Le quart d’heure de torture

Alexis Garcia

Une dystopie dans un futur proche !

Il prendra place sur sa chaise de fer banale, jaune néanmoins, comme si le Soleil était descendu la peindre lui-même. Il respirera profondément, appréciant l'oxygène, juste un peu réchauffé, de la salle de classe toujours ouverte, la relique de son sourire intérieur dans la châsse de son cœur. Il ouvrira religieusement un livre pour la dernière fois. La main gauche calera l'ouvrage, comme on stabilise au port les navires. La droite aura gardé la mémoire des grains des milliers de pages qu‘elle aura déjà eues le plaisir de parcourir. Il ne sera pas aveugle, mais il aimera caresser les textes comme les chats ou les chiens, qui n'existeront plus d'ailleurs. Il percevra la fragrance délicate de l'encre, qu'il ne comparera pas à une fleur, car les roses, les marguerites, les lys… on pourrait terminer cette autre page avec la liste, auront disparu aussi. Il songera que les livres ont une odeur bien à eux, souvent différente de l'un à l'autre, comme s'ils étaient un corps, comme s'ils étaient parfumés ou au contraire dans la négligence de leur âge. Il se souviendra des quelques vieux spécimens, rencontrés sur les rayons des bibliothèques, dont les couvertures râpées auront semblé timidement lui parler. Il pensera aux ouvrages neufs, arrogants eux, qui auront eu la prétention de l'interpeller chez les libraires, qui auront fleuré, avant que d'être ouverts, toute l'industrie du livre. Il fermera les yeux une minute, se remémorera ses grands moments de lecture, ses découvertes, ses nouveaux mondes, ses Amériques de poches à portée de la main et de l'esprit. Enfin, comme on prend une ultime bouffée de cigarette avant son exécution et cul-sec le petit verre de rhum, il se mettra goulûment à lire :

 

 

« Il sera une fois encore une dictature de plus. De trop ? On n'aura pas le droit de le penser. Pour en être plus sûr, le ministre de la rééducation nationale, très investi dans sa charge, proposera une mesure innovante, largement susceptible de redresser les pensées les plus rétives. Il s'agira d'instaurer dès le collège, pour chaque niveau, dans chaque classe, une fois par jour, cela suffira dans un premier temps, un « joli quart d'heure de torture ». Telle sera la dénomination officielle, le mot « joli » considéré par les grammairiens du régime comme un adjectif superlatif. L'organisation sera des plus simples. L'élève le plus puni durant le premier mois de l'année scolaire sera le premier bourreau, le moins puni sera le premier supplicié. Le lendemain on inversera les rôles. Le professeur aura la délicate mission de dresser la liste de passage des couples de torture suivants.

Les tables de la salle auront été préalablement disposées en V, la pointe de la lettre dirigée vers Victoria, la nouvelle capitale. Le professeur se tiendra à son bureau, droit comme un I et comme un juge. Il aura d'ailleurs un marteau sentencieux pour écraser le bruit, ou le silence, ou ses propres doigts s'il ne se trouve pas suffisamment à la hauteur de l'Inhumanisme, la religion philosophique d'État alors prospérant. Il ne sourira jamais autrement que par un rictus savamment travaillé, dès la faculté, dans les ateliers du rire rare.

Le quart d'heure de torture aura lieu le matin, bien sûr, un peu à la manière des exécutions anciennes, à la toute première heure de cours, et d'octobre à août, continûment. Point de vacances évidemment pour les études, pour la souffrance, et pour l'apprentissage de l'obéissance. Ainsi le redressement des consciences sera renforcé par la répétition tout au long de l'année des sévices choisis. Nul n'y pourra s'y soustraire puisqu'il sera interdit d'être absent. Les malades auront toutefois une séance adaptée à leur état physique et mental. S'ils sont bourreaux, ils pourront demander à un remplaçant de torturer pour eux, à la condition de donner des instructions précises et de ne pas quitter la salle. S'ils sont suppliciés, ils pourront échanger la séance du jour contre deux autres ultérieures mais consécutives, et ce dans un délai raisonnable.

