir un psychologue, il va l'accompagner, il va emmener les garçons seuls pour qu'ils crachent à un étranger ce qu'ils crachent à leur mère au quotidien.

Luc reste le plus tard possible à la librairie avec certains habitués de l'atelier lecture. Il a rencontré tout récemment un jeune qui est passionné de théâtre et qui lui a parlé du club d'expression de la Mêlée à Limoges. Entre pièces écrites et matchs d'impro, Kévin, ce jeune, propose à Luc de l'accompagner à l'une de ses soirées-paroles. Ce soir c'est match d'impro. La petite troupe, de 15 à 50 ans, évolue par petits groupes de 3 à 5 avec un thème imposé au dernier moment. Pas le temps de réfléchir, pas le temps de se concerter. Tenter de donner de la cohérence aux propos échangés. Le directeur de ce petit groupe à 40- 45 ans, Luc ne sait pas trop. Il orchestre chaque match, muet ou presque puis débriffe quelques instants avec le trio et le reste du groupe, momentanément spectateur.

Luc observe, relève que les thèmes proposés sont ceux de l'amour, de la haine, de la discorde, des conflits de voisinage et qu'à travers les mots, toujours les mots, des émotions passent qui déchirent la légèreté avec laquelle chacun est venu.

Ce soir-là, après la séance, le « chef d'orchestre », Eric, invite son petit monde a un stage « «grandeur nature » sur les Monts d'Ambazac. C est l'euphorie collective. Ce sera pour les vacances de Pâques, dans cinq mois donc, afin que chacun puisse poser des congés (pour ceux qui travaillent).

-« Le contrat est simple : c'est une grande maison familiale dont je viens d'hériter avec mon frère ; il y a quelques travaux à faire. Je vous offre le gîte, on partage quelques frais de bouf, on alterne balades collectives ou individuelles, petits travaux d'entretien et théâtre. Sur le terrain il y a aussi trois petits chalets en bois. Je pense faire appel à des professionnels du bâtiment de Limoges ou du coin que j'espère embarquer dans cette aventure. Je vous laisse le temps de réfléchir mais je pense que c'est un beau projet pour mieux se connaitre et, pourquoi pas, monter un spectacle »

L'enthousiasme est palpable. Eric semble être apprécié, il est simple, direct, tout est dit.

Luc, à la fin de ce bel élan collectif, s'approche de lui, se présente et lui dit qu'il serait intéressé par ce projet, qu'il est bon bricoleur avec des bases solides .

Eric n'hésite pas. Il a entendu parler des ateliers lecture à la librairie. Il n'a pas pris le temps d'y venir. Il travaille aussi la journée. Il est psychiatre. Ça alors !!! Quelle explosion dans la tête de Luc. Il ne bronche pas mais son esprit a déjà élaboré des idées salvatrices, pense-t-il !!!

Il propose à Eric de prendre un verre mais celui-ci refuse, faute de temps. Ne pas gâcher ce qui pourrait être une belle rencontre.

-On remet ça à plus tard ? Eric est d'accord.

Les jours passent, toujours aussi dévastateurs à la maison.

Luc décide de prendre RV au cabinet d'Eric, avant de prendre un pot ensemble, avant de devenir copains, avant de devenir amis. Rendez-vous à son nom que le psychiatre ne connait pas. Quand la porte de la salle d'attente s'ouvre sur Eric, il manifeste son étonnement, un bref froncement de sourcils, une hésitation à peine perceptible mais  fait entrer Luc dans son cabinet. Il n'aime pas trop mélanger travail et théâtre, mais Luc s'assoit et s'effondre. Il monologue sa vie pendant  20minutes, interrompu par des sanglots refoulés, dit sa désespérance et lui avoue d'emblée l'idée qu'il a eue après la soirée impro.

-« Je vous ai dit, Eric, que j'étais un bon bricoleur, c'est vrai. Je vous ai demandé de participer à votre semaine « réparation maison »aux Monts d'Ambazac. Pour moi ce serait aussi « réparation des âmes ». J'ai idée que cela pourrait aussi réparer ma famille, sauver mes enfants et ma femme.

