LE PROPHETE

Evelyn Dead

Une aventure du Tireur...

CHAPITRE 1

La femme assise en face de lui était soucieuse, sans aucun doute. Elle était montée lors de l'escale de Chaparro, n'emportant d'autre bagage que son sac à main. Après les minuscules politesses d'usage, tandis que le train redémarrait, elle s'était tournée vers l'extérieur et s'était emmurée dans le silence. Le visage fermé, elle fixait le paysage qui défilait derrière les vitres, ne le quittant des yeux que pour consulter une montre à gousset qu'elle serrait dans sa main gauche. Une jolie montre, d'ailleurs, d'un argent étincelant. Neuve, probablement.
La femme aussi était jolie, trouvait-il. Jeune, pas plus de vingt-cinq ans. Des traits finement dessinés, une allure déterminée et une silhouette éminemment sensuelle, malgré le raidissement de l'inquiétude.
Concentrée sur les montagnes qui attaquaient l'horizon, elle ne semblait pas s'être aperçue qu'il la dévorait du regard, sans aucune scrupule. Il se fichait même éperdument qu'un autre passager ne remarque son audace.
Elle fit un nouvel aller-retour vers le cadran, il décida d'en profiter.
- Inutile de harceler cette pauvre montre, nous n'arriverons pas plus vite, vous savez ? déclara-t-il.
Elle sursauta et se tourna vers lui les joues enflammées, comme prise en faute. Il lui sourit largement, complètement insouciant de lui dévoiler sa dentition gâtée. Et il lut dans son regard qu'elle le trouvait repoussant. Comme toutes les autres avant elle.
Le rouge quitta vite les joues de la jeune femme. Elle se força, par stricte politesse, à rendre son sourire à l'homme qui l'avait dérangée, avant de passer un masque d'agacement. Lui continuait de l'observer et de la détailler même, à la manière d'un entomologiste. Il devina qu'elle cherchait une réponse adéquate et peu engageante à sa question. Quelques mots pour tuer cet embryon de contact dont elle n'avait très visiblement que faire, qui l'importunait, à vrai dire.
- C'est… une habitude, rien de plus, hésita-t-elle. (Un dernier sourire, en ponctuation, avant qu'elle ne revienne à sa position de vigie, tournée vers l'extérieur.)
Lui se tut, quelques instants, durant lesquels elle chassa l'importun de ses pensées. Malheureusement, il choisit d'insister.
- C'est un très bel objet que vous avez là, remarqua l'homme en désignant la montre d'un doigt sale. Je n'y connais pas grand chose mais j'ai vu qu'elle brille joliment, et…
La jeune femme l'interrompit en se levant. Sans un mot, elle rangea sa montre dans une poche de sa veste, saisit son sac à main et abandonna sa place pour s'engager dans l'allée centrale en direction de l'arrière du wagon. Se penchant après elle, il la vit s'adresser à un autre passager, quelques rangées plus loin, et s'installer à une nouvelle place, contre la fenêtre. Il étouffa un petit rire et se mit à son tour à contempler le paysage vert et ocre.

Les aiguilles de la montre finissaient par lui paraître immobiles à force de lenteur. Et puisque le paysage à l'extérieur ne variait pas non plus suffisamment, il lui fut difficile de résister au bercement du train. La jeune femme finit par s'assoupir. Le dégoûtant personnage de tout à l'heure totalement éclipsé de sa réalité.
Mais lorsqu'elle se réveilla, après un temps indéterminé, il était de nouveau face à elle, continuant de lui offrir son abominable sourire.
Elle sentit une main glacée serrer sa gorge, et il lui sembla pendant un instant manquer d'air. Luttant contre une panique irrationnelle, elle réussit à la transformer en colère. Mais alors qu'elle ouvrait la bouche, décidée à river son clou une bonne fois pour toutes à l'insupportable individu, quitte à en passer par un scandale et alerter les contrôleurs, il parla le premier. Et quelque chose dans le ton de sa voix la tétanisa.
- Nos ancêtres dans les cavernes n'avaient pas de montre, vous savez ? Les scientifiques l'affirment, c'est leurs corps, les bruits dans leurs corps, et puis la faim dans leur tripes qui leur disaient quand chasser et quand manger…
Les lèvres de l'homme, souillées aux coins par une salive épaisse et jaunâtre, s'agitaient, mais comme au ralenti. La jeune femme ne pouvait en détacher son regard écœuré.
- Et c'est la peur, poursuivit-il, la peur de la nuit qui rythmait leurs journées. La sacro-sainte trouille du noir. C'est elle qui les ramenait vers les cavernes quand il fallait abandonner le monde aux ténèbres, reculer devant elles et se regrouper. Se réfugier tout tremblant autour des flammes fragiles, et se compter les uns les autres…
Il se pencha en avant. Un remugle hideux qu'elle n'avait pas senti jusque là voyagea vers la jeune femme. Elle voulut se détourner pour échapper à la puanteur mais une force inconnue empêcha le mouvement de sa nuque.
- Nos ancêtres savaient à qui appartient la nuit. Et ils savaient d'instinct qu'il est vain de lui disputer ce territoire…
La mélopée de l'homme faisait comme un serpent dont la tête dodelinante peut frapper à chaque instant. Hypnotisée, la jeune femme frissonnait de tout son corps. Elle pouvait presque sentir les anneaux du reptile se resserrer autour d'elle, et broyer lentement ses os. Jamais encore elle n'avait expérimentée une telle terreur.
Mais l'homme se tut, aussi subitement qu'il avait commencé. Il recula enfin vers le dossier de la banquette. Perdant son sourire, il salua simplement d'un hochement de tête avant de se lever et de disparaître.
La force qui emprisonnait la jeune femme s'évanouit à son tour, et une violente nausée contracta son estomac. Elle quitta sa place en catastrophe et se précipita hors du wagon, sur la passerelle extérieure reliant les voitures entre elles. Elle s'accrocha à la rambarde avant de se plier en deux sous le coup d'une série de crampes qui lui firent rendre un flot d'une bile acide, et la laissèrent chancelante, quasi groggy.
L'homme, pendant ce temps, était retourné à sa place initiale. Et tandis que le soleil entamait sa chute vers la terre, il se mit à marmonner dans une langue qu'il ignorait un instant plus tôt. Une langue si ancienne que depuis de nombreux siècles il n'existait plus personne pour la comprendre.

Il marmonna une heure durant, au bout de laquelle il referma ses lèvres avant de tirer de sous la banquette un gros sac de cuir brun qu'il ouvrit. À l'intérieur du sac, il y avait six revolvers. Il vérifia méticuleusement le chargement de chacune des armes avant d'en passer quatre à sa ceinture. Empoignant fermement les deux autres, il quitta sa place et marcha jusqu'au centre du wagon. Là, il leva les bras, ses revolvers bien en évidence, et se mit à hurler quelque chose qui concernait la nuit. La nuit venait, ou bien quelqu'un dans la nuit arrivait, et les autres passagers, dérangés et ahuris devant le spectacle, hésitèrent entre les insultes et les rires. Du moins jusqu'à ce que le prophète ne commence à les abattre un à un, sans aucune précipitation et avec une grande précision. Et sans jamais cesser de hurler.
Il remonta ainsi le train, semant la terreur et la mort, wagon après wagon. Il assassina tout ce qui vivait, récolta quelques balles en retour mais aucune qui même le ralentit. Arrivé au bout de la dernière voiture, il fit demi-tour et s'élança vers la locomotive.
À cet instant, les Sœurs étaient alertées, et le Tireur déjà en route pour l'arrêter.

Le train s'immobilisa à deux miles environ de Las Cruces, son terminus prévu. A l'instant où la région s'enfonçait dans la nuit. Dans les rues de Las Cruces, on allumait les torches. C'est à la lueur d'une torche identique qu'on découvrit les wagons, et le massacre. Une heure après le crépuscule.
Le prophète avait déjà pris sa chambre au Double Ace, sans éveiller le moindre soupçon. Fierté de Las Cruces, et véritable curiosité dans une large partie du territoire, le Double Ace était un hôtel sans prétentions exagérées, mais serti dans un imposant bâtiment de trois étages, une construction inattendue et pour tout dire, exceptionnelle, si loin des grandes capitales. Les lumières du Double Ace agissaient comme celles d'un phare. Las Cruces, grâce à elles, se repérait dans la nuit noire du désert même à une distance folle.
Après s'être rafraichi et avoir rechargé ses revolvers, le prophète avait quitté sa chambre pour se rendre dans le hall de l'entrée. Il s'était trouvé un siège dans un coin, près d'une fenêtre, sous une grande toile représentant la prairie sous un jour naïf et ensoleillé. De là il s'était mis à observer les allers et venues. L'hôtel était bondé car ces jours-ci on fêtait Saint Patrick à Las Cruces.
Dans la lumière tamisée des lampes du hall, le prophète attendit une heure de plus. Lorsqu'une certaine agitation commença à se faire sentir dans la rue principale (on revenait épouvanté des abords de la ville, et l'expression « train de la mort » passait de bouche en bouche), il se leva de son siège, alla sans hâte véritable verrouiller les portes de l'hôtel, logea une balle dans le front du concierge qui s'approchait en protestant, et prit une poignée de secondes de réflexion après lesquelles il décida d'assassiner aussi toutes les personnes qui n'avaient pas fui en hurlant et qui se trouvaient encore avec lui dans le hall. La pièce fut très vite noyée dans un nuage de cordite.
Il remonta ensuite les trois étages de l'hôtel, comme il avait remonté plus tôt les wagons, et dévia du plan initial, sans pouvoir se l'expliquer. C'est à dire qu'il tua tous les mâles qu'il croisa, repoussant devant lui les femelles à la manière d'un berger (et cette image l'amusa beaucoup). Il parqua les créatures affolées et sanglotantes dans la « grande suite » du Double Ace, une chambre sensiblement plus spacieuse que les autres, après avoir abattu bien sûr leurs occupants, deux riches éleveurs en goguette.
Dans la suite, au milieu des pleurs et des hoquets terrifiés, entouré de tous ces visages gris cendre et de ces paires d'yeux injectés de trouille, il prit place près d'une fenêtre et patienta jusqu'à ce que les hommes de loi de Las Cruces se soient regroupés au pieds de l'hôtel. Ouvrant alors la fenêtre, prenant tout de même soin de ne pas se retrouver bêtement dans une ligne de mire, il dicta d'une voix claire quelques conditions, tua deux otages, les expulsa, pour bien se faire entendre, et puis attendit encore.


CHAPITRE 2

Lorsque le train fut découvert, on courut prévenir le shérif de Las Cruces, un dénommé Michael Brandt. Bedonnant, âgé d'une soixantaine d'années, Brandt était apprécié de tous, en particulier pour son caractère généralement enjoué et ses humeurs égales. À l'exposé de la situation, avant même d'enfourcher son cheval, le shérif sut qu'il n'était pas de taille.
Chaque minute qu'il passa sur place à arpenter les wagons infernaux confirma son premier sentiment. En descendant de la locomotive, qu'il visita en dernier, il sentit ses jambes prêtes à le lâcher. Il tint bon, jusqu'à un petit rocher tout proche, auquel il s'adossa.
Tout en s'obligeant à de longues inspirations afin de contrer les nausées qui l'assaillaient, Brandt jetait des coups d'œil aux autres bonhommes autour de lui: les frères Simmons, qui avec le jeune Callander avaient trouvé le train alors qu'ils étaient à poser des pièges à coyotes. Boyd et Tartane, également, deux des adjoints de service ce soir-là. Dans la lumière des torches, aucun ne s'en sortait mieux. Tous gardaient le silence, tous contemplaient la pointe de leurs bottes. Et tous étaient pâles comme les morts qu'ils venaient de croiser.
Shérif Brandt cracha entre ses pieds. Abasourdi, il se demandait par où et quoi commencer.

En ville, dès que les coups de feu éclatèrent dans le hall du Double Ace, Pratchett, le troisième adjoint du Shérif qui était resté en arrière, sauta sur sa monture et galopa dans la nuit au mépris de toute prudence, négligeant la piste, longeant les rails qu'il distinguait à peine vers la silhouette noire du grand cheval de fer.
Pratchett n'avait jamais été reconnu pour le courage de ses initiatives. Le shérif Brandt n'eut pas l'esprit de le lui reprocher une énième fois. Tout comme il ne lui demanda pas de se répéter. Brandt mit immédiatement le pied à l'étrier et retourna au galop vers la ville, le coeur prêt à exploser dans sa poitrine.

Quelques minutes plus tard, lui et les trois autres étoiles de Las Cruces se retrouvaient face à l'hôtel, armés de carabines et retranchés derrière une ligne de tonneaux installée à la hâte de l'autre côté de la grand-rue. Une poignée d'hommes les avaient rejoints, parmi les moins frileux et les mieux équipés des habitants. Les visages étaient graves, et les lèvres scellées dans un silence de tombe. On s'était placés sous le commandement du Shérif, et on attendait ses directives. Plus l'instant, rien ne venait. Tout ce que le vieil homme semblait capable de faire, c'était d'éponger la sueur qui trempait son front tout en serrant son arme, à s'en faire blanchir les phalanges. Et bien sûr, il ne quittait pas l'hôtel du regard, une certaine fenêtre au troisième étage, de laquelle un démon venait de jeter deux pauvres femmes après les avoir froidement exécutées. Les corps des victimes gisaient, pitoyables, au beau milieu de la rue.
Le Shérif sentit soudain qu'on lui tapotait l'épaule. L'adjoint Boyd lui désignait du doigt l'entrée de la ville, une cinquantaine de mètres plus loin, à l'extrémité de la grand-rue. Au delà des lumières de Las Cruces, une nuit d'encre avait avalé le monde, et aucun bruit ne voyageait plus. Tendant l'oreille, Brandt distingua tout de même un son familier. Celui du métal contre la caillasse. Les sabots d'un cheval. Le son se rapprocha lentement, et tout le monde put bientôt l'entendre envahir la grand-rue, résonnant et rebondissant contre la façade de chaque bâtiment qui la bordait. Face à l'hôtel, au milieu des hommes qui se serraient derrière la ligne de tonneaux, la tension était à son comble.
Un cavalier finit par apparaitre, recraché par les ténèbres. Il montait un appaloosa court et son visage était presque entièrement dissimulé sous un chapeau à larges bords.
Le cavalier guida sa monture jusqu'à l'hôtel et s'arrêta au niveau de la barricade. Tous les regards qui se posaient sur lui partageaient la même fascination. Et la même gène, car rien dans sa silhouette n'engageait la sympathie, bien au contraire. Sans tenir compte de la gravité du moment, il émanait de lui quelque chose de perturbant, sans que l'on put véritablement mettre le doigt dessus. L'un des adjoints de Brandt l'avouerait plus tard: « autant être honnête, le type vous fichait une sacrée trouille, tout long et mince dans son manteau noir. La trouille, juste comme ça. » Pour l'heure, face à lui, tout le monde retenait son souffle.
Le cavalier se laissa glisser de son cheval et l'attacha au poteau le plus proche. Il décrocha ensuite de sa selle un gros sac de toile avant de pivoter lentement vers le groupe. Relevant son chapeau sur son front, il révéla un visage creusé et sali par une longue chevauché, mais qui n'avait rien de remarquable.
Ce qui frappa l'assistance, en revanche, et paracheva d'installer le malaise, c'était le regard gris qui perçait ce visage. Un regard glaçant, plein d'une rage homicide à peine contenue.
De ce regard prêt au meurtre, le cavalier toisa longuement les hommes devant lui. Presque tous baissèrent les yeux. Pour tout commentaire, le cavalier cracha vers le sol.
- Las Cruces ? demanda-t-il d'une voix sans chaleur.
Le shérif Brandt se racla la gorge avant de répondre.
- C'est bien ça.
Le cavalier se tourna vers lui.
- Vous êtes le shérif, c'est ça ? (Brandt acquiesça.) Il y avait une femme nommée Montalban, qui vivait ici, il y a longtemps. Peut-être qu'elle vit toujours ?
Brandt se tourna vers Boyd, à sa droite, et l'interrogea du regard. L'adjoint hésita quelques secondes avant de hocher la tête.
- Elle vit toujours, déclara le shérif.
- Parfait, fit le cavalier, et il tendit son sac de toile au Shérif. J'aimerais assez qu'on lui porte ce machin. Dites-lui que je passerai la voir tout à l'heure.
Le sac était lourd. Brandt le passa à Boyd qui le passa à Pratchett, qui fit mine de le hisser sur son épaule.
- Fiston, prévint le cavalier, si j'étais toi, je m'abstiendrais. Ce qui est à l'intérieur doit être salement énervé à l'heure qu'il est. Autant être prudent.
Pratchett se figea, blanc comme un linge. Il déglutit avant de se mettre en route, tenant le sac le plus loin possible. Les autres le regardèrent disparaître, avant de revenir sur le cavalier.
- J'ai chevauché aussi vite que j'ai pu.
- Si vous êtes celui que je crois, avoua le Shérif, je ne pourrais pas être plus reconnaissant au Ciel…
- Avant toute chose, expliquez-moi un peu la situation.
Le Shérif Brandt s'éclaircit de nouveau la voix et se mit à décrire ce qui de son point de vue s'approchait le plus de l'Apocalypse. Tout en parlant, il ne cessait de s'essuyer le front d'une main tremblante. Et tout en l'écoutant, le cavalier gardait les yeux levés vers la fenêtre au troisième étage de l'hôtel, derrière laquelle quelqu'un avait ouvert une porte donnant sur l'enfer.
Bien qu'il ne puisse l'étayer d'aucune preuve, Brandt relia naturellement le train transformé en abattoir à la prise d'otages du Double Ace. Il conclut son compte rendu sur cette quasi certitude, et se tut.
L'expression du cavalier était indéchiffrable. Ses yeux appelaient toujours au meurtre mais pas une ligne de son visage n'avait frémi.
- Vous avez déjà rencontré un truc pareil ? demanda Brandt.
Le cavalier ne répondit pas tout de suite. Toute son attention était absorbée par la fenêtre une quinzaine de mètres au dessus de lui, dont il lui semblait qu'elle l'appelait à haute voix.
Non, réellement, c'était plus que ça. C'était comme un commandement qu'on lui hurlait à la face, le commandement d'un damné ou d'un dégénéré qui le mettait au défi de le rejoindre. Le genre de commandement que le cavalier avait coutume de recevoir, souvent.
Ses oreilles se mirent à bourdonner, comme l'appel de la fenêtre se faisait de plus en plus fort. Lorsque cela devint douloureux, il secoua la tête avec force, et cela cessa.
- Euh… Tout va bien ? s'inquiéta le Shérif.
Le cavalier se retourna lentement vers son interlocuteur. Il avait soudain l'air d'un type qui vient de se réveiller à plusieurs milliers de miles de chez lui.
- Quoi ? articula-t-il.
- Je demande juste si vous avez un problème…
L'impression, fugace, s'évanouit des yeux gris aussi rapidement qu'elle était apparue.
- Non. Aucun problème. (Jetant un regard à l'étoile d'argent épinglée au gilet de Brandt, le cavalier se pencha et continua, d'une voix plus basse.) Ecoutez, Shérif, croyez-moi si je vous dis que ni vous ni aucun de vos hommes n'êtes de taille. Tout le monde comprendra si vous rentrez tranquillement dans votre bureau jusqu'à demain…
Entouré de ses adjoints, Brandt rougit violemment sous ce qu'il prit pour un affront. Il alla pour protester mais en ouvrant la bouche, il sut qu'il ne ferait que prétendre être vexé. Parce que la réalité était telle que le disait le cavalier. En tant que shérif de Las Cruces, il était complètement désemparé. Incapable de surcroit de se ressaisir et de se montrer à la hauteur de son insigne. Se cherchant une excuse recevable, il s'accorda que rien ne l'avait jamais préparé à une telle situation. Peut-être était-il en train de faire le pire cauchemar de son existence.
- Vous ne rêvez pas, Shérif, fit le cavalier comme s'il avait entendu cette dernière pensée. Mais il est temps de mettre fin à cette folie, et c'est mon boulot.
Brandt soupira, vaincu.
- On ne sait même pas combien ils sont, les salauds…
- Il est seul, je peux vous l'assurer. L'hôtel est plein ?
- C'est que nous fêtons Saint Patrick… C'est un peu spécial, ici, tous les ans, beaucoup de gens nous rejoignent. Oui, le Double Ace est sans doute complet.
- Répétez-moi mot pour mot ce que le type a dit depuis sa fenêtre.
Brandt prit une grande inspiration.
- Il a dit qu'il pourrait abattre chaque habitant de cette ville si l'envie lui en prenait, et que rien ne pourrait l'arrêter. Il a dit que si quelqu'un entre dans l'hôtel, il tue tous ses otages. Et il a dit que quelqu'un allait venir pour lui et qu'il faudrait le laisser entrer. Il a dit que le « maitre des dragons » allait venir, et qu'il faudrait qu'il monte le voir avec ses deux bestioles…
- Seigneur Dieu, laissa échapper l'adjoint Tartane. (Deux volontaires se signèrent aussi derrière lui.)
Des cliquetis métalliques se firent soudain entendre. Le cavalier était en train de se défaire de ses éperons. Il les accrocha à sa selle, avant de se retourner vers le Double Ace. L'instant d'après, il en poussait les portes et disparaissait à l'intérieur.


CHAPITRE 3

Le prophète se nomme en réalité Nathaniel Reed.
Le Grand Livre des Sœurs a recraché son nom à peu près au moment où il commençait à s'intéresser à la montre de la passagère assise en face de lui, dans le train qui les emmenaient vers Las Cruces.
« Beaucoup trop tard », maugrée le Tireur en se hissant sur son cheval. Mais il n'y peut rien. Et à vrai dire, personne n'y peut rien.
Car personne ne sait exactement comment fonctionne le Livre. Les noms y apparaissent, les uns derrière les autres, révélés par une écriture fine, peut-être féminine, mais personne ne peut dire qui tient la plume. Bref.
Toujours est-il que Las Cruces, son train et son grand hôtel se situent bien loin, au sud du Livre. Et même si les Soeurs vont user de l'un de leurs talents si particuliers pour que leur homme et sa monture puissent traverser les plaines et les vallées beaucoup plus vite que la normale, elles ne peuvent empêcher Reed de mener à bien une bonne partie de son terrible plan.
Selon le témoignage du Shérif Brandt, d'après les quelques phrases que Reed a laissé tomber du haut de la fenêtre du Double Ace, il n'attend pas le Tireur plus tôt, quoi qu'il arrive. Les implications de cette idée sont assez inquiétantes pour que le Tireur les repousse en bloc. Au moment où il entre dans l'hôtel, il a besoin de toute sa concentration, rien n'est plus important que sa mission. Rien ne compte plus que balayer un nouveau maniaque de la surface du monde.

Le parfum spécial de la Mort flotte dans le hall silencieux, où plusieurs cadavres raidissent déjà. Le Tireur en dénombre sept. En professionnel de la tuerie, il prend le temps de les examiner, l'un après l'autre.
 Si la stupeur se lit sur le visage du concierge, abattu à bout portant, les autres victimes ont visiblement cherché à fuir. Malheureusement, leur agresseur ne leur a laissé aucune chance. Elles gisent toutes face contre terre, le sang vermillon qui s'écoule de leurs dos percés forme de petites flaques sur le bois du plancher ou les tapis crémeux.
Au fond du hall, un escalier monte vers les étages. Enjambant les morts ou les contournant, le Tireur y dirige ses pas. Il a dégainé l'un de ses dragons, et il prend garde à faire le moins de bruit possible. S'il y a une maigre chance que l'on puisse surprendre Reed, c'est une carte qui vaut d'être jouée. Et même si l'on n'y compte pas vraiment.
 À l'instant où son pied se pose sur la première marche de l'escalier, une détonation retentit quelque part au dessus du Tireur. Il se colle instinctivement au mur et lève son revolver vers le haut des marches. L'écho du coup de feu s'étire mais loin de s'atténuer il enfle, jusqu'à se déployer dans tout le bâtiment. De rebonds en rebonds, l'écho vire au fracas, et c'est bientôt si violent que les murs ont l'air d'en trembler.
Le Tireur comprend ce qui est en train de se passer. Il se laisse choir au pieds de l'escalier, ferme les yeux et verrouille son esprit en toute hâte, comme on lui a appris à le faire. Il plaque bien sûr ses mains contre ses oreilles et lutte, durant d'interminables secondes où plus rien n'existe qu'une agonie martelante. Et lorsque ses tympans martyrisés sont sur le point de craquer, lorsque l'hôtel tout entier parait sur le point de s'effondrer sur lui, cela s'arrête. Brusquement. Comme le hurlement qu'il a été le seul à entendre quelques minutes plus tôt, dans la rue.
« Les ténèbres que charrient les Retors agissent parfois comme une corruption », professait Sœur Augustina. « Plus vous vous rapprocherez d'eux, plus votre âme pourra en souffrir. Soyez préparés. » D'autres Sœurs affirment aussi que les Retors les plus difficiles ont le pouvoir de jouer intentionnellement avec l'esprit de leurs adversaires. Le prophète est peut-être de ceux-là.
Lorsque l'agression psychique est passée, le Tireur se relève, légèrement sonné. Quelques instants lui sont nécessaires pour retrouver son équilibre. Alors, dans une volée de jurons, il commence à monter l'escalier.
Le couloir du premier étage est vide de vie, mais encombré de nouveaux cadavres. Une douzaine. Des hommes uniquement. Qui se vident comme les autres en bas, sur l'épaisse moquette qui recouvre le sol. Le sang a zébré aussi les murs, en longues éclaboussures, et les portes des chambres dont certaines sont restées entrouvertes.
Comme au rez-de-chaussée, le Tireur reconstitue mentalement le déroulement du massacre. L'enchevêtrement des corps, la manière dont ils se sont renversés les uns sur les autres livrent une conclusion macabre, évidente: Reed a fait se rassembler ses victimes dans l'espace étroit du couloir avant de les abattre à bout portant, en visant de préférence le haut de leurs corps.
Le sang se change en lave tout à coup dans les veines du Tireur. Si la vue de tant de morts n'est pas de nature à l'impressionner, il lui est en revanche impossible d'accepter la gratuité d'un tel massacre. L'acte le révolte. Et la seule réponse adéquate lui semble être une colère noire portée à ébullition, associée à un furieux désir de justice. Pour autant, il le sait d'expérience, il lui faut impérativement maîtriser cette colère. S'en nourrir, sans se laisser dévorer. Debout au milieu des cadavres, il ferme les yeux, d'autres leçons de Sœur Augustina affluent vers lui, qu'il se met à réciter rapidement en les murmurant, comme des mantras. A partir d'elles, il s'applique à modeler sa colère. Il en travaille le tranchant, avec un soin extrême. Il en aiguise le fil jusqu'au bord de la rupture, avant de la plonger dans un brasier d'écœurement où il la laisse atteindre une incandescence parfaite.
Sa discipline spirituelle est telle que cette opération ne lui prend que quelques secondes, au terme desquelles les lettres formant le nom de Nathaniel Reed viennent s'imprimer contre ses paupières closes, comme autant de cibles dansantes. Le Tireur ouvre les yeux. Le prophète est déjà mort, ce n'est plus qu'une question de minutes.
Prenant soin comme toujours de ne piétiner aucune dépouille, le Tireur remonte le couloir et rejoint un second escalier qui mène à l'étage supérieur.

D'autres cadavres. Le Tireur poursuit son décompte lugubre. Sur les huit nouvelles victimes, deux ont tenté leur chance pistolet à la main. Reed a réagi à l'affront avec acharnement: à cet étage les flaques de sang soulignent la sauvagerie du tueur, elles escaladent les tapisseries pratiquement jusqu'au plafond.
Arrivé au bout du couloir, le Tireur doit libérer un peu de la tension dans ses muscles et ses nerfs. Il prend une minute pour laisser pendre ses bras, jouer de la nuque, un petit peu.
« Maudit », pense-t-il à l'adresse de Reed.
Lorsqu'il est prêt, il monte. Au bout d'une trentaine de marches, c'est le palier du troisième étage. Au fond du couloir, Nathaniel Reed lui sourit de toutes ses dents gâtées.


INTERLUDE

Son père était magicien. Le jour de ses deux ans, il lui avait montré un premier tour. Sur le chemin qui s'éloignait de la maison, ce grand bonhomme aux cheveux filasses avait ramassé un petit caillou et le lui avait baladé sous le nez, sans rien dire, avant de refermer sa main dessus et de balancer une formule quelconque. Lorsque la main s'était rouverte, le caillou avait disparu. C'est sa mère qui lui avait raconté cette histoire, quelques années plus tard. À la croire, lui, le gamin, en était resté comme deux ronds de flanc, l'air parfaitement idiot, et pendant plusieurs minutes.
Jusqu'à ses dix ans, son père lui avait montré d'autres tours, de plus en plus spectaculaires. Des cents s'évanouissaient dans ses mains, puis des dollars. Il faisait léviter des allumettes quand ce n'était pas des brindilles qui se mettaient à flotter entre deux cartes à jouer. Son père pouvait faire disparaître ou apparaître n'importe quoi, de n'importe où. Toute sorte de choses, des petits insectes. Et il n'expliquait jamais le truc. Ça, ça pouvait rendre fou. Le gamin pouvait pleurer, hurler ou menacer, il pouvait s'arracher les cheveux par poignées, il n'obtenait jamais aucun indice. Rien qu'un silence amusé. Pour finir, consumé de frustration, il s'enfuyait de sous le porche. Le crépuscule tombait derrière la ligne des arbres, lui, il allait bouillir ailleurs. Et généralement, quand il rentrait, la lune était déjà haute.
Il poussait la porte, le visage fermé. Son père levait les yeux de son diner et le regardait approcher. Le gamin venait prendre sa place à table, sa mère lui ramenait une assiette, on voyait bien le petit sourire sur ses lèvres, à elle. Sans hâte, le père terminait son ragoût, il sauçait avec un bout de pain. Il sifflait son verre, s'en servait un autre. Et quand le dernier quart de pomme était avalé, alors seulement il se tournait vers son fils et lui répétait la seule règle d'or de la discipline. Ne jamais, JAMAIS, expliquer le tour de magie. Le gamin aurait pu en crever, à chaque fois.
Le jour de ses onze ans, son père lui avait montré comment charger le barillet d'un revolver d'une seule balle, et tirer six coups.
Le lendemain, cet homme taiseux et dur à la tâche, au regard mélancolique, était descendu en ville. Tandis qu'il sortait de l'épicerie, les bras chargés de sacs de provisions, un dénommé Brock Harrington l'avait abattu, sans sommation, pour une raison que son fils et sa femme devaient toujours ignorer.
Le jour des funérailles, le gamin était resté à la maison, sous le porche, au lieu de suivre sa mère, le prêtre et quelques connaissances sur le chemin du cimetière, jusqu'au trou qu'on avait creusé pour son père.
Seul, sous le porche. À répéter le dernier tour. À essayer de le comprendre, de le faire marcher. Il n'y était pas arrivé tout de suite.
Mais le jour de ses quatorze ans, il maitrisait enfin le truc. Et le lendemain de son anniversaire, refaisant le trajet de son père, il était descendu en ville, avait demandé après ce Brock Harrington et l'avait trouvé attablé au saloon, près du piano, une bouteille de whisky et un verre posés devant lui. Monsieur, avait fait le gamin, j'ai un bon tour de magie, je vous le montre, si vous voulez. Ça l'avait fait rigoler, ce gros homme à la face de goret, il avait appelé près de lui les types de sa bande et avait jeté sur la table un billet de un dollar.
Lentement, et en prenant soin de montrer à tous la clarté de ses gestes, le gamin avait mis une seule balle dans le revolver de son père. Il avait fait claquer le barillet, avait visé le sol et il avait tiré. Sans surprise, la balle avait troué le bois.
Le gamin avait ensuite retourné l'arme vers Harrington qui rigolait toujours, et pressé cinq autres fois la détente. Cinq détonations. Le gros homme était parti en arrière et s'était effondré, sa panse percée comme une outre pleine d'un vin noir et épais. Le temps que les témoins ne comprennent, le gamin avait quitté le saloon et s'était proprement évaporé, on ne l'avait jamais retrouvé. Un autre tour qu'il avait eu le temps de peaufiner.

Le père du gamin n'était pas une flèche mais c'était quelqu'un de fiable, un travailleur honnête. Un homme bon, silencieux mais aimant, capable de tendresse. C'était surtout un sacré magicien. Les choses qu'ils faisaient disparaître, et bien, elles ne disparaissaient pas vraiment. Ça, le gamin avait fini par le comprendre. Elles se déplaçaient hors de vue, mais elles étaient toujours bien là. Il fallait juste savoir où regarder.
Le jour où, bien des années plus tard, le gamin était devenu une telle ordure qu'il avait sous le coup de la colère et sous l'emprise de l'alcool abattu sa femme et sa petite fille, ce jour-là, et bien, on peut dire qu'il avait réussi le pire tour de magie de sa vie. Ou alors le meilleur. Même son père, s'il avait pu revenir du royaume sombre, n'aurait pu deviner le truc.


REPRISE

Reed tenait deux revolvers, par le canon. Dès qu'il aperçut le Tireur, il jeta les armes, devant lui.
(Dis son nom et abats ce salopard.)
- Ne tire pas, ne tire pas ! Regarde !…
Écartant les pans de sa veste, Reed dévoila trois revolvers supplémentaires passés à sa ceinture, dont il se débarrassa de la même manière. Puis il s'accroupit, retroussa la jambe gauche de son pantalon et dégaina un pistolet minuscule, d'un holster passé à son mollet. Le pistolet fit un bruit lourd en tombant sur la moquette.
- Regarde ! Je suis à poil, parole ! (Il leva les mains en signe de reddition totale.)
Le Tireur arma ses propres revolvers, et plissa les yeux en visant le crâne de son adversaire. Il fixait un point juste au dessus de la ligne des yeux.
- Attends, attends, ne tire pas ! Ne tire pas tout de suite !
Agitant ses deux mains devant lui, Reed recula jusqu'au mur qui fermait le couloir. Il avait l'air paniqué. Le Tireur pensa aux cadavres en bas dans le hall.
(Dis son nom et descends ce chien.)
- Fais-moi la peau, Maitre des Dragons, lança le prophète, mais je te promets qu'il te manquera quelque chose pour comprendre ce bordel. Et tu veux comprendre, je le sais. Tu veux comprendre !
En réalité, le Tireur voulait seulement effacer un dégénéré de plus. Il en grognait quasiment. Il pouvait même sentir le parfum si particulier de la cordite mélangé à l'odeur mouillée de la chair ouverte. En face de lui, la tête de Nathaniel Reed éclatait déjà sous ses balles.
(Si tu le veux si fort, pourquoi est-il toujours debout ?)
Quelque chose l'empêchait de tirer, c'est vrai. Et non seulement le bourreau des Sœurs en jurait-il intérieurement, mais encore s'en mordait-il l'intérieur des joues, jusqu'au sang.
Reed était grand, immense, même, et d'une extrême maigreur. Son teint si pâle qu'il tirait vers le livide. Ça contrastait violemment sur ses vêtements sombres, et ça lui donnait l'air de venir de s'échapper d'une tombe fraiche. Ou d'être au bord d'y retourner. Cerise sur le gâteau, Reed était laid. Au-delà du raisonnable. À vrai dire, il semblait comme recraché du pire des cauchemars.
Et tout ça le rendait fascinant. Le Tireur s'en sentit coupable, et il ne tirait toujours pas.
Reed marqua cette hasardeuse première victoire de son épouvantable sourire. Du menton, il désigna la porte immédiatement à sa gauche. Lorsqu'il parla à nouveau, toute trace de panique s'était évanouie.
- Chambre 36. C'était la dernière de libre. Mais c'est du bol, c'est la plus grande. La suite royale, comme qui dirait. Tu me rejoins ?
Il y avait quelque chose de clairement révulsant dans sa voix. Un accent « écailleux », le Tireur l'entendait clairement.
Ses deux mains levées haut, et bien ouvertes, Reed disparut dans la chambre. Le Tireur eut alors la très friable et très désagréable impression qu'un pick-pocket venait de le délester de quelque chose d'essentiel. Dans l'air trainait aussi une odeur vaguement incommodante. Salée.
Pourquoi ne pas avoir tiré ? La question commençait à être agaçante.
(Non, ça ne t'agace pas, c'est bien pire, ça va te rendre fou dans deux secondes. Tu ferais mieux de rester dans l'action, mon gars.)
Sans baisser ses revolvers, le Tireur s'élança après Reed. Ce n'est qu'alors qu'il remarqua le rouge profond qui moquettait tout le troisième étage, du sol au plafond. Quelle drôle d'idée. Ses chevilles avaient même l'air de s'enfoncer dans la mélasse du tapis. À la réflexion, elles s'y enfonçaient pour de bon. Merde. Il se retrouva vite à patauger, comme dans une ravine de sang, mais un sang beaucoup trop épais, un genre de pâte, qui lui aspirait les genoux, à présent. Il fallait bien avancer, pourtant, et ce ne fut pas une partie de plaisir. Jusqu'au seuil de la chambre, la distance lui parut folle. Arrivé devant la porte, il était en nage. Un puissant goût de cuivre avait aussi envahi sa bouche, écœurant, il faillit vomir. Au lieu de quoi, le Tireur lutta pour se reprendre. Il vida son esprit, refusant de se laisser désorienter par une simple couleur. L'illusion dura quelques instants de plus, avant de refluer. Alors il entra.


RESOLUTION

« La chambre n'était pas si grande, Reed avait menti, mais de toute façon, quand on y pense, tout ce qui sortait de sa bouche faisait comme de la merde. »
Soeur Calderon ne relève pas. En général, elle n'aime pas que je sois vulgaire, mais là, elle laisse passer. Je continue.
« Les femmes n'étaient pas là, la chambre était vide. D'après Brandt, Reed s'était vanté de les avoir réunies comme un troupeau, et de les retenir avec lui dans la chambre, mais quand je suis entré elles n'étaient pas là, impossible de savoir ce qu'il en avait fait.
- La chambre était vide, répète Soeur Calderon.
- En réalité, pas exactement. Il y avait la gamine. Reed, lui, s'était approché d'une fenêtre. Il regardait dehors, le salopard se fichait pas mal de me tourner le dos. »

- Si tu te demandes où sont les femmes, fait le prophète en se retournant, elles ne sont plus là. Enfin si, elles sont là, mais disons que… tu ne peux pas les voir, voilà. (Il hésite. Les choses ont l'air confuses dans sa tête.) Bon, écoute, c'est pas un tour facile à préparer, alors si tu veux bien, on en parlera une autre fois, je t'expliquerai. Ou tu préfères peut-être que je les fasse sortir ?
Je ne sais pas quoi répondre à un délire pareil, alors je la ferme.
- Bon, comme tu voudras, décide Reed (il croise les bras). Au final, ça m'est égal. Mais si ça ne t'ennuie pas, Nancy reste avec nous, elle aussi.
Il parle de la gamine. Assise bien droite au milieu du canapé, elle fixe le mur en face, immobile. Je pense qu'elle est en état de choc.
- Nancy joue un rôle intéressant, tu sais ? C'est elle qui surveille l'heure.
Effectivement, la gamine tient quelque chose dans ses petites mains blanches. Une montre à gousset, ouverte.
- Vois-tu, c'est Nancy qui nous dira quand ce sera l'heure. L'heure pour toi de me coller une balle entre les deux yeux.
Reed est complètement parti, c'est ce que je me dis en face de ce sourire. Mais j'ai envie de tout sauf de le sous-estimer, en fait, c'est tout le contraire. J'ai l'impression d'avoir retourné une pierre de la pointe du pied, pour découvrir dessous un méchant crotale au grelot frénétique.

Soeur Calderon m'accorde son attention la plus complète, ce qui me met rudement mal à l'aise, comme à chaque fois. Retranchés au fond de leurs orbites, ses yeux brillent de quelque chose qui n'appartient qu'à elle, même si tout autour, son visage n'a aucune expression. Je zieute en biais, certains jours, quand elle me reçoit et que je dois tout déballer. Je regarde en douce. Et bien, je pourrais jurer qu'elle ne cligne jamais des paupières. C'est… Je ne sais pas. J'imagine que je dois me tromper. Je veux dire: il faut que je me trompe.
Quoi qu'il en soit, je poursuis mon rapport.
« Ok. Reed est siphonné. Il a demandé du temps, je lui en accorde. Comment dire… Pratiquement contre mon gré. Le salaud est vraiment très très moche. Adossé à la nuit, il se met à frimer, au sujet du massacre du train, au sujet de la suite, c'est un vrai moulin à paroles, il m'écoeure. Il arrive même à balancer que c'était juste un truc pour me faire « sortir de mon trou », c'est ce qu'il dit. Vous savez, ma Soeur, en y repensant, je crois qu'il faut que j'avoue que je me suis perdu, quelques minutes, face à lui. Ce type s'est joué de moi, d'une manière ou d'une autre, et c'est pour ça que je ne tirais pas. Il n'y avait pas que de la curiosité, il y avait un autre truc. Il y avait un truc qui se nichait confusément dans sa voix, c'est ce que je pense. Dans son assurance aussi. Il n'était pas seulement suicidaire ou arrogant, ou fou, vous comprenez ? Il était… comme quelqu'un qui a pleinement conscience de son job, et pleinement conscience de très bien le faire. Je ne peux pas le dire mieux que ça. »
Mi cuir tanné, mi caillasse, Soeur Calderon ne fait aucun commentaire.
« Au bout d'une tranche de logorrhée, Reed veut aller s'asseoir. Il me demande la permission et va s'asseoir tout près de la gamine. Ça la sort de son état de choc, elle sursaute et me lance le regard le plus terrifié du monde. Moi, je prends un petit fauteuil jaune, qui leur fait face. Bien sûr, pas une seconde je ne cesse de le tenir en joue. »

- Bon, parlons sérieusement. (Il se penche en avant et joint ses mains au dessus de ses genoux). Il faut vraiment que tu me vois comme un prophète, c'était pas du flanc, c'était pas juste pour la frime, ok ? Et comme tout bon prophète, j'annonce la venue de quelqu'un d'assez important. Quelqu'un, vois-tu, de beaucoup plus grand que toi ou moi. Quelqu'un qui va changer la face des choses, dans les grandes largeurs, et pour les siècles des siècles. Je rêve de te dire son nom, ça, c'est sûr, mais n'insiste pas, je peux pas. (Il se met à agiter ses mains devant lui en signe de négation). Je sais, c'est idiot pour un prophète, mais je t'assure, ce serait blasphémer, et le blasphème, ça craint. Moi, je peux juste annoncer sa venue. C'est à un autre de le nommer. Tu as raison, c'est presque inutilement compliqué. Mais c'est pas moi qui fixe les règles, merde !
Le délire continue. Sauf que je sens une vibration différente dans la chambre. L'expression sur le visage de mon client s'est modifiée, il a l'air en proie, tout à coup, à une grande excitation nerveuse.
- Garde juste en tête que c'est une huile, enchaine-t-il. Un boss ! Tu as intérêt à me croire, mon vieux, je t'assure. Je te parle du Boss ! (sa main droite claque sur sa cuisse, la pauvre Nancy sursaute à nouveau.)
- Le Boss arrive ! Et si seulement je pouvais te dire son nom, si on me laissait faire… Merde !
Il scelle ses lèvres d'une manière franchement exagérée, ridicule. La bouffée d'excitation qui s'est emparée de lui le fait trembler de tous ses membres. Son regard est exorbité. Son débit s'est accéléré aussi, sur les derniers mots et quand à son cou et ses joues, ils se sont couverts d'une rougeur qui rend son aspect général un peu plus éprouvant encore.
Je le regarde comme le gosse boudeur et vexé qu'il est à cet instant, et c'est comme si un parfum entêtant se dissipait. L'illusion, quelle qu'elle ait été, a fonctionné un temps, mais je me rends compte qu'au bout de tout ce charabia énervé, il n'y a finalement rien d'autre qu'un maniaque à oblitérer d'urgence.
Presque le silence, dans la chambre. En tendant l'oreille, on perçoit le bruit de la montre dans les mains de la gamine.
- Et donc ? je finis par demander.
Reed tique, tout de suite.
- Comment ça, « et donc » ?
- Ben, je sais pas. Je sais pas, y a une suite à toute cette merde puante qui te sort de la gueule ?
Dans le mille. Reed reçoit l'insulte comme un coup de tisonnier en travers du visage. La rougeur sur sa nuque et ses joues avale en une seconde le reste de la tête, grimpant jusqu'aux cheveux, colorant ses oreilles dans le même temps. Elle gagne aussi en intensité, et l'on peut craindre que le prophète va se mettre à saigner par tous les pores de sa peau. À la place, ses traits se révulsent et il serre les poings, à s'en faire blanchir les phalanges. Et puis il se lève, enragé.
- Mais tu comprends rien ! Tu comprends rien, putain ! Mais c'est pas étonnant, c'est parce que tu n'es rien. Tu n'es pas digne de la Nuit qui avance, pas une seconde…
Je le coupe pour enfoncer le clou.
- Attends, laisse-moi résumer, je fais. Tu as tué tous ces pauvres types juste pour pouvoir me servir toutes ces conneries sur je sais pas qui qui arrive, et c'est ça, ta putain de prophétie de merde, NATHANIEL REED ?
Son indignation est à la mesure de son orgueil. Deux veines énormes enflent sur ses tempes et il va pour l'ouvrir encore mais la montre dans les doigts de la petite Nancy lance un ding qui tomberait presque à plat, sauf que dans la seconde mes dragons rugissent. À bout touchant, douze balles, qui pulvérisent l'horrible visage du prophète, projetant alentours le sang, les éclats de dents, et d'autres matières plus ou moins glaireuses.

« L'enfant a hurlé ? demande Soeur Calderon.
La question me cueille, je dois faire un effort de mémoire.
- Non. La gamine… a sauté du canapé, je crois qu'elle s'est réfugiée dans un coin de la pièce. La montre lui a échappé, dans le bazar.
- Continuez.
- Je suis sorti de la chambre. J'ai rapidement descendu les trois étages, et je me suis retrouvé dehors, la rue était pleine de monde, tout à coup… »

Quand il me voit sortir, Brandt se tourne vers ses adjoints et leur fait un signe rapide. Les homme me dépassent et se ruent dans l'hôtel derrière moi.
- Bon Dieu… lâche Brandt en se portant à ma hauteur.
- Shérif, je ne sais pas où sont les otages. Les femmes. Elles n'étaient pas là-haut…
- Ok. On va fouiller toutes les chambres. Elles sont toujours à l'intérieur, c'est sûr.
- Ouais, je fais (un peu embêté, quand même. Je me retourne alors, je m'attends à ce que la gamine m'ait suivi mais ce n'est pas le cas, je ne la vois pas, c'est idiot.) En tout cas, vous trouverez une petite fille, Nancy… Merde. Nancy quelque chose. Elle était avec nous là-haut, et ses parents sont sans doute… Prenez soin d'elle, vous voyez ?
- Je vois bien, vous inquiétez pas. On va la faire conduire chez le docteur Prubens, en attendant mieux. Comptez sur nous.
- Merci, Shérif.
- Vous, vous allez m'attendre au saloon. Je vous offre la meilleure bouteille de la ville et je vous rejoins dans une demi-heure, environ. Ça ira ?
- Ça ira au poil.
Il me sourit, avant de disparaître à son tour dans l'hôtel.


CHAPITRE 7

Le saloon était vide. Le Tireur s'installa dans un coin et fit un signe au barman. Puis il sortit de sa poche la montre du prophète, et la posa sur la table devant lui. Elle n'avait pas souffert, dans le bazar. Simplement, un peu de sang de Reed l'avait éclaboussée, rien de méchant non plus.
Le barman lui amena une bouteille et un verre, le Tireur en demanda un second.
Trouver un sens aux évènements de la nuit n'était pas chose facile, il n'appartenait qu'aux Sœurs de comprendre ou d'expliquer. Lui n'était qu'une arme. Rien de plus qu'une mécanique froide et mortelle. Autant se conformer à ce rôle. Faire le job et rentrer.
Le shérif Brandt mit un peu plus de temps que prévu à le rejoindre. Il se laissa tomber dans la chaise de l'autre côté de la table, et se servit un whisky. Il avait l'air complètement épluché. C'était une vraie nuit d'horreur que vivait Las Cruces, comme jamais elle ne souhaiterait en revivre. Bonne nouvelle: les femmes retenues en otage aient été toutes retrouvées. En vie, dans la chambre 36. Le Tireur en ouvrit des yeux comme des soucoupes. En revanche, d'une fillette prénommée Nancy ou autre chose, il n'y avait aucune trace, et Brandt et ses hommes avaient bénéficié de l'aide de plusieurs personnes pour fouiller le Double Ace de fond en comble, entre autre pour s'assurer que Reed avait bien agi sans complice. La gamine était introuvable.
Les deux hommes échangèrent un long regard.
- Elle a sans doute quitté l'hôtel juste après vous, vous n'avez pas fait attention, c'est tout, imagina le shérif.
Le Tireur hocha la tête, pas convaincu. Une boule se forma dans sa gorge, il se resservit un coup pour la faire passer. Comme il voyait les choses, il allait rester là et descendre cette bouteille, en silence. Les Soeurs l'avaient guéri de la saoulerie, il pouvait s'en donner à coeur joie. Brandt leva son verre, Seigneur Dieu, le vieil homme avait vraiment l'air au bout de son rouleau. Ils trinquèrent, et tout le monde la ferma pour le reste de la nuit.

L'aube pointait quand le Tireur quitta le saloon et remonta les rues de Las Cruces vers le nord. La ville pointait encore, mais la gueule de bois promettait d'être sévère. Brandt lui avait rappelé la direction à prendre, mais il ne l'avait pas réellement oubliée. Profitant de l'air frais du tout petit matin, le Tireur marcha jusqu'en bordure de la ville, de là il aperçut l'église, perchée sur la même petite colline que dans son souvenir. Il y dirigea ses pas que la fatigue commençait à alourdir, et le passé lui renvoya quelques images.
Lorsqu'il l'eut rejointe, il prit un moment pour contempler la Maison de Dieu. Dans la lumière montante, le bois de l'édifice souffrait à plusieurs endroits, un rafraichissement serait nécessaire, il se promit d'en parler au shérif. A part ça, l'humble et touchante majesté du bâtiment était intacte. Comme il se tenait contre l'enclos qui en délimitait le jardin, le Tireur hésita à y pénétrer et à venir toquer à la porte. Il se retint. Ces souvenirs-là attendraient encore un peu avant d'être revisités.
Il se remit en route, longeant l'enclos et suivant le chemin qui contournait l'église par la gauche, jusqu'à la dépasser. Il dépassa aussi le cimetière de croix basses qui s'étalait derrière elle, et marcha encore une bonne demi-heure avant de finir par dénicher la maisonnette, en retrait d'un épais bosquet. A cette porte il frappa. Et c'est un très vieux et très cher sourire qui lui ouvrit. Madame Montalban le prit dans ses bras et le serra de longues secondes, avant de l'inviter à entrer.

- Vous avez bien reçu mon présent ?
- Bien sûr ! Il est splendide, je te remercie. Il a dû te donner du fil à retordre. (La vieille femme gloussa en revenant de la cuisine avec deux tasses d'un café qui embaumait toute la cabane.) Le pauvre garçon qui me l'a amené, j'ai bien cru qu'il allait en casser sa pipe, de trouille.
Elle tira un tabouret et s'assit en face de lui.
- Tu as affronté un autre serpent, cette nuit, continua-t-elle.
Le Tireur acquiesça en silence. Il se tourna vers la petite fenêtre derrière laquelle le jour avait maintenant repris tous ses droits. La journée promettait d'être belle et lumineuse.
- Ça fait combien de temps, dis-moi ? Je n'arrive pas à me souvenir de la dernière fois où tu es passé me voir…
Ce qui était un joli mensonge, car si quelque chose pouvait difficilement être pris en défaut, c'était la mémoire de Madame Montalban. Il le savait d'expérience.
- Le temps… Est-ce que ça veut dire quelque chose, pour nous ? répondit-il en souriant.
Elle lui sourit en retour.
- Probablement pas.
Le café était aussi fort que dans son souvenir. La première gorgée lui emporta la bouche.
Ils passèrent deux bonnes heures, et plusieurs tasses, à rattraper le temps perdu, à se donner des nouvelles. Et puis le Tireur bailla. Elle lui proposa sa chambre, minuscule, il ne se fit pas prier. Il s'endormit en quelques secondes, plein de la promesse d'un repos véritable. Il ne dormait jamais aussi bien que chez Madame Montalban.


                                               ***

Il ouvrit les yeux au crépuscule. La maisonnette était vide, et partout l'odeur du café persistait, maitresse des lieux. Il sortit et contourna la petite bâtisse. Comme il s'y attendait, il trouva la très vieille femme affairée, à la lueur de quelques lanternes suspendues, près de trois grandes caisses de bois qui bruissaient dans la nuit naissante. Durant deux bonnes heures, il lui prêta mains fortes pour tirer de ses crotales tout ce dont elle avait besoin. Ils rentrèrent ensuite pour diner, et discutèrent encore. Au moment du coucher, il insista pour dormir au sol, cette fois, sur le matelas d'appoint que Madame Montalban avait tout d'abord prévu pour elle-même.
- Tu es mon invité, enfin ! se défendait-elle.
- Mais je ne veux même pas en entendre parler, qu'est-ce que ça veut dire ?! Trancha-t-il avec bienveillance.
Un violent orage passa cette nuit-là sur Las Cruces. Autour des trois heures, un coup de tonnerre particulièrement franc le tira sans galanterie d'un sommeil pour une fois sans rêve, mais il se rendormit dans l'instant.
Le lendemain matin, elle le prit une dernière fois dans ses bras, sur le pas de la porte, et le regarda s'éloigner vers la ville. Il lui avait promis qu'ils n'auraient pas à attendre si longtemps avant une prochaine visite.

Poussant la porte de son bureau, il trouva Brandt en pleine conversation avec deux de ses adjoints, Tartane et Boyd. Les hommes avaient repris quelques couleurs, mais de belles cernes marquaient leurs visages. Les traces de l'angoisse vécue trente-six heures plus tôt mettraient du temps à disparaître complètement.
Le visage de Brandt s'éclaira d'un grand sourire.
- Je pensais que vous aviez déjà quitté la ville, lança-t-il.
- Sans dire au revoir ? Pas très chic de ma part.
Ils partagèrent une poignée de main.
- Je ne veux pas déranger, cependant… fit le Tireur.
- Oh, vous dérangez pas ! Je règle une affaire et je suis à vous.
Le Tireur eut un geste pour les adjoints qui ne le quittaient pas des yeux, impressionnés, puis il sortit. Brandt le rejoignit quelques instants plus tard. Ils s'accoudèrent tous deux à la rambarde et pendant une minute ou deux, sans parler, ils regardèrent la vie comme elle circulait dans la rue boueuse, insouciante ou pressée.
- On dirait bien que Las Cruces continue comme si de rien n'était, commenta le shérif. (Il secoua la tête.) Difficile d'imaginer tous ces morts, toute cette peine. Et la trouille qu'on a ressentie…
- La gamine de l'hôtel ?
- Rien… Je suis désolé.
Le Tireur haussa les épaules. Il y avait repensé, un petit peu, et savait en fin de compte à quoi s'attendre.
- Vous avez dit que les types comme ce prophète, ce Reed, vous avez dit qu'ils peuvent faire ça ? Ce genre d'illusions ?
- C'est difficile à expliquer, Shérif. Je suis pas sûr d'y comprendre grand chose moi-même. Ça arrive qu'ils fassent ça. Ça ne change rien au résultat, pas vrai ? (Il se tourna vers son interlocuteur, le regard brillant d'une lueur fugace mais glaçante.) Je ramène leur scalpe, à chaque fois.
Brandt préféra ne pas pousser plus loin sa curiosité et décida de changer de sujet. Il proposa une cigarette que le Tireur refusa et s'en colla une au coin de la bouche avant de craquer une allumette.
- C'est la seconde fois que j'entends parler de scalpe aujourd'hui, tiens.
- L'affaire que vous étiez en train de régler avec vos hommes ?
- Exactement. Un beau sac de nœuds, ça aussi, avec beaucoup moins de sang, Dieu merci ! On a ramassé un gamin, un indien, avant qu'il fasse une énorme bêtise.
- C'est le jour de chance de quelqu'un, on dirait.
- Oh, pour sûr, et c'est le mien aussi ! s'exclama Brandt. De la manière dont je vois les choses…
La porte du bureau s'ouvrit derrière eux et Boyd vint parler à l'oreille de son chef. Brandt fit un oui de la tête, avant de revenir vers le Tireur.
- J'en ai encore pour une petite minute. Vous serez toujours là ?
- Rien ne me presse, Shérif. Rien ne me presse.
Et il regarda l'homme de loi disparaître avec son adjoint à l'intérieur du bâtiment.
Il reporta ensuite son attention vers la rue et laissa son regard errer de silhouettes en silhouettes. Il remarqua un groupe de jeunes femmes qui avançaient dans sa direction, en riant et en se chamaillant pour de faux. L'une d'elles désigna une épicerie de l'autre côté de la rue, elles laissèrent passer un chariot avant de traverser en soulevant leurs robes pour éviter de les salir dans les ornières fraiches.
L'une des jeunes femmes resta en arrière du groupe. Tournée vers le Tireur, elle le dévisageait. Il ne l'avait pas remarquée, au milieu des autres, pourtant elle n'avait rien de commun avec elles. Vêtue de noir et de blanc, elle portait la tenue qu'imposait son ordre.
Le Tireur se redressa, aux aguets. Hors de la mission, les Sœurs respectaient un vœu de silence. Celle-ci passerait donc son message par geste. De fait, elle montra du doigt le bureau du shérif, derrière lui. Elle leva ensuite trois doigts de son autre main et les garda ainsi le temps nécessaire pour s'assurer d'avoir été vue. Puis elle tourna les talons et s'éloigna. En la regardant descendre la rue, il sentit son sang qui s'échauffait dans ses veines. Elle disparut au premier angle, alors il se rua dans le bureau de Brandt:
- Shérif, j'ai besoin d'en savoir plus au sujet de ce jeune indien !


À SUIVRE.

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