Le Pouvoir Légendaire

Alice Kellner

Izïa vit avec son oncle et son cousin dans un petit village isolé du monde. Sous ses airs de jeune fille rêveuse, Izïa dissimule un secret. Un secret aussi puissant que dangereux, qui la terrifie...

PROLOGUE

SOUVENIRS DU FUTUR


Lywenn était en train de dormir. Dans son lit, confortablement allongée, la fillette respirait calmement, sa peluche préférée serrée contre son cœur. Elle sentit vaguement un contact dans ses cheveux, une simple caresse pleine de tendresse, qui l'emporta ailleurs, dans son monde, un monde de rêves et d'innocence.

Elle se tenait face à deux adultes. Deux adultes tout ce qu'il y a de plus normal, mais qui semblaient plus qu'extraordinaires pour Lywenn. La fillette n'eut pas besoin de les reconnaître pour se blottir dans les bras de ses parents. Elle enlaça sa mère avec force tandis que son père lui caressait les cheveux avec la même tendresse que celle qui l'avait amenée ici. Son cœur se gonfla d'amour, de l'amour que ses parents insufflaient en elle, et la fillette se laissa aller dans leurs bras.

Ses parents l'emmenèrent jusqu'à une plage de sable doré, ou l'eau cristalline reflétait le visage souriant de Lywenn. Pendant de nombreuses heures, la petite famille joua dans cette plage paradisiaque, à savourer leur bonheur enfin retrouvé, à profiter de chaque instant que pouvait leur accorder ce moment, pour s'en souvenir à jamais.

Lywenn se sentait si bien, heureuse, enfin proche de sa famille, enfin complète...

Pourtant, un détail la chiffonnait. Un espace de son cœur restait désespérément vide, à la recherche de quelque chose. Ou plutôt, de quelqu'un.

La fillette cessa de barboter dans l'eau et se dirigea vers ses parents qui construisaient un magnifique château de sable.

- Papa, maman, les interpella-t-elle, où est Alvyn ?

Son père la prit dans ses bras, un grand sourire aux lèvres, et demanda :

- Alvyn ? Qui est cet Alvyn ?

- Si c'est un ami à toi, proposa sa mère, il faudra nous le présenter.

Lywenn garda d'abord le sourire, croyant à une petite farce de ses parents, et dit :

- Mais non, Alvyn, mon frère, Alvyn votre fils !

Ses parents haussèrent les sourcils et se regardèrent, perplexes. Lywenn sentit une boule d'inquiétude se former au creux de sa gorge.

- Alvyn, continua-t-elle d'une petite voix, votre rayon de lune, c'est comme ça que tu l'appelais papa. Il a tes yeux maman, et tes cheveux papa, et il adore peindre.

Ses parents se consultèrent à nouveau du regard, puis lui dirent d'une seule et même voix :

- Mais ma petite chérie, tu n'as pas de grand frère. Tu es fille unique !

 

Lywenn sentit un poignard glacé s'enfoncer dans son cœur, tandis que les mots résonnaient encore dans sa tête.

Fille unique, fille unique, fille unique

Pas de frère, pas de frère, pas de frère

Elle n'avait pas de frère ? Toutes ces années n'avaient étés qu'un rêve ? Que le fruit de son imagination ?

Non. J'ai un frère. Un frère de quatorze ans. Il a de longs cheveux blonds et des yeux du même bleu glace que moi. Il est extrêmement têtu et adore peindre, ça ne peut être un rêve, il ne peut être un rêve.

Ce ne sont pas mes parents. Mes vrais parents se serraient souvenus d'Alvyn. Alvyn, leur fils, qu'ils aimaient plus que tout. Comment auraient-ils pu l'oublier ?

- Ma chérie, tout va bien ?

Lywenn releva la tête vers ses « parents ». Ils la regardaient toujours avec tendresse.

- Qui êtes-vous ? demanda-t-elle, sur ses gardes.

Et le regard de ses parents changea. A la place du regard noisette de son « père » et de celui bleu glacé de sa « mère », Lywenn vit deux yeux d'un gris étincelant, vides de toute émotion.

Lywenn sentit la boule d'angoisse au creux de sa gorge l'envahir toute entière. Elle voulut quitter les bras de l'homme qui se disait être son père, et se débâtit lorsque celui-ci resserra son étreinte sur la fillette, qui sentit un étau se refermer sur sa gorge, la faisant suffoquer.

- Nous sommes ton pire cauchemar, s'exclamèrent les deux adultes d'une voix métallique et robotique, la pire chose que tu puisses imaginer dans ta vie...

Lywenn frappa de toutes ses forces sur les bras de l'homme, et le sentit se briser. Elle entendit un bruit de verre qui se brise, et se tourna, le cœur au bord des lèvres. Le bras de son agresseur s'arrêtait à présent au coude, le reste avait disparu. Et sur le sable qui arborait maintenant une teinte grisâtre, des morceaux de verres gisaient, montrant le reflet de la fillette par morceaux. Lywenn se retourna et vit le visage des deux adultes figé en un rictus horrifié, puis une fissure apparut sur le front de la femme et le torse de l'homme, et ils tombèrent tous deux, comme un miroir qui se brise. La fillette s'écroula alors sur les fragments de ce cauchemar si réaliste, et la douleur l'envahit. Une douleur plus qu'inhumaine, parce que cette douleur n'atteignait pas son corps, car bien que celui-ci fût couvert de blessures, elle ne ressentait aucune douleur. Non, la douleur atteignait son for intérieur, son cœur.

Rien que le fait de revoir ses parents lui demander qui était Alvyn la faisait trembler. Elle avait si peur de ça. Elle avait peur qu'Alvyn n'existe plus. Qu'il ait disparu sans laisser aucune trace. Telle était la plus grande peur de Lywenn, la peur qu'elle refusait d'affronter, tellement elle était terrifiée à l'idée de se réveiller seule dans sa maison, de ne pas trouver son grand frère, assis sur le bord de la falaise, à contempler le ciel d'un air rêveur, de ne le voir nulle part, et de devoir se rendre à l'évidence qu'il n'était plus là. Qu'il l'avait abandonnée. Mais ce qui la terrifiait plus que tout, c'était de finir par oublier, par l''oublier. De ne plus se rappeler à quoi il ressemblait, comment il s'appelait, qui il était pour elle. Et c'était ce qui avait failli arriver il y a quelques secondes.

       

        Lywenn rouvrit les yeux. Elle était étendue sur les morceaux de verre qui reflétaient son corps crispé et écorché, le sang coulant sur les morceaux du miroir comme un long serpent rouge et fin. La plage avait disparu, laissant place à un espace infini et gris, sans aucune autre couleur, sans aucune limite apparente. Rien d'autre que du gris, à perte de vue.

La fillette se releva péniblement. Cet endroit lui donnait une sensation bizarre, comme s'il n'y avait, rien. Comme si le sol sur lequel elle se tenait n'était rien, comme si elle n'était elle-même rien. Même les morceaux de verre semblaient se décomposer en poussière. C'est d'ailleurs ce que Lywenn vu. Tout parti en fumée, la fillette aperçut une dernière fois son œil bleu dans le reflet avant que tout ne devienne poussière et ne s'envole dans l'immensité de cet endroit. La fillette tourna sur elle-même, de plus en plus inquiète, et commença à marcher. Elle avança dans cet endroit gris, laissant derrière elle des traces du sang qu'elle perdait à chaque pas. Elle marcha si longtemps qu'elle cessa de réfléchir à l'heure qu'il était, au jour qu'on était, à combien de temps s'était passé depuis qu'elle était parti. Au bout de ce qui lui sembla des heures et des heures, elle était toujours aussi peu avancée, à marcher dans un nulle-part sans odeur, sans couleur, sans chaleur. Elle n'avait aucune idée du temps qui s'écoulait autrement qu'avec des suppositions, car, même si elle pensait être là depuis des heures, voire des jours, elle ne ressentait ni la faim, ni la fatigue, et le sang de ses blessures ne cessait de s'écouler, sans sécher, et sans la vider de ses forces. Elle se sentait prisonnière d'une boucle temporelle, qui lui ferrait vivre sans cesse le même enfer, jusqu'à la fin des temps, si fin il y avait.

        Lywenn s'effondra à genoux, ses cheveux longs lui couvrant le visage, et une larme, une petite larme, sa première larme dans cet endroit, coula sur sa joue. Elle tomba sur ce sol gris et sinistre que Lywenn détestait regarder, et s'y étala.

Une flamme d'une blancheur que Lywenn avait failli oublier jailli de sa larme et elle l'esquiva de justesse, car cette étincelle monta tellement que la fillette n'en distingua plus le haut. Au milieu de cette flamme, Lywenn aperçut une silhouette, à quatre pattes. Et elle senti son cœur s'emballer, sans qu'elle sache pourquoi. Quand la silhouette se précisa et qu'elle sut de qui il s'agissait, une vague de chaleur envahit la fillette, effaça le sang qui coulait encore et toujours, guéri ses plaies et la nourrit en espoir.

- C'est toi, murmura Lywenn, les larmes aux yeux, mon Inséparable. Mon âme.

- Tu n'es plus toute seule, répondit une voix venant de la flamme, je suis avec toi Lywenn. Je suis Sayan.

De cette blancheur éclatante émergea un adorable petit fennec, sa queue touffue remuant de droite à gauche, son museau formant un petit sourire.

La fillette le prit dans ses bras et le porta contre son cœur. Sayan se mit à lui lécher le cou, et la fillette éclata de rire. D'un rire cristallin, qui résonna comme si dix petites filles innocentes et pures l'avaient poussé dans cet endroit monstrueux. Et tout, autour des deux Inséparables, excepté la flamme, se brisa, tel un miroir de verre qui se fissure et dévoile le reflet jusqu'à présent invisible des prisonniers avant de se briser et de tomber en poussière. Lywenn et Sayan se sentirent tomber, et c'est alors que la fillette ressenti la profondeur que ce lien venait de lui apporter. Elle se sentait entière, comme si elle priait chaque jour de sa vie pour que cet évènement arrive et qu'il était enfin arrivé, que son vœu avait été exaucé, et ça vous soulage quand ça arrive. Ça vous fait monter les larmes aux yeux, ça vous enlève un poids si lourd sur le cœur que vous pensiez jusqu'à présent être « normal », mais que maintenant qu'il n'est plus là, vous réalisez que vous n'auriez pas pu tenir plus longtemps sans lâcher prise.

       

        Lywenn se sentit tomber dans des ténèbres épaisses et infinies, chutant de plus en plus loin, de plus en plus bas. Elle n'avait plus peur, car elle n'était plus seule. Elle savait qu'elle se réveillerait dans son lit, sa peluche et Sayan serrés contre son cœur, et qu'elle en serait plus qu'heureuse.  

Elle se sentait enfin pleinement soulagée, en paix, et déterminée. Déterminée car alors qu'elle errait dans ce labyrinthe infini, elle avait eu une vision. Une vision de son futur, à elle et à d'autres enfants, dont son frère. Bientôt, un ennemi qui se cachait depuis bien trop de temps leur ferait face. Et il n'était pas celui qu'on croyait.







I

EN APNÉE


Village de Nyugalom, France.

 

Izïa écarta de la main une branche et entra dans la forêt. Les feuilles mortes craquaient sous ses chaussures, les arbres paraient fièrement leurs branches tels des paons, filtrant ainsi la lumière du soir à travers un filtre de feuilles rouges orangées. Une odeur de bois mouillé par la pluie régnait, et des oiseaux chantaient.

Izïa s'avança sur le chemin de terre entre les arbres, les yeux grands ouverts, les oreilles aux aguets, se délectant du paysage qui s'offrait à elle. Le « Feu des Arbres », comme elle l'appelait depuis toute petite, était un phénomène qui l'émerveillait. C'était un paysage si simple, mais si magique. La nature était capable de prendre des formes et des couleurs si magnifiques, si fascinantes. Mais l'ensemble était si fragile, si éphémère. Izïa profitait chaque jour un maximum de la beauté qui s'offrait à elle, tant que celle-ci était là. Tant de merveilles avaient étés détruites par les Hommes, tant de paysages idylliques s'étaient transformés en champs d'usines à perte de vue. Tant de gâchis, tout ça pour aboutir à un monde caché sous la pollution. Est-ce que ça valait vraiment le coup ?

Izïa était une amoureuse de la nature, ce qui était de famille, d'après Ezekiel. Son père et sa mère aimaient aussi la nature, ainsi que son oncle et son cousin Stoyan. La jeune fille trouvait que, se promener au milieu d'arbres et d'animaux, contempler le paysage merveilleux qu'est le naturel, c'était parfait pour noyer la douleur, c'était parfait pour oublier. Tout oublier.

        Izïa quitta le chemin et marcha encore une quinzaine de minutes, puis elle aperçut un jeune homme assis sur un tronc juste devant une clairière. Il portait une parka rouge et un jean usé aux genoux, et tournait la tête de droite à gauche en plissant ses yeux gris, comme pour vérifier que personne ne l'observait. Il aperçut Izïa et se détendit. La jeune fille vint s'asseoir près de lui et lui dit :

- Salut Stoyan ! Alors, pourquoi tu m'as donné rendez-vous ici ? Il est tard, Ezekiel va s'inquiéter si on disparaît comme ça. Alors, laisse-moi deviner, hum... Ah ! Tu as appris un nouveau tour, c'est ça ?

- Oui ! Exactement ! s'exclama Stoyan en se levant.

Le jeune homme sautillait sur place, tout excité.

- Yes ! J'adore quand tu fais voler les cailloux.

Stoyan sourit. Il s'avança dans la clairière où il n'y avait pas d'arbres autour de lui, et respira un grand coup. Puis il leva le poignet et le tourna d'un mouvement sec, doigts écartés. Soudain, la terre qui se trouvait devant lui remua, puis se souleva dans les airs ! Stoyan fit tourner son poignet, et la terre forma une spirale tournante autour de lui. Plus le jeune homme tournait son poignet vite, plus la figure de terre accélérait. Izïa sourit, et son visage s'illumina. Stoyan lui renvoyât son sourire, lorsqu'il entendit un craquement de branche. Inquiet, le garçon fit un faux mouvement et la spirale cessa de tourner d'un seul coup pour tomber sur le jeune homme, le recouvrant de terre. Au même moment, un chat tigré passa devant eux avant de s'éloigner de ces humains étranges.  

Izïa éclata de rire et applaudit son cousin.

Ça aussi, c'est un bon moyen d'oublier... pensa-t-elle.

Elle se leva du tronc d'arbre et s'approcha de Stoyan en essayant de se calmer.

- Excellent ce nouveau tour Stoyan, pleura-t-elle, surtout pour être ridicule !

- Ah, ah, ah... grommela le jeune homme en tapant dans ses mains.

Aussitôt, la terre fut projetée autour de lui, et aussi sur... Izïa ! La jeune fille cessa vraiment de rire et écarta ses bras couverts de terre.

- Oups, railla Stoyan, j'ai mal visé. Tout le monde peut se tromper...

Il frappa à nouveau des mains et Izïa se retrouva propre comme avant. Les jeunes gens se regardèrent, puis éclatèrent tous les deux de rire. Stoyan se tenait les côtes en pleurant, et sa cousine se roulait carrément par terre, les larmes aux yeux.

- Ah ! Ah ! Ah ! s'esclaffa-t-elle, Qu'est-ce que ça fait du bien !

- Ouh ! Ouh ! Pause s'il vous plaît ! Mes pauvres côtes !

Stoyan se rassit sur le tronc et essuya les larmes qui coulaient. Izïa le rejoint en frottant sa veste noire couverte de terre. Stoyan l'observait et frappa des mains, expulsant la matière sur le sol.

- J'aime beaucoup ton pouvoir, lui dit sa cousine en souriant, tu as de la chance de l'avoir.

- C'est peut-être de famille, répondit le jeune homme, qui sait ?

Stoyan su alors qu'il avait commis une erreur en prononçant cette phrase. Une très grosse erreur.

Toute trace d'amusement avait disparu du visage d'Izïa, qui s'assombrit. Une larme roula sur sa joue sans qu'elle la chasse. Dans ses yeux verts, Stoyan y lut une grande douleur, et de la culpabilité.

Beaucoup de culpabilité.

Beaucoup trop.

- Non Stoyan, murmura-t-elle si bas que le jeune homme l'entendit à peine, ce don que tu as, cette beauté que tu peux créer, je ne serais jamais capable de refaire la même chose. Tu as surement dû recevoir ce pouvoir de ta mère. Ou alors de toi. Oui, de toi.

Le jeune homme sentait qu'Izïa tentait de se convaincre autant que lui de cette version.

- On ne le sait pas Izïa, dit-il en posant sa main sur son épaule, peut-être que...

- PEUT-ÊTRE QUE RIEN DU TOUT ! hurla la jeune fille en se levant d'un bond, s'arrachant à l'étreinte de son cousin, JE N'AI PAS TON POUVOIR D'AMUSER LES AUTRES, ENCORE MOINS DE LES ÉMERVEILLER !! JE SUIS UN MONSTRE, TU M'ENTENDS, UN MONSTRE !!!

Et elle s'enfonça dans la forêt, laissant Stoyan assis sur son tronc, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte. Il baissa les yeux sur le bois et son cœur rata un battement : sur l'écorce, à l'endroit où, il y a un instant, sa cousine serrait sa main, une flamme blanche brûlait. Sans se propager.


Izïa courait dans la forêt sans s'arrêter, le souffle court. Les larmes coulaient sur ses joues et brouillaient sa vue. Elle avait senti qu'elle ne se contrôlait plus, que bientôt elle aurait fait du mal à Stoyan, son cousin qu'elle aimait comme un frère, qui avait toujours été là pour elle quand ça n'allait pas. Elle ne méritait pas son attention, sa tendresse, son amour. Elle ne méritait rien.

Rien que le malheur.

Stoyan, Ezekiel et Lukasz formaient sa seule famille. Depuis le « terrible accident de voiture dans lequel ses parents, la mère de Stoyan et sa sœur jumelle étaient morts », Izïa s'était parfois demandé si sa famille n'était pas victime d'une malédiction. Mais c'était pour essayer d'oublier la véritable raison de la mort de ses parents, de sa tante et de sa sœur. Elle avait toujours essayer de se convaincre que la version d'Ezekiel était la bonne, qu'elle se trompait, mais non. Elle se rappelait trop bien les événements pour penser à un cauchemar. Alors elle avait vécu avec ça pendant dix ans, sans n'en parler à personne, pas même à Lukasz. Et surtout pas à Stoyan. Elle n'aurait pas supporté de le regarder à nouveau si jamais il l'apprenait.

S'il apprenait que c'était elle la responsable.

Elle qui avait tué la mère de Stoyan.

Et son oncle.

Et sa tante.

Et sa cousine.

Izïa s'en souvenait comme si le drame s'était produit hier. Elle avait alors quatre ans. Elle se souvenait de grands arches enroulées dans du lierre d'or, d'un plafond haut et large, de tapisseries représentant des hommes et des femmes à la peau dorée et aux ailes de dragon, tout ça dans une immense salle au sol de marbre, avec, tout au bout, un escalier d'or menant à deux trônes placés côtes à côtes. C'était ici, ici même que le drame s'était produit. Dans cette salle.

La jeune fille inspira à fond et laissa ses souvenirs remonter à la surface, jusqu'à la submerger...

 

Izïa entra dans la salle du trône en courant, Glorya et Stoyan sur ses talons. A l'extérieur, c'était l'apocalypse. Il fallait prévenir Amy, Uliass, Ezekiel et Aya. Mais en arrivant tout près des trônes, les enfants s'arrêtèrent, essoufflés. Devant eux, les adultes faisaient face à un homme d'une trentaine d'années, vêtu d'un costume noir avec une besace accrochée en travers de son corps, ses courts cheveux châtains étaient noués en une natte serrée, et ses yeux d'un noir d'onyx brillaient de haine.

Amy et Uliass, les parents d'Izïa et Glorya, tenaient chacun un sabre à la main, et fixaient l'homme, sur leurs gardes.

La main d'Uliass tremblait un peu, mais la détermination brillait dans ses yeux violets. Il se tenait prêt, bien campé sur ses jambes solides. A ses côtés, un éléphant de la taille d'un loup se dressait, prêt à bondir lui aussi.

Amy elle, avait un œil vif et précis, évaluant l'homme avec expertise. Sa main ne tremblait pas, ses muscles étaient tendus, elle semblait attendre la moindre occasion pour frapper. Un chat noir cracha à côté d'elle, fixant l'homme de ses yeux jaunes.

Ezekiel tenait dans ses deux mains de petites fioles qu'il s'apprêtait à déboucher, attendant l'occasion. Il ne quittait pas l'homme des yeux, attentif. Le lion noir près de lui grognait, menaçant.

Aya se tenait tout près d'eux, un arc armé dans la main. Ses beaux yeux noirs fixaient l'homme, évaluant chaque parcelle de son corps. Comme Amy, elle ressemblait à une bête sauvage s'apprêtant à bondir sur sa proie. Près d'elle, un dauphin d'une blancheur éclatante s'agitait dans une bulle d'eau flottante.

L'homme s'avança vers les adultes et dit d'une voix tremblante de colère :

- J'ai été suffisamment patient avec vous tous ! Je vous avais averti de ce qui se produirait si vous refusiez de me livrer les deux Élus, et vous ne m'avez pas écouté ! A vous d'en payer le prix !

- Comment osez-vous ! cria Amy, Ce que vous nous avez demandé n'est pas un choix ! Vous livrez nos enfants en échange d'argent, menacer de détruire mon peuple si les enfants ne viennent pas avec vous, ce n'est pas un choix ! Et après vous dites que c'est nous qui sommes responsables !? C'est une parole digne d'un monstre comme vous !!

L'homme serra la mâchoire alors que la dernière phrase l'atteignait de plein fouet.

- Vous auriez vécus ensemble ! protesta-t-il, Et le monstre ici ce n'est pas moi mais ces deux hommes !!

Il désigna Ezekiel et Uliass.

- Comment osez-vous dire ça ! cria Aya.

Elle serra ses doigts qui tenaient le bout de sa flèche et posa sa main qui tenait la corde de l'arc sur l'épaule d'Ezekiel.

- Ezekiel et Uliass sont des hommes remplis d'amour et de bonté, ils sont loin d'être comme vous !

- J'ai été indulgent face au sort des Élus ! Mais sachez que maintenant vous les avez tous les deux condamnés ! Vos enfants vont mourir comme les Terriens qu'ils sont !!!

Et il cracha par terre.

C'est à ce moment-là que Stoyan, dont les événements le dépassaient, lui et les autres enfants, se mit à appeler :

- Maman ? Papa ?

Les adultes se tournèrent vers lui. Les yeux de l'homme se mirent à briller, et il se précipita vers les enfants. Avant que quelqu'un ait pu faire quoi que ce soit, il saisit Stoyan par la taille et sorti de sa veste un poignard dont le manche d'or était incrusté de rubis qu'il plaqua sous la gorge du petit.

- STOYAN !!! crièrent Aya et Ezekiel en se précipitant vers l'homme.

- Je vous avais prévenu, murmura presque celui-ci, à vous d'assumer les conséquences.

Et il leva son arme. Mais avant qu'il puisse faire le geste inéluctable, le poignard devint rouge, comme en fusion. L'homme le lâcha en criant de douleur et Aya se précipita vers lui. Elle attrapa la main de Stoyan et le tira hors de l'étreinte de l'homme. Celui-ci se tenait la main, où des cloques commençaient à apparaître. Il se saisit de sa besace à une main et l'ouvrit, dévoilant des morceaux de glace. Il en prit un bloc et se l'appliqua sur sa blessure, soulageant la brûlure. Et il se tourna vers Izïa.

La petite n'avait pas bougé, et fixait l'homme d'un œil rempli de colère. D'un œil habituellement vert, mais qui là avait viré à l'orange. Son corps tout entier était couvert de flammes, et ses cheveux étaient passés du brun au roux flamboyant. Derrière elle, un phénix se dressait, ses plumes orange brillant de puissance et de vie. Izïa leva ses petites mains et dit d'une voix chantante :

- Personne ne fera de mal à ma famille.

Et les flammes se déchainèrent.

 

Izïa n'avait plus rien vu, elle n'avait plus rien vu d'autre que des flammes, entendu des cris, et encore des flammes.

Lorsque sa vision était revenue, elle était dans les bras d'Ezekiel, avec un Stoyan endormi près d'elle.

Et un royaume en flammes devant elle.

Un palais immense, des maisons, des champs, des fermes, tout ça détruit par les flammes.

Par ses flammes.

Voilà.

Voilà pourquoi elle était un monstre. Elle avait tué un royaume entier, un royaume que personne ne connaissait, qui était mort, ravagé par le feu.

Depuis Izïa en avait toujours eu peur. Quand il brûlait dans la cheminée, elle revoyait le palais, elle revoyait le visage de l'homme avant qu'elle ne lance son horrible pouvoir. Cet homme qui lui faisait tellement peur, qu'elle craignait même de recroiser un jour. Cet homme qui la hantait depuis des années. Dont le regard avait marqué la jeune fille à jamais, ce regard aussi noir que l'onyx, aussi noir que la plus noire des encres. Elle n'oublierait jamais son air avant qu'elle ne tue tout un peuple. Son regard lui avait dit :

« Je te retrouverais, crois-moi. Je te retrouverais, et je te tuerais. »

 

...

 

Izïa ouvra les yeux. Elle n'avait pas remarqué qu'elle s'était écroulée par terre, les bras écartés, la tête dans les feuilles mortes. Des larmes coulaient sur ses joues et s'accumulaient au coin de ses oreilles. La jeune fille observa la voûte des arbres au-dessus d'elle, pour essayer de calmer sa peine. Mais rien n'y faisait, elle avait l'impression d'être en apnée, de suffoquer sous la marée de ses souvenirs.

        Au milieu de la forêt, allongée par terre, la jeune fille lâcha totalement prise. Elle éclata en sanglots. De lourds sanglots qu'elle ne chercha pas à étouffer, qui se répercutèrent dans le silence tranquille de la forêt. Izïa se recroquevilla sur elle-même et serra ses genoux contre sa poitrine le plus fort possible. Elle aimait bien faire ça, elle avait l'impression que ça la soulageait. Alors elle pensa à son malheur. À ses blessures intérieures qui se rouvraient pour une raison ou une autre, qui lui donnaient l'impression de s'enfoncer dans un océan gelé sans pouvoir remonter, et de devoir compter juste sur sa capacité d'apnée qui l'abandonnait au bout d'un long moment de lutte pendant lequel elle battait des bras comme une folle pour tenter de remonter, de revoir le soleil, de sentir à nouveau le doux contact de l'air entrer dans ses poumons. Mais ses jambes étaient incapables de bouger, gelées par une mystérieuse force invisible et trop lourde qui l'entrainait vers le bas. Mais était-ce vraiment le bas ? Elle ne savait pas. Elle ne voyait plus rien. Rien que l'eau glacée et noire, sans haut, sans bas, sans extrémité quelconque. Juste de l'eau à perte de vue. Et, petit à petit, tout son corps devenait lourd et gelait en s'enfonçant dans les abysses de ce lac sans fond. Alors, épuisée, elle ouvrait la bouche et laissait l'eau entrer dans son corps tout entier.

Et elle se noyait dans ses souvenirs.

C'était ce qu'elle ressentait, et qu'elle craignait. Pourquoi avait-elle autant peur du feu et craignait tant que ça de se noyer ? Pourquoi devait-elle toujours se battre pour surmonter des épreuves ?

Izïa senti alors une chaleur douce et réconfortante l'envahir, partant de son cœur et se répandant en elle, comme une première gorgée d'eau qu'on prenait le matin et qu'on sentait couler en nous. Ses bras relâchèrent la pression sur ses cuisses et se détendirent, comme tout le reste d'elle-même. Elle pleurait toujours, mais sans bruit, étouffant parfois un petit sanglot. Elle n'avait plus peur, elle se sentait en sécurité, parmi le silence réconfortant de la forêt. Elle imagina que les arbres penchaient leur haute silhouette vers elle pour mieux regarder cette enfant, si jeune et si triste, ce petit bout d'humain qui cherchait du réconfort entre leurs racines. Izïa aimait bien penser qu'ils parlaient une langue aussi vieille que le temps, en agitant leurs branches au gré du vent, en riant parfois d'un rire si profond qu'il en ferait trembler la terre, en discutant avec les animaux qu'ils abritaient entre leur tronc. C'était des créatures que la jeune fille respectait et admirait (pour avoir plus d'une fois regarder le Seigneur des Anneaux et avoir aimé par-dessus tout la fameuse scène de la bataille des Ents, qui l'avait définitivement convaincue de ne jamais s'attaquer aux arbres), elle savait, au fond de son être qu'ils étaient remplis de sagesse et d'expérience. Peut-être même qu'ils pourraient l'aider à réparer ce qu'elle avait fait.

Non, songea-t-elle, rien ni personne ne pourra réparer mon crime. Je dois me faire à l'idée de vivre avec ça toute ma vie...

Elle sentit de nouveau le froid l'envahir, la sensation de noyade, vit de nouveau les flammes, mais la chaleur dispersa bien vite ses mauvaises pensées, la replongeant dans un monde de douceur et de chaleur.

 

Quand un dernier sanglot s'évada sur ses lèvres, Izïa ouvrit doucement les paupières. Le soleil commençait à se coucher, explosant à l'horizon dans une multitude de couleurs jaunes orangées. On aurait dit que le ciel s'embrasait entre les arbres. C'était l'un des rares phénomènes en rapport avec le feu qui ne l'effrayait pas, mais qui l'émerveillait. Combien de temps était-elle restée là, à pleurer en silence ? Des minutes ? Des heures ? Si c'était le cas, Stoyan avait-il convaincu Ezekiel qu'elle avait besoin d'être seule un moment ? Ce qui expliquait pourquoi elle n'entendait pas encore son oncle et son cousin l'appelée.

Izïa ne se sentait pas débarrassée de la chaleur réconfortante, et elle poussa d'ailleurs un cri lorsqu'elle baissa les yeux vers son corps, toujours replié sur lui-même ; elle était entièrement recouverte de flammes d'une blancheur éclatante, qui ne faisaient aucun bruit. De plus, les feuilles mortes autour d'elle n'avaient pas brûlé. Peut-être à cause de l'humidité encore présente due aux averses de ses derniers jours. Mais Izïa savait que c'était faux. C'était des flammes qui la brûlaient elle. Juste elle.

La jeune fille aurait dû avoir peur, mais non. Au contraire, elle se sentait rassurée, entourée de ces flammes qui d'ailleurs ne lui causaient absolument aucune douleur. Elle ignorait comment c'était possible, mais elle était contente de ne pas avoir à craindre ces flammes étranges, à l'origine de son bien-être, elle en était certaine. Elle se releva doucement, craignant qu'un geste brusque n'éteigne ces flammes et ne la ramène dans les ténèbres du lac de ses souvenirs enflammés. Les flammes blanches ne s'éteignirent pas, mais leur intensité diminua, jusqu'à ce qu'Izïa se retrouve recouverte de flammèches. La jeune fille poussa un gémissement lorsqu'elles se regroupèrent toutes à l'endroit de son cœur, et s'y enfoncèrent.

Elle ne sentait plus la chaleur, mais sa peur et sa tristesse avaient disparues.

Pour le moment...

La jeune fille se releva et épousseta ses vêtements quand soudain elle entendit une voix :

- Izïa !!!

La voix d'Ezekiel ! Izïa tourna la tête et couru vers la droite, là d'où venait la voix de son oncle, et entendit la voix de Stoyan cette fois, plus proche :

- Izïa !

Elle entendait aussi des bruits de pas rapides, et des respirations. Ils n'étaient pas loin.

- Je suis là, appela-t-elle, tout près de vous !

Elle aperçut deux silhouettes qui marchaient vers elle et s'arrêta.

Ezekiel était un grand homme aux épaules larges. Ses cheveux blonds cendrés coupés ras mettaient en valeur ses yeux gris et sa mâchoire carrée. Sa peau brune scintillait au soleil. Il ressemblait à Stoyan dans des moments comme celui-ci... Même délicatesse dans les yeux, même sourire jovial creusant des fossettes dans de belles joues roses, père et fils se ressemblaient beaucoup.

Izïa senti que quelque chose lui frôlait la jambe et baissa les yeux. A ses pieds, un énorme chat noir se frottait contre sa chaussure. La jeune fille s'accroupit et caressa le pelage doux de Lukasz, qui ronronna. Ce chat faisait au moins deux fois la taille et le poids d'un félin normal, mais il se comportait comme ces paresseux. Si ce n'est qu'il était bien moins flémard et aussi festif qu'un chien lorsque Stoyan et Izïa rentraient de l'école. Et il ne quittait jamais Ezekiel. Jamais. Si l'un était quelque part, l'autre était forcément juste derrière. Ces deux compagnons inséparables ne se quittaient pas d'une semelle.

Izïa attrapa le chat et souffla et sentant son poids sur ses bras.

- Toi, t'as encore forcé sur les croquettes ! siffla-t-elle en s'avançant vers son oncle et son cousin.

Lukasz la regarda d'un air qui semblait vouloir dire « T'es sérieuse, moi, forcer sur les croquettes, n'importe quoi ! »

La jeune fille était d'ailleurs persuadée que, si le chat avait eu des sourcils, il les aurait haussés.

- Izïa ! s'écria Ezekiel en la serrant dans ses bras si fort qu'elle et Lukasz devaient surement sembler au bord de l'asphyxie, Tu sais que tu m'as fait une peur bleue ! Ne recommence jamais ça jeune fille, c'est compris !? Je me fais un sang d'encre à chaque fois !

- Euh papa ? intervint Stoyan, Je crois qu'elle aimerait te répondre mais que tu la serre un peu trop fort.

- Oh ! Désolé.

Ezekiel lâcha Izïa qui expira l'air en toussant. Lukasz sauta des bras de la jeune fille et s'ébroua.

- Tout va bien Ezekiel, répondit la jeune fille, tu n'as pas à t'inquiéter, Stoyan et moi, on connaît la forêt comme notre poche, il ne faut pas t'en faire.

- Mais ce n'est pas ce qui peut vous sauver des kidnappeurs et des voleurs ! protesta l'homme.

- Tu t'inquiètes vraiment pour rien papa je t'assure, le rassura Stoyan, Nyugalom est un village tranquille, sans conflit ni histoire particulière, il n'y a aucune raison qu'on se fasse enlever.

Ezekiel regarda son fils, la bouche entrouverte, comme s'il était choqué par ce que Stoyan venait de dire. Puis il eut un petit mouvement d'impuissance en jetant un air désespéré à Lukasz, qui venait de commencer sa toilette.

- Vous allez me rendre fou tous les deux, soupira-t-il, allez venez, il commence à être tard.

Et il partit en direction du village, le chat sur ses talons. Stoyan regarda sa cousine. Elle le regardait déjà.

Elle avait pleuré. Stoyan en était sûr. C'était discret, mais le jeune homme le voyait. Sa cousine avait pleuré, mais ses yeux n'étaient pas tristes, ils étaient apaisés.

Izïa lui prit la main et sourit. Stoyan lui rendit son sourire, et les deux adolescents suivirent Ezekiel et Lukasz vers leur village.

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