La faire venir à ce stage pour se « reposer », entre parenthèses fait-il avec ses doigts, séparée des enfants. Et voilà où je mesure le hold up que je fais de cette situation : que vous proposiez des thèmes d'impro sur les conflits familiaux, problèmes d'ados… à vos stagiaires, théâtreux, bricoleurs pour qu'elle se rende compte des mots qu'elle utilise et des dégâts qu'elle fait autour d'elle. »

Puis Luc se tait. Eric ne reprend pas la parole. Il laisse peser à son « patient » le poids qu'il a posé sur le bureau et les émotions qu'il peine à contrôler.

Eric lui propose finalement d'arrêter la séance ici. Il a entendu tout ce qui a été dit .Il n'a pris aucune note. Il propose à Eric qu'ils se retrouvent dans une semaine au café proche du club théâtre. Luc sent bien qu'Eric ne veut pas mélanger les statuts, ne le  veut pas en qualité de patient mais lui ouvre une porte. Une belle poignée de mains , ferme et généreuse, en dit plus que le peu de mots prononcés par le psy.

Luc déambule dans les rues, étonné de ce qu'il vient de faire, soulagé de l'avoir fait ? Il souffre, il souffle mais il entrevoit qu'un possible peut exister.

Les jours passent. Il ne parle de rien à Emma. Ils se distancient tellement tous les quatre, les ados sont braqués, la femme murée dans un silence pesant ou dominée par ses paroles violentes.

Quand on sent qu'un possible est possible, on devient impatient. Les jours passent trop lentement pour Luc. Il ne pense pas que le psy va lui opposer un refus net. Il imagine qu'il va lui donner l'adresse d'un collègue, qu'il va lui proposer des médiations pour sa famille. Il craint que son culot dans le cabinet du psy lui soit fatal, en tout cas qu'il ne veuille pas de cette proposition d'intégrer ce « stage » aux Monts d'Ambazac.

Le café des arts est accueillant. Ambiance rétro, quelques photos d'artistes aux murs, quelques dédicaces, quelques signatures. Luc n'attend que cinq minutes l'arrivée d'Eric dont la posture signifie qu'il vient en « ami » et non en professionnel. C est d'ailleurs ce qu'il dévoile d'entrée :

-« Luc, je suis ravi de vous revoir ici. J'ai beaucoup réfléchi. J'accepte votre proposition d'aide aux travaux, je vous enverrai bientôt la liste de ce qui semble nécessaire d'être fait. Un expert va passer sur la propriété pour estimer, dans un premier temps , l'urgence de certaines réfections. Après son passage, vous irez sur place, avec les deux professionnels,  pour visualiser, commander le matériel afin que tout soit disponible le jour de notre arrivée. Nous sommes bien d'accord : vous venez sur la propriété pour travailler, votre femme vous accompagne mais doit trouver sa place. Le deal est de partager les tâches et de n'avoir que peu à payer. Moments personnels garantis mais moments collectifs et solidaires imposés. Une dernière chose : j'espère que vous ne lui avez rien dit concernant notre entretien et l'objectif sous-jacent de ce séjour. Sinon c'est fichu. »

Luc rassure Eric. Cette fois-ci c'est ce dernier qui a parlé le plus longtemps. L'entretien est fini, il se lève et le salue. Luc se dit qu'il n'a pas pris le temps de gouter le verre de vin mais est heureux de l'accord que lui propose Eric.

Il ne lui reste plus qu'à peaufiner son projet pour qu'Emma soit partante. Il finit par décider que Noel serait un beau prétexte. Ils vont réveillonnés chez ses parents avec les garçons. Emma apprécie ses beaux parents parce qu'ils ont souvent pris les enfants ensemble puis  séparément quand ils ont commencé à se détester. 

