Le rat puni
My Martin
Les rats gris circulent sous la ville. Au lacis des rues répond en miroir le labyrinthe souterrain des canalisations sur plusieurs niveaux, l'eau, le gaz, l'électricité, les communications, les égouts. Les veines, les artères -les fluides, les déchets-, sous la peau de l'organisation sociale.
G a une horreur panique des rats. Répulsion irraisonnée : animal vif, fouineur ? Queue annelée ? J'achète des sachets de poison dans les jardineries, que je dispose dans le tuyau d'évacuation des eaux de pluie, dans la cour. Je teste les marques, varie les saveurs. Une grille carrée en fonte obture l'ouverture ronde. A la demande de G, j'ai placé un carré de fin grillage "à poules" en renfort sous la grille. S'étirer, se contorsionner entre les barreaux ? Un rat de la taille d'une souris, d'une musaraigne. Un jeune fou, à l'esprit aventureux, un fugueur en rupture de ban.
Certains se risquent en ville, fascinés par les lumières des vitrines, et finissent écrasés sur le bitume.
Je pousse les sachets dans le coude du tuyau. L'eau de pluie les dissout, la pâte bleue s'amalgame.
Ils sont tapis en embuscade. Je soulève la grille, en évitant qu'elle ne retombe sur mes doigts-, le grillage. Le rat, les rats mordent le sachet que je tiens, le tirent à eux.
Ils sont censés se gaver de poison -un anticoagulant- qui provoque des hémorragies internes et tue en différé, afin que les congénères du mourant n'établissent pas le lien entre la consommation du produit et la fatale issue.
Il ne s'agit pas d'exterminer en masse. Le poison est une gourmandise, de temps en temps, un pauvre animal, plus sensible, anémié, dépressif, meurt d'indigestion.
Les fabricants ne sont pas fous, ils ne vendent pas le produit miracle, sciant la branche prospère sur laquelle ils sont assis. Préserver le commerce. L'une des marques les plus efficaces est fabriquée par l'allemand Bayer -les Allemands sont performants en matière de chimie.
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Le poison, aussi vieux que l'humanité
Les Amérindiens d'Amazonie, le curare, "la mort qui vient d'en-bas". A l'aube, les vieilles femmes le préparent dans un chaudron avec une liane rare, récoltée dans la jungle. Une mixture dont la recette immémoriale est sacrée. A la nuit tombée, les vapeurs délétères se dissipent, les vieilles femmes gisent mortes. Le curare est prêt.
Les Indiens enduisent de poison la pointe de leurs fléchettes qu'ils projettent avec leurs sarbacanes. Le curare paralyse le cœur, les poumons, les muscles de la proie. La viande est consommable, le poison est neutralisé par la digestion.
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Grand Siècle, Cour de Louis XIX. L'affaire des poisons 1677 - 1682. Morts subites à foison. Le roi lui-même -mauvaise santé de fer-, un moment indisposé.
La variole (la petite vérole), hautement contagieuse. Vite les médecins ouvrent les corps : les organes sont sains ? Mort naturelle. Ils sont corrompus ? Poison.
La Cour bruisse, la rumeur enfle. Espions, le courrier est ouvert. Rivalités, haines recuites. Jouer habilement, miser sur le bon cheval.
La Reynie -lieutenant de police- enquête, on arrête des comparses dans les bas-fonds que fréquentent de hauts personnages -afin de connaître l'avenir, acquérir des poudres -poudre de succession-, des philtres d'amour. Tortures, aveux. Des noms circulent. La marquise de Montespan, favorite du roi, mère de ses enfants illégitimes ? Des femmes -la marquise de Brinvilliers en 1676, la Voisin en 1680- sont exécutées. Le roi ordonne d'interrompre l'enquête, demande les documents de police, les consulte, ordonne qu'on les brûle.
L'altière marquise de Montespan est éloignée. Elle avait jadis confié la charge de gouvernante de ses enfants illégitimes avec le roi, à la terne Mme de Maintenon ; elle avait introduit le loup -la louve- dans la bergerie.
Elle était célèbre pour son esprit -l'esprit Mortemart-, sens de la répartie, humour cruel. Les courtisans ne s'aventuraient pas sous ses fenêtres lorsqu'elle était avec le roi, pour ne pas être victimes d'un trait d'esprit, qui faisait rire le roi et la Cour. Le ridicule tue.
La dévote marquise de Maintenon épouse secrètement le roi en 1683.
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Marie Besnard (1896 - 1980), "la Bonne Dame de Loudun". Une parente lointaine -à confirmer.
La postière reçoit les confidences de l'époux de Marie, qui verse une poudre blanche dans sa soupe. Il meurt. La postière dénonce Marie. Investigations. Nombreux décès dans l'entourage familial de Marie, heureuse héritière des biens des défunts.
Arsenic ?
Procès, analyses de la terre des cimetières, expertises, contre-expertises.
Marie Besnard est libérée en 1954 et acquittée en 1961.
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Un trou dans la cour, au coin près de la buanderie, en prévision d'une gouttière jamais installée.
