Le refuge des hommes

Stéphane De Saint Aubain

S’il y a bien un lieu où l’homme est encore à ses yeux l’égal de lui-même, il s’agit probablement bien de l’hôpital. Un lieu de neutralité, un havre, où la moralité est bienfaitrice.

 Le refuge des hommes

 

 

 

 

Écrit

par

Stéphane de Saint-Aubain

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TABLES DES MATIÈRES

 

— Introduction page : 3

Chapitre 1er 

— Trompe la mort page : 8

Chapitre 2ème

— Le patriarche page : 22

Chapitre 3ème

— L'hallucination page : 40

Chapitre 4ème

— Amnésie sélective page : 66

Chapitre 5ème

— La réquisition page : 82

Chapitre 6ème

— Oh my god page : 100

Chapitre 7ème

— L'hymne à la vie page : 117

Chapitre 8ème

— Les naufragés page : 129

Chapitre 9ème

— Le plan page : 152

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Introduction :

 

S'il y a bien un lieu où l'homme est encore à ses yeux l'égal de lui-même, il s'agit probablement bien de l'hôpital. Un lieu de neutralité, un havre, où la moralité est bienfaitrice et la même pour l'ensemble, et n'a aucun a priori en ce qui concerne les distinctions de genre. L'éthique s'élève gracieusement dans le cœur de ses hommes et de ses femmes qui veillent dans une bienveillance absolue à la bonne mise en pratique des traitements et des rémissions à travers le respect des individus, où l'égalité, la liberté et la fraternité possèdent encore un sens collectif.

Connus de tous et pour tous, aujourd'hui nous pourrions l'appeler l'île des naufragés. Un havre sécurisant mêlant des individus de classes et de races sans distinction précise dans son ensemble, échouant dans un même but et un même endroit. Un mélange des genres pas toujours vraiment bien assorti d'ailleurs. Imaginairement, il peut s'apparenter à un poumon de substitution, permettant de prévenir de potentielles asphyxies en lien avec d'éventuels maux d'origines viscérales ou mentales des individus, en oxygénant le sang, l'élément de principe à toute vie. L'humanité se côtoie à travers de multiples états de maladies et pathologies engendrées par la fatuité du destin. Celles-ci se distinguent de par leur caractère de gravités, insidieuses et sournoises, et sous diverses formes d'évolution.

Un petit point nécessaire sur l'évolution historique de l'hôpital s'impose quant à son origine et à ses missions. Machine opérationnelle à soigner conçue de l'homme pour l'homme, son nom premier était l'hospice, ayant pour vocation d'accueillir les plus infortunés de la nasse à savoir les malades, les vieux, les vagabonds, les fous, une boîte de Pandore en somme, un fourre-tout géant peu enviable, destiné à contenir tous les éléments indésirables et perturbateurs aux yeux d'une société. À l'origine, la pratique médicale n'y avait pas lieu. Dès lors que l'on recentra la maladie sur sa thérapeutique, le regard de nos concitoyens se fit un peu plus compatissant, et devint un peu plus complaisant de l'intérêt général. S'humanisant, et s'ouvrant peu à peu, l'hôpital se fondit dans le paysage communautaire et suscita immédiatement l'intérêt général, s'élevant par la même occasion au rang d'institution, se voulant de cette notion dite de service public. Implacablement, l'hôpital s'imposait à nous dans l'extrémité de nos vies. De nos jours, véritable fourmilière, médecins et personnels soignants s'unissent et collaborent pour le bien commun et dans l'intérêt de tous, donnant une véritable dimension sociale aux missions qui lui incombent, et dans ses engagements. Cependant, à l'heure actuelle, la situation dans laquelle ces personnels évoluent tend à « clientéliser » la « patientèle », car le système a fait le choix de la rentabilité au détriment du patient. Des études socio-économiques fiables ont été mises à jour sur ce sujet et mettent largement en avant ces dérives, détectées et analysées au plus juste dans un prisme macro-économique par des analystes de renom. En effet, la difficulté vient de là : comment prendre en charge correctement un « client » ordinaire, et dans des conditions optimales, quand, à l'heure des grandes et nombreuses restrictions budgétaires comme l'on nomme cela, qui paralysent « in vitro » ce système de soin, l'humain n'est plus au cœur des véritables préoccupations de la mission de soin du système de santé ? Pourtant, croyez-moi, nous avons tous réellement la foi ! Et nous croyons réellement et fermement en nos missions, nous savons quelle chance nous avons de vivre dans ce pays, fondé sur tant de valeurs humaines, que les pères de la république ont si vaillamment défendu et préservé, pour qu'il conserve ses lettres de noblesse dans les siècles à venir, et comme nous le voyons aujourd'hui. Mais malheureusement, comment voulez-vous que nous puissions travailler sereinement dans de telles conditions ? La compassion pour ses semblables est nécessaire, certes, mais là n'est pas tout. La tarification à l'activité en est bel et bien son exemple, une grande imposture. Cette mesure, qui consiste à diminuer les dotations financières tout en équilibrant les ressources économiques d'un établissement de soins, est une belle hérésie. Un jour, quelle ne fut ma stupéfaction, d'entendre au hasard d'une conversation, un individu, qui me sembla être le gestionnaire, pardonnez-moi ce lapsus, je reformule, le directeur du centre hospitalier, employant les termes d'« efficience proactive ». Ces termes agressent comme une entrave malveillante, nos petits tympans respectifs, prononcés dans l'un des nombreux couloirs de longueurs interminables que compte l'établissement. Parlons-en de ces portes, elles s'ouvrent aléatoirement et se referment en cadence irrégulières, provoquant des déplacements d'air propices à vous donner la maladie. Certains jours, nous pouvons y distinguer des silhouettes singulières et irrégulières se fondre dans la pénombre angoissante, et où la plupart de nos concitoyens étrangers à ces lieux détestent s'aventurer. Cette formule de management, à la tonalité corrosive, blasphématoire à la mode et au service de la technocratie avait été formulée dans ces lieux saints, accentuée dans son intensité par l'effet caisse de résonance de ces grands volumes structuraux. Ce qui veut dire, d'un point de vue général, dans la traduction de l'interprétation au sens commun, que le personnel n'est plus qu'une variable d'ajustement, évoluant dans une logique comptable d'un plan de retour à l'équilibre des budgets hospitaliers, ordonné par les Agences Régionales de Santé, missionné par le ministère de la santé lui-même. — « d'ici, je vous entends déjà dire : »

— « c'est du réchauffé ce qu'il nous raconte, épargne-nous tes poncifs s'il te plaît ! »

— « non, hors de question, ceci est la réalité, et moi je baigne là-dedans, je macère au quotidien dans cette marinade aigrelette, de la même manière qu'un petit oignon à demi émergé, composant facultatif de cette garniture aromatique, prête à déborder de son plat par l'imprégnation de tous les aliments gonflés de jus. J'espère que la comparative culinaire de cette image vous parle ? Peut-être ? Je peux continuer maintenant ! Merci de votre compréhension, je vous demande de ne pas m'en tenir rigueur ». Autant dire que les valeurs de l'institution en avaient pris un sérieux coup depuis la mise en place de la tarification à l'activité en deux mille sept, dans le cadre de la réforme du plan-hôpital de la même année. Inutile de préciser, tant que nous y sommes, que les objectifs premiers ne sont plus en rapport ni avec les engagements moraux, ni avec les pactes officiels, et ne reflètent plus le visage bienveillant d'une société protectrice de ses valeurs, et ne reposent plus sur les grands principes fondateurs d'autrefois. Notre fierté nationale, chère à nos petits cœurs, l'hôpital, n'est plus que l'ombre de lui-même, autrefois fleuron et icône de notre pacte social. Il s'est enfoncé progressivement ces dernières années dans une crise profonde, pour ne pas avoir vu les nouveaux changements s'opérer et n'avoir pas su anticiper l'évolution des besoins, par le concept d'hôpital-entreprise visant à donner avant tout ce pouvoir au management administratif, aux dépens du pouvoir médical, ce qui n'avait pas de sens. Le pouvoir en place s'était borné à chercher ailleurs, paradoxalement, sans aucune réflexion prospective sur les modèles hospitaliers adaptés à notre époque, l'état avait lancé dans les années deux milles, un vaste investissement, dans deux plans de restructuration du système de santé, de l'ordre de dix milliards d'euros, qui n'avait absolument rien rapporté. La suite est à méditer, je vous laisse libre de vos pensées et de vos réflexions. Avant tout, n'y voyez pas ici un manifeste exhaustif vindicatif d'un quelconque appel à exécrer une instance étatique. Je me permettrais, si vous le voulez bien d'être le simple rapporteur éclairé de l'un des nombreux services de l'hôpital ou j'officie moi-même dans la fonction d'aide-soignant, dans un service d'urgence, entendez par là, le collaborateur de l'infirmier sur le front des opérations de gravité. Je ne reviendrai pas sur l'état de santé du système, je pense avoir été suffisamment explicite, et ce qui dans l'idée, n'est pas du tout l'objectif de ce récit. Je souhaiterais avec vous, si vous le voulez bien, vous faire partager, et vous rendre compte de quelques scènes de vécu, rencontrées dans d'autres situations ; et parfois dans d'autres services de soins, auxquelles j'ai été confronté lors de ma carrière hospitalière. Pour ce faire, je vais organiser mon récit sous forme de petites saynètes de situations les plus communes, malheureuses pour certaines et cocasses pour les autres, rencontrées sur le terrain, composé de portraits d'hommes et de femmes dont par souci de discrétion, et surtout par respect du secret médical nous changerons volontairement les identités et les noms de naissance. Comme beaucoup ici sur cette terre bien basse, victimes de la fatalité, de l'infortune, et des aléas de la destinée. Portraits brossés par l'humble serviteur que je suis, et vous ferait l'inventaire de celles-ci. N'y voyez pas là une certaine forme de complaisance de ma part, ni même une forme de jugement de valeur, même si le contraire effectivement s'impose quand même à votre bonne lecture. Je ne puis retenir mes sentiments sur certaines injustices, c'est hors de mes forces. Oui, je vous l'accorde mes prises de position n'ont pas forcément d'intérêt à venir parasiter certains paragraphes dans le texte, je m'en excuse honorablement et modestement par avance, mais, comme dit l'adage populaire : « La vraie nature de l'homme revient au galop ». Voyez-y au contraire le compte rendu objectif de la réalité, d'un homme simple et sans prétention, installé aux premières loges de « l'humanitude », à travers ses croyances et ses doutes. La comédie humaine est à Balzac, de ce que ce récit est aux patients. Moi et mes paires avons pris la singulière habitude d'appeler ce service très particulier, « la Cour des Miracles », car il faut cependant distinguer les urgences absolues, bien moins nombreuses heureusement, des relatives. Les faits de ces scénarios, se rapportent tous quels qu'ils soient à la détresse sous toutes ses formes, avec des situations parfois théâtrales et burlesques, à la limite du grotesque. Ni plus ni moins que la réflexion maculée et parfois au contraire splendide de la nature existentielle de cette société dans laquelle nous évoluons et somme amenée à devenir.

 

CHAPITRE 1er

Trompe la mort

 

Les grandes portes vitrées grincèrent, comme d'habitude, ce bruit strident tiré des profondeurs lointain d'un mécanisme enrayé, nous rappelait la possibilité de faire face à une situation dramatique, à laquelle la vie pouvait jouer parfois de vilains et mauvais tours, et plus particulièrement à celle ou celui qui lui tournait le dos. Dans ce grand sas démesuré, doté de ses deux grands rideaux de ferraille mécanisés, ouvert aux quatre vents, les courants d'air étaient légion, parfois même saisissants de par la nature de l'évènement. L'ambulance rouge ou blanche selon ce que la malchance déciderait et voudrait y faire entrer à l'intérieur, en fonction de son bon vouloir, s'avançait énergiquement et libérait son chargement d'hommes et de femmes en souffrance dans ce vaste monde qui pouvait s'avérer être impitoyable. Cette grande loterie contingente ne faisait aucun discernement parmi ses occupants ; accompagnés dans ce cortège de souffrance, par des héros, ces secouristes valeureux, altruistes et philanthropes œuvrant pour le bien de leurs semblables. Leur vocation professionnelle et la passion de leur métier étaient les maîtres mots de leur dévouement, ce qui était tout à leur honneur. Car leurs missions indispensables étaient aussi à la hauteur de leurs promesses et de leurs engagements de servitude pour leurs prochains. Je vous parle ici des différents intervenants de la chaîne de soin ; hétérogène elle l'est indiscutablement, au nom de ses différents éléments constituants : les pompiers, les ambulanciers, les forces de l'ordre. Des humanistes en puissance, convaincus au service de la collectivité. Mais passons les éloges, car mal employé, ils dépassent la définition de leur sens premier.

Des lumières célestes de forte intensité apprivoisées par des capteurs dans le sas éclairaient instantanément l'espace, le rideau s'ouvrait ; qui s'avérait être une porte coulissante automatisée. Elle donnait un accès direct dans la salle d'accueil des urgences vitales, où tout ce petit monde abandonné par la chance se confondait dans l'instant. Cette nouvelle intrigue affligeante mettait en lumière la nature de la problématique à venir. Voici notre homme, un sexagénaire de petite taille et trapu de ses imposantes épaules ; tout recroquevillé sur lui-même, emmitouflée dans un épais duvet bleu garni de matières isolantes. Ce corps, malmené par l'ingratitude de la fatalité, était supporté tant bien que mal par un brancard à la fois fonctionnel et désuet, en apparence d'un autre temps. L'expression de son visage fin et sec laissait deviner, un penchant addictif aux élixirs corrosifs de tous genres. Sur son large et proéminent front, des sillons écartés et tiraillés mettaient en évidence de vieilles rides profondes semblables à des vagues successives en perpétuel mouvement en face des ressacs opposants. Quelques mèches de cheveux de couleur blanches et clairsemées bataillaient dans cet espace désertique et anarchique, elles s'accrochaient obstinément à son cuir chevelu. Le regard vague et à la fois éteint se confondait dans des mirettes allongées, bleu claire, presque opaques et fixait le vide dans une indifférence absolue. Celui-ci, amputé de l'acuité de l'un de ses sens premier évoluait sans intention précise. Hors du temps, sans réelle conscience de l'environnement dans lequel la perception sensorielle ouvre la voie à ce guide essentiel vous menant aux embranchements des chemins de ce monde. Sur sa large mâchoire carrée en forme d'étau poussait une barbichette, qui ne devait pas excéder deux jours. Son gros nez hypertrophié, déformé et renfrogné sur lequel étaient visibles des petits vaisseaux sanguinolents et bleuissants, qui serpentaient sur cette grosse truffe au milieu de cette face ravagée par les abus. Le reste du portrait formait un contraste saisissant avec sa moustache à l'anglaise coupée au cordeau, linéaire et jaunie par le tabagisme. Les excès et le poids des années avaient parachevé de sculpter ce faciès peu enviable. Je connaissais par avance le motif de sa venue, par raisonnement empirique, l'expérience des évènements passée, affûte nos sens et nos capacités d'analyses. La prise en charge immédiate dans ma fonction consiste dans un premier temps à évaluer la nature de l'urgence sous l'autorité de l'infirmier et de mesurer les différentes constantes physiologiques humaines, sorte de bilan à intégrer en première intention à un examen médical d'ensemble. Cela consiste à mesurer les différents paramètres vitaux que sont la tension artérielle, la fréquence respiratoire, le pouls, la saturation en oxygène du sang, la température et plus subjectivement mesurée, une douleur éventuelle. S'ajoutent à cela divers examens un peu plus techniques permettant de déterminer d'autres caractéristiques physiologiques. Les données étant reportées dans leur dossier respectif, l'orientation dans le circuit se précise. Je m'affaire dans un deuxième temps à améliorer le confort de proximité du patient et à lui faciliter aisément l'accès à son environnement immédiat. Et éventuellement dans la position qui est la sienne, si les circonstances l'exigent, de mettre en œuvre des soins de nursing et du matériel d'élimination (bassins, urinaux) pour le soustraire à davantage de contraintes. Voilà pour l'essentiel de mes attributions, conditionnées par un diplôme d'état, délivré à l'issue d'une formation s'étirant sur une dizaine de mois. Le patient était installé, l'équipe paramédicale mobile repartait à d'autres obligations, la routine façonnait son œuvre. Cet homme-là n'avait pas fière allure en arrivant, cependant il avait l'attitude d'un homme résigné, ou bien peut-être, tout bien considéré, habitué à l'environnement dans lequel sa condition ne pouvait pas lui permettre qu'il en soit autrement. De son temps, au regard de cette situation sordide, Camus en aurait fait son affaire avec son lot d'absurdités ; car il y avait matière à développer. Ses vêtements ; il serait plutôt juste de signifier, ces bouillons de culture alimentaires et bactériologiques malodorants, imprégnés aux tissus de mauvaise qualité témoignaient misérablement de la grande détresse de ce que pouvait être sa vie. Dans ce vide intérieur, il semblait que son esprit avait déjà pris possession du lieu le plus naturellement du monde. Les premiers mots qui sortirent de sa bouche ne me semblèrent pas intelligibles et être encore moins en adéquation avec leur signification. Une saturation en oxygène prise instantanément, le constat d'une peau cyanosée, m'indiqua sur l'instant une faible et mauvaise oxygénation sanguine. En approchant mon visage au plus près de la victime, stupéfaite d'incompréhension, et de manière à saisir l'origine de ces sons incompréhensibles, ou devrais-je dire plus précisément de ces râles à la limite de l'audible, je perçus le souffle de sa bouche humide, dans laquelle s'ajoutait à l'agression de mon odorat, des remontées d'exhalaisons pestilentielles, s'extirpant des profondeurs et des méandres de son corps. En observant plus attentivement, l'aspect et le contenu de cette bouche ouverte puante, ou des déchets alimentaires putréfiés s'étaient logés confortablement entre de larges espaces interdentaires, je distinguai nettement une forme indéfinissable coincée au fond de sa gorge. Dans ce charnier buccal à ciel ouvert, parsemé des restes de ce que fut l'un de ses derniers repas d'ivrogne, il s'agissait d'extraire probablement un corps étranger, que j'allais devoir expulser sans ménagement. Je m'y employai dans la seconde et ni une ni deux, juste à peine le temps de le dire, simultanément, je saisis notre homme par la taille, et j'entrepris immédiatement de mettre en œuvre la méthode de « Heimlich », méthode qui consiste à désobstruer les voies aériennes. Pour ce faire, j'assis le patient sur son séant, penchai le buste légèrement sur l'avant ; il se trouvait à la limite du malaise. Ses yeux congestionnés de sang, s'évanouissaient progressivement dans le néant, ses lourdes paupières semblaient à la peine de résister longtemps à cette oppression physiologique ; martyrisées par un organe asphyxié par le manque d'oxygène. Malgré les compressions sternales vigoureuses dispensées à intervalles réguliers, le résultat obtenu resta décevant et improductif. Je m'égosillai à tout-va, à crier et à chercher de la rescousse autour de moi, avec ce corps ballant, telle une marionnette inanimée, jetée par son ventriloque. Ce type, ce parfait inconnu, dont le dernier râle me serait possiblement destiné, se faisait pesant et flaccide dans mes bras, tel un poids mort. Il n'y avait décidément personne dans les parages, le désarroi que je ressentais par le constat de l'impuissance de mon entreprise, cédait la place à de la rage de résignation. J'avais tant espéré dans ce grand moment de solitude et soumis au bon vouloir de Dieu, à ce qu'une âme en perdition de passage entende mes appels à l'aide. Du fond de cette infinité temporelle, plus rien ne semblait aller dans le sens de mes espérances. Tout en essayant d'arracher la bête à ses entrailles, je m'obstinai à croire que Dieu resterait sourd à mes complaintes. À ce moment précis, je constatai l'inertie du corps amorphe que je serrais contre moi, et finissait de constater amèrement la vie s'y évanouir inexorablement. Dans le désespoir, et en dernier recours, j'allongeai le mourant sur le dos tant bien que mal et tentai un massage cardiaque, mais en vain lui aussi. Le temps semblait s'être figé et restait indifférent aux affaires humaines. Au milieu de ce chaos sans nom, des visages hébétés et totalement insensibles de vieilles personnes paralytiques et éreintées par les maladies dégénératives observaient ce spectacle laborieusement sans émergence ou sursaut de lucidité. Ces vieilleries impotentes étaient plus occupées, à refaire les mêmes gestes à l'infini, sans vraiment comprendre l'intérêt de la chose qui me concernait. Décidément, Dieu s'obstinait à ne pas reconnaître ses semblables parfois. J'étais toujours le seul comédien sous les projecteurs, sans les textes et les répliques, plantées là sur la scène ; égal au personnage central de cette pièce sans scénario. Parachuté bien malgré lui dans cet esclandre, à la vue d'une foule froide et inexpressive, qui semblait bien plus captivée à observer une autre comédie vivante et moins ennuyeuse, devant se jouer dans un autre espace-temps de l'irréalité. Sans ressources, abasourdi par la situation, un sentiment de désarroi montait dans ma chair, ça en devenait viscéral, j'étais littéralement agressé dans mon être, car j'étais pris au dépourvu. Cette représentation était inattendue, elle n'avait fait l'objet d'aucune réclame de publicité, elle semblait juste avoir été écrite pour moi et cet être entre la vie et la mort, mais ne pouvait pas se produire, pas ici. La providence n'avait pas dit son dernier mot. Dans ce naufrage cauchemardesque, contre toute attente Dieu dans toute sa grandeur miséricordieuse et l'amour qu'il manifestait à l'égard de ses prochains avait décidé de contrarier ses desseins, d'avoir pitié d'un être en faiblesse et de secourir l'un de ses rejetons en perdition dans son malheur. C'était dans ses prérogatives, ses voies sont impénétrables, était-il dit, dans la grande voûte céleste.