Luc a préparé une jolie lettre  et l'a glissée parmi les cadeaux au pied du sapin. L'ambiance, ce soir-là, n'est pas au mieux car Emma a déjà « gueulé » sur les ados qui avaient leur portable à table. Ils ont répondu violemment et finalement ont quitté la salle à manger. Pour une fois, elle avait raison selon les grands parents. Luc est allé vers ses ados pour les ramener vers eux afin d'ouvrir ensemble les cadeaux. Trainant les pieds, bougonnant, les voilà revenus… C'est l'heure d'ouvrir les cadeaux. La bonne humeur revient ! Chaque Noel, un soin particulier est apporté pour que chaque cadeau corresponde parfaitement aux envies des uns et des autres.

La fameuse lettre arrive dans les mains d'Emma.

J'ai le plaisir de t'informer

Que la librairie va fermer

Durant une semaine parce que je t'emmène

En voyage, à la montagne

Parce que j'ai besoin d'être avec toi

Parce que je t'aime

Parce que j'aime nos enfants.

Parce que je sais que tu ne sais pas rester à rien faire

Je nous ai trouvé un lieu convivial et solidaire

On pourra faire plein de choses pour nous

Et pour les autres. Accepte, s'il te plait.

 

 

Emma n'est pas habituée à avoir une feuille comme cadeau. Elle la relit, elle interroge du regard son mari puis dit :

 

-Fermer la librairie, mais quand ? Pour aller où ? Sans les mômes ? je ne suis pas sûre de vouloir aller faire du ski !!!

Les parents de Luc ont les larmes aux yeux. Ils connaissent le projet de leur fils, ils craignent qu'elle refuse ce voyage. Emma est chamboulée, cela la rend muette.

Les ados, au milieu de leur nouvelle console, d'une paire de baskets pour l'un et un sweat shirt à capuche pour l'autre, ont déjà dit qu'ils ne voulaient pas y aller. Aussitôt rassurés, ils remettent le nez dans la console.

La fin de soirée s'écoule tranquillement, ils jouent aux cartes et trinquent avec une liqueur faite maison.

Le retour se fait dans le silence, les jeunes toujours sur leur console et Emma endormie à côté de Luc. Il a la « trouille », il n'est pas encore sûr qu'elle accepte ce séjour. Finalement, n'y tenant plus, Luc lui dit où il l'emmènera, il prend de grandes précautions pour lui expliquer les modalités de ce séjour particulier.

-« Il y a  quelques semaines, je t'ai parlé de Kévin qui est revenu au club de lecture à la librairie. Il fait du théâtre au club de la Mélée. J'y suis allé un soir où j'avais besoin de décompresser. J'ai rencontré le petit groupe et le directeur. Ce soir-là, ce dernier leur a proposé de passer une semaine de stage dans sa propriété dans les Monts d'Ambazac. Tu connais, c'est à l'ouest de Limoges. D'habitude, ils partent une semaine par an, en stage, ailleurs, mais là, le directeur, Eric a hérité avec son frère d'une grande propriété qu'il souhaite retaper avec son groupe. Entre théâtre, bricolage, balades, et temps personnel, apparemment ce petit groupe doit fonctionner car ils étaient tous emballés. J'ai posé quelques questions. Il y a trois cabanes en bois habitables, ils ont besoin de bras pour bricoler et de bonne volonté pour cuisiner pour tout le monde. Les repas en commun sont la seule contrainte si je puis dire. »

Emma enregistre, elle reste muette mais son visage ne se referme pas.

-Et les enfants ?

-Entre mes parents, les copains, les stages sportifs, on ne devrait pas s'inquiéter.

Mais justement, elle s'en inquiète, comme si elle devait se pourrir la vie quand ils étaient absents.

Luc n'en dira pas plus. Le temps passe et il part un samedi avec les deux professionnels du bâtiment pour estimer les travaux et préparer les commandes de matériaux.

Il raconte, au retour, la découverte de la propriété, le petit chalet qui les accueillera. Ils seront 23 en tout ; tous habiteront dans la grande maison familiale sauf eux et les deux pro.

Elle semble s'intéresser au projet, une semaine de détente et de repos. Elle a compris qu'elle devrait participer à la préparation des repas, elle aime cuisiner. Tout va bien.

Luc ne revoit pas Eric. Chacun devait rester à sa place. Luc n'a aucune idée de ce qui risque de se passer, ni comment.

 

  

 

Avril arrivera vite…………………

Emma fera les valises, les garçons seront heureux de voir partir leurs parents ; l'un filant chez un copain, l'autre en stage de voile.

Ils arriveront en milieu d'après midi. Accueillis par Eric qui se présentera en qualité de propriétaire des lieux et directeur du petit groupe de théâtre,ils s'installeront tranquillement dans leur cabane et partageront le premier diner avec les autres. Emma sera surprise de découvrir les convives entre 15 et 50 ans avec qui elle  partagera quelques moments de vie.

Eric distribuera à chacun l'emploi du temps d'une journée. Il acceptera toutes les questions. Il rappellera que ce stage devra permettre à chacun de trouver sa place et surtout de préparer un spectacle. Les matchs d'impro du soir seraient ouverts à tous.

Finalement Emma se sentira à l'aise, décontractée à la fin de cette première soirée.

Les menus seraient  faits, les courses également. Les réalisations  simples mais goûteuses. Un petit groupe de 10 arriveraient facilement  à cuisiner.

La première soirée, spectatrice des matchs d'impro, la passionnera. Elle ira les deux soirs suivants, détendue et heureuse.

Le quatrième soir, les choses seraient différentes

 

La scène se passe à table entre 2 parents et 2 ados. Ils déjeunent quand un ado dit :

-J'ai besoin d'argent de poche parce que j'ai craqué mon forfait téléphone

Le père :- t'as téléphoné ou t'as joué ?

La mère :- Ras le bol. Tu fous rien à l'école, tu fous rien à la maison, tu joues tout le temps. Si tu crois qu'on va te supporter comme ça et en plus, payer tes jeux. Tu te goures !

L'ado- Mais Maman…

La mère :- Rien à foutre. Tu me gonfles. Tu me pourris la vie avec ton téléphone, tes jeux, le lycée, j'en ai marre de toi, j'en ai marre d'ailleurs de vous deux. Foutez-moi la paix, dégagez !!!

Le père :- Calme-toi Chérie

Mais elle s'est emportée et les enfants ont quitté la table, la colère est bien interprétée et elle continue à cracher son ressentiment, à dire son ras le bol des mômes, ras le bol de les voir à la maison comme deux larves. Ras le bol de tout. Un grand geste de colère envoie la vaisselle en plastique au sol et elle sort de la scène.

 

Emma se sentira mal, elle trouvera que les acteurs exagèrent leurs propos et leurs comportements.

La règle des matchs d'impro est de débriffer ensuite pour analyser les dialogues spontanés, les postures, et d'échanger sur ce que les mots peuvent évoquer pour chacun. C'est cela la remédiation, mais Emma n'en sait rien ; les participants au club, eux, savent que chaque mot a un sens personnel qui déborde parfois de leur propre vie. Elle écoute les uns et les autres parler, elle a une boule dans le ventre qui gronde, elle a envie de leur dire que ce n'est pas du théâtre mais c'est la vie et que c'est trop facile de sortir tout ça.

Un jeune acteur parle de la souffrance qu'il a chez lui à vivre cela ou presque et de grosses larmes roulent sur ses joues.

-« J'ai vécu cela aussi, dit un autre d'une trentaine d'année. Oh ce n'était pas pour le portable mais pour la bouf. J'avais 16 ans et j'avais faim tout le temps. Mes parents faisaient à manger mais je n'avais pas le droit de manger en dehors des repas. Tout était sous clé, le frigo dans l'arrière cuisine fermée. J'ai fini par manger chez les copains le soir avant de rentrer du lycée, à voler de la bouf dans les magasins et je me suis fait pincer. Les flics pour un paquet de gâteaux !!!

