Le prix d'un tableau

katondutick

Tant va la cruche à l'eau...

Je m'appelle Irène Floche. Rien à voir avec le poker. Qoique. Mon métier ?Détective privé, au féminin. Depuis vingt ans et j'approche les soixante.Les petites histoires sont pour moi.Infidélités de peu d'intérêt, employés aux vices cachés, jeunes gens tentés par les réunions clandestines.Des patrons soupçonneux, des conjoints jaloux, des parents apeurés, tels sont mes clients.Je croyais tenir une belle affaire.Enfin du travail facile et qui ne m'oblige pas à arpenter des quartiers sans âme en risquant un rhume ou une mauvaise rencontre.Depuis dix jours, je séjourne dans une pension modeste de l'île de Ré.Mon but?Suivre sans relâche un couple illégitime qui dissimule ses amours ici.Ils ont choisi de venir pour la fête des vieux gréements et question foule on est servis. Ce n'est pas une mince affaire de les pister.Lui, Etienne est professeur de marketing.Marié, deux enfants.Elle, vingt ans de moins, est artiste ou se disant telle.Me voilà avec des dizaines d'images compromettantes. Les tourtereaux n'ont qu'à bien se tenir ! Avec ma moisson de scènes éloquentes, l'épouse sera fixée. Elle est directrice de clientèle dans une entreprise de parfums.A dire vrai, ce n'est pas une Vénus.Elle aurait plutôt une ressemblance avec la Callas.Pour ma rémunération, elle a été d'une pingrerie rare, mais je n'avais pas trop le choix. La tâche n'a pas été simple pour percer à jour cette liaison . Etienne, versaillais, ne se permet aucun écart en ville. C'est une petite cité. Pas besoin de s'afficher avec sa compagne supposée. J'ai juste obtenu deux ou trois photos à la sortie d'un concert, d'une chapelle .Ils étaient assis à bonne distance l'un de l'autre et ne sont pas retrouvés à la sortie. Prudente, j'ai préféré attendre. La chance semblait me sourire dans cette île. Ils logent à la Flotte, moi je suis descendue à Saint-Martin, pour éviter les rencontres inopinées. C'était trop beau !La semaine dernière, alors que je faisais du lèche-vitrines, une voix à peine audible surgit dans mon dos.

-Il faut qu'on cause vous et moi.

_Qui êtes-vous ?

-Vous le savez parfaitement. Entrez dans le café en face. Je vous y rejoins dans cinq minutes.

-Sinon ?

-Vous aurez intérêt à déménager dès votre retour sur la terre ferme.

Face à la menace, j'ai préféré laisser de côté mes convictions morales. Etienne , comme convenu, m'a retrouvée assise au fond de l'établissement. Il a commandé deux cognacs.Bonne initiative en ce qui me concernait. La conversation a commencé. Toute ma bravoure s'est écroulée comme un château de sable. Etienne m'avait repérée dès le lendemain de mon arrivée. Pour me leurrer, il avait peu à peu incité sa compagne à adopter des poses tendres. Et ce dans dans tous les endroits de l'île.La citadelle, les marais salants, le bois de Trousse-Chemise, la thalassothérapie. Je jubilais de les voir enlacés dans tous ces endroits. Comme une idiote, j'avais cru que le démon de midi égarait le quinquagénaire!Il m'a demandé de détruire toutes le photos.Devant lui !Il a quintuplé les honoraires payés par sa femme, exigeant que je le photographie seul. Ou avec des inconnus. A moi de trouver une explication pour convaincre l'épouse de sa bonne foi. Je croyais en avoir fini. Pas du tout. Pour me donner une bonne leçon, il a exigé que je me livre à une comédie. Précise dans les moindres détails. C'est pourquoi je m'approche de la jeune femme, emmitouflée dans une sorte de poncho orange en ce dimanche matin. Elle est penchée sur son chevalet face à une maison aux volets clos.

-Bonjour. Quel joli tableau !C'est votre métier ?

Bien qu'apprises par cœur, les phrases menacent de quitter ma cervelle. J'écoute la réponse comme un condamné la sentence.

-Disons que j'essaie de retranscrire les beaux moments de la vie.

-J'aimerais bien vous l'acheter. Cela me rendrait très heureuse. Combien le vendriez-vous ?

La réponse me glace presque.Tout mon plan court à sa ruine…

-Il n'en est pas question .Je le réserve pour un ami. D'ailleurs il est au marché en ce moment.

Je cherche tous les moyens de fléchir la jeune artiste.

-Quel que soit votre prix, je serais d'accord. Soyez raisonnable cependant , j'ai de petits moyens.

-L'œuvre n'est pas à vendre .Inutile d'insister.

Heureusement, Etienne m'a donné des idées à fournir à sa compagne en cas de refus.

-Soit. Gardez celui-là. Pourriez-vous refaire le même tableau ? Même dimension, mêmes couleurs.Je serais ravie.

Quelques minutes de silence.Je vais me mordre les lèvres jusqu'au sang si cela dure trop.La jeune femme accepte ma proposition.

-Entendu .Nous devons quitter l'île vers 18h.On se retrouve ici.

-Je rentre sur Paris avant le déjeuner. Ce serait pour ma cousine à Grenoble. Une surprise.

Mon supplice prend fin et j'entends la suite, avec soulagement.

-Je préfère les chèques.Rédigez-le à l'ordre de Chloé Dussaux.Je posterai le tableau à l'adresse que vous m'indiquerez.

Une fois rédigées quelques lignes sur un bout de papier, je conclus l'entretien avec un sourire fastueux.

-Comme vous êtes charmante.Je rajoute quelques euros pour le cadre.Ravie de cette rencontre.

Avec la somme, conséquente, que m'a donnée Etienne j'ai la sensation d'avoir vendu mon âme.Le plus dur sera d'accepter l'argent de l'épouse à qui je dois mentir…La tête de ma cousine en recevant le paquet ! Elle n'apprécie que l'art abstrait ! Cette aquarelle  reproduit le décor dans ses moindres détails. Le compagnon de Chloé m'attend sous la halle en bois pour que je lui fasse mon rapport. C'est sûr, la confrérie des détectives vient de perdre un de ses membres à tout jamais. Un énorme fou rire commence à me secouer des pieds à la tête . Qu'il me juge comme il voudra, je vais claquer deux bises sur les joues d'Etienne !

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