Il ne faut pas s'imaginer pour autant que le régime d'alors sera totalement déshumanisé. Tout au contraire. Ce serait méconnaître l'Inhumanisme. Le sang ne coulera pas, les chairs ne seront ni contusionnées, ni incisées, les ongles ni les dents ne seront arrachés. Aucune amputation ne sera permise. On ne sera pas brûlé non plus. Cependant on pourra être tondu, rasé, dépouillé, souillé, humilié. Jamais écorché ! Le narrateur insiste sur ce point de réalité future modérée. Il ne saurait avoir peur de se terroriser lui-même par de trop terribles évocations. Il se croit de plus digne de foi, peu affabulateur dans la fonction romanesque qu'il exerce, et il demande au lecteur de poursuivre sans crainte d'imposture.

Le nouveau système fonctionnera très bien quelque temps. Jusqu'au printemps de la troisième année pour être précis, jusqu'au jour de l'équinoxe et des grandes marées. Il faut dire que l'imagination créatrice du Chef Suprême sera peu bornée. Ce sera lui qui édictera, dans un petit manuel rouge à l'usage des enseignants, après la première année d'expérience, la typologie des sévices du « joli quart d'heure de torture », soient deux catégories : les humiliations, les claustrations. Il dressera aussi une liste très longue de suggestions, non exhaustive et à compléter, selon son souhait en préambule. On a déjà cité la tonsure et la souillure. Ajoutons pêle-mêle le reproche, la torsion, l'invective, la ligature, l'injure, l'écrasement, la prédiction funeste, l'étouffement, la calomnie, l'oppression de la boîte… Oui, la boîte. La simulation de l'enfermement funèbre. Avec cloutage au pistolet automatique du couvercle. Puis sensation de légère descente, d'inhumation, ou de chaleur extrême, d'incinération, selon l'esprit de la saison.

Nous voici donc en mars. Dans une classe en bordure d'océan, le V des tables, un peu arrondie d'ailleurs, ne pointera pas tout à fait la capitale, mais plutôt le pôle nord magnétique, le delta de la lettre ouvert au sud. Le professeur de lycée, flottant entre deux âges, amateur de romans-textos, chasseur d'images, et même pêcheur parfois, aura choisi, dans la négligence d'une habitude de plus, sans s'en douter une seconde, comme partenaires de torture, un vrai couple, récemment formé, ignoré de beaucoup, il est vrai. Le bourreau sera la jeune fille, point laide, très imaginative, et amoureuse. Le jeune homme, quoique non sans charme, sera naïf, on s'en doute, et même un peu poète, malgré la rationalité omniprésente de la dictature, de la classe préparatoire aux maisons de retraite. On se méfie toujours plus des jeunes qui ont tout à gagner, et des vieux qui n'ont rien à perdre. Il n'est pas nécessaire de se le dire. C'est ainsi qu'il aura écrit, le petit descendant spirituel de Rimbaud, des vers très réguliers apparemment à la gloire du Chef Suprême, et des chansons rythmées, on ne sait comment un peu triste.

Lectéa le sera aussi qui devra « punir » son Publius, car la perversité ne sera en elle ni innée ni acquise encore. Elle choisira cependant sans hésitation la voie de la claustration, pensant qu'un enfermement s'oublie, pas une honte, que ce soit un quolibet ou un crachat. Elle ne trouvera rien, dans la liste des « boîtes », qui lui convienne, qui soit assez peu indolore. Elle se souviendra soudain de la « poche amniotique », présentée récemment dans un atelier d'investigation, technique originale de plongée in utero, de reconstitution de l'état prénatal, expérimentée par les forces de police maritime du quartier pour disséquer la psyché des suspects, déterminer leur degré de culpabilité intrinsèque, un peu comme la phrénologie au dix-neuvième siècle.

On amènera le caisson de simulation au centre de la classe, et la séance commencera sans plus tarder. Publius y pénétrera comme un magicien s'apprêtant à disparaître. Il fera un signe de complicité à Lectéa qu'il étendra à l'ensemble du public, y compris le professeur, et peut-être le Chef Suprême dont les yeux et les oreilles seront partout. On verrouillera l'espèce de sarcophage moderne à hublot, qui fera aussi penser à un scaphandre horizontal, ou à une longue pendule renversée par un tremblement de terre ou des Vandales. Son visage apparaîtra d'abord de marbre par la petite lucarne, et on s'attendra à ce qu'il sonne silencieusement l'heure solennelle. On verra sa paume d'Adam déglutir, et on comprendra qu'il aura été projeté dans l'extrême passé de sa propre gestation. On aura alors la surprise, allongée comme un café américain d'antan, de le voir sourire d'un bout à l'autre du quart d'heure. Il racontera à sa sortie à Lectéa, à l'assistance des futurs bourreaux et suppliciés, au professeur ne sachant que faire de son marteau, aux oreilles maudites du dictateur, qu'il aura réentendu une des lectures que sa mère et son père faisaient au fœtus attentif qu'il était, durant la toute dernière période de gestation, jusqu'à la délivrance, la lecture répétée, de quart d'heure en quart d'heure, de la dernière nuit avant sa naissance : Le livre de Jonas. »

 

 

Comme on quitte son pays et son rêve pour ne plus jamais revenir, il refermera lentement le livre, les yeux rivés aux derniers mots, vagues roches brisées s'ensablant en limite de la mer narrative. Il repensera aux enfants du capitaine Grant voguant d'un continent à l'autre, à sa propre enfance assise et exploratrice, malgré les crises d'asthme, aux cinq semaines en ballon à jouir de rotondités, au tour du monde en quatre-vingts jours à courir avec Phileas Fogg, aux vingt mille lieues sous les mers à méditer avec le capitaine Nemo, et aux amours de Michel Strogoff qu'aveuglent le sabre fou, la belle Nadia, et la grande Russie tsariste. Il entendra encore une fois l'accent naïf de la chanson de Gavroche, le coup de feu rapide et assassin, la chute légère du gamin, une cartouche à la main, comme la fleur des révolutions. Il se récitera trop rapidement « Ma bohème » et « Le dormeur du val », se sentira, fuyant sur la via sacra des Lettres aux dalles grises apeurées, professeur « idéal », poursuivi par une gomme géante bleue et rose, monstre moderne à la fausse innocence des couleurs. Accablé et heureux de souvenirs littéraires, il relèvera la tête. Il regardera par les fenêtres le Ciel qui refusera de ne plus être azur, le Soleil qui s'obstinera à monter, quelques hirondelles qui écriront un savant poème en une longue phrase unique, infinie, tissée en arabesques. Il voudra dire quelque chose d'un peu solennel, de suffisamment ressenti et profond, qu'il puisse ensuite sans regret se taire à jamais. Aucun son ne sortira de sa bouche morte, aucun crapaud, aucun diamant, en l'absence de sortilèges, mais sur ses lèvres muettes qui auront tant redit de vers, ses élèves liront dans la brièveté forcée des épitaphes : « Voilà, c'était le dernier quart d'heure de lecture… Fermez vos livres. Avez-vous entendu claquer comme la grande porte du Temps ? Puissent, telles des roses d'autrefois, dans un blanc crème cérémonie, qui ne se fanent, vos consciences s'entrouvrir ! » On percevra simultanément, se rapprochant inexorablement, roulant un tonnerre enroué, comme des bruits de bottes molles « ta ga da, ta ga da », qui sembleront défoncer gentiment le sol et la petite éternité du présent, et on se demandera si apparaîtra, dans l'encadrement aux quatre vents de la porte, le capitaine d'une troupe de grognards français, ou des Cosaques Zaporogues élégants et féroces, ou des Ours de Sicile et d'ailleurs, ou un Ogre moderne à huit pattes et huit yeux, à l'intelligence joliment compartimentée et aux belles dents « ta ga da boum, ta ga da boum », et au ventre-baleine.

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