Quand je suis rentré à la maison, ça a été pire et un jour, elle est tombée malade : un cancer du foie. Elle s'est retrouvée à l'hôpital, chimio, psychologue et tout le reste et je ne sais pas ce qui s'est passé dans sa tête, elle m'a dit que ses parents lui avaient confisqué tout ce qu'elle aimait, ils cachaient ses jouets quand elle était petite fille, ils retournaient son lit pour trouver un éventuel journal intime, ils la privaient de manger pour la moindre raison, et elle se rendait compte ce jour là, à l'hôpital, qu'elle faisait la même chose avec moi. Au début, je n'ai pas compris pourquoi elle me racontait tout cela mais elle pleurait. Quand j'ai voulu savoir, elle ne put répondre mais elle me demandait pardon.

Nos rapports, avec le temps et sa guérison, se sont améliorés et mon père a capitulé. Aujourd'hui, ça va et je suis heureux de pouvoir vous en parler. »

Emma pleurera. Le trop gros poids qu'elle avait sur le ventre éclaterait. Elle aurait  dans sa tête et dans son corps les stigmates de ce qu'elle avait vécu dans son enfance et ce jeune homme lui dirait ce soir-là, combien elle avait souffert, pour d'autres ressentis, d'autres émotions et combien elle avait dû faire souffrir ses enfants. Intellectuellement, elle se le disait, mais elle devait surement passer par d'autres  émotions pour qu'elle arrive à ne plus faire payer à ses enfants ce qu'elle avait vécu.

Le retour à la maison serait bon et compliqué.

Elle racontera, calmement avec Luc, quelques moments sympas. Elle arrivera à écouter un peu mieux ses enfants. Ils raconteraient aussi leur semaine de vacances, sans que leur mère les interrompît.

Le temps passera, elle comprendra peut être qu'il lui faudrait une aide extérieure pour dire toutes les douleurs de son enfance.

Un jour, Hugo, lui demandera qui est son père. Mais cela est un autre histoire…..

 

Pourquoi ce texte à trois temps ?

Le passé ne peut être modifié ; nos vécus, nos ressentis, nos émotions restent intactes et nous habitent toute notre vie.

Mais peut-être, peut-on les apprivoiser, peut-être que l'adulte saura les identifier quand ils feront surface prêts à faire mal, de nouveau.

Adulte, peut-on consoler cet enfant que nous fûmes et qui a été bousculé, perturbé ou traumatisé ?

Peut-on aimer cet enfant que nous fûmes avec ses failles, ses faiblesses et surtout les identifier pour les accepter, les laisser remonter sans jamais s'en servir sur autrui ?

Parfois il faut se bousculer soi-même pour se faire aider. C est déjà reconnaitre qu'il y a des réparations à faire pour mieux vivre avec soi et avec les autres.

Les dommages collatéraux arrivent quand on ne veut pas soigner ces blessures qui ne cicatrisent pas.

Le quotidien peut être désastreux si nous ne faisons rien pour détourner le flot, le flux des ressentis antérieurs.

En cas de crise avec un conjoint, des enfants, des collègues, les émotions sont semblables à une rivière en crue. Elles débordent, elles deviennent incontrôlables, elles noient tout ce qui les environne, elles emportent tout ce qui poussait tranquillement, sereinement alentours.

Si on ne canalise cette rivière aux endroits où elle risque de déborder encore une fois, deux fois….., elle finira par détruire complètement ce qui commençait à repousser sur ses rives.

Demain, on aura encore la possibilité d'agir, de colmater les brèches, de cicatriser les blessures. Demain on pourra retrouver la sérénité, rétablir des relations saines, durables et si, jamais,( parce que nos failles furent trop grandes) nous avons blessé les êtres que nous aimons, il faudra parler, parler, libérer la parole pour que jamais d'autres ne soient blessés comme nous mêmes.

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