Le pont

maryil

Il était une fois un petit pont. Il enjambait le sommet de deux pitons rocheux qui se poursuivaient chacun par des forêts d’arbres et des vallées. Ce pont était coquet, sa façade était ornée de rubis et taillée dans du bois noble, ce qui le rendait d’une profonde solidité. Il surplombait deux royaumes majestueux peuplés d’honnêtes gens et d’animaux enchantés. Chaque rive abritait un arbre, et sur chaque arbre était gravé cette inscription « Moi, pont de rubis et de bois, gardien de mes royaumes, je donnerai le secret de ceux-ci à quiconque m’aidera à me souvenir ».

La légende soufflait en effet que, dominant les vallées et la nature, les êtres et le temps, le pont de bois ne parvenait plus à se souvenir. Il en avait trop vu, il en avait trop entendu. Et s’il se souvenait, les deux royaumes seraient enfin réunis et la nature effacerait ces pitons rocheux qui ne faisaient que s’éloigner, années après années, menaçant toujours plus le pont –gardien.

Le petit Tom lui rendait souvent visite. Il contemplait l’immensité de chacun des royaumes, touchait le bois brut, regardait son visage se refléter dans les rubis. Il souriait en pensant à tous les souvenirs qu’il gardait en lui de ses visites à ce vieil ami qui ne le reconnaissait pas. Il avait bien lu l’écriteau et l’avait lui-même poli pour encourager un quelconque visiteur rare et hasardeux à se lancer à la reconquête de la mémoire enfouie.

Un printemps comme un autre, une grosse pierre se détacha de la rive nord du pont, menaçante, et Tom dû admettre qu’il était celui qui devrait mener à bien la protection des royaumes. Il partit en quête de l’ancien du village, celui qui avait peut-être construit le pont de rubis et de bois. Quittant son ami à l’aube, il avait pénétré la profonde forêt. Les arbres qui dansaient tout autour lui rappelèrent les cabanes qu’il construisait avec son ami Jon en été. Que c’était amusant ! Un peu plus loin, quand il fallut traverser la rivière, il se souvint y être tombé un jour de pêche avec Père. Quel gros poisson ils avaient alors remonté !

A la croisée de deux voies, il rencontra un oiseau et lui demanda son chemin. L’oiseau lui rappelait le canari orange offert par mère un lointain soir de décembre. Que la vie était douce ! Celui-ci lui indiqua la maison la plus éloignée du prochain village qu’il croiserait en prenant le chemin de droite. Ainsi, son voyage arrivait à son terme et l’homme sage pourrait bientôt l’aider.

Le village était calme et paisible. Il ne croisa pas âme qui vive et se dirigea vers la dernière maison. Le vieil homme était assis dans son jardin, entouré de fleurs.

« Tom, je t’attendais. Ton voyage a été long, et pourtant il t’a semblé court n’est-ce pas ? Le temps est passé vite car les arbres t’ont parlé, puis la rivière et enfin l’oiseau. Et le vent ne t’a t’il rien soufflé ? »

Le petit Tom resta silencieux et compris. Son cœur lui parlait. Il sourit, remercia l’ancien et reprit sa route. Il retrouva le pont après de longs jours de marche qui lui laissèrent de nouveaux souvenirs. Un de ses pans de bois s’était brisé et quelques rubis étaient tombés dans le ravin. Ce matin là, il s’assit près de lui et il raconta. Jour après jour, il raconta les souvenirs des deux royaumes, ceux de la rivière, ceux des arbres et de ses cabanes. Il raconta même les étoiles, la lune et le soleil. Au fil de ses récits, les montagnes se rapprochèrent tout doucement d’abord, puis la nature reprit sa place sous le pont avec ses trèfles et ses fleurs sauvages, pour enfin laisser couler un petit ruisseau où les poissons vinrent s’installer.  Tout était redevenu paisible. Le pont n’étant plus seul n’oublia jamais et les deux royaumes étaient à nouveaux réunis. Tom connaissait les secrets de ceux-ci et continua longtemps à aider ceux qui oublient à ne pas oublier.

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