Un jour, un rat déambule dans la cour. Alerte niveau rouge. Balai et sécateur à la main, je me précipite. Mon projet consiste à l'assommer dans un premier temps, puis le tronçonner en plusieurs morceaux.
Le rat plonge tête la première dans le trou.
Je condamne le trou avec une boule de grillage.
Sur le trottoir près de la porte d'entrée, le tuyau d'évacuation des eaux pluviales est endommagé, cassure arrondie. Par le trou irrégulier, un rat sort et vaque à ses occupations dans la rue, sous les voitures en stationnement. Avec la pince coupante, je sectionne le fil de fer du grillage, afin de confectionner une boule hérissée de piquants dissuasifs. Boule hérisson, trou condamné.
Lecture du journal. Campagne annuelle de dératisation en ville. A l'hôtel de ville, le service de l'hygiène et de la voirie délivre gratuitement du poison. J'y vais. Couloirs, bureaux. L'employé s'enquiert du motif de ma visite. Du poison ? Je perçois une réserve. Il ouvre une armoire, prend le poison, me tend le sachet, et m'explique : "nous ne souhaitons pas éliminer les rats mais limiter leur nombre. Ils s'adaptent eux-mêmes, en nombre, en taille, en fonction de la nourriture disponible. Ils éliminent les déchets, leur rôle est utile."
Je sors de l'hôtel de ville, pensif. L'agent a raison. Je suis criminel d'éliminer les auxiliaires de l'administration.
Auxiliaires pleins d'entrain. Leur activité fluctue en fonction des travaux sur la voirie (rénovation des canalisations, ...).
Ils s'introduisent dans la cave. Sur une étagère au-dessus de l'escalier, ils déchirent l'emballage de plastique, déchiquettent les rouleaux d'essuie-tout, afin d'y aménager un nid douillet, une crèche, une habitation collective.
Ils vont et viennent, couinements sous le plancher, la sarabande.
Je m'approche du confiturier, localise le bruit à l'oreille et tape violemment du pied sur le plancher. Ils se figent. Puis les cris reprennent, l'excitation remonte à son comble.
A la cave, je conserve quelques bouteilles. Debout, pas couchées, car le liège des bouchons actuels n'a pas la qualité d'antan. J'ai jeté du vin de Chinon, bouchonné.
Découvert un midi, un rat desséché gît entre les bouteilles, témoins muets. Les croque-morts n'ont pas accompli leur mission.
J'évacue le corps aplati. Demeure sur l'étagère en bois une tache floue. Présence et absence.
Je la dissimule sous un morceau de marbre vert -partie de décor, cheminée démontée ? -, laissé par le précédent propriétaire.
Pierre tombale.
La mort. La puanteur envahit la maison. Des mouches noires bourdonnent, montent de la cave entre les lattes du parquet. Elles se heurtent aux vitres, bourdonnent dans le plafonnier de la salle à manger.
Les espèces de mouches se succèdent, il est possible de déterminer l'heure de la mort.
Puis le cadavre sèche.
Le rat est un animal intelligent. Il marche sur un fil, ronge le métal.
Dans une ville, autant de rats que d'habitants (ou deux fois ... sept fois, selon la ville).
Dieu dit à Adam et Ève
"Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre, et soumettez-la ... "
Mais au Paradis, dans les herbes, se cachent deux rats -un rat, une ratte, plus exactement. Ils croient que Dieu s'adresse à eux et se multiplient avec ardeur.
Les humains élèvent des rats blancs pour les expériences en laboratoire. Souffrance indicible, infinie. Les rats pensent dans leurs cages. Ils observent les dérèglements de la nature, les virus inconnus, le dégel du permafrost. Les humains ne perdent rien pour attendre ; les rats les enterreront.
Les feux se déclarent, la planète bleue est rouge. Ils convergent, se fondent en un brasier incandescent. L'eau s'est évaporée.
Le joueur de flûte revient. Vêtu de vert, sous son bonnet pointu. Menton en galoche, nez en trompette, il a le visage du chanteur Donovan.
Il joue sur sa flûte un air guilleret
" Nous n'irons plus au bois les lauriers sont coupés
La belle qui voilà ira les ramasser
Entrez dans la danse
Voyez comme on danse
Sautez, dansez
Embrassez qui vous voudrez ..."
Noël 1753 - marquise de Pompadour 1721 - 1764
Les enfants s'arrachent des bras de leurs parents, ils se rassemblent sur la place. Ils se prennent par la main, suivent le musicien en riant, dansent la farandole.
Je sors dans la cour. Un rat. Il ne fuit pas, il est ralenti. Il va lentement dans le coin de la cour, à l'angle de la cuisine. Un enfant puni. Il ne bouge plus. Il est mort.
S'il n'était pas mort, s'il se débattait, me mordait ?
Il y a bien un bac de compost dans le square public voisin mais lorsque l'on soulève le couvercle de bois, odeurs nauséabondes, un tourbillon de mouches et de moucherons s'envole.
Je prends le corps raidi dans une feuille d'essuie-tout, demande pardon au discret visiteur et le dépose dans la poubelle de la cuisine.
"Tu es poussière et tu retourneras poussière."
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