Par miracle, une équipe du Service médical d'Urgence et de Réanimation rentrait d'intervention sous la pluie battante du dehors. Ce concours de circonstances, si s'en était un, était écrit là-haut dans les grands rouleaux universels, comme le dirait Jacques le fataliste à son maître. Pour ma part, l'arrivée de l'équipe était une bénédiction, je passai donc naturellement « la main », expression du milieu, permettant de se soustraire à une difficulté particulière, pouvant être résolue par un ou des tiers, avec des moyens plus efficaces à mettre en œuvre. En effet, le simple fait d'y consentir, beaucoup par la force des choses d'ailleurs, fut salvateur pour notre patient que l'état actuel de la chose avait voulu voir mort et enterré. Tout ceci m'avait paru durer une éternité, alors que finalement les évènements s'étaient écoulés dans un laps de temps relativement court et n'avaient pas excédé dix minutes. Ils avaient déjoué les plans funestes de la prophétie, là était l'essentiel. Les jours futurs, j'allai m'enquérir de l'état de santé de notre revenant, ce trompe-la-mort, dans le service de médecine générale. En ouvrant la porte, à la place dans son lit, je trouvai un homme alerte, tout sourire ; il me considéra étrangement et était dans l'expectative de cette visite de courtoisie soudaine et inattendue. Il était différent et, étonnamment, il ne ressemblait plus guerre à ce mourant que je me représentais, et dont j'avais gardé les vagues réminiscences dans les profondeurs de ma mémoire. Il était désormais plus vivant que jamais, se tenant là devant moi, dans la même configuration qui aurait été la sienne dans un autre contexte. J'avais sur l'instant la nette sensation d'être trahi par l'exacerbation de mes sens. Je me présentai, et lui fis le récit exact et dramatique de l'évènement dont il avait été la malheureuse victime. Dans ce drame, égal à l'urgence quotidienne, mais supérieure par la gravité extrême que prenait la tournure, j'en avais oublié son nom. Il amena la conversation sans a priori, et me fit assoir sur son lit. Il semblait me considérer avec beaucoup d'empathie, et me narra son autobiographie avec l'empressement d'un type prompt à la communication, dont la fin de l'histoire elle, restait à écrire par son auteur. Il s'appelait Monsieur Alphonse, il était né un jour de printemps dans le quart nord-ouest des quartiers lyonnais, fils de Monsieur, qui était comptable de son état, et de Madame, Docteure en pharmacie. Ils travaillaient honorablement tous deux dans la proximité géographique l'un de l'autre, voisins professionnels en somme, dans les riches artères de l'hyper centre de la vieille ville, proche de la rue des antiquaires et de la préfecture. Ce couple au caractère accommodant, et admirablement bien assorti œuvrait au cœur des grands immeubles pluri centenaires du style des grands volumes haussmannien. Il vécut sa jeunesse avec son frère et ses deux sœurs dans le confort et le calme d'un quartier simple, mais sans histoires avec les habitants et voisins du même acabit. Ils fréquentèrent communément l'école du groupe scolaire, qui portait le même nom que le quartier, jusqu'à la fin du cycle primaire. Monsieur Alphonse étudia au lycée collège de Notre-Dame de Sion de Lyon ; il y fit de bonnes études, qui lui ouvrirent la voie de l'école centrale lyonnaise pour l'industrie et le commerce. Il devint ingénieur de conception de châssis de véhicules dans un grand groupe français, dont nous ne ferons pas ici la promotion. Je m'attardais dans la discussion avec ce personnage très sympathique au demeurant, au lieu de quitter l'établissement, ma journée de travail s'étant achevée depuis environ une heure. Il revint sur ses années de bonheurs avec un petit sourire de nostalgie, et puéril de petit garçon. Il vénérait, la période des vacances scolaires : elle signifiait pour lui la promesse de distractions infinies, lors des départs à la neige à la saison hivernale, lorsqu'avec sa famille il quittait la ville pour rejoindre la villégiature de montagne. Effectivement, ses parents y possédaient un pied-à-terre, un chalet plus exactement, à Saint-Pierre de Chartreuse, dans le parc naturel régional de Chartreuse, auquel Stendhal lui-même en son temps donnait pour surnom « l'émeraude des Alpes ». Entre nous, il est vrai que les Alpes, dont le massif gigantesque et étendu est devenu emblématique parce qu'il abrite « le toit de l'Europe » le Mont-Blanc. Ces hauteurs topographiques de reliefs positifs regorgent de trésors que sont les splendides parcs naturels, des centaines de petits villages authentiques fleurissent dans les vallées au bord des lacs, les alpages, refuge de bouquetins, de chamois, et d'une grandiose faune protégée. Sa situation dans un jeu de collines, de coteaux et de petits plateaux à l'ouest de la partie montagneuse, et la présence de doux reliefs, propices au développement de l'agriculture, en faisait un village authentique, à distance duquel se trouvait la ville de Lyon, à une centaine de kilomètres plus au Nord-Ouest, et à environ à deux heures et demie de route dans le meilleur des cas, ce qui représentait déjà pour l'époque une sacrée bonne distance. Dans sa jeunesse, et dans l'émulation de nouveaux plaisirs, qui rompaient avec la monotonie du train routinier et aseptisé de la vie urbaine, il affectionnait ces longs et distrayants déplacements inoubliables assis confortablement sur les sièges de simili cuir rebondissant de la DS. L'auto était bondée nécessairement de toute part pour l'occasion, de malles bombées, et remplies à l'excès de diverses commodités pour la durée du séjour, véhicule que ses parents avaient acheté chez le nouveau concessionnaire de la zone marchande. L'acquisition fut faite unanimement plusieurs mois avant le départ, et spécialement pour assurer dans les meilleures conditions possibles ces longues migrations saisonnières. Par la fenêtre, lorsque ses frères cessaient le chahut et les gesticulations désordonnées, qui faisait tanguer la voiture d'un coup à droite et le suivant à gauche, ce qui s'expliquait par la hâte de se dégourdir un peu les membres, et trahissait aussi la lassitude des corps dans la position assise, son esprit vagabondait à travers la belle campagne iséroise et rhônalpine. Ces aventures, agrémentées de paysages pittoresques, propices aux vagabondages des pensées, amplifiaient l'exaltation des yeux écarquillés d'un petit homme à peine âgé de huit ans. Qu'elle ne fut pas son admiration, à la vue impressionnante d'immenses et hautes formes indéfinissables, qui semblaient toucher le ciel par leurs sommets, ainsi que par l'approche et la traversée des authentiques villages montagnards tout droit sortis de l'imagination de leurs rustres habitants. Il se laissait séduire par la réflexion sur la beauté des hôtes de ces lieux, dans la contemplation exquise des différents panoramas qui s'offraient bien volontiers à sa vue d'enfant, dans cet écrin rocheux, recelant de plaines et vallées. L'organisation solennelle et stricte, et quasi militaire que son père instaurait avec une attitude de donneur d'ordres et l'énergie d'un lion, qu'il mettait en œuvre pour atteindre l'objectif alpestre le fascinait. Si l'attitude de son paternel l'amusait, très paradoxalement cette mise en scène lui renvoyait aussi l'image assez vulgaire et traditionnelle d'une transhumance humaine saisonnière, comme un berger mène son troupeau dans les hautes vallées montagnardes. Dans ce cadre idyllique, de carte postale, la saison hivernale lui offrait un vaste espace de jeux, illimité et ludique. L'espace blanc était totalement incroyable, par la présence de neige abondante, propice à toutes les activités de glisse, ce qu'il affectionnait plus que tout, hormis le ski alpin un peu moins connu, qui en était à ses prémices. En revanche, le ski nordique connaissait déjà son apogée, relayé par l'intérêt général que les spectateurs passionnés de ces courses exprimaient et dont les médias locaux, à leur tour vantaient les exploits innombrables des meilleurs fondeurs de la discipline. À travers les forêts et les pâturages, des parcours jalonnés serpentaient dans les blanches plaines, où étaient proposés différents circuits de ski de fond, en fonction des différents niveaux des pratiquants. Quels moments de majesté et de grâce il avait ressentis lorsqu'il empruntait les chemins et les sentiers des pistes balisées à travers le domaine enneigé. Tous ces chemins de traverse, étaient bordés de sapinières alpestres, de forêts remarquables de Picéa et d'Abies, ces arbres de la plate-forme subalpine inférieure, au milieu desquels, il avait abordé les stations atypiques de l'étage montagnard. Skiant avec fierté dans le sillage des traces des skis de son frère aîné d'une dizaine d'années son aîné, et bien plus expérimenté que lui, duquel il avait espoir de surpasser un jour. Il délaissait le ski certains jours de la semaine pour la randonnée en raquettes dans les grands domaines vierges et enneigés, avec ses deux frères cette fois, dont l'entraînement était bien supérieur au sien. La difficulté physique ne lui permettait pas toujours de terminer les parcours sans l'aide des deux autres qui, à mi-course, se jaugeaient et entraient en compétition subitement sans crier gare, mais que lui pressentait, en ayant pris le soin d'observer les attitudes respectives de chacun. Ces deux autres s'appréciaient du coin l'œil, pour essayer de deviner qui lancerait l'attaque le premier. Et tambour battant, ils se mettaient à marcher avec furie, comme des dératés, laissant monter dans l'air glacé leur souffle chaud sur de longues portions qui lui paraissaient interminables. Ce petit jeu agaçant et propre à l'orgueil mesurable de ces deux devanciers lui avait valu de méchantes courbatures certains lendemains par l'effort intense et surhumain qu'il avait fallu déployer dans l'espoir de raccourcir un peu plus la distance entre eux. Que fallait-il ne pas faire pour ne pas paraître ridicule ! Mais par-dessus tout, quelle idée de se mettre en difficulté par excès de fierté. Les étés, l'escalade avec le club de grimpette des petits diables, dans un décor de forêt et de vallées où se dressaient les belles aiguilles de calcaire de l'Aiguillette Saint-Michel, entre le cirque de l'Aulp du Seuil et de la falaise du grand Manti, était l'activité de référence des touristes, et en particulier des enfants en villégiature d'été au village. Ils évoluaient encadrés par des moniteurs d'expérience, sécurisés avec du matériel adapté aux grimpeurs dans les hauteurs de la roche. Verticalisés sur les pans de murs rocheux aux parois abruptes du col de Marcieu, situé à Saint-Bernard de Touvet et dont l'altitude est estimée à mille cent mètres, dominant la vallée du Grésivaudan, au pied des falaises de Chartreuse. L'escalade absorbait la majeure partie des journées des vacances estivales de pratiquants. Ces journées étaient parfois entrecoupées de randonnées pédestres, pour lesquelles son père, en féru de la discipline, avait porté énormément d'intérêt à préparer scrupuleusement la marche et le jalonnement minutieux des itinéraires à l'avance. En général en début d'après-midi, après le déjeuner, chaussures de randonnée aux pieds, et sac à dos avec trousse de secours et différents préparatifs nécessaires à l'expédition du lendemain dans la musette, son père faisait en première intention le circuit aller et retour. Il réapparaissait seulement pour l'heure du diner en soirée, où il semblait, par l'intervention de ses réactions enjouées, visiblement ravi de son organisation. Le grand marcheur et randonneur chevronné qu'il était avait toujours une préférence pour l'une d'entre elles, ou dans la progression ; il fallait contourner le large et fameux col du Granier, qui relie les villages d'Entremont-le-vieux au sud, Apremont au nord, Chapareillan à l'est, et dominé par la majestueuse montagne qui porte le même nom. Vous entriez alors dans le massif des Préalpes qui vous offrait une mosaïque de paysages variés, composés de forêts, de torrents, de falaises, de vieux villages blottis dans le creux des clairières, des vallons, et enfin des alpages haut perchés. Mon père, lors de ses randonnées familiales, avait pour principe de s'adapter aux marcheurs les plus faibles et les moins endurants, de manière à ce que tous les participants puissent atteindre sans dommage et sans peine l'avènement suprême, le point ultime. Cette randonnée fut idéale par la nature de ses courbes de terrain, avec de faibles dénivelés et des panoramas exceptionnellement remarquables et diversifiés. Dans cet environnement préservé du tourisme de masse, nous pouvions remarquer la présence admirable de la flore particulière des hautes prairies alpines, en particulier les principales fleurs qu'il avait appris à identifier dans les cours de botanique dispensés par l'école, où au fur et à mesure de la progression, il avait distingué plusieurs variétés de sa connaissance : la Gentiane, les renoncules des glaciers, la grande Pimprenelle, la Campanule du Montcenis, l'Arnica, l'Androsace, la Benoîte rampante, et bien d'autres encore.

 Les souvenirs des choses oui, mais pas que, sa mémoire olfactive aussi le ramenait à l'odeur des murs du chalet, fabriqués à partir de bois bruts d'essences locales, et la présence sur ceux-ci des petites traînées marrons clairs ; coulantes et collantes de sèves odorantes qui se figeaient parfois comme de la colle sur les lames. D'ailleurs ces écoulements de sève résinifères, il les apparentait aux bonbons Valda, à la matière de la gomme, aromatisée à la menthe et à l'eucalyptus, ressemblant à de petits rochers verts, sur lesquels le sucre scintillait de petites paillettes lumineuses. Sa mère, une femme d'un caractère doux et d'une gentillesse reconnue, portait une attention très maternelle au bien-être de ses enfants et au devenir de chacun d'eux. Elle avait toujours de bonnes et petites attentions les concernant, leur préparait le petit déjeuner de bon matin, avec du bon lait entier naturel que le laitier déposait devant la porte d'entrée cossue, dans sa Berthe en ferraille munie d'une unique anse centrale recouverte de bois, et qui permettait de soulever tout son poids d'une main ferme. Le bon lait entier fraîchement tiré à la main par la fermière de la laiterie en contrebas, des pis de la vache abondance de race savoyarde, réputée dans le milieu pour la qualité exceptionnelle de son lait, et accessoirement pour son excellent rendement fromager. Ce doux breuvage, pour l'occasion était doucement mélangé à de gros carrés d'une tablette de chocolat suisse qu'elle fît parvenir, et cela une fois l'an pour l'occasion, du grand marché traditionnel de l'hyper- centre du mercredi matin. Et plus précisément au moment du chalandage de la majestueuse place carrelée des Terreaux, autour de la magnifique fontaine Bartholdi. Cet opulent chef d'œuvre, ce monument remarquable, pesait à lui seul, la bagatelle de vingt-huit tonnes, dont vingt et-une de plomb, et le tout sur une hauteur conséquente de quatre mètres et quatre-vingt-cinq centimètres. Il faisait face et de plein front de l'hôtel de ville. Son noiraud douceâtre, comme elle le nommait, était fondu lentement à feu doux dans une casserole étamée, avec un petit morceau de beurre mélangé à une cuillerée à café de crème fleurette. Et pour accentuer le charme de l'authenticité, elle versait délicatement cette préparation encore frémissante aux doux nectars bien caloriques dans des bols épais de terre cuite, à gros pois blancs sur fond uni cerné par les couleurs que couverait le reste de leur surface. Il devenait inutile de vous dire et de vous préciser que dans ces moments de privilèges, ces doux effluves divins montaient et embaumaient tout l'étage, ameutant ses occupants sans réserve et à peine réveillés. Illico presto, la marmaille pas très assurée dévalait bien vite les escaliers de type ; grosse échelle de meunier ; artisanalement bien construits avec un véritable savoir-faire des artisans menuisiers locaux. Il avait la particularité d'être constitué de grosses marches épaisses et de bonne largeur des meilleures essences de bois régionale. La fratrie était littéralement envoûtée à la vue de la belle disposition des magnifiques assiettes blanches aux bords peints de liserés bleus sur lesquelles figuraient des personnages, et des animaux rupestres des traditionnelles assiettes chartreuses. Ce festin digne d'une tablée royale contenait gracieusement les mets nécessaires et gourmands dans la perspective immédiate d'apporter aux précieux petits sujets du roi un petit déjeuner fortement complet, enclin à vous remplir l'estomac jusqu'au repas du midi. La maîtresse de maison ne lésinait pas sur les moyens et pour preuve, elle mettait à disposition de beaux morceaux de beurre fermier couleur de miel, dans deux beurriers traditionnels disposés en vis-à-vis à deux mètres d'intervalle l'un de l'autre, à côté desquels n'avaient pas leur pareil, de superbes plats larges et tout en longueur ; fabriqués avec de la terre cuite de pays et peints de motifs floraux des montagnes, où reposait une brioche tranchée par la main maternelle ; de celle que l'on sort des placards seulement pour les occasions des grands jours. De divines tartines bien solennelles, mais surtout appétissantes ne restaient pas en reste et se tenaient bien droite, rangées les unes derrières les autres, grillées à point encore fumantes, issues du pain de tradition confectionné par le boulanger du village de bonne heure et dans le respect d'une bonne cuisson lente. Ce produit de qualité était obtenu à partir des sacs de quarante kilogrammes de farine, livrée par le meunier depuis son moulin dans le bas de la vallée. Ces désirables toasts étaient éparpillés dans les corbeilles d'osiers sur la grosse et longue table en sapin du nord massif, derrière le gros poêle en fonte. Des chaises en hêtre avec des pieds ronds en bois d'épicéa, garnies de petits coussins en coton à motif de petits carreaux rouges, dont le rembourrage était entièrement écrasé par le poids de ces petits monstres encore soumis à l'éveil des sens, venaient compléter le reste du mobilier à l'esprit montagnard du chalet. De ce moment intimiste, il appréciait fortement la vue panoramique à cent quatre-vingts degrés par les grandes fenêtres vitrées, que les murs épais de pierre en forme de rotonde laissaient découvrir de la vallée des Entremont. La neige en hiver recouvrait entièrement de son grand manteau blanc, ces grandes étendues immaculées, que seules les empreintes des animaux trahissaient l'existence. Mais revenons au moment présent de l'histoire qui nous intéresse, il était l'heure de faire les comptes, il me fallut comprendre et analyser les dysfonctionnements de cette affaire qui nous avait conduits, lui et moi, dans cette impasse et jetés dans la plus grande des difficultés. Pour quelles raisons personne n'avait détecté en amont l'obstruction des voies aériennes ? Le personnel manquait, où était-il ? Et en particulier l'infirmier ? Ce jour-là, il n'y avait pas eu mort d'homme, c'est un fait, et ces questions n'avaient pas lieu d'être. Pourquoi aurait-il fallu chercher des problèmes, là où il n'y en avait pas ? N'importe quel homme, aussi misérable sa condition fut-elle, aurait peut-être mérité une réponse avec un peu plus de compassion de la part du genre humain. Ne trouvez-vous pas ? Et d'ailleurs, qu'en pensez-vous, mes chers lecteurs ?

 

 

 

 

CHAPITRE 2ème

Le Patriarche

 

 

 

Nous sommes le jeudi vingt-quatre décembre au soir. Est-ce une soirée particulière ? Non, pas vraiment. A-t-elle un caractère symbolique ? Non, plus. Les gens qui travaillent à certains moments de l'année, en particulier pour quelques-uns la veille de Noël, se surprennent parfois à analyser les circonstances pour lesquelles certains s'aliènent malgré eux tout au long de l'année et cherchent à leur donner un peu de compassion et de paix, certes momentanées, mais tout de même. Cela dit au passage, cette perception intérieure, je l'ai moi-même ressentie, et partagée avec un certain nombre. Pendant la saison des agapes, nous vivons, une sorte de trêve ou d'échappatoire inconscientes, ou tout renvoie à des souvenirs du passé, avec son flot d'images du temps révolu ou prennent forme et apparaissent des lieux connus et des personnages un peu plus gais, ornés et décorés ou costumés à l'occasion des circonstances qui l'exigent. S'ils le pouvaient, le personnel travaillant pendant ces périodes de fêtes souhaiterait transposer ici sur leur lieu de travail ces scènes et ces images. Ces murs blancs impassibles construits en contreplaqué n'ont guère de sentiments à l'égard des hommes, et ne s'intéressent visiblement pas à la nostalgie de ses hôtes, ne ressentant ni joie, ni peine, se contentant d'exister sans but précis ; juste relégués au rang de la matière. Autour d'eux, une formidable valse incessante de noria de brancards, animé de plaintes et de douleurs est le lot quotidien de ces murs.

Réduits en nombre par l'organisation du service, les agents présents fêtent cet évènement à leur manière, dans la conception que chacun voudra bien apporter à l'importance de ce jour de fête, et selon leurs envies. Ils improvisent avec des moyens de fortune pour rendre l'ordinaire plus joyeux, dressent des tables singulières, en les joignant les unes aux autres. Cela donne l'impression de se retrouver face à une grande et longue tablée conviviale, dans l'esprit de celles des réfectoires des écoles, ou des ordinaires militaires. Tout droit sorti du placard de l'oubli, au milieu d'objets divers et désuets, un haut carton blanc avec, écrit dessus, « Champagne brut » en grandes lettres de couleur noire, à première vue en très mauvais état, rempli à ras bord d'accessoires de décors et d'un sapin de Noël garni de ses boules, et guirlandes multicolores ayant été utilisées une décennie durant à la même époque de l'année, fut délogé d'une année d'inobservance. Cet apparat scintillant aux mille reflets brillants et multicolores, viendra compléter le tableau et donnera par la même occasion, l'esprit de Noël dans la salle de pause qui se transformera en hall de fêtes juste pour l'espace d'une nuit. Ils s'affaireront également à décorer de mille manières possibles l'entrée de la salle d'accueil des patients, face aux grandes vitres d'un seul tenant, le temps d'une matinée entière. Ils apporteront également le plus grand soin à mettre en place la mini-crèche iconographique originelle à cet endroit passager, stratégique en visibilité. Cette mise en scène était truffée de figurines et de personnages immuables composant la Sainte Famille, reconstituée plus vraie que nature, dans un décor féérique de religiosité. Tout se petit monde figé dans de la matière de porcelaine, se retrouvera entouré de morceaux de coton pour donner l'illusion d'un sol enneigé et rendre ainsi la démarche crédible. Dans cette perspective idyllique et de bonne volonté, dans la meilleure des dispositions possibles, pourront s'installer les oubliés des contes de la nativité, et les égarés de Bethléem. Et ainsi, toute la Sainte Famille regroupée dans l'étable biblique donnera un semblant de joie et de gaieté à la détresse des infortunés de cette future nuit sans étoiles, que le ciel lourd, chargé de nuages, crèvera pour soulager son trop-plein d'humidité. Ainsi cette pluie froide et translucide ce transformera peut-être, si la météorologie le permet, en petite poudre blanche telle des morceaux de lambeaux de ouate déchirés, légers et volatiles, condamnée à venir s'échouer avec mansuétude sur un sol déjà froid, mais pas encore tout à fait glacé. Dans ce cadre merveilleux, tout ce petit monde fêtera Noël ce soir à sa façon. Tout le monde peut-être, sauf ces gens-là.

La pénombre du dehors, qui plongeait les âmes et les formes dans l'obscurité totale, nous rappelait à peine ce que fut cette journée ordinaire et comparable aux autres. Elle avait été triste et sombre. Le Nordet ce vent glacial de Nord-est en provenance d'autres latitudes, s'était levé en fin de matinée et avait redoublé brusquement d'intensité après l'heure du midi, plongeant la vie du dehors dans la mélancolie. Ce flux dépressionnaire persistant avait troublé les esprits de sa nébulosité, mais aussi les idées et les humeurs au cours d'un long mois de décembre froid et humide, mais ça vous, le saviez déjà.

— « Qu'aurions-nous pu espérer de plus à cet instant ? », « À quoi chacun pouvait-il vraiment penser ? », hormis peut-être aux dernières préparations du réveillon, qui devaient occuper pour le plus grand nombre, toute une armée de cuisiniers et de cuisinières amatrices de circonstance dans les logis. Ces marmitons en herbe s'apprêteraient à recevoir les premiers convives qui pousseront le portillon, dans une attitude pressante, comme se comportent les gens dans les files d'attente d'un spectacle ; munis de leur carton d'invitation, ce précieux sésame pourvoyeur de rêve. Au même moment, les émanations des bons petits plats en cours de cuisson devaient chatouiller les papilles, et mettre nos hôtes en appétit et dans les meilleures des dispositions possibles. Tous sans exception seront dans l'attente d'une telle symphonie gastronomique, dont le maître d'ouverture, muni de son beau tablier réglementaire annoncerait bientôt le commencement ; dirigée par un chef d'orchestre philharmonique en toque de calicot blanc sans bord, finissant de mettre au point les derniers détails de la représentation culinaires avec son ensemble musical. Alors, parlons-en de ces quatre familles que sont : les cordes (violons, altos, violoncelles, contrebasses), les bois (les flûtes, hautbois, clarinettes, saxophones, bassons), les cuivres (trompettes, cors d'harmonie, trombones, tubas), les percussions pour les claviers (xylophones, marimbas, vibraphones, glockenspiels, célestas, jeux de cloches ou carillons tubulaires), les peaux (timbales, grosses caisses, tambours d'orchestre, caisses claires), les accessoires (castagnettes, fouets, maracas, triangles, grelots, tams-tams, sifflets, klaxons, sirènes). Tous ces instruments sonores libèreront leurs notes musicales, en s'apparentant aux ingrédients d'une recette riche en arôme, et se mettront au diapason, ils formeront pour finalité un plat unique, propre à émoustiller les palais des plus exigeants. En ce qui me concerne, qu'importe, je n'assisterais pas à ce spectacle grandiose et plein de promesses gustatives, qui de toute manière ne m'étaient pas destinées. Cette année, le rideau restera immuablement immobile, laissant la scène orpheline de ma présence, et tout cela m'était bien indifférent, car nous fêterions cela entre agents symboliquement et sommairement, dans la chaleur et la fournaise de notre petite salle de pause. Trente minutes s'étaient déjà écoulées depuis la prise de mon service de vingt-et-une heures. Les transmissions relayées par l'équipe de jour, je laissai libre cours aux caprices du destin et des aléas, ils se chargeraient d'occuper cette nuit en devenir bien naturellement, et tout serait dans l'ordre des choses.

Mes collègues préparaient les festivités par le dressage des canapés, fabriqués de leur personne avec des soins particuliers. Structurellement des morceaux de baguettes traditionnelles d'antan coupées en plusieurs parties égales à la forme biseautée, composaient le socle, lui-même recouvert d'une compotée de pommes naturelles faite maison, saupoudrée de sucre de canne, dans laquelle reposait une gousse de vanille de Madagascar, insérée délicatement pendant la cuisson dans un chaudron d'étain. À cette préparation venait s'ajouter une purée de pruneaux réduite au vin rouge, mêlée à d'autres produits fruitiers sucrés, dans laquelle on avait mélangé d'autres excipients aromatiques, d'épices, de cannelle, de clou de girofle, et de badiane. Ensuite, nous découvrions les éléments principaux, un petit morceau de lobe de foie gras entier mi- cuit, ou l'on avait semé sur sa façade lisse et brillante, des petites paillettes de fleur de sel de manière à amplifier le goût et l'élégance pour les uns et une petite tranche encore légèrement rosée à cœur de magret de canard fumé, finement ciselé pour les autres, saupoudré d'une pincée de pistaches moulues et pour finir on ajoutait quatre brins de ciboulette superposés dans la forme géométrique d'un parallélogramme, dans l'intention certaine de sublimer ces petites merveilles gustatives. Il y avait également une autre sorte de canapé, composée d'une crème, montée au fouet, et à la force du poignet avec vigueur, mélangée à des brins de ciboulette fraîchement émincés, aromatisée d'un trait de jus de citron vert pressé pour rehausser la mesure d'acidité, qui donne ce délicat piquant à la composition, et incorporé à la minute. La base de la garniture était déposée sur une galette épaisse de type blinis réalisée artisanalement, et venait recouvrir le tout tel une toiture gourmande, d'une petite parure de saumon écossais ; fumée aux bois de hêtre tranchée dans la longueur du filet moelleux tirant à mi-chemin entre l'orangé et le rouge corail et, s'il vous plaît, ayant encore sa peau écaillée d'origine. Cette rognure avait été peinte d'une traînée d'huile d'olive de qualité pressée à froid et conditionnée dans une bouteille, dans laquelle des branches de thym et de laurier lévitaient en macérant, mise en déroute par une pincée de poivre de Sichuan moulue, qu'accompagnaient quelques baies de genièvre subtilement séchées. Tous ces délices, qu'une bouchée affamée anéantirait d'une becquée, étaient délicatement disposés en ordre précis dans de petites assiettes cartonnées souples à usage unique, de couleur or aux motifs verts en forme de feuille de branche d'arbre. Par la même occasion, on enfournait dans le vieux four noir les petites préparations de pâte feuilletée salées, de différentes formes, garnies d'ingrédients divers, achetées ce jour même par une commissionnaire, douée de surcroît du sens des affaires, et élue par nos soins bien entendu. Les discussions allaient bon train, se mêlant les unes aux autres et formaient un indéfinissable chahut extraordinaire, où l'on parlait de sujets occupationnels auxquels nous accordions de l'importance, et que nous avions en tête sur le moment. Ces conversations allaient bon train, composées de tout et de rien et parfois même tenues pour ne rien dire, histoire de meubler le temps. Les mots devenus trop nombreux dans cet espace confiné ne semblaient plus vouloir ne rien dire, orphelins de leur sens d'origine et faute de ne plus pouvoir respirer, s'entrechoquaient anarchiquement dans un ordre imprécis dans la structure d'une phrase. Des gouttes de condensations commençaient à perler et se formaient de toutes parts dans l'espace restreint de ce petit univers exigu, y compris dans les coins des vitres saturées de buées, rendant l'atmosphère lourde d'humidité et pesante. Cette liquéfaction dermatologique était obtenue par l'accumulation de la sueur que les pores de la peau n'arrivaient plus normalement à contenir, par l'effet de l'augmentation de la température corporelle. Certaines voix dans ce mélange hétérogène, commençaient à montée en puissance, accompagnées d'amples gestes un peu désordonnés, donnant au caractère de la situation une dimension anormalement festive, dans un lieu inapproprié à ce genre de réjouissances. Les coupes de champagne avalées à la hâte aidant ; donnait à ce qui était à l'origine notre isoloir à ragots, une atmosphère de bonne franquette. Toute cette petite bande de drilles joyeuse s'apprêtait à se laisser emporter dans la joie et l'allégresse que procure l'instant. L'entrée en matière n'eut qu'un goût de trop peu, car le service nous rappelait à nos obligations, par l'effet de sonneries répétées et insistantes du petit carillon au son strident placé à l'entrée du sas d'accueil des urgences.

Quatre pompiers se présentaient à l'accueil, une équipe d'intervention, composée de trois hommes de taille basse à moyenne, d'environs la cinquantaine, l'air nonchalant avec des grades d'homme du rang, allant de la Première Classe pour deux d'entre eux à celui de caporal-chef pour le dernier. Ces trois soldats des flammes étaient accompagnés dans leur mission d'une très grande jeune femme, très dynamique au physique plutôt agréable. Visiblement gradée de deux bâtons superposés et horizontaux, lesquels devaient correspondre au galon de lieutenant dans l'arborescence hiérarchique ; cet officier subalterne laissait deviner sous sa jolie casquette rouge excessivement bombée à l'excès et vissée sur le crâne, une chevelure volumineuse, que son couvre-chef devait bien avoir du mal à contenir seul. Ce mélange des genres contrastait visiblement et risiblement, surtout avec les trois autres à ce moment dans ce tableau si cocasse et amusant. Chez l'un d'entre eux en particulier, d'où ressortait de son visage et sous son nez une très grande moustache frisée aux extrémités, mise en avant par de grosses pommettes rouges proéminentes. Ils accompagnaient dans le cadre de leur intervention, un homme qui semblait avoir toutes les difficultés du monde à respirer normalement ; à la vue des amplitudes exagérées de son diaphragme qui se soulevait violemment à intervalles irréguliers et qui faisait monter et descendre sa tête théâtralement à chaque inspiration et expiration. Leurs regards inquiets ne le quittaient pas une seconde, ils semblaient absorber tout entier par ce type de grande corpulence, trapu, aux épaules carrées et au teint mat et basané, aux origines lointaines certainement méridionales. L'infirmier s'avança à son tour et entra en scène le plus naturellement possible, et je lui emboîtai le pas dans sa foulée. La situation renseignée par nos soldats du feu, nous essayâmes d'engager la conversation, mais en vain. L'homme n'était pas vraiment bavard, demeurait muet, et par son attitude méfiante que je décelais dans son regard, n'avait pas la moindre intention d'engager la discussion. Il restait égal à lui-même depuis son entrée dans le service, retranché dans son mutisme suspect. Il nous manquait un certain nombre d'éléments susceptibles le cas échéant de pouvoir immédiatement améliorer sa prise en charge dans de bonnes mesures. En premier lieu, nous disposions d'informations cliniques, annotées et collectées directement dans le premier bilan circonstancié, par les différents renseignements reportés sur la fiche du bilan d'intervention établie par les secouristes et qui nous suggéraient que le patient était dyspnéique à la base. La détresse respiratoire étant majorée par l'obstruction des voies aériennes, liée aux difficultés d'apparition des maladies saisonnières, celles que l'on nomme grippe saisonnière, angine de poitrine, rhino-pharyngite, trachéite, sinusite. De plus, sa consommation immodérée de tabac brun sans filtre ; qui représentait la bagatelle d'un peu plus de deux paquets au quotidien s'espaçant sur la durée d'une quarantaine d'années n'arrangeait rien au problème, mais au contraire l'amplifiait davantage. Plus tard, le bilan biologique confirmerait ce qui était déjà pressenti dès le départ, et diagnostiqué par l'auscultation du pneumologue. Le compte-rendu médical allait mettre en évidence la présence d'une infection virale, et un affaiblissement majeur des défenses immunitaires qui, vicieusement, étaient incapables de produire des anticorps pour défendre l'organisme par une réponse immunitaire adaptée ; le résultat était sans appel et tellement prévisible.

Au même instant, un bruit de foule compacte, comme ceux que l'on rencontre dans les lieux publics bondés d'individus, nous parvenait de la salle d'attente. Mais il s‘agissait ici de cris incongrus qui s'apparentaient plus à ceux d'une révolte illégitime, dont l'origine de la revendication restait indéterminée, et de nature à susciter la curiosité de chacun. Dans tout ce raffut, nous n'aurions pas pu entendre une mouche voler, cependant je discernais les protestations d'indignations d'une secrétaire des admissions qui haussait le ton, et qui se donnait du mal à vouloir se faire entendre. L'agent administratif en question essayait de contenir cette ruée affolée qui envahissait littéralement l'espace où avait lieu ce remue-ménage incessant, de laquelle des loups furieux hurlaient, se trouvant visiblement aux abois, telle une meute pourchassant son gibier. Dans un éclair, deux hommes tout droit sortis du néant, eux aussi biens charpentés, et larges de carrure approchèrent à grand renfort de pas rapides dans notre direction. Dans l'expression du visage, leurs regards sournois nous considéraient avec désobligeance, se faisaient menaçants et à la fois interrogateurs, comme si l'instant devait être solennel et leur appartenir de plein droit. Il fut évident, que nous n'étions à leur esprit que des moyens nécessaires à l'atteinte d'un objectif, un passage obligé, mais non indispensable dans la durée, pour résoudre une difficulté passagère. Ces individus, nous confiait par la force des choses l'un des leurs, car ils n'avaient probablement pas d'autre choix au vu de la problématique du moment. Par surprise et contre toute attente, notre homme pas tout à fait installé se redressa énergiquement, droit et raide dans son lit. Sous son maillot de corps très cintré d'une mince épaisseur de tissu, des muscles visibles, saillants et tendus se raidissaient de contractions. Dans cette densité musculaire impressionnante, chaque faisceau de masse sèche était mis en évidence d'une manière chirurgicale, laissant deviner que malgré sa faiblesse et son âge, il était d'une nature spécifiquement tonique. Je vous parle ici de cette force des gens manuels, notamment de celle des ouvriers de chantiers soumis à de gros travaux et que la nature dote naturellement de bons attributs pour pallier les efforts continus, dans un élan de générosité. Néanmoins, sur le moment, il avait l'air d'un chien enragé prêt à bondir. Les deux autres devenaient de plus en plus insistants et déclenchaient une avalanche de paroles, une cascade de mots pour la plupart incompréhensibles et débités avec une rapidité déconcertante. Il n'était pas possible de leur expliquer sereinement quoi que ce soit, ils n'étaient pas réceptifs aux paroles extérieures, et durcissaient volontairement leurs oreilles pour ne pas entendre ; ce qui avait pour conséquence de générer de l'énervement dans les deux camps. Je commençais l'espace d'un instant à perdre progressivement la disposition de mes moyens, mais me ressaisis tout à fait de la même manière. À ce moment de la situation, un regard furtif et complice échangé avec l'infirmier temporisait un peu l'inquiétude grandissante dans ce tableau surréaliste. Nous reculions en catimini de manière à accentuer l'espace qui nous séparait de ces individus, afin de ne pas leur révéler le sentiment de crainte qui nous habitait. Mais la vraie question était de savoir s'il ne fallait pas préparer une éventuelle retraite en cas de force majeure. L'instinct humain, dans certaines circonstances s'apprête fort bien au danger, et prend des dispositions adéquates et nécessaires à sa survie, c'est du domaine de l'intuitif.

Alors débuta à guichet fermé un long entretien entre ces trois hommes robustes qui nous tournaient à présent le dos, et nous cachaient du cercle intime, en resserrant franchement l'espace entre eux. Au milieu du grand hall des urgences, la conversation en aparté, initiée du cercle intime faisait totalement abstraction des autres évènements, comme si rien d'autre n'avait d'importance. Par moments, elle fut partagée par à-coups, de grands gestes expansifs, d'une bonne envergure et très démonstratifs ; entrecoupés d'éclats de voix, tels des fragments de sons brisés, virevoltant dans l'atmosphère. Leurs yeux francs, farouches et perçants devaient se mêler à ces signes inquiétants. Nous entendions toujours ce haut débit de flots de paroles ininterrompues, toujours aussi inintelligibles, qui de surcroît, semblaient totalement disproportionnées aux circonstances et dénuées de sens à qui n'est pas coutumier du fait. Cette réunion plénière informelle, semblait être maintenant close d'un accord commun, l'un d'entre eux, le plus petit, qui s'avérait être aussi le plus vieux des trois, et de ce que mon esprit un peu troublé me rapportait de ce moment, était celui qui m'avait semblé avoir le plus parlé jusqu'ici ; se dirigea franchement vers nous. Il avait sur le visage tout à coup l'expression d'un être serein, détendu, disposé à prendre la parole d'une manière courtoise et modérée. Comme par la magie d'un haut fait extraordinaire, il ouvrit la bouche comme s'il était à présent intimidé ; lui conférant par la même occasion, un air puéril d'enfant dépourvu d'amour et d'attention, quémandant naïvement les bras de sa mère. La confusion était telle, qu'elle s'immisçait dans mon for intérieur ; il venait à lui tout seul de brouiller les esprits, et demanda modestement, dans la plus grande simplicité, s'il pouvait avoir affaire à un toubib. C'était sans appel. À y regarder de plus près ; les gens du voyage faisaient leur entrée remarquée d'une manière originale et fracassante, non conventionnelle. Comme qui dirait les habitués de ces procédés, qu'ils savent si bien mettre en œuvre, étant coutumiers de ce genre de modes opératoires. Ils débarquaient comme une vraie horde sauvage dans l'univers où l'on prodigue les bons soins. Dans ce cas de figure, certes originale sur la forme, nous pouvions au moins leur créditer le fait qu'ils avaient un don naturel pour l'art de la mise en scène ; c'était totalement et théâtralement digne d'une mise en lumière ubuesque. Pour un souci d'éthique, et dans mon impartialité qui devient de rigueur, dont vous voudrez bien m'accorder de lui donner de l'importance à ce moment du récit, je les nommerais les itinérants.

Ils ont eux aussi l'accès aux soins et à la consultation médicale de plein droit, car il s'agit à l'heure actuelle de réduire les inégalités et les disparités de santé entre les différentes peuplades qui composent le pays. De plus, cette politique sociophilosophique s'inscrit dans le domaine de la discrimination positive en tant que telle, et doit être l'unique conduite à tenir dans tous les établissements de santé français. Selon les rapports gouvernementaux, cette population est estimée à environ 400 000 hommes, femmes et enfants à l'heure actuelle. Leur histoire est intimement liée à celle des Européens, étant pour la majorité des descendants de résidents de longue date, ils possèdent la nationalité française. La famille est l'unité de base chez les itinérants. L'ensemble du clan se déplace systématiquement lors d'un évènement particulier, car c'est la famille et le clan qui créent la cohésion au sein du groupe. Très solidaire la communauté apporte son soutien à tous sans exception. Ils ont un rapport intimement lié à la religion, de confession évangélique, des regroupements ont lieu chaque année en France. Leurs principes leur sont très chers, ils ne dérogent jamais à ces règles immuables et ancestrales. En voici un exemple qui a toute son importance, et à ne jamais perdre de vue. Lorsqu'un non sédentaire s'adresse à l'un d'eux, qu'importe le contexte, l'interlocuteur sans forcément le savoir s'adresse avant tout à l'ensemble de la famille. D'où l'importance de mesurer le poids des mots avant toute communication.

Leur accueil en milieu hospitalier est contraignant et très particulier ; ils n'ont pas forcément les mêmes notions que vous et moi, et de monsieur tout le monde. Un décodage mutuel peut-être utile au départ, de manière à bien clarifier les choses, pour ne pas se retrouver en porte à faux, et surtout pour ne pas se laisser déborder par une situation devenue ingérable, liée à l'incompréhension de part et d'autre. Et cela est valable dans diverses configurations en rapport avec leurs habitudes, par exemple, parfois le simple fait de respecter ou non certains facteurs devient une source conflictuelle : les rendez-vous, l'attente, les horaires, leurs peurs, leurs craintes, la douleur. D'ailleurs, parfois les relations avec les professionnels de santé peuvent prendre assez vite une mauvaise tournure, notamment quand certaines urgences se produisent subitement voire simultanément au sein d'un même groupe. Cette teneur importune a pour effet immédiat d'ajouter un stress supplémentaire à la problématique existante, en renforçant aussitôt les sentiments d'agressivité déjà présents envers les personnels. Sans appel, la demande de prise en charge immédiate s'installe dans un rapport de force rapide et insistant, et court-circuite totalement les procédures. Une mise en pression rapide et spontanée est exercée auprès des personnels se trouvant sur l'instant démunis. La maladie chez les itinérants est souvent en lien avec de nombreuses croyances de caractère surnaturel, l'interprétation des symptômes met en rapport le physique et le psychologique, l'irrationnel et le religieux. Dans la situation qui nous intéresse, travailler ensemble c'est souvent la réunion de deux mondes différents de concepts, de peurs et de représentations interagissant de manière pas toujours positive entre eux, malheureusement. Ce qui a pour effet de rendre le relationnel complexe. Pour minimiser au maximum les incompréhensions, il est essentiel de leur expliquer clairement les évènements, et les orientations visées en vue de la programmation d'éventuels soins et examens.

Nous installâmes rapidement le nouveau patient nécessitant une attention particulière dans un box individuel d'hospitalisation de manière à calmer les esprits. Au même instant, les sirènes des ambulances rugissaient dans le lointain. Les véhicules chargés des équipes médicalisées, sont réglementairement composés à leurs bords du médecin urgentiste, d'un infirmier-anesthésiste et d'un conducteur généralement détenteur du Diplôme d'État d'Ambulancier. Dans ce véhicule d'intervention urgente, s'y trouve également du matériel d'intervention composé de valises ou de sacs portatifs, étant en mesure dans l'état, de répondre à une demande de prise en charge de secours dans l'impératif absolu. D'autres équipes similaires à celles-ci démarraient à leur tour rapidement et se dirigeaient en trombe sur de nouveaux lieux d'intervention. Décidément de nouveaux drames devaient briser le silence monacal du moment et ne reposaient toujours pas les esprits échauffés. Peu de temps après tout ce charivari bruyant, l'air qui s'était chargé de tension nerveuse, commençait à s'affranchir de ces mauvaises ondes sur l'instant, et ne devrait être que d'une très courte pause, le calme avant la tempête ; cela présageait l'arrivée imminente du futur cortège. Les femmes bien en chair de tout âge, pour la majorité, vêtues d'habits sombres ; parées de la tête au pied de tout genre de colliers et d'apparats décoratifs, étaient accompagnées d'une légion d'enfants qui s'interdisaient de rire. Même si pour certains on le voyait bien, ils se contenaient, résistant avec une volonté surnaturelle, l'envie ne manquait ostensiblement pas. Ces nistons dans les jupons des mères gigotaient à tout-va et s'observaient mutuellement en douce, pour ne pas attirer les foudres de ces dames austères et se trouvaient dans l'attente d'un geste amusant qui lèverait automatiquement l'angoisse. Ils restaient muets, car dans ces circonstances la parole est d'argent et le silence est d'or ;   il est bon de parler et meilleur de se taire, de ce que sont ces citations célèbres et intemporelles, qui prennent tout leur sens ici, à l'intérieur du box de consultation, où ils veillent inlassablement sur leur parent alité. Les visages étaient graves et présageaient de l'inquiétude, pareille à une assemblée à l'ambiance quasi religieuse. Les hommes en revanche quant à eux avaient pris possession des lieux extérieurs. Les solides gaillards parlaient entre eux, et l'on pouvait apercevoir de temps à autre des nuages de fumée en forme de ronds concentriques de taille égale s'élever dans les airs, émises par des ombres furtives, faiblement mises en lumière par opposition à la pénombre, que des lampadaires extérieurs mettaient en évidence. Cette foule masculine se déplaçait mécaniquement dans une sorte de rituel qui consistait à effectuer des va-et-vient discontinus. Ils partaient d'un point a, marchaient jusqu'au point B, ce qui représentait approximativement une distance d'une dizaine de mètres à chaque fois. Et vice versa, dans un sens comme dans l'autre, avec une attitude propre qui consiste en une alternance de balancements d'épaules, accordés par un déhanchement naturel sur l'avant. À les observer de plus près, à travers cette expression corporelle, on aurait dit qu'ils étaient fin prêts à en découdre à la moindre occasion avec un adversaire imaginaire, tout en jetant des regards à la volée ; inquiets et hâtifs, sur leur proche par la fenêtre. Leur nombre croissait et devenait de plus en plus conséquent, au fur et à mesure que le temps s'écoulait, et commençait sérieusement à entraver l'espace de circulation autour des box. Le médecin-chef, accompagné de l'administrateur de garde, mis au fait en aval du problème, dut intervenir quelques heures plus tard dans la soirée pour essayer de désengorger la situation face à l'afflux massif de nouveaux arrivants. La nouvelle mesure consistait à limiter les visites à un certain nombre d'individus, et en alternant successivement par petits groupes et à tour de rôle l'accès consécutif à la chambre provisoire d'hospitalisation. Le parking des véhicules destiné aux visiteurs était littéralement pris d'assaut dans son ensemble, par de grosses cylindrées et des bolides surpuissants et imposants, qui devaient être destinés à la traction des impressionnantes caravanes. Ces appartements mobiles étaient garés anarchiquement dans l'espace, dans lesquelles de temps à autre, au moment où les portes s'ouvraient, des petits faisceaux lumineux éclairaient le parking et mettaient en évidence la surface bitumée ; on aurait dit de petits feux follets éphémères qui disparaissaient tout juste le temps d'un songe. Tous ces véhicules étaient éparpillés sans ordre précis, en long et en large, et dans tous les sens de direction possibles. Toute cette espèce de grand bazar faisait penser à un marché de nuit fantomatique éclairé de lampions, par des commerçants spectraux, sans étals, dont les marchandises n'existaient pas. Face à nous les questions devenaient de plus en plus insistantes et pressantes, à la limite de la menace parfois, et de nature trop précise, certaines d'entre elles auraient été en passant plutôt destinées au médecin référent. Parlons-en de cet oiseau rare : on ne l'avait pas vraiment vu, il avait délégué la prise en charge médicale à un jeune interne du service, prétextant devoir terminer une ou deux paperasses administratives urgentes. Ces types bien plantés sur eux-mêmes, et pas des plus avenants d'ailleurs, cherchaient à nous soutirer des informations que nous ne possédions pas. J'appréhendais fortement pendant tout le temps de leur présence, les situations propres aux guerres d'usure qui seraient susceptibles de nous conduire inexorablement à un face à face, ou à un éventuel bras de fer psychologique. J'étais bien embarrassé de la posture dans laquelle je me trouvais, et dont je ne possédais pas les clés salvatrices, les codes libérateurs, dans ces rapports humains complexes et circonstanciels, qui apaiseraient sans doute les ardeurs de chacun. Malgré les dispositions pleines de bon sens, mises en œuvre par les personnels à la demande des cadres dirigeants, les allées et venues incessantes, continuèrent. Les enfants qui s'étaient à peu près effacés dans le calme jusqu'ici commençaient sérieusement à s'exciter depuis un certain temps déjà, lassés à leur tour de contrarier leur nature turbulente, soumise à cette longue attente ; prenant le service pour une cour de récréation grandeur nature. Renforcés dans ce sentiment de lassitude bien légitime face à un certain nombre de soignants, transformés à la hâte en moniteurs improvisés de colonie de vacances, tout de blanc vêtus, et tentant vainement et désespérément de les recadrer avec un sourire forcé, dans ce qui s'apparentait maintenant à un jardin d'enfants inattendu. Certains garnements, bien plus téméraires que les autres, les dépassant largement de leur insolence, et dont les parents n'avaient pas donné de cadre ni de limites destinées à freinées les ardeurs, s'en donnaient à cœur joie, et ne ménageaient pas les peines de mes collègues, visiblement irrités de tant de laisser-aller. Nos gardes d'enfants matérialisés pour la bonne cause se donnaient du mal, ils se fatiguèrent très vite et abdiquèrent de la même manière. Pris involontairement d'un étrange malaise à la limite de l'écœurement ; cependant de l'empathie pouvait encore se lire sur ces visages remplis de frustration. En effet, le burlesque de ce contexte ne leur permettait plus d'exercer leur rôle premier, les nécessiteux qui ce jour-là furent nombreux passèrent inévitablement au second plan. Les femmes également sortaient de leurs réserves, qui jusqu'ici s'étaient contentées de marquer leur présence auprès du souffrant. Elles posaient des regards noirs sur les étrangers que nous étions. Les matrones dévisageaient ces bêtes curieuses, en l'occurrence nous autres, les travailleurs hospitaliers, qui déambulions dans les couloirs, animés par de perpétuels mouvements en interactions, nous agitant sans cesse autour de la sphère familiale. Personnellement, pour des raisons qui m'étaient propres, j'avais apprécié, malgré la panade, les tonalités musicales des voix portantes et chantantes non mesurées en intensité, libres de toute censure et d'appartenance à notre univers de ces matriarches. Sur l'instant on aurait dit qu'elles jouissaient, hors d'atteinte, de l'immunité que procurait la non-adhésion aux codes de notre société. Ou bien n'avaient-elles seulement pas du tout cette notion d'être ou de paraître à nos yeux ? Qu'importe après tout, cela leur conférait à qui savait les regarder et les entendre, cette chaleur aux notes de musique épicées où l'harmonie s'enrichit naturellement dans certaine tessiture de voix féminine. Avec cette faculté déconcertante à alterner les variations entre les graves et les aigus spontanément par l'intermédiaire d'un savant dosage, n'ayant rien à envier aux typologies vocales des altos et sopranos de renoms. Ce sont des particularités remarquables, propres aux caractères des femmes sanguines et méridionales, au teint hâlé et tanné, éclatant de soleil et de nature, dont les effluves fugitifs parfument de leur présence l'espace de notes poivrées d'une oisive vie de bohème. Histoire de remonter un peu le moral des troupes dans ce contexte anxiogène et difficile à maîtriser, ou s'installait inévitablement une véritable guerre des nerfs entre les deux parties, il aurait peut-être été plus utile de prescrire de la « moralex », ou du « motivex » aux soignants de service ce jour-là. Il fallut cependant se rendre à l'évidence, force était de constater que nous perdions du terrain dans ce conflit interposé, et aussi bien admettre que nous n'avions plus le contrôle de la situation dans le moment. Dans ce cas de figure d'aucune concession possible, un interlocuteur ou un diplomate important et influent en matière de discussions devait être nécessairement nommé et reconnu de l'ensemble pour démêler ce qui devenait un véritable préjudice pour les autres patients. Un personnage trait d'union capable de jouer l'intermédiaire entre la communauté et le service public, une médiation devenait inévitable, pour le bon fonctionnement de l'ensemble. Car il devenait de bon ton de vous le rappeler une seconde fois, nos occupants utilisaient des codes naturels au sein de leur propre société, les rapports avec d'autres individus en dehors de la communauté, n'étaient pas facilités par les mêmes représentations, c'était ou à fait respectable certes, mais cette différence de culture était à prendre en compte objectivement dans toute sa globalité.

L'ironie du sort, contrastait avec cette réalité qui parfois pouvait prendre des tournures édifiantes et qui nous laissait à coup sûr pantois. D'un commun accord, ils désignèrent unanimement pour les représenter bien légitimement, le vecteur et la victime de tout ce désordre, à savoir le patriarche, celui qui se trouvait être paradoxalement dans ce lit et qui ne manifestait toujours pas beaucoup de sympathie particulière à notre égard, sans animosité non plus remarquez. Comme à l'accoutumée, ils s'écartèrent pour se réunir et devaient donner suite au devenir qui nous intéresse. Entre-temps par mesure de sécurité, l'administrateur de garde rappela le service, au regard de ce qui était devenu quasiment à ce moment un tour de force inévitable, et qui devait s'empreindre maintenant dans la durée. Car qu'on le veuille ou nom, il s'agissait bien ici d'une dualité entre deux ensembles de traditions ancestrales dissemblables. À cela venait s'ajouter par moment la difficulté de coopérer en bonne intelligence. Décidément, la barrière des mœurs était bien trop élevée, telle une montagne encore vierge de toute expédition, pour la franchir et même une fois gravie, le versant opposé était à la fois hostile et impraticable, de nature à vous rejeter dans les profondeurs de ses pentes abruptes et glacées. Nous étions condamnés à l'immobilisme en son sommet immaculé où sa cime donnait le vertige des hauteurs, où l'air devenait irrespirable et froid, et où le malaise s'emparerait bien vite d'un alpiniste non chevronné un peu trop téméraire. Ce n'est à ce prix parfois que nous payions l'indifférence générale pour l'autre que nous n'avions pas su voir ou entendre, et que le plus simplement du monde, en toute sincérité, nous ne voulions pas forcément connaître. En tout état de cause, il avait été décidé de rouvrir une unité du service de semaine, en partie fermée le week-end, comme son nom l'indique, pour loger à bonne enseigne toute cette grande famille dans la décence et dans un minimum de confort. La décision fut acceptée et prise, la communauté adhéra sans poser de problème particulier à ces nouvelles perspectives. Un brancardier d'unité dépêché par ces obligations vint chercher le patriarche, et le conduisit dans son brancard dans l'unité d'accueil, accompagné des siens. Nous pouvions enfin reprendre le cours normal des activités, sans nous soucier du reste. Les autres patients furent auscultés et diagnostiqués sans complications, dans ce qu'aurait pu provoquer cette extrême désorganisation passée. Dès lors, nous pouvions de nouveau nous rattacher au train de la routine, et pour l'occasion revenir à nos petits projets mis entre parenthèses quelques heures plus tôt, le temps d'une dépaysante échappée belle d'une soirée de noël.

 

 

 

CHAPITRE 3ème

L'hallucination

 

 

Certaines vies, illustres, laissent des traces indélébiles et profondément marquées à jamais dans l'esprit de nos contemporains, les élevant naturellement au rang de la postérité éternelle. Divinement relatées de manière figée dans les manuels historiques qui appartiendront à l'ensemble des générations futures et qui s'inscriront à jamais dans la mémoire collective. Elles n'omettront pas de rendre compte au plus grand nombre, des hasards et des aléas engendrant de hauts faits, et que l'histoire qualifiera de remarquables. À l'échelle du temps, ces glorieuses destinées d'entre toutes, citées en exemple pour des siècles et des siècles, perpétueront leurs singularités honorifiques par orgueil, et avant tout pour la très conventionnelle magnificence de leur passé. Car il s'agit méthodiquement d'inscrire ces récits dans les viscères de nos âmes prédisposées à entendre la grande messe de toutes les vérités glorifiées, de ces grandes circonstances immuables. Des hommes et des femmes au caractère bien trempé, et au courage valeureux ont inscrit leur nom au panthéon des souvenirs à travers les âges, et statufié leur corps dans la pierre des mémoires, des demi-dieux à l'apparence humaine, défiant au possible toutes ces petites superficialités existentielles de la vie des gens ordinaires.

Puis il y a comme vous et moi justement ces êtres ordinaires, des personnes foncièrement prosaïques et bien moins remarquables, ce contentant de venir grossir exponentiellement les rangs de l'humanité déjà bien surchargée qui se trouvent être aussi la majorité. Nos actes communs sont le poids de nos pensées, noyés dans la masse des souvenirs, mais ô combien indispensables à la bonne tenue de la cité ! Et la somme de l'ensemble nous procure de la sécurité, nous permet de nous élever dans la contingence. Certes, nous sommes quand même d'une certaine manière des exceptions individuelles, car nous possédons pour nous les différentes expériences unitaires du vécu, qui influencent l'objectivité de nos rapports entre les individus et le monde dans lequel nous aspirons à devenir. Dans nos hôpitaux, calqués par la réalité du dehors, qui n'est ni plus ni moins que son reflet, des évènements que je qualifierai de pittoresques, pas forcément en rapport avec le domaine de faits remarquables, mais au contraire, bien misérable dans la beauté du monde, se déroulent parfois étrangement dans l'intimité de son enceinte. Vous comme moi, nous ressentons parfois comme d'étranges moments de déjà vu, nos sens trompés et habitués par l'expérience d'un ressenti particulier, la possibilité d'avoir été nous-mêmes, mais dans d'autres circonstances, dans un même lieu. La vie devait être une succession d'évènements, réitérant les mêmes schémas empiriques, et les mêmes pensées dans une infinité de possibles, définis par la mécanique précise d'un mouvement métronomique. Cet instrument utilisé dans l'étude des partitions donne un signal audible ou visuel permettant d'indiquer un tempo. Égale à un tas de particules élémentaires en mouvance désolidarisées entre elles, propulsées dans l'univers immense et inconstant, ayant la conscience d'appartenir à un même noyau atomique. Ces corpuscules libres posséderaient intimement la faculté de compréhension, s'unissant à nouveau pour se matérialiser à l'infini dans un autre espace-temps. Dans ces moments- là, dans le trouble des âmes, nous reprenons aussitôt conscience d'être bien présents à l'instant « T » dans le monde présent tel qu'il est, comme il nous apparaît dans cette aspérité métaphysique. Parfois la complexité des pathologies psychiatriques face à l'intensité extrême des délires, peuvent pousser nos semblables dans leurs retranchements, sans notion de temps et de durée et dépassent l'entendement des êtres dits normaux, non avertis. En voici la preuve : Je faisais mon entrée cet après-midi-là, entrant dans le sillage d'une journée ordinaire déjà bien entamée et égale aux autres par l'aspect normatif qui caractérisait mon assuétude au service. Instinctivement, comme le veut l'habitude, je consultai une fois de plus la planification qui me concernait ; tel un névrosé devant s'assurer mécaniquement et plusieurs fois à l'avance d'avoir vu ce qu'il avait vu et de ne pas penser la minute suivante à ce qu'il n'avait pas vraiment vu. D'un point de vue comportemental, les névroses sont des maladies de la personnalité de gravité mineure. Elles ne nécessitent pas d'hospitalisation, lesquelles s'expriment par des troubles dont les malades sont conscients et dont la survenue est liée à des traumatismes psychologiques récents ou antérieurs. Dans son esprit, la réalité ne présente aucune altération profonde, mais seulement une déformation. Il existe plusieurs sortes de névrose : l'angoisse, le trouble panique, l'anxiété chronique, la névrose phobique, l'hystérie obsessionnelle. Dans sa « Psychopathologie de la vie quotidienne », Sigmund Freud présente les névroses comme une expression de l'inconscient. Selon lui, c'est l'angoisse qui constitue leur véritable moteur. Des signes cliniques viennent renforcer et peuvent confirmer le diagnostic : l'insomnie, la perte de l'appétit, la fatigue, et les troubles fonctionnels.

Après assimilation sûre et certaine de l'horaire de travail et de mon positionnement dans celui du pôle, j'assurai la relève de l'équipe du matin avec l'équipe du soir à l'Unité d'Hospitalisation de très Courte Durée. Cette unité avait vocation à prendre en charge uniquement des patients des urgences adultes, à soulager et à accueillir temporairement des patients en transition, et accessoirement à visée psychiatrique. Ils sont dirigés dans ce service dans l'attente d'un diagnostic clinique, afin d'assurer le soin et d'affiner le diagnostic en fonction d'une éventuelle orientation vers le service adapté à leur état. Dans une autre mesure, les malades sont orientés dans le cadre d'un transfert interservices, ou si la surveillance et la thérapeutique sont efficaces, d'autoriser le retour à domicile ou dans d'autres structures dans une durée maximale de vingt-quatre heures. Nous disposons de huit chambres d'hospitalisation, dont une spécialement conçut pour les cas les plus difficiles, auxquelles des personnels spécialisés et formés dans ce type de prise en charge sont affectés par un organisme extérieur.

 Cet après-midi, nous avions en tout et pour tout seulement deux patients, dont Madame DELAMARRE, Simone de son prénom, une femme dans la soixantaine naissante, arrivée en catastrophe cette nuit accompagnée par les forces de l'ordre, pour déambulation dans un état second manifeste avec agressivité déclarée envers les automobilistes et agents sur la voie publique. Sa prise en charge avait été retardée momentanément, m'avait-on renseigné. En effet, le personnel de nuit des urgences avait été pris à partie, nos soignants menaient sur le front une autre bataille rangée, soutenus par les pompiers, face à des jeunes gens enivrés et extrêmement agressifs, à qui l'on ne pouvait faire entendre raison. Résultat de l'opération, un infirmier et un pompier blessés à l'arme blanche, qui ont dû être hospitalisés, mais heureusement sans conséquences majeures. Ces violences préjudiciables, contrairement à ce que l'on pourrait penser ; ne sont pas tant isolées que cela, bien au contraire. Les faits d'agressions envers le personnel hospitalier s'étaient grandement multipliés ces dernières années, mais malheureusement elles ne sont pas toutes répertoriées à leur juste place. Elles se contentent d'étoffer médiatiquement les faits divers des rubriques des journaux locaux. Elles sont comptabilisées dans les rapports des commissions d'hygiène et de sécurité du travail, ajoutées et noyées dans la masse des nombreuses statistiques nationales, se soldant bien souvent par un non-lieu sans intérêt majeur, n'ayant pas forcément le mérite d'exister. S'acharnant tout simplement à vouloir venir augmenter les rangs des évènements fortuits sans importance ; et pourtant Dieu sait que les personnels de santé de France sont en souffrance. À cet effet, des fiches d'effets des dits évènements indésirables sont systématiquement établies, et bien souvent rédigées ; en surnombre ; elles se retrouvent en attente sur un vieux secrétaire directoire, où elles s'entassent parmi les nombreuses piles incommensurables de documents administratifs divers. Cela dit en passant, victime en partie de la désuète et lourde intendance française, empreinte héréditaire persistante de l'ère napoléonienne encore présente au vingt et unième siècle. À quand véritablement l'allègement administratif de nos institutions ? Ceci a pour effet de minimiser la pertinence des évènements relatés, et de les classer commodément dans le sens de la verticalité. Et si par chance, elle devait rester une rescapée du lot de la première heure, et toujours bien visible au regard du cadre hospitalier, elle pourrait éventuellement être considérée l'espace d'un instant, mais ne rêvons pas. Car même si notre gentil « surveillant » s'affairait à bien vouloir daigner lui donner une once d'importance, en laissant de côté certaines tâches transversales de la plus haute importance, rien n'y ferait. Je vous parle de celles qui en principe ne devraient pas être en rapport avec les responsabilités de son poste. Parlez-lui-en, il semblerait que vous ayez touché une corde sensible chez notre ange gardien, tenez ! Quand on parle du loup, regardez-le ! Il fuit le lâche, aussitôt rattrapé d'une envie irrépressible d'assister à une éventuelle et urgentissime « réunionite ». Vous avez dit quoi ? Désolé, vraiment ! Traduisez plutôt ce sacro-saint mot par : inflammation sévère et répétitive d'une absence régulière se substituant à l'activité quotidienne, lorsque les véritables problèmes s'accumulent et surgissent de toutes part. Je ne peux lui jeter la pierre qu'à moitié, quand il ne s'agit pas d'un carriériste en puissance, dans la mesure où sa mission principale est détournée volontairement de son rôle premier de surveillant de proximité dans les soins ; et échangée contre un lavage de cerveau avec greffée sur la tête une irrévérencieuse casquette de manager de supermarché au service de la vulgarisation mercantile que sont devenus le soin et l'humain.

— « À combien l'estimez- vous votre santé, Mesdames et Messieurs les dirigeants de la haute sphère ? Vous assistez impassiblement et insensiblement au déclin, mais surtout à la paupérisation des âmes sensibles et altruistes que vous administrez, tout ceci est un non-sens. Vos intentions sont aussi plates et linéaires que la courbe mesurée d'un électro-encéphalogramme ! »

— « Dites-moi, je veux le savoir, à qui avez-vous vendu vos âmes corrompues, vous qui êtes assis dans votre impassible immoralité complaisante, vous vous auto-suffisez à vous-même n'est-ce pas ? Installés mollement sur vos séants adipeux avec vos largeurs disgracieuses qu'une chaise au coussin moisi de style Louis XVI d'un cabinet ministériel suranné à l'ambiance lourde et encaustiquée, qui s'avère être en fait l'état-major de vos projets égoïstes, peine à contenir. Ne soyez pas désobligeants, je vous en conjure, je n'ai rien contre vos derrières, si ce n'est qu'un bon coup de pied bien placé sur ceux-ci, ne ferait pas de mal à certains. Décidément, ne voyez-vous pas seulement que ces cœurs se dessèchent et se tarissent, ces âmes se vident de leur joie substantielle rien qu'en pensant au mauvais sens que prennent leur vie. Vous ne leur inspirez que de la peur et du mépris par vos perpétuelles réformes dénuées de bon sens. Vous asphyxiez de l'intérieur un système bien pensé par vos directives insensées. Dans le même esprit, vous effacez sans vergogne, de ce qu'il reste de moralité chez ces êtres dévoués à cette cause commune ;   comment pouvez-vous ne pas le voir ? Ou tout compte fait, devrais-je dire comment ne voulez-vous pas le voir ? Ça revient d'une certaine manière à scier la branche sur laquelle vous vous êtes perchés, vous êtes-vous déjà imaginé avoir des problèmes de santé ! Ce qu'entre nous je ne vous souhaite pas bien entendu, pas même à mon pire ennemi »

— « Ah, mais, c'est que je vous entends d'ici vous dire tout bas »

— « Cause toujours l'artiste “réac”, on ne vit pas dans le même monde toi et moi, moi non plus je ne te souhaite pas la maladie, à part si tu continues à déblatérer de telles inepties du genre, non fondées et démagogiques. Dis-moi au passage sais-tu seulement qu'à la différence près, et pas la moindre d'ailleurs, d'entre nous deux, au cas où tu ne le saurais pas, ce qui m'étonnerait fortement, nous ne possédons pas le même portefeuille toi et moi. J'aurais une prise en charge moyennant finance, que dis-je ! Gracieuse bien heureusement encore, de par ma notoriété passée et la qualité de mes proches relations, pour les remerciements des petits services officieux rendus avec les frais de fonctionnement prélevés par la levée de tes impôts de modeste contribuable. Que dire également de tous ces retours sur investissement, dus et à me rendre à titre de l'échange des bons et loyaux services, attribuer depuis toujours à nos gourmands capitalistes. Rendez vous compte, ces gens-là possèdent la majorité des établissements de soins privés de ce pays, ils seront pour moi de véritables amis, un juste retour des choses diront nous. Ils m'ouvriront toutes leurs bonnes intentions à travers l'accès à une clinique de renommée privée, et de plus avec ces meilleurs médecins et chirurgiens à la pointe du progrès, et toi qu'auras-tu ? »

— « Vous le voyez bien maintenant, que nous évoluons dans une médecine à deux vitesses, mais stoppons ici la polémique ».

 — « Mais rassurez-vous, vous aussi serez jugés par vos pairs, vos égaux, les autres méritants, mais à l'instar des êtres d'exception, l'histoire ne se rappellera probablement pas de votre utilité dans ce siècle. Elle se souviendra seulement de gens destructeurs de société, avides de pouvoir, et au passage, je vous remercie de l'attention que vous n'apporterez pas à mes remarques, dont je ne doute pas du manque de considération qu'elles vous inspireront et qui feront la part belle à l'insignifiance à laquelle elles aspirent. Qu'importe, en espérant tout de même ne pas vous avoir fait perdre de votre temps si précieux, votre non obligé, Mlle la moralité, qui ne saurait être la promise d'un destin malveillant ».

 L'attitude de nos cadres s'inscrit dans une logique managériale, je m'explique : leur formation initiale d'une année, leur permettent d'acquérir des savoirs procéduraux en rapport avec la gestion humaine et matérielle d'une unité de soin. Cet enseignement se distingue également par la pertinence de son contenu, à savoir être un véritable vecteur de projets pour l'amélioration des conditions de travail des agents, acteurs au cœur de la dimension du soin. En définitive, elle forme des chefs diplomates aux qualités humaines indéniables, voilà pour le fond. La forme sur le terrain quant à elle, je vous l'ai déjà expliquée un peu plus haut, même s'il y a encore davantage de matière à développer.

Après ce bref égarement, occupons-nous de notre patiente identifiée, auprès de sa carte d'identité, confondue avec les nombreuses autres cartes d'achats, retirées expressément de son portefeuille, tapi dans un capharnaüm extraordinaire, qui lui tenait lieu de sac à main. Comme dit l'adage populaire bien de chez nous, tellement représentatif : « une vache n'y retrouverait pas son veau ». Après l'enquête de moralité, il apparaissait à l'étude du dossier, que cette dame ne possédait aucun antécédent médical et judiciaire connu, elle semblait n'avoir existé que cette nuit, était-ce là les signes du hasard, ce pourvoyeur inconséquent, responsable désintéressé de l'errance des ombres immatériellement visibles. J'allai à la rencontre de Madame DELAMARRE, pour lui prendre la tension avec un sentiment en demi-teinte assez partagé, voire même mitigé par rapport à l'appréhension de cette situation assez particulière. La patiente alitée que je vis pour la première fois laissait deviner de belles formes sous des draps fins et colorés ; ceux-ci en effet, épousaient parfaitement les courbes de son corps fin et rectiligne, qui malgré sa posture en position de chien de fusil, supposait aussi une grande taille morphologique. Sur le moment, elle semblait se trouver dans une insondable sérénité. Cette accalmie relative lui conférait bien visiblement, et sans ambages, cette béatitude apparente. Pareillement à un ciel sans tâche dans l'horizon, remarquable quand la vie s'apaise dans ses moments intimistes de solitude avec soi-même, quand l'esprit se tourmente et se complaît sans difficulté dans la dualité de la raison et de l'aliénation. Lui avais-je à peine frôlé le bras avec délicatesse et avec prévenance pour lui prendre la tension, qu'une réaction disproportionnée et inappropriée me fit reculer par surprise de plusieurs pas. Elle se retourna brusquement, et me jeta instantanément un regard de terreur, chargé de haine à travers des yeux démoniaques. Dans ce moment de surprise, j'avais sans intention, mais sans nul doute foulé et piétiné son espace vital. Finalement à froid, avec un peu de recul, je me surpris à penser que sa réaction avait été proportionnelle à l'agression de sa sphère individuelle. Se sentait-elle menacée par l'étranger hostile que devait représenter ce visage inconnu ? En l'occurrence le mien, qui la tenait en respect à ce moment-là. Elle m'avait pris au dépourvu à travers ce sursaut inopiné, qui en disait long sur la dangerosité de la situation dans laquelle elle se trouvait. Les contentions étaient prescrites pour sa sécurité aux deux bras et jambes ; la maintenant fermement au lit dans lequel elle se trouvait, pour éviter l'apparition d'éventuelles blessures et lésions dans ces déchaînements incontrôlables. De temps à autre, l'émission déconcertante d'un hurlement sauvage, à peu près identique à celui d'un animal déchiré de fureur venait déchirer le silence d'une belle journée de printemps ; auquel étaient associés des cris perçants et stridents analogues à des âmes de pécheurs non repentis. Telles des apparitions fantomatiques, condamnées à l'éternité des flammes de l'enfer pour les méfaits dont ils avaient été les auteurs le temps d'une vie terrestre. Ces agitations confuses me glaçaient d'effroi et me rappelaient par intermittence durant l'exécution de mon travail la présence de cette femme en souffrance. Vinrent s'ajouter à la complexité des moments difficiles, sans raison et sans transition, des moments de latence, dans lesquels elle semblait déraisonner au travers d'un relâchement nerveux. Elle décrivait des aventures imaginaires, relatées d'une façon tout à fait consciente. D'ailleurs, la précision avec laquelle elle dépeignait l'environnement et la vie dans ses récits imaginaires était stupéfiante, pour ne pas dire déconcertante. Péripéties romanesques narrées prodigieusement, comme l'originalité d'une toile de maître d'où l'on avait cette étrange impression que la vie ressortait et débordait du cadre à vouloir s'en échapper. Prendre la fuite pour ne pas pouvoir être contenu par l'expansivité d'une nature luxuriante qui était la composante dominante et la plus représentative dans le décor, laissant au second plan l'humanité au travers d'ombres suggestives. C'est dans l'ordre des choses me diriez-vous ! Cette dimension trompeuse rarement atteinte par son réalisme et son naturel, et ainsi que par la qualité obsédante de l'œuvre est amenée à déjouer l'œil critique et expert des plus influents amateurs d'art. Cette sacrée scénariste y mettait du cœur à l'ouvrage pour rendre présentable son expansive folie imaginaire. Finalement, était elle comparable à certains artistes que l'on croît fous ? Fondamentalement dotés d'une hypersensibilité d'âme et de cœur accru ; prédisposés à la création des belles œuvres raffinées, leur permettant de saisir le sublime la ou on l'attend le moins, au gré des rencontres hasardeuses, tout en posant ainsi l'œil exercé sur la marche en avant du monde. Cette propension innée de figer dans l'esprit certains moments de grâce avec un élan de générosité, octroyée par d'uniques sensations et de sentiments périssables, permettraient ils de fixer éperdument les éléments affectifs de la vie sans grande difficulté ? Si oui le cas échéant, il s'agit d'une qualité naturelle, de toute évidence. Malgré la maladie qui la déformait de l'intérieur comme dû dehors, elle possédait de beaux restes, son visage d'une beauté excessive à la forme triangulaire et aux traits fins ; soulignait et mettait en avant très légèrement les petites fosses des petits creux de ses joues rebondies. Elle-même, bien fermes et délicates, telles de petites balles de forme concentrique. Son teint de peau ombragé et éclatant était légèrement hâlé, et s'accordait mutuellement avec ses grands yeux bruns en forme d'amande enfouis dans ses pommettes. Autant vous dire que ce regard-là pouvait facilement exprimer sans objection les joies et les peines des mauvais jours. Sur ce portrait d'idylle enviable était réservé une place exiguë à un petit nez en trompette, accompagné d'une belle et longue chevelure en cascade, où venaient contraster des reflets blonds et gris argenté, laissant apparaître avec timidité de petites boucles vagabondes à leur extrémité. Elles descendaient librement jusqu'à sa taille fine et athlétique, laissant découvrir à son tour de belles et longues jambes toniques, filiformes, formées de muscles visibles et bien galbés comme en possèdent les gens entraînés à la pratique sportive.

Mais le répit fut bref et de très courte durée, car ces crises épisodiques et récidivistes, sur lesquelles je ne possédais aucune connaissance, du fait de ne pas avoir pu mettre de nom sur cet état maladif, étaient pour moi des inconnues, dont les présentations pathologiques ne m'étaient pas destinées, et ne m'avaient pas non plus été présentées. Cependant, je m'interrogeais et me renseignaient succinctement des causes responsables, provoquant ces effets chez une personne, par anticipation de la situation à laquelle il faudrait tout de même faire face, au moins pour les attitudes à adopter et les soins à apporter, et cela était dans mes attributions. De ce que l'on me rapporta, il s'agissait dans la situation qui nous intéresse et par définition objective de chez notre artiste de l'abstrait et de l'imaginaire, d'un développement d'une psychose hallucinatoire. Il s'agit d'une pathologie psychiatrique qui se manifeste par un délire hallucinatoire. Ce syndrome du délire chronique survient principalement chez des sujets féminins, à un âge avancé, souvent isolé, auto- persécuté, entraînant des hallucinations visuelles. Le malade se lance dans des discours ininterrompus, et emploie la troisième personne du singulier dans ses délires. Peuvent apparaître secondairement des troubles du cours de la pensée, une diminution de l'affectivité, et des symptômes paranoïaques. L'évolution de la maladie alterne avec des périodes de rémission et d'aggravation. Les conséquences sont relativement lourdes sur le plan personnel et social. En général, dans les mois qui précèdent la maladie, un événement marquant survient, un deuil, des soucis d'ordre professionnel, un divorce. Sa prise en charge s'effectue par un psychiatre, et le traitement repose sur des traitements antipsychotiques. Il n'est pas curatif, mais agit sur les symptômes de la maladie. Je n'ai jamais exactement bien compris pourquoi les sciences en général accordaient cet intérêt à la dénomination par des termes étymologiquement brutaux, que l'on pourrait qualifier plus simplement, surtout au regard d'une pathologie des troubles du comportement. D'un point de vue de l'ascendance des mots, de l'origine filiatique d'un terme basique, pourquoi vouloir attribuer à tout prix des épîtres fortes et complexes ? D'autant plus difficile à assimiler par le citoyen lambda pour désigner sa maladie. Pour définir là en l'occurrence ce qu'est une construction structurelle mentale, de l'esprit, viable ou non, me semble hors de sens. Même si l'on peut concevoir bien sûr qu'il faille bien tôt assimiler les rudiments abécédaires de nos langues respectives, par le simple fait de la compréhension de tous et pour tous, par exemple d'appeler un animal, un animal, un être humain, un humain.

 Je pris la décision sur mon temps de pause, une fois les plateaux-repas servis, de tenir compagnie à notre hôte, et de tenter de l'attirer l'espace d'un instant dans notre réalité, et pourquoi pas, de percer la bulle invisible qui la retenait prisonnière de son univers. Ce n'est pas bien, je vous entends de nouveau — « de quel droit, prend- t'il de telles initiatives celui-là ? Usurpateur vas ! » Mais en même temps, j'avoue que cela me fascinait. L'envie me prenait à mon tour de m'immiscer dans son théâtre intérieur, et de pouvoir observer cette fabuleuse comédie qui s'y jouait à guichet fermé, sans spectateurs attentifs du monde réel ; hormis possiblement, ce soignant indiscret et impatient d'assister à la représentation, qui devant elle, jubilait de se trouver dans la loge d'honneur. Parfois le simple fait de prendre le temps d'écouter et d'observer vous procure d'agréables surprises et vous permet d'apporter un nouveau regard sur la situation, car machinalement, la somme totale de nos obligations ne nous rend pas toujours disponible aux autres, elles nous rendent aveugles et sourds aux évènements quels qu'ils soient. Le théâtre de la vie dans lequel nous préfigurons dans un ordre respectif, précis et établi par le seul destin sous toutes ses formes et avec toute sa troupe de comédiens, nous entraîne inexorablement dans une pléiade de possibles. Chacun peut être amené à emprunter librement par sa volonté une voie de grande affluence, ou au contraire accéder aux chemins de traverse, en sortant des sentiers battus, qui au final peuvent définir des rencontres à venir, accompagnées de magnifiques concerts d'ouverture à la musicalité terrestre. En ce qui me concerne, je prendrais le temps d'observer cette tragi-comédie, de la considérer véritablement pour ce qu'elle serait, mais aussi de l'apprécier, peu m'importe la difficulté de la tâche. Elle en était là à ce moment, les poings et mains liés pareils à l'Homme de Vitruve en position horizontale au plafond, le regard perdu dans le vaste monde insondable des songes qui défilent et se matérialisent devant des yeux inertes d'irréalité. Ces organes destinés à la réception des influx visuels fixaient le néant sans lucidité, se contentant de se fermer et de s'ouvrir sommairement dans leurs orbites pour reposer son cerveau en effervescence. Surprise en pleine connivence avec son délire, je me souviens de son rôle de « nez » ; enrôlée par des maisons prestigieuses. Elle exerçait ses talents à Grâce, capitale mondialement réputée pour son parfum, tantôt directrice de production hyperactive, par qui les ordres jaillissaient par milliers sur des recommandations de toutes sortes, qu'il fallait exécuter expressément, et selon ses moindres désirs. Égale à un général d'infanterie menant ses troupes au combat dans une cadence infernale ; elle menait, guidée par la candeur d'une main ferme et assurée, son unité sur le front. Je me souviens d'un autre de ces rôles, relevant une fois de plus de la fantasmagorie d'une chimère, de celui dans lequel elle était l'héroïne, égérie gâtée de prévenances d'une maison de haute couture, qui avait pignon sur la prestigieuse rue du Faubourg Saint-Honoré. Elle se pavanait aux yeux de tous ; libre comme l'air, tournoyant comme une figurine sur le socle d'une boîte à musique, vêtue d'une magnifique robe satinée de velours noir, couverte de mille et un bijoux, reposant majestueusement sur la partie inférieure de son cou. D'ailleurs, il serait difficilement impossible de ne pas lui accorder le bénéfice du doute concernant l'accord de ces pierreries et ornements d'apparats dans cette illusion de l'esprit entre eux et le tissu. Et tout aussi certainement, sans aucune mesure avec cette belle et merveilleuse peau hâlée, dont les femmes d'occitan gardent si jalousement le secret. Dans ce haut lieu de la mode qui s'apparentait à Byzance, cette redoutable ambassadrice autoproclamée usait du verbe haut pour asseoir son autorité, elle criait désespérément à qui voulait l'entendre : « celle-ci est vraiment parfaite, elle fera largement l'affaire ! » Faites-la juste retoucher, et tout cela dans une répétition abasourdissante et sans fin. Ses yeux descendirent du ciel et déconsidérèrent ce plafond sans image, qui devait s'apparenter à ce moment, à la toile de projection des films de cinéma, où le souvenir de ce long métrage tombait dans l'oubli existentiel et semblait déjà loin, laissant derrière lui la possibilité de présager une suite. Finalement, elle n'avait que simplement changé de place, et s'était brusquement tournée vers moi me considérant d'une manière soupçonneuse sans me lâcher du regard. Sur l'instant, je changeai de statut, la scénariste avait décidé, je ne sais pour quelle raison, d'élever mon rôle dans la hiérarchie de cette adaptation. Du figurant de seconde zone, qu'elle devinait sans voir, je devenais soudain un élément clé du scénario, tel un personnage réel tout en couleur avec un chapeau haut de forme. J'étais maintenant visible ; elle s'adressait à moi sans me perdre de vue : — « êtes-vous cet inspecteur untel, dont on m'a signalé la présence lors de mon absence d'hier après-midi ? », je ne savais que lui dire, de peur de me faire reléguer au second plan, c'est-à-dire a mon rôle initial. Je l'avoue, j'étais un peu décontenancé sur le fait, mais paradoxalement, cette phrase avait fait son effet sur la forme de la tournure dans ce moment de doute. Elle était effectivement souvent absente ces derniers temps, et moi peut être un peu trop présent, trop absorbé à essayer de comprendre cette force curieuse de grandeur qui éveillait mon appétence à la curiosité. Je répondis donc d'un simple « oui » sans consistance, qui agacerait sans nul doute le personnage central qu'elle était, et la réponse ne se fit pas attendre, mais tellement prévisible :

— « Permettez-moi de vous dire Monsieur, je n'ai pas besoin de vous, mes égarements ne vous regardent d'aucune manière. Repassez plus tard, je vous accorderai un peu plus de mon temps » :

— Comment devais-je interpréter ces derniers mots dans la position qui était la mienne ? Le doute subsistait en moi. Il est vrai que sur le moment cela me plaisait de savoir que j'existais quand même dans son subconscient, même sans repère bien précis, au beau milieu de cet univers imaginaire et mystérieux sans réel fondement pour le commun des mortels. J'étais présent en qualité d'inconnu du grand public, dans cette production de l'esprit sans véritable scénario, dans lequel elle me projetait de plein fouet bien malgré moi, qu'importe, pour elle, j'y figurais vraiment. Étais-je simplement une image de sa cérébralité défaillante, malléable et corvéable à merci qui pouvait prendre les différentes formes et personnalités qu'elle désirait à tout instant, et composer avec à souhait ? Ou bien au contraire, me voyait-elle comme je lui apparaissais réellement, sous la forme d'un homme accoutré d'une tenue de soin de couleur blanche, les yeux rivés sur sa personne, fixés à cet endroit au milieu d'une chambre d'hôpital, dans ce qui lui restait de lucidité ? Peu importe, je m'apprêtais à quitter la chambre, lorsqu'un homme d'apparence distinguée, approcha à pas lent et mesuré dans ma direction. L'expression que prenait son visage sérieux et austère témoignait d'une vie qui ne lassait pas de laisser libre court aux plaisirs inutiles et au laisser-aller. Contrairement aux apparences ; arrivé à ma hauteur, étrangement son visage changea. Nous pouvions y lire sur l'instant de l'angoisse et de l'inquiétude mêlée. De son ton courtois et aimable, il me demanda des nouvelles sur l'état de santé de sa sœur qui, selon lui, avait accumulé beaucoup de soucis importants, et me confia qu'il n'était pas surpris que cela se passât ainsi. Je l'écoutai me raconter tous les déboires et mauvaises fortunes que sa sœur avait endurés, de ces mauvais démons qui lui avaient torturé l'esprit et que la destinée s'acharnait à vouloir malmener, ainsi que, de ce qu'elle venait de subir de plein front ces derniers temps. Plus le temps passait, plus il me parlait bien volontiers de leur vie respective, j'étais incontestablement l'homme de la situation, celui qui correspondait parfaitement à la mise en confidence des tristes sorts. Il arrivait de son domicile de Nantes en urgence ; après que le mari de madame Delamarre, qui était à ce moment précis en déplacement professionnel, l'avait joint instamment, avec beaucoup d'inquiétude sur son téléphone personnel, quelques heures auparavant. Il avait jugé plus sûr de contacter le frère de sa femme pour se rendre auprès d'elle, car tous deux étaient très proches et inséparables depuis leur tendre enfance. Ils étaient originaires d'Eze village dans le sud-est de la France, charmant petit village provençal perché en nid d'aigle de l'arrière-pays niçois dans le département des Alpes Maritimes. Hameau d'art et d'histoire, les ruines de son château et ses étroites ruelles bordées d'échoppes, constituées des vieilles pierres de charme chauffées par la chaleur du sud, avaient conservé leurs beautés des années passées. Elles font encore aujourd'hui le bonheur des passants et des curieux, surtout celui des artistes de tous poils et des artisans des métiers d'art. Cet écrin bâti à flanc de roche qui culmine à six cent soixante-quinze mètres au-dessus du niveau de la mer surplombe la presqu'île de Saint-Jean Cap Ferrat. Dans un cadre splendide, ce rubis d'exception suspendu laisse percevoir aisément en contrebas, l'une des plages discrètes de la baie des anges, au bord de la mer Méditerranée, nommée Eze sur mer et qui part du Cap Roux à la pointe du Cabuel. Ce petit bijou azuréen est largement accessible par les voies de desserte classiques du haut des corniches si atypiques de cette région. Cette crique est ombragée par une pinède qui descend à la mer. À un endroit légèrement en recul, masqué partiellement par une végétation vivace, en empruntant un petit escalier naturel, dont les marches composées des racines des arbres mêlées à de la terre de feux s'effacent progressivement par l'usure du temps, elle rejoint un piton escarpé dans la corniche. Perchée sur les hauteurs ; et tout en haut, se laisse découvrir une église aux murs peints de tons chauds à la couleur ocre clair. Les promeneurs seront toujours agréablement surpris par le jardin exotique, créé en mille neuf cent quarante-neuf. Ce beau coin parfumé des essences rares a été réhabilité depuis quelques années ; creusé à même la roche. Formé de terrasses et de jardinières naturelles où vivent sous des cieux ensoleillés une collection botanique aux plantes succulentes et rares en provenance des divers continents, que les Libeccio et sirocco rafraîchissent fréquemment de leur souffle éolien. Petite fille, elle aimait jouer aux billes les jeudis plutôt, quand il n'y avait pas école au quartier de l'Aiguetta. Elle, son frère Jean, et la petite voisine Nicole, se précipitaient sur les abords de la chapelle des pénitents blancs, près des carrés cultivés d'œillets provençaux, qui fleurissaient au printemps et au début de l'été, parfumant l'air, et qui annonçaient l'arrivée des beaux jours de chaleurs. Les années passantes, des trous étaient apparus et en faisaient des alliés idéals pour les parties de billes où Simone excellait dans ce jeu populaire. Elle avait souvent agacé son jeune frère avec la dextérité et la précision d'une diablesse dont elle faisait preuve et que chacun par humilité lui reconnaissait bien. Sans état d'âme, elle appliquait à toute chose l'adage préféré de son père « qui ose gagne, qui perd paye » elle détroussait ainsi sans grande difficulté les petites Bourses bien bombées qui contenaient les petites sphères précieuses de ses adversaires, si faciles à remporter. Ce jeu était très courant dans les cours de récréation, et sous les préaux d'écoles. La façon la plus classique d'y jouer consistait à projeter sa bille en formant une pince avec le pouce et l'index, puis donner une impulsion à ce dernier, qui percutait celle de son partenaire de jeu. Celui qui faisait entrer l'objet roulant le premier dans le trou, gagnait la partie et remportait le butin de son adversaire. De temps en temps, durant ces parties durement menées, on entendait, madame RUFIN, mère, qui appelait ses ouailles à l'heure de midi pour le déjeuner, au moment immuable durant lesquels, les cloches sonnaient douze coups à heure précise. Monsieur RUFIN, frère se souvient de la pissaladière confectionnée avec amour par sa mère, il y avait là beaucoup de nostalgie d'une époque révolue dans ce regard expressif, abondé de souvenirs, qui se contentait de fixer le vide sans orientation précise. Elle embaumait l'air chaud et sec de sa multiplicité de parfums subtils d'herbes aromatiques provençales. Et que dire de la vieille demeure à façade du seizième siècle aux charmantes persiennes bleues, si hautes pour des yeux d'enfants, qu'elle vous donnait le tournis à coup sûr. L'après-midi après la sieste, surtout l'été, quand la chaleur devenait insupportable, et pour se rafraîchir, elle se rendait à la fontaine du bourg, elle trempait ses doigts fins et frêles dans l'eau froide, que recouvrait l'étendue du dôme massif de pierre au-dessus de la surface ; sur laquelle il projetait son ombre tempérée. Elle admirait, et se laissait surprendre par le clapotis de l'eau, d'où s'échappaient de fines bulles aquatiques qui éclataient et libéraient leur contenu d'air en arrivant à la surface lorsqu'elle faisait tourner sa main, comme un tourbillon venu des profondeurs abyssales. Des petites feuilles à demi émergées vert pâle de cressons, contenues entre deux eaux, recouvraient partiellement la fontaine de ses pousses rampantes. Dû dessous, les petites ombres grises animées et fugaces des tritons venaient troubler par surprise la quiétude de ses rêveries en nageant librement dans l'eau tiède, créant sur son passage un petit sillon léger comme une vaguelette aux mille éclats d'argent, révélés par la réverbération du soleil sur ce liquide limpide. Les mille lueurs des rayons du soleil des fins de journée se reflétaient comme des étincelles dans un jeu de lumière et d'ombres interposées, et rendaient l'air d'un soir annoncé, un peu plus respirable. Des histoires de tritons, en voilà une, dans laquelle Simone s'était sacrément fâchée, tel un fauve enragé après Jean. Ce jour-là, pareil à un autre jour estival, il s'était rendu le matin de bonne heure à la fontaine ;   aventurier naturaliste d'un jour ; armé d'une épuisette, il avait capturé l'une de ces petites bestioles. Sa mère l'avait surpris dans le jardin sous la pergola ombragée par les grandes feuilles de vigne à vouloir disséquer l'amphibien. Pour l'opération, il l'avait retourné sur le dos, les quatre nageoires-pattes en l'air de la victime. Elle l'arrêta net, l'invectiva pour l'occasion de tous les noms d'oiseaux du répertoire ornithologique. Jean, pour sa défense, sur le coup un peu confuse, redressa sa posture, haussa les épaules, il se reprit, et dit d'un air sérieux et grave :

— « c'est un sacrifice nécessaire pour les avancées de la science. Papy m'a montré son livre de biologie animale, où on y voit comment on y entrouvre la bête en deux pour comprendre le fonctionnement des organes entre eux, et c'est Monsieur Charles, le naturaliste anglais, qui l'a écrit d'abord ! » Voulait-il seulement parler de « de l'origine des espèces » par Charles Darwin ? Il avait commencé à consigner des notes à l'aide d'une plume dans un cahier d'écolier, à côté duquel se trouvait un papier buvard taché par l'encre qui se déversait de l'encrier renversé par l'effet de surprise. Mademoiselle Simone fut intransigeante, et se montra sous ses jours de colère, ce qui eut pour cause d'effrayer définitivement Jean dans cette histoire. Il abdiqua, sous un air de mou et, tout penaud, rapporta la cause du conflit dans son milieu naturel, conscient et réalisant avec du recul la bêtise qu'il venait de commettre sans réfléchir. Il revint la peur au ventre. Il appréhendait à présent la réaction de son père qui venait à l'instant de rentrer au domicile, et qui savait se montrer intraitable quand la situation l'exigeait, espérant que sa sœur tienne sa langue. Dans l'ensemble, ils vivaient heureux. La douceur de vivre du climat s'apprêtait fort bien à toutes sortes de polissonneries d'enfants insouciants, dont l'âme n'est pas encore corrompue. Évoluant au rythme des chants des cigales, ayant élues résidence, dans les champs de rocailles stériles environnants, ils se nourrissaient des fruits qu'ils n'avaient qu'à cueillir dans les arbres exposés à l'ensoleillement généreux des terres méridionales, dont les branches surchargées ne semblaient plus pouvoir contenir tant de délices. Ces enfants baignés très tôt dans les douces chaleurs du climat méridional étaient souvent accompagnés de la petite Nicole, cette gentille gamine de sept ans aux attraits physiques méditerranéens et au caractère de garçon manqué un peu désinvolte. Toutes les occasions qui se présentaient étaient les bienvenues pour braver les interdits. De plus, elle était casse-cou et intrépide comme l'étaient les petits monstres turbulents de son âge, cet excès d'énergie l'avait parfois desservie, ce qui lui avait valu de s'être fracturé les deux bras à un an d'intervalle. L'affaire avait fait grand bruit au cœur de la bourgade Ezasques, ce qui avait été l'objet au début de son drame, de toutes les curiosités de la part de ses camarades de classe. En effet chacun des petits écoliers avait apposé sa griffe de circonstance, voire un gros vilain gribouillage sur l'encombrant plâtre blanc. Le soir après l'école et l'encas de seize heures, les devoirs et les leçons apprises pour le lendemain, Simone dévalait les trois marches du perron à toute allure, comme un félin poursuivant une proie de choix, et filait tout droit rejoindre sa chère copine et camarade de classe. La maman de son amie avait le secret des bonnes gaufres à la cannelle qu'elle confectionnait elle-même avec beaucoup de soin. Cette mère attentionnée servait ces craquantes gourmandises avec de la confiture de citron de Menton, bien entendu, cela faisait le régal du goûter de nos deux chipies. Rien n'était de trop, elle accompagnait la plupart du temps ces petits péchés quadrillés et saupoudrés d'une pellicule de sucre glace, par un verre de la fameuse limonade traditionnelle de la célèbre fabrique du pays d'Aix-en-Provence. Une fois avalé, ce délicieux breuvage acidulé élaboré dans le respect de la tradition séculaire faisait pétiller les yeux. Dans ce moment amusant, avec un petit air de malice complice dans le regard, les filles se mettaient à rire à en pleurer, car ici on riait bien volontiers de ces petits riens fugaces qui ponctuent ces jours de bonheur dans la simplicité des bonnes choses. Jean les avait bien accompagnées de temps en temps dans leurs aventures, mais au final, il n'y trouvait pas toujours son intérêt. Son caractère semblait s'être durci sans raison apparente, Simone et Nicole s'en étaient persuadées. Notre Jean qui rit, se voulait présentement d'une attitude austère, et parfois y mettait du cœur à l'ouvrage, laissant deviner des occupations de la plus haute importance en affirmant qu'il y avait des affaires de toute évidence plus sérieuses dans sa vie. Il montrait en effet les premiers signes d'une intelligence précoce, et avait annoncé à son père avec intérêt qu'il étudierait l'erpétologie, suite à l'obtention des images des dinosaures par lesquelles la maîtresse l'avait récompensé pour son bon travail en classe. Son grand-père qui était au courant du fait, impressionné par l'intérêt que Jean avait apporté à la chose, lui avait offert un imagier par compassion d'un aïeul bienveillant à la réussite scolaire de son petit fils. L'illustration de toutes les espèces reptiliennes de l'ère secondaire y figurait, référencée et illustrée par catégories dans un beau et épais livre encyclopédique déniché volontairement par ses soins dans une librairie niçoise, lorsqu'il s'était rendu au bureau de l'administration de la défense et des anciens combattants à Nice. Rien sur l'instant ne comptait plus au monde pour ce petit garçon que les grands reptiles sauriens. Cependant, il lui manquait des éléments de réponse, lacunes qu'il compenserait bien vite, car il devenait impensable pour un petit génie de sa trempe de ne pas connaître toutes les subtiles caractéristiques de ses grands protégés, mais surtout, pire, de rester dans l'ignorance d'un tel savoir. Pour Noël, sa grande tante parisienne qui habitait le Faubourg Saint Honoré leur avait rendu visite, comme elle était à l'habitude une fois l'an. Coiffée de son éternel chapeau bibi noir en tissu tulle, cette fière dame du monde lutétien avait apporté exclusivement pour Jean, des reproductions miniatures de ces géants dans sa grosse valise, innovante pour l'époque. Soulignons-le quand même, car le cadre de celle-ci était en bois et recouvertes de fibres vulcanisées et donnait l'aspect du cuir brut, qu'on ne pouvait acquérir dans ce temps- là que dans les magasins spécialisés de la capitale. À la vue de ces figurines si bien représentées, et plus vraies que nature, une joie incommensurable jaillit de ce petit être émerveillé par l'ouverture en grand et instantané de ses grands yeux noisette où l'allégresse demeurait dans l'instant. Ces ophidiens terrestres hors norme, l'intéressèrent durant un certain temps, tandis que les jeux des filles l'ennuyaient fermement : quelle idée de jouer à la marelle, à la corde à sauter, et pire encore au chat perché ; les vrais jeux de garçon, à ça oui !

 À ces douze ans, son certificat d'études obtenu, elle quittait le petit hameau de sa petite enfance, et prit le chemin de la grande ville voisine le jour de la rentrée scolaire. Voyageant par le même train qui menait son père à Nice, où il était pompier professionnel avec le grade de lieutenant de compagnie. La ville est située au fond de la baie des Anges. Elle est abritée dans sa cuvette par les hautes collines. Exposé plein ouest, le Mont Vinaigrier culmine à trois cent soixante et onze mètres. Il est constitué pour l'essentiel de calcaire massif aux strates étagées à la façon d'un mille-feuille en « terrasses » de verdure. Sa partie nord est boisée et plate. Au Nord-Ouest, proche de la vallée varoise et de la commune d'Aspremont, du même nom que le Mont, se trouvent sous la dénomination du « Mont Chauve » deux sommets jumeaux, le Mont chauve d'Aspremont à l'ouest qui culmine à huit cent cinquante-trois mètres de hauteur, et celui de Tourette à l'Est à sept cent quatre-vingt-cinq mètres d'altitude. Ils sont entourés de collines verdoyantes et sont occupés l'un et l'autre par d'anciennes fortifications. Au Nord-Est, au-dessus de la baie de Roquebrune culmine à trois cent soixante-dix mètres le mont Gros à la cime arrondie, ceinte de barres calcaires formées d'à-pics, où se trouve l'observatoire de Nice. Accroché à la falaise du mont Boron, dont le point le plus haut est à cent quatre-vingt-onze mètres, se trouve le quartier niçois, construit sur ses flancs et à ses pieds. À l'arrière-plan de ces petites sommités, le majestueux Mercantour joue les, trouble-fête de par son imposante stature. Tous les jours, le paternel empruntait par deux fois le chemin rocailleux, dit de la falaise de la Calanca, en bordure du vallon du Duc et du chemin Nietzsche, dit de mer d'Eze. Sur le chemin on peut observer à mi-parcours un moulin à huile hydraulique, émergeant d'une végétation luxuriante et sauvage ; connu sous le nom de « Moulin Perdu ». Heureusement pour lui, sa parfaite condition physique lui permettait de supporter l'effort à la limite de l'escalade ascensionnelle lors de la difficile montée sur le chemin du retour. Arrivé en contrebas, à environ deux cents mètres à droite en longeant le quai face à la mer, se trouve la mignonne petite gare ferroviaire. Ses murs colorés sont dans les tons ocre de l'Estérel. La station de chemin de fer permet la jonction sur la ligne Marseille-Saint-Charles à Vintimille et dessert les plus petites localités existantes sur le parcours. Dans la continuité de son cursus scolaire, elle fut pensionnaire du collège Henry Matis de l'Avenue Seilern, axe parallèle à l'Avenue Reine Victoria à Nice. Elle était accompagnée de Nicole, elle aussi déracinée pour la bonne cause, celle de l'apprentissage des indispensables rudiments de l'éducation obligatoire de l'institution Républicaine. Cependant, elles n'étaient pas affectées dans les mêmes classes, ce qui ne les empêcha jamais de se retrouver aux intercours, dans la grande enceinte murée, comme les deux meilleures amies au monde qu'elles étaient devenues. Les nouvelles matières que l'on enseignait furent dans un premier temps un flux non négligeable de nouvelles connaissances à assimiler dans une grande dynamique de travail, qui s'imbriquait chacune respectivement au cours des jours suivants. Très volontaires à la tâche, elles potassaient et bûchaient les devoirs sans rechigner, car ils feraient sans doute l'objet des interrogations des lendemains. Tout cela se passait le soir après le dîner pris dans le grand réfectoire des élèves. Le repas s'apparentait à un chahut extraordinaire de voix graves et aiguës, accompagnées parfois de cris plus ou moins compréhensibles, qui résonnaient formidablement sous la forme d'écho dans ce grand volume ou figuraient de remarquables voûtes d'ogives quadripartites, que l'on retrouve dans certaines églises. Le réfectoire se prêtait d'ailleurs fort bien à accueillir les vocalises des chanteurs lyriques amateurs. Parfois allant jusqu'à donner mal au crâne chez nos petites villageoises, lesquelles venaient des hauteurs où le calme prédominait et n'avaient que faire de toute cette cacophonie où l'on ne s'entendait plus respirer. Les résultats scolaires furent satisfaisants de parts et d'autres, laissant entrevoir de très bonnes perspectives pour la suite des études. La première année de cours avait été concluante et les évaluations dans les carnets de notes de Mademoiselle Simone faisaient la fierté de Monsieur et Madame Ruffin. Pour la remercier du travail accompli, à l'occasion de sa treizième année, le jour de son anniversaire, ils lui avaient offert des cours d'équitation dans un centre équestre du village voisin. Et toujours dans le même esprit qui la caractérisait, elle valida la moitié du cycle secondaire, ce qui lui permit de prétendre à l'étape suivante ; et pas des moindres. Elle intégra le lycée d'enseignement secondaire Masséna de Nice dans l'Avenue Félix Faure, qui fut autrefois le couvent des augustins Déchaux, construit en mille six cent vingt-trois face au Pont-Vieux. Avec les mêmes dispositions que pour le collège Henry Matis, elle fut également pensionnaire à quinze ans, mais cette fois-ci avec des sorties libres à l'heure du midi, plus exactement de douze heures à quatorze heures, portion de jour dans lequel le puissant soleil de Provence vous rappelle sa brulante présence. Dès la sortie de l'établissement, tout invitait à la rêverie dans toutes ces artères commerçantes citadines, animées par les voix des touristes de passage. Une fois engagé dans la rue du pont Vieux, vous franchissiez les escaliers, et au sommet, que du bonheur ! La belle niçoise se dévoilait à qui sait la regarder. Elle découvrit jusque dans les moindres ruelles le Tout-Nice, durant ces trois années de scolarité. Elle passa le plus clair de son temps dans la vieille ville, où elle vagabondait dans les heures chaudes de ces débuts d'après-midi. Extasiée par la présence des embaumantes senteurs des épices dans les rues ensoleillées, inondées de la luminosité bienfaitrice et éblouissante, des déclinaisons des couleurs. Du jaune safran au rouge-orangé, l'ocre, couleur de la bonne humeur, évocatrice du style provençal et des marchés aux douceurs d'épices, du bleu en camaïeu qui sent bon la lavande, le vert tendre, qui évoque les champs d'oliviers, les jeux d'ombres sur les murs des bâtisses provençales et leurs belles persiennes. Sans oublier à chaque coin de rue les charmants petits escaliers reliant les ruelles qui serpentaient dans la vieille ville, pleine de raccourcis élégants agrémentés de vases fleuris et de jolis perrons, les mêmes accents chantants des paysages du sud, de Giono et Daudet. C'était une véritable invitation aux plaisirs des sens. Tout était presque parfait dans son existence.

 Elle avait décroché son bac pendant cet été de grosse chaleur. Hormis la perte de vue de Nicole, qui avait déménagé avec ses parents à Montpellier, à la suite de la survenue d'un drame familial, son père couvreur de métier s'était tué l'année du Baccalauréat sur un chantier, en ratant dans sa descente l'un des barreaux d'une échelle de toit, entraînant la chute mortelle sur une dizaine de mètres de hauteur. N'ayant plus la capacité financière de subvenir aux besoins de la famille, sa mère et les enfants étaient partis vivre auprès du frère de la mère de Nicole, dès lors, Simone n'avait plus revu sa sœur de cœur depuis. La voici notre belle Simone, devenue cette jeune et belle adolescente, elle s'était éclose comme une fleur et ouverte à la vie. La jouvencelle s'étant muée en une délicate jeune fille ; pareille à une doucereuse demoiselle à fleur de peau, s'était spontanément orientée dans une voie que personne n'avait imaginée. Elle avait pris la bonne et ferme décision de devenir infirmière. Le relationnel lui paressait une bonne optique au regard de ce qu'elle se représentait de sa personne, en fonction de son caractère modéré et attentionné, de sa qualité de prendre soin des opprimés à travers leurs faiblesses, d'assister les anciens, infirmes ou grabataires, que le temps avait usés par la vie. Ses principes et ses qualités relationnelles s'accommodaient fort bien à cette profession. Motivée par ses intentions, elle intégra l'Institut en soin infirmier du Centre Hospitalier Universitaire de Nice. Ce fut uniquement le hasard qui voulut que l'institut ouvrît ses portes cette journée de l'année mille neuf cent soixante-quinze dans la cité azuréenne.

 Au milieu de ce récit, Jean, Monsieur RUFIN, m'apprit avec stupéfaction que sa sœur exerçait en qualité d'infirmière à l'hôpital psychiatrique voisin, dans l'unité de jour, à trois cents mètres d'ici. Un véritable concours de circonstances avait voulu qu'elle se retrouvât bien malgré elle hospitalisée de l'autre côté de cette mince frontière entre le soignant et le patient — « quand on dit que la vie ne tient qu'à un fil, n'y a-t-il pas réellement un peu de vrai là-dedans ? ». La direction de l'hôpital employeur en question avait contacté son mari dans un premier temps, s'inquiétant de ce qu'elle ne s'était pas présenté à son poste ce jour et qu'elle ne s'en était pas justifié ; ce qui ne lui correspondait pas du tout. Dans la position qui était la sienne, sans plus de précision, Monsieur Ruffin avait estimé par bon sens de commencer à questionner les établissements de soins de proximité, c'était effectivement la meilleure intention raisonnable, la première des démarches à effectuer dans ce cas de figure. La peur au ventre m'avouait-il, de la réponse positive qui pouvait lui être faite, et accessoirement accompagnée de renseignements funestes qui auraient pu sceller à tout jamais le sort de sa sœur et le sien par la même occasion. Et effectivement, il avait opté pour une démarche gagnante, laquelle lui laissait prendre concrètement la mesure de ce qui l'attendait. En ce qui me concernait, la suite ce cette histoire ne m'était pas destinée, elle s'inscrirait dans le devenir de cette famille occitane, je retournais ainsi vaquer à mes responsabilités professionnelles ; la pause réglementaire était terminée. J'appris de source sûre, qu'elle ne reprendrait pas ses fonctions pour le moment, qu'elle se remettrait péniblement d'une maladie dont le terme en vogue et à la mode paraît-il, remplaçait le commun « mal de dos » du siècle dernier, que l'on nommait outre-Atlantique « BURN-OUT », voulant dire littéralement qui se consume de l'extérieure, mais replacé dans son contexte, qualifiait grosso modo d'épuisement professionnel. Voici les grandes lignes : Il s'agit d'un état de santé se caractérisant par une fatigue intense, susceptible de vous faire perdre le contrôle et la capacité à aboutir à des résultats concrets en lien avec votre activité du moment, ce mal nouvellement nommé, mais déjà identifié concernerait dix pour cent des travailleurs en France, mais serait a priori plus important dans le domaine du médical. Tout est dit. Je prenais donc la fâcheuse mesure dimensionnelle que pouvait générer ce terme, une fois de plus, certes pas hyper-technique, mais à la fois tellement brutal et percutant. Depuis ce jour, il m'arrive de l'entendre un peu plus régulièrement dans ma profession, bien plus présent sur le devant de la scène, pour expliquer la situation des personnels en difficulté, résultant des conditions professionnelles dégradées que subit une nouvelle fois, comme j'aime à le rappeler, l'ensemble du personnel soignant.

Des jours heureux viendront nous prouver le contraire, de ce que furent nos pensées dans des moments dénués de moralité que subissent certains hommes, par d'autres hommes libres de mal penser par et pour eux-mêmes.

 

CHAPITRE 4ème

Amnésie sélective

 

 

La prise en charge du grand âge devient nécessairement et sans exception l'affaire de tous. Ce phénomène est dans l'air du temps, suffisamment relayé si j'ose dire par les retombées médiatiques ; souvent illustré dans les premières pages des dramatiques faits divers. Dans le fond, qui ne se sent pas vraiment concerné ? Ne nous voilons pas la face, mais à contrario ouvrons les yeux, et prenons le temps d'analyser tranquillement la situation telle qu'elle se présente réellement. Nous déambulons tous aveuglément dans nos univers égoïstes et aseptisés, absorbés sans réserve par nos emplois et nos diverses activités addictives. Nous sommes dans une certaine mesure ; conditionnés psychologiquement par notre passivité face aux écrans numériques et tactiles illusoires, ayant le simple mérite de stimuler mollement l'influx synaptique de nos cerveaux reptiliens. Surtout quand l'objet dont il est question n'est plus utilisé judicieusement dans sa fonction première, et devient l'accessoire secondaire, noyé lui aussi dans la masse des nombreuses applications. Nous sommes plus particulièrement victimes de nos névroses, liées à cette société consumériste, dans laquelle la norme dicte nos gestes et nos actes au quotidien. Elle nous aveugle dans nos conduites à travers le regard des autres, en passant notre temps à vouloir paraître, ce qui engendre dans la pratique un nombre incalculable d'heures de présence inutiles dans cette vraie vie. Nous sommes par la force des choses, dans une quête permanente de l'égocentrique autre moi du dehors, nous nous égarons dans l'illusoire « the place to be ». Dans une attitude qui consiste à se comparer à la moindre occasion à travers ses attraits physiques et ses petits bourrelets disgracieux récalcitrants, devant le moindre objet ayant la particularité d'un pouvoir quelconque de réflexion. Projetant nos silhouettes disgracieuses et nos courbes charnelles à la limite de l'obésité, sans malheureusement nous renvoyer à notre nous véritable. La petite ritournelle névrotique à encore de beaux jours devant elle, et ça à tous les niveaux qu'exige la dictature des canons morphologiques. Cette norme éphémère du moment dicte sa loi sans aucune concession, à des millions d'humains nombrilistes. À l'heure actuelle, nous sommes psychologiquement démunis et rattrapés par le temps qui passe et le totalitarisme de la jeunesse, qui vous rappelle tous les jours, et sans cesse la conduite à adopter pour retarder le processus du vieillissement, ce mal visible qui vous ronge inexorablement le corps de l'intérieur. Une véritable offensive stratégique se met en place, pour soi-disant contrer ce phénomène physiologique. À travers le marketing publicitaire, les publicités intempestives, où apparaissent des modèles de beauté filiformes et anorexiques, masculins ou féminins, qui se glorifient d'être devenus des standards de sex-appeal et reconnus comme tels. Peu importe, la tyrannie de l'esthétisme et de ses sbires vous atomise cérébralement votre libre arbitre dans l'ultime but de vous rendre accroc à des remèdes miracles que l'on nomme plus communément la Cosmétique. Sa pharmacie moléculaire s'adresse à tous, elle n'a pas de couleur préférée, ne fait pas de distinction de race, de classe sociale, d'appartenance, ne se soucie guère non plus de votre âge et de vous finalement. Elle fait surtout des affaires pressantes avec qui veut bien entendre ses mérites, tant vantés de l'éternelle jouvence sur votre corps. Cette perfide illusion vous invite à vous rapprocher au plus près de ses artifices trompeurs avec lesquels elle se chargera en tout bien et tout honneur de vous délester d'un peu de votre fortune trop encombrante à son gout. Observez-la plutôt dans son autosuffisance telle qu'elle est vraiment ! Et voyez en elle son arrogance naturelle qui vous sourit niaisement de mépris. C'est très tendance voyez-vous ! La beauté intérieure ça se vend difficilement, pour un peu qu'on en possède un peu ! Les industriels eux l'ont très bien compris et vantent tous les mérites de leurs gammes de produits innovateurs plus performants les uns que les autres en termes de résultat. Véritable cure de jouvence avec de véritables principes hyperactifs, et pas du placébo, ça alors non et non ! Effaçant les traces du temps par une simple pilule miracle, ou avec l'emploi d'une crème réparatrice merveilleuse, ô grands dieux, n'y aurait-il pas une part de vous-même là-dedans ?

— « Rassurez-vous Seigneur, je ne suis pas naïf, loin de moi cette idée, c'est que je ne veux pas vieillir, voilà tout ». La jeunesse éternelle est un mirage, mais dans ce monde fantaisiste, rassasié de cynisme, les vérités premières sont légions et toutes bercées par des rêves. Les oracles vous le confirmeront, ils nous rappelleront constamment quel sera notre véritable devenir, « naît poussière, meurt poussière ». C'est une simple formule de vérité immuable, qui s'applique à tous, sans exception possible dans l'extrémité de nos vies. Enfin théoriquement, et surtout si l'eugénisme étatique n'intervient pas au nom d'une éthique d'évolution au profit d'une nouvelle superhumanité, en devenir de perfection. La mort pour finalité n'est simplement que la conclusion d'une existence pour nous autres, humbles mortels. Alors puisque nous sommes quitte à mourir bientôt, pourrions-nous ne pas vieillir paisiblement et sereinement ? Le mercantilisme de l'or gris ne devrait pas avoir sa place au sein de nos sociétés. C'est un très mauvais maître en réalité, usurpant l'identité de sa déloyale ennemie, la bienfaitrice générosité. L'imposteur se montre les jours de beau fixe et de préférence par temps calme, voilant le ciel progressivement de son épaisse brume et de son immobilisme ambiant. Plongeant implacablement le jour dans la pénombre par le déchaînement soudain et successif des éléments climatériques, privant ainsi les espèces vivantes des reflets salvateurs du soleil qui les réchauffe. Il finit toujours par se faire démasquer, par l'odeur de ses stratagèmes nauséabonds qu'il vaporise constamment sur l'appât du gain. Dans l'espoir de duper son prochain, néanmoins certains d'entre nous possèdent un odorat plus fin et plus sensible que le sien, bien plus subtil et qui nous rend enclins à humer le parfum de la supercherie. Ne mettons pas nos anciens au rebut, ou pis dans les usines de l'oubli à vieux. Profitant d'une si belle aubaine, elles se chargeront d'alléger avec beaucoup d'empressement les économies de vos parents d'une pension durement capitalisée et modestement acquise avec beaucoup de labeurs. Bien entendu, cela n'est pas une surprise, en échange d'une prestation de services des plus médiocres. Ne les dépossédons pas arbitrairement de leur dernier souffle d'espérance. Eux, ces proches ombres du passé, qui tendent à rejoindre la légion de cadavres dans les cimetières en un vaste éclair de lucidité. Pourquoi ne pas y voir au contraire une véritable valeur ajoutée dans ces inventaires vivants ; registres de nos mémoires communes, chargée de vécu, témoins d'une période révolue ? Changez de regard ! Car il ne s'agit pas de donner des années à la vie, mais au contraire de la vie aux années, ça tombe sous le sens n'est-ce pas ? J'aime les adages, ce n'est pas nouveau, et vous le saviez déjà ! Mais celui-là résume très bien à lui seul les difficultés de la prise en charge liée au grand âge, qui va être le véritable défi du nouveau millénaire, de ce début de siècle. Vous avez dit épique ? Ne l'est-il pas déjà ? Comme tous ceux qui l'on précéder, à chaque temps ses affaires. Quelques-uns peut-être, mais certainement pas la majorité peuvent encore compter sur la présence et la proximité des aidants naturels. Je parle des proches descendants, ou frères et sœurs de nos séniors encore vivants qui subviennent tant bien que mal au quotidien, dans l'assistance des tâches de leur vie quotidienne. Cette solidarité à ses limites, elle ne peut être apportée qu'au profit des plus valides, les plus autonomes. La dimension psychologique doit également être prise en ligne de compte, afin aussi de les rassurer sur leur devenir, dans le but de les détachés l'espace d'un instant au vide existentiel de la solitude. Pour les autres, malheureusement grabataires, perturbés sur le plan cognitif et étant dans l'incapacité totale de ne pouvoir se mouvoir, il deviendra bien plus astreignant de les suppléer dans certaines tâches courantes. Dans ce cas extrême et dans la mesure du possible, une éventuelle collaboration sera nécessaire avec les agents intervenants des centres communaux de l'action sociale. Cette réalité sociétale représente l'un des problèmes majeurs dans la culture occidentale du vingt et unième siècle, les anciens sont relégués au rang des inutilités, des laissés pour compte, en somme ils sont les premiers oubliés de ce système. Dans les faits, nous avons constaté, l'allongement de la vie aidant, l'arrivée de plus en plus nombreuse de patients âgés présentant un certain nombre de multi pathologies dégénératives comme les plus représentatives : Alzheimer, Parkinson, et bien souvent associées à une altération de l'état général. Ces patients se retrouvent dans un état de dénutrition avancé, avec un amaigrissement visible, et dans un état asthénique très prononcé. Ces trois problèmes s'accumulent les uns aux autres dans un cercle vicieux, car si l'on maigrit, les besoins sont limités, puisqu'il y a de moins en moins de muscles et de graisses, fatalement cela entraîne une difficulté à exécuter le moindre effort. De la même manière, si l'on est exténué, les déplacements se minimisent, et l'inactivité engendre une fonte musculaire généralisée qui diminue d'autant plus les besoins et logiquement l'appétit. Ce dernier se traduira par une fatigabilité récurrente, provoquée par le manque nécessaire d'aliments à fournir l'énergie, tout est donc lié. Même si la médecine fait des progrès pour améliorer l'état de santé des personnes âgées, la plupart pourtant se trouvent dans la dépendance. Plus elles vieillissent et plus statistiquement l'autonomie se dégrade. C'est une des raisons pour laquelle, elles peuplent en surnombre les unités de soins de longue durée des hôpitaux, EHPAD, maisons de retraite, foyers logements ou encore foyers occupationnels. Le grand âge et la dépendance vont de pair malheureusement. Un axe d'effort plus important favoriserait une autre prise en charge qu'est le maintien à domicile, qui existe déjà, cela dit, mais en moindre proportion gardée au regard des grands schémas classiques. À grande échelle, un maintien systématique à domicile pourrait être envisagé dans les années futures. Un bien vieillir chez soi impliquant l'intervention d'un certain nombre d'intervenants formés à la dispense des soins, et en nombre supérieur, favoriseraient l'autonomie, les actes et tâches journalière du bénéficiaire, soulageant ainsi en parallèle les autres systèmes d'hébergement bien saturés. À cela s'impose une réflexion globale, reposant essentiellement sur l'évolution des mentalités et les rapports à la vieillesse dans notre pays. La prévention des risques des maladies et accidents corporels joue un rôle majeur, annuellement 9000 cas de chutes mortelles sont recensés, et les dégâts séquellaires en termes de chimioprophylaxie au stade tertiaire sont souvent irréversibles, et est la cause la plus répandue dans les accidents domestiques. Les imprévus de la vie courante représentent un risque important, pouvant porter préjudice aux ressources de la personne âgée. Certaines familles décident de maintenir leurs parents au sein de leur propre foyer, ce qui est honorable en soi, mais parfois, elles se mettent en difficulté, pour avoir mal évalué les quotités de travaux difficiles qui viennent s'ajouter à celles déjà existantes. Bien souvent quand il devient difficile de subvenir à ses propres besoins et à ceux des autres, ce type de population devient fatalement une charge supplémentaire au sens littéral du terme. Dans ce cas de figure, nous assistons dans la majeure partie des cas à une forme de maltraitance involontaire de la part des proches, ils se retrouvent ainsi totalement démunis face à cette difficulté majeure. Il ne faut pourtant pas perdre de vue cependant qu'elles sont extrêmement vulnérables sur le plan global, et que certaines personnes, des proches, pourraient être mal intentionnées à leur encontre, profitant de la situation de faiblesse de la personne diminuée pour tirer profit de ses biens ou autres faveurs à leur avantage.

Cette journée, je suis aide-soignant dans les chambres d'hospitalisation des urgences, une journée ordinaire, dans un monde ordinaire. Je prends la mesure du temps qui passe, cette variable universelle subtile et insaisissable, interagissant dans une infinité de possibles, indomptable, non palpable, qui s'écoule lentement et sûrement dans nos vies éphémères. Sur l'instant, l'humble horloge mécanique, renseigne avec précision qu'il est seize heures trente-deux minutes et seize secondes. Cette pendule accrochée à environ de mètres de hauteur du sol, se distingue par sa forme originale soit dit en passant, et par ses aiguilles, matérialisées par des couverts. La grande représentée par une fourchette, la petite par un couteau et les heures du cadran par douze différents fruits. Chronos ne semblait ne jamais quitter son échelle et ne devais indiscutablement pas lésiner sur l'exactitude temporelle, pour ne pas faire cas de ses enfants restitués. Dieu majeur dans la mythologie grecque, il se faisait un devoir constant et permanent de renseigner quiconque sur son œuvre pour qui chercherait la précieuse mesure du temps. Je quittais du regard la boîte spatio-temporel et dirigeais à présent mon attention dans le long couloir en face de moi, où une ribambelle de gamins prenait la direction de la salle de suture ; accompagné d'une femme un peu forte qui devait être leur mère. L'un avait conservé une partie de son déguisement d'homme squelette, laissant entrevoir une partie découverte de son visage abîmé. De cet adorable petit minois, tombait en monticules résiduels sur le sol, un grimage épais, mêlé de sang dont la réalisation et l'application avait dû être bien difficile à mettre en œuvre, et n'aurait pas vécu le temps suffisant à la hauteur de son investissement. Il était en pleur ; ce petit squelette morbide sanglotant avait été restitué à sa nature humaine. Accompagné d'un diablotin bien plus petit que lui, qui agitait sa fourche en tous sens avec une ferveur farouche. Ce petit monstre malveillant n'était pas prêt à abandonner sa quête délicieuse de collecte de friandises nombreuse et variée dans les mille palais des gourmandises. Les pauvres mortels pas suffisamment méfiants ouvraient bien naturellement les portes de leur maison, et se faisaient surprendre par ces petits êtres malintentionnés. Et à l'arrière-plan pour finir de compléter cette galerie des horreurs se cachait une petite créature à la croisée des mondes imaginaires que l'on trouve tapie dans la pénombre des contes de sorcellerie enfantins et de celui des elfes. L'hybride haut comme trois pommes se voulait plus avenant que les deux autres terreurs, et bien plus dégourdi dans son costume légèrement trop large, qui retombait de ses épaules continuellement et qu'il fallut sans cesse réajusté. Il semblait un peu indifférent aux pérégrinations de ses comparses, plus absorbé sans doute par la contemplation de cet univers inconnu où des individus dans d'autres costumes un peu plus sobres de couleur unie s'agitaient dans tous les sens. La maman s'adressait au médecin d'un air désemparé, comme toutes les mères en détresse pour leurs enfants, quoi de plus naturel me diriez-vous ? L'inverse en aurait été plus surprenant. Il n'avait plus maintenant qu'à la rassurer, en lui disant qu'il s'agissait d'une éraflure assez étendue, mais très superficielle en profondeur. Que la gentille Infirmière prendrait soin de nettoyer et désinfecter la plaie sur laquelle elle apposerait délicatement un petit pansement coloré avec une flopée de petits ours tout mignons représentés dessus. Une sonnette ? Entendez une alarme ! Cette furie sonore s'activait dans l'une des chambres. Je laissai sans condition ces petites horreurs curieuses aux bons soins de ma collègue, et me dirigeai expressément dans la minute répondre à l'appel. Ces chambres assez volumineuses sont conçues pour y accueillir un seul patient à la fois. On y prodigue des soins d'urgence en rapport avec les prescriptions médicales. Elles servent aussi d'une certaine manière de bureau non officiel de consultation et accessoirement de confessionnal muet, permettant à tout un chacun d'exposer ses misères. Les patients sont auscultés et diagnostiqués en temps réel par ordre d'arrivée et selon le degré d'urgence. Elles sont équipées d'un chariot d'urgence, tous pourvu de divers éléments : on y trouve du matériel d'aspiration, de perfusion, d'anesthésie, de ventilation, d'oxygénation, d'intubation, de réanimation à la charge de reconditionnement exclusif après utilisation par l'Infirmière, qui valide par un scellé la conformité au jour le jour. Tout ce contenu, bien entendu peut être utilisé par les médecins, et officieusement dans certains cas d'extrême urgence, toujours sous la responsabilité de notre garde malade, par certains aides-soignants. Soit dit en passant, hors du cadre légal, en effet vous n'intervenez que dans la mesure autorisée de vos connaissances et compétences définies dans un référentiel d'activités et de formations comme la loi l'exige. Sur le terrain la réalité en est tout autrement différente et prend de multiples aspects dans la réponse à apporter à l'extrême urgence dans cette notion dite de gravité d'intervention. Le cas échéant seulement vous autorise à transgresser et outrepasser illégalement les limites de ce référentiel, devenant pour l'occasion tacitement caduque. D'ailleurs, c'est la raison pour laquelle cette catégorie fonctionnelle demande un élargissement de ses compétences et une véritable reconnaissance de son statut pour se conformer aux dispositions statutaires en vigueur. De ce que nous pourrions qualifier à la limite d'usurpation de savoir-faire sans autorisation officielle, avec les conséquences que cela implique d'un point de vue juridique pour le soignant et le patient. Nous appelons cela plus communément dans le jargon hospitalier : des « glissements de tâche », phénomène qui n'est pas essentiellement exclusif à notre catégorie, mais à la plupart des professions du domaine paramédical. Malheureusement ces mauvaises pratiques sont cautionnées par l'ensemble des équipes, sous forme d'habitudes qui tendent à se généraliser et devenir un mode opératoire fréquent.

— « Hey, ho, il ya quelqu'un dans les Agences régionales de santé pour faire remonter au ministère ces déformations professionnelles ? Cautionnées par le bon principe du fonctionnement budgétaire, qui ferme les yeux au nom de la sacro-sainte excuse de cette maudite rentabilité qui s'inscrit dans ce contexte économique de morosité ambiante. Si possible, pourriez-vous s'il vous plaît prendre en compte cet état de fait ? Et en retour, y apporter une réflexion digne d'intérêt. Croyez-moi ! La solution que vous y apporteriez nous dispenserait d'une perte de temps considérable, de bien des maux et de déboires inutiles. Avec lesquels nous pourrions largement mettre à profit de bien soigner nos malades, par la mise en œuvre d'une formation adaptée à l'emploi ».

Laissons nos revendications de côté ; cet espace a été aménagé avec de grands placards blancs, avec des étagères remplies de linge, de chemises, de nécessaires de toilette, bassins et urinoirs. Toute cette logistique à utilisation immédiate prend une place non négligeable, comme une sorte de buanderie accessible, mise à la disposition du patient. Mais revenons à notre préoccupation du moment, ce carillon fou s'acharnait à me détacher de mes pensées. Monsieur LAFFONT, quatre- vingt-six ans, du mois d'août de l'année mille neuf cent vingt-cinq, émerge d'un long songe et s'extrait de sa bulle amnésique, ce vieillard un peu recroquevillé sur lui-même arbore un regard de stupéfaction à la vue de ce nouveau cadre. Il désire s'enquérir de la situation qui l'a amené expressément ici, là face à moi, à cet instant, et dans quelles circonstances ? Quelles étaient les raisons de sa venue ici ? D'ailleurs quelle heure pouvait-il bien être ? Il me regardait avec une lueur profonde de désespoir, qui jaillissait de ses yeux bleus d'une profondeur insondable. Ils exprimaient beaucoup de peine, et me scrutaient de la tête aux pieds à la recherche d'une compassion si infime fut-elle, tout cela ajouté à l'inquiétude et à la stupeur d'un homme perdu. Ce gringalet décharné pour être dénutri, avait bifurqué de son parcours de vie, ayant emprunté un mauvais sentier, un vague chemin de traverse parsemé d'embûches qui contrariaient ce destin déjà si chargé de mésaventure par le poids des années passées. Son visage cachectique témoignait à lui tout seul de la sécheresse que son cœur devait supporter dans ce moment d'égarement. Ce monde insensible à sa cause s'obstinait à lui infliger des peines supplémentaires dans son infini malheur, et de ce qui devait être encore une nouvelle épreuve à laquelle il devrait de nouveau se soumettre. J'essayai dans l'instant de le réconforter, de lui octroyé un peu d'humanité et ainsi par cette attitude à vouloir gagné quelque peu sa confiance, je lui demandai avec sa permission, qu'il me fasse un petit récit de son histoire.

Monsieur LAFFONT André était originaire du Guilvinec dans le Finistère-sud, une commune du pays bigouden, zone portuaire de trafic maritime majeure de Bretagne. De son temps, marin de père en fils et de condition très modeste, il n'y avait pas d'autres choix d'activités possibles entre l'agriculture ou la pêche. En ces temps là, on s'engageait sur-le-champ au petit bonheur la chance, en fonction du bon vouloir et selon les besoins du moment de l'armateur. Les p'tits gars du pays s'enrôlaient massivement sur les flottes des chalutiers hauturiers en partance pour les terre-neuvas au moment des campagnes de pêche à la morue. Là-bas le long des côtes du Golfe du Saint-Laurent ; abritées des vents et des courants. Ce mode de pêche était miraculeux et nourrissait l'Europe entière, elle offrait du travail et un salaire aux familles nombreuses. La « pesche à la molûe » se déroulait de différentes manières, en autonomie, elle se déroulait au large des hauts fonds de Terre-Neuve, à bord des doris, petites chaloupes à fond plat. Sédentaire, elle s'exerçait le long des côtes à la journée. La région des bancs de poissons dans l'antarctique nord était difficile d'accès, car réputée pour être une des mers les plus dangereuses de la planète ; ses fluctuations saisonnières, ou « sautes d'humeur » comme disent les initiés, rendent difficiles les conditions atmosphériques. La saison hivernale qui s'étend sur environ six mois était plus redoutée que tout le reste, avec des températures avoisinant parfois au cœur de la saison, lors des fréquents régimes de haute pression polaire et arctique, les moins trente degrés. Les vigoureux systèmes de tempêtes venaient accentuer les sensations glaciales dans l'intérieur du Labrador. Ces courageux travailleurs de la mer embarquaient sur des navires, des chalutiers classiques à propulsion mécanique et par la suite à moteur diésel. Avant l'embarquement, ils apportaient un soin scrupuleux à la composition du sac marin, par un inventaire exhaustif, où il fallait répertorier chaque composant d'une liste prédéfinie en fonction des besoins du bord, en déballant sur une surface plate le contenu plusieurs fois ; de manière à être sûr que rien ne manquerait à l'appel. Gare à celui dont le sac manquait ! Il était condamné à subir la misère de son étourderie durant toute la durée de la campagne. Puis venait la fermeture du sac qui appelait aux quais, où criaient les coups de sirène. Dans la pratique, la pêche se faisait sur le pont découvert à tous les vents et aux caprices de la météorologie. Durant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, rythmé par le résultat du traict du chalut, période pendant laquelle le navire traînait le dispositif sur un temps donné variant d'une demi-heure à trois heures. Tant que le poisson était disponible, toute l'équipe restait à son poste, même de nuit, moment que l'on appelait « le bal nocturne » Il n'était pas rare de travailler trente-six à quarante-huit heures d'affilée pour les plus résistants, pour une moyenne quotidienne d'une quinzaine d'heures, tant que le poisson abondait. En dehors de la pêche effective venait l'étape du reconditionnement du chalut, qui consistait à le ramender au plus vite, avant qu'il ne se déchire sur un étoc ou sur une épave de grand fond. Tout ceci était loin d'être une sinécure, ces bagnards du grand métier ne pouvaient espérer retrouver leur famille que six à sept mois après le départ pour la grande aventure. Au vingtième siècle, avec l'utilisation des nouvelles technologies, traverser l'océan atlantique n'était plus une aventure périlleuse. En revanche, pêcher dans les eaux glacées et dans le brouillard a toujours été une activité à risque. Des centaines de bateaux se sont abimés en mer, malmenés par les tempêtes et les icebergs dans des conditions climatiques catastrophiques. À bord les accidents n'étaient pas rares, et l'hygiène manquait cruellement, ce qui envenimait et majorait le processus de cicatrisation de la moindre entaille, ou infection. Des navires-hôpitaux prenaient quelquefois part aux campagnes et portaient une assistance sanitaire ou logistique aux équipages.

Notre homme prit part à une dizaine de campagnes aux pêches boréales, pendant lesquelles il vit de ses propres yeux des équipiers, pour certains ses amis périr atrocement, basculer du pont et se noyer dans les eaux gelées de l'enfer arctique. Pour quelques-uns d'entre eux ne savant même ne pas nager ; lors des manœuvres brutales et inattendues que faisaient les navires. D'autres, malheureuses victimes des aléas de la destinée, revenaient à terre éclopés, se voyant perdre un ou plusieurs membres, quand ils n'étaient pas rongés dans d'atroces souffrances par la gangrène, et n'avaient à leur avantage aucune issue salvatrice possible. Tous ces accidents professionnels bien regrettables étaient courants à bord, plus particulièrement lorsque leurs amples vêtements se prenaient dans les mailles du chalut, ou tout simplement à la suite d'une inattention liée à la fatigue. Il entraperçut plusieurs fois des navires se fracasser sur les écueils des rochers émergents, que le capitaine n'avait pas vus et sus anticipés au moment du changement de cap. À quarante ans, sa condition physique ne lui permît plus de pallier à des tâches aussi éreintantes, il entama un brusque virage professionnel, et bifurqua radicalement du monde marin pour celui des chemins de fer dans la banlieue parisienne. Il gravit les échelons jusqu'à la fonction de chef de gare à Brest, où il y prit définitivement sa retraite.

Ce patient est arrivé ce matin dans un état général altéré, le diagnostic clinique n'était pas au demeurant très réjouissant et annonçait une situation de sous-alimentation, accompagnée d'une déshydratation intense, et le tout dans un état cutané et d'hygiène déplorable. Plusieurs escarres de type quatre étaient apparues, ce qui signifie sur le plan médical : perte des couches tissulaires, avec exposition de muscle et de tendons, ou d'os, avec aspect nécrosé, profonds et larges. Les plaies profondes et infectées couvraient partiellement la moitié de la surface de son séant. Son visage accidenté portait des ecchymoses, ces lésions apparentes étaient mises en évidence par son teint pâle à l'extrême. En parallèle, une enquête sociale avait été menée à son terme et transmise en fin de soirée au médecin référent par les services sociaux rattachés au Centre Hospitalier. Le fac-similé se présentait sous forme d'un rapport, dans lequel on pouvait y lire ceci dans un langage clair et concis : Monsieur LAFFONT est actuellement pris en charge par ses enfants, et réside plus particulièrement au domicile de son fils aîné. Grabataire et atteint de la maladie d'Alzheimer depuis quelques années, il ne quitte que très rarement son lit. Ses faibles ressources pécuniaires ne lui permettent pas une considération de son dossier auprès des différentes structures de logements de longue durée. Sans aide à domicile, la famille veut posséder l'exclusivité dans le domaine, des soins et du confort à apporter à leur parent. Entre temps, l'expertise médicale confirma l'hypothèse maintenant avérée selon laquelle Monsieur B était soumis à des violences physiques volontaires, inhérentes aux agissements d'un tiers, se traduisant objectivement par des coups et blessures localisés au niveau de la face. Un autre rapport de l'expertise en bonne et due forme de la constatation, certifiée par l'autorité médicale fut transmis au poste de la gendarmerie nationale de la ville qui ne devait pas tarder à arriver pour dresser un procès-verbal et se saisir de cette affaire. Nous commençâmes à lui redonner un peu d'espoir, il nous considérât un peu plus davantage le temps passant. En ce qui concerne le plan cutané, nous lui fîmes une toilette scrupuleusement complète, et mîmes en place un protocole de soins de traitement d'escarres adapté à la situation qui l'exigeait grandement. La situation dans laquelle se trouvait cet homme, soumis manifestement à une grande souffrance, et sur tous les autres plans que comporte l'aspect somatique et psychique questionnait. Ils laissaient entrevoir la possibilité d'un abandon complet dans l'indifférence familiale. Comment en étaient-ils arrivés à ce stade du désintérêt de l'un des leurs ? Nous avions affaire ici à une sorte de barbarie sans nom. La force est l'apanage des faibles, et la faiblesse la vertu des lâches, cependant, il ne faut pas se méprendre, la justice humaine statuera sur ce cas, et ne manqueras pas de rendre sa dignité à cet homme meurtri dans sa chaire par de si mauvais traitements. Des tortionnaires capables de faire endurer tant de sévices et de misères à un enfant de dieu ne s'en sortiront jamais indemnes : leur cœur asséché de compassion et de noblesse est corrompu et pauvre de ce qu'ils n'ont pas de bons sentiments. Au diable ! Que vos âmes se repentissent de leurs péchés, et retrouvent la pureté originelle qu'ont été vos enfances non perverties par les vices et la méchanceté, que seule la nature d'un homme corrompue concède à la grandeur d'une âme insouciante et grandissante.

— « Nous souhaiterions parler à Monsieur L, concernant une éventuelle déposition en rapport avec des coups et des blessures » la maréchaussée prenait possession en cet instant de la chambre de notre patient. Les vitres étaient transpercées de part en part cet après-midi-là par les doux filets des rayons du soleil. De gros et épais nuages menaçants les avaient laissé s'échapper, après avoir pris l'azur en otage depuis quelques heures, ils réchauffaient instantanément le vide structurel. Cette luminosité soudaine confortait aussi les esprits, tels des éclats lumineux futiles, dans lesquels on décelait les particules fines des poussières rebelles qui virevoltaient dans l'air. Enveloppées dans la douceur de ce début d'automne elle laisserait encore peut-être espérer d'autres assez belles journées égales à celle-ci.

Ils l'interrogèrent un long moment, ce qui eut pour effet de le déstabiliser davantage, ce pauvre homme à la vue de ces uniformes perdait ses moyens, il se trouvait physiquement dans une posture vicieuse. Ce marin à présent sans capitaine se retrouvait maintenant totalement rétracté sur lui-même, et n'entendait rien à la situation. Il n'était plus en mesure de raisonner normalement, la confusion régnait à présent dans son esprit. Monsieur L, n'existait plus, il s'était réfugié dans un mutisme qui se prolongerait et laisserait libre court à la providence de statuer sur son sort. Son visage prenait l'expression d'un homme qui ne savait plus à quels saints se vouer. Il subissait de plein fouet l'interrogatoire formel auquel il ne pouvait se soustraire au vu de la gravité des éléments. Le voyant ainsi en difficulté, comme dans un éternel recommencement d'une ritournelle endiablée, j'aurais aimé pouvoir prendre sa défense et plaider pour sa misérable condition et répondre avec promptitude à ces deux agents qui avaient virtuellement transformé le box en une sorte de tribunal. Le tribunal correctionnel ouvre ses portes au public, et toute la juridiction prend place dans ce gigantesque palais, le procureur de la République, les juges professionnels, et le greffier.

— « je déclare la séance ouverte » aurait annoncé l'huissier d'audience, dans sa belle robe en lainage noire et revers de soierie également du même ton de couleur, enrobant un Rabat plissé blanc. Les gens de loi, en la personne du président et de ses deux assesseurs auraient pris place dans la cour. Le jury composé des jurés titulaires, se trouveraient à leurs places respectives, et écouteraient en observant et jugeant la plaidoirie d'un avocat novice plaignant son affaire de circonstance dont je suis. Avec quelle vigueur mon argumentaire leur aurait été magistral, condamnant mes bourreaux sur place, les foudroyant par la seule force des mots, les perçant de part en part de mes regards chargés de foudre. Avec quelle émotion intense, un plaidoyer magnifique, dont les jurés totalement ahuris par tant de ferveur à défendre la cause de mon client, n'auraient pas hésité à demander la peine capitale au(x) prévenu (s) de la défense auprès de Monsieur le Juge d'instruction si elle avait encore été en vigueur.

Mais laissons à la justice ce qui lui appartient, c'est-à-dire la loi ! Par ordre du médecin, je rassemblai le peu d'effets personnels qu'il possédait et terminai l'inventaire aussi rapidement qu'il y avait de biens présents autour de sa personne. En effet, le caractère d'urgence légitimait une réponse rapide et adaptée à une attribution exceptionnelle d'ouverture d'un lit supplémentaire dans une des unités de soins déjà totalement surchargée ce jour-là. Tout le staff médical ému par les évènements était présent aux urgences, le gérontologue accompagné de l'équipe mobile gériatrique, de l'assistante sociale et pour finir, de la présence d'une nutritionniste. Ils venaient de donner leur accord pour l'hospitalisation de Monsieur L dans un service de médecine à orientation gérontologique. J'étais conforté dans mes convictions à présent, j'avais pris conscience de l'intérêt bénéfique que pouvait avoir les effets de la solidarité commune sur des affaires comme celle-ci, par autant de bonnes volontés et d'âmes charitables réunies par un intérêt commun, celui de sauver son prochain. A contrario, je me posais la question de savoir combien de cas de maltraitance nous sommes en mesure de détecter chez ces patients qui n'ont plus les moyens de verbaliser ou de se défendre dans de tels ignobles desseins.

 

CHAPITRE 5ème

La réquisition

 

 

Certains lendemains difficiles aux urgences sont particulièrement appréhendés par les soignants, en particulier ceux du week-end et des fêtes, par l'ampleur de la démesure que peuvent prendre certaines situations dans un contexte d'alcoolisme, et associé à certaines substances psychotropes. Quelques données à titre informatives supplémentaires viendront apporter quelques explications à ce phénomène et permettrons d'apprécier la problématique dans son ensemble. Pour vous donner un ordre d'idée, entre 2005 et 2013, la proportion d'accidents mortels liés à une alcoolémie supérieure à zéro virgule vingt-cinq grammes par litre d'air expiré, qui est la limite légale autorisée, en toute proportion confondue et intervenant dans tous les scénarios possibles a fait trois mille victimes pour l'année deux mille treize. Pour un nombre de blessés avoisinant les sept pour cent de l'ensemble des alcoolisations. Environ trois cents cas annuels d'inculpation pour homicide involontaire par conducteur en état alcoolique ont été prononcés dans cette période. En règle générale, trois scénarios courants nécessitent une hospitalisation d'urgence plus ou moins longue. Le premier cas est l'accident de la route mettant en cause un tiers ou plusieurs victimes, et plusieurs véhicules impliqués. C'est un contexte lourd de conséquences de par la gravité et les suites des traumatismes subis, sans parler des séquelles irréversibles ou non, occasionnées à autrui qui occasionneront des démêlés d'ordre judiciaire et assurantiel. La chaîne des moyens de secours mettra en œuvre des moyens humains et matériels considérables à la hauteur de la dimension des dégâts. Une alcoolémie positive du conducteur est relevée dans trente pour cent des accidents mortels, et il est à savoir que dans plus des trois quarts des cas, l'homme en est en partie responsable. L'alcool est incompatible avec la conduite, elle a un effet désinhibiteur et euphorisant qui modifie la perception des risques, provoque une mauvaise coordination des mouvements et des gestes. Elle allonge les temps de réaction, et engendre des troubles de la vision. Le mélange alcool-cannabis étant le plus dangereux, il multiplie par quatorze le risque d'être responsable d'un accident mortel. Le second cas concerne quelques-uns pour qui après la fête vient la défaite d'une nuit un peu trop arrosée, par la somