Le pouvoir d'une partition
floriane
Le pouvoir d'une partition
Un C.D. dans un poste radio. Choix d'une chanson. Plage 5. Lecture. Les premières notes s'élèvent. Jean-Jacques Goldman…
***
« Grande fête au château il y a bien longtemps
Les belles et les beaux nobliaux, noble sang
De tout le royaume on est venu dansant
Tournent les vies oh tournent les vies oh tournent et s'en vont, tournent les vies oh tournent les violons »
La suave sonorité d'une flûte s'échappe des haut-parleurs du carrousel étincelant.
À califourchon sur un cheval de bois verni, notre fils se la joue au chevalier servant.
Dans un galop imaginaire, il profite de sa vie d'enfant.
Le manège tourne, tourne et tourne…il offre son sourire lointain à chacune de ses rotations.
« Grande fête aux rameaux et Manon a seize ans
Servante en ce château comme sa mère avant
Elle porte les plateaux lourds à ses mains d'enfant
Tournent les vies oh tournent les vies oh tournent et s'en vont, tournent les vies oh tournent les violons »
Les bêtes figées montent et descendent pour le plaisir des petits et des grands.
Je sens une main, douce, se poser sur la mienne dans un geste troublant.
Les mains de celle que j'aime contre vents et marées, contre le temps.
Ma tête tourne, tourne et tourne…dans les yeux de ma femme brille tant de passion.
« Le bel uniforme, oh le beau lieutenant Différent des hommes d'ici blond et grand Le sourire éclatant d'un prince charmant
Tournent les vies oh tournent les vies oh tournent et s'en vont, tournent les vies oh tournent les violons »
Comme je me sens vivant, vaillant, sous ce regard charmant.
Le bonheur je le dévore au présent.
Elle me sourit, heureuse, si tendrement.
Mon pouls s'agite, s'agite et s'agite…comme fou à la mesure des notes et des sons.
« Redoublent la fête et les rires et les danses
Manon s'émerveille en remplissant les panses
Le bruit, les lumières, c'est lui qui s'avance
Tournent les vies oh tournent les vies oh tournent et s'en vont, tournent les vies oh tournent les violons »
La musique nous enveloppe, mes pieds me chatouillent ; douce impatience.
Sensation de fourmillements en tempo, en cadence.
Je suis sous l'emprise de la folie ou d'une transe.
Mon corps revit, revit et revit…tout entier il tressaille de pulsions, de frissons.
« En prenant son verre auprès d'elle il se penche
Lui glisse à l'oreille en lui frôlant la hanche
" Tu es bien jolie " dans un divin sourire
Tournent les vies oh tournent les vies oh tournent et s'en vont, tournent les vies oh tournent les violons »
Un souffle frais sur mon visage ; étonnante avalanche.
Un picotement sur mon bras, une caresse franche.
Je force mes yeux à s'entrouvrir mais j'ai peur de souffrir.
Mes prunelles brûlent, brûlent et brûlent… troublant tout à coup ma vision.
« Passent les années dures et grises à servir
Une vie de peine et si peu de plaisir
Mais ce trouble-là brûle en ses souvenirs
Tournent les vies oh tournent les vies oh tournent et s'en vont, tournent les vies oh tournent les violons »
L'image de mon fils enchanté commence à s'évanouir.
Le carrousel flamboyant s'estompe jusqu'à mourir.
Quelqu'un m'appelle dans un soupir…
Mon cœur bat, bat et bat…il tape, il fait des bonds de par ses puissantes pulsations.
« Elle y pense encore et encore et toujours
Les violons, le décor, et ses mots de velours
Son parfum, ses dents blanches, les moindres détails
Tournent les vies oh tournent les vies oh tournent et s'en vont, tournent les vies oh tournent les violons »
-Je t'en supplie, mon amour.
Une voix angoissée qui fait que mon rêve vacille pour toujours.
Un parfum, une odeur familière m'assaille.
Mes mains tremblent, tremblent et tremblent…comme ma précaire respiration.
« En prenant son verre auprès d'elle il se penche
Lui glisse à l'oreille en lui frôlant la hanche
Juste quatre mots, le trouble d'une vie
Juste quatre mots qu'aussitôt il oublie
Tournent les vies oh tournent les vies oh tournent et s'en vont… tournent les vies oh tournent les violons »
Ma chanson préférée coule en moi comme une substance.
Je réagis. Une présence sur moi se penche.
-Reviens près de nous, mon chéri.
Juste six mots de ma femme qui me ramènent à la vie.
***
Allongé sur un lit d'hôpital, j'ouvre enfin les yeux.
-Bienvenu parmi nous, me dit un homme en blouse blanche.
Un médecin ? Ma divagation s'estompe. Plus de manège mais toujours les violons. Je me réveille d'un sommeil long et profond, me dit-on.
Ma femme avait raison ; il y a de la vie dans chaque partition, un pouvoir étrange dans chaque note, dans chaque son.
Elle m'embrasse avant d'éteindre le petit poste où se jouent les derniers accords de la chanson.
La vie part et revient comme l'archet sur un violon.
Mon fils dépose un doux baiser sur mon front.
-Je t'aime, papa.
Bon retour à la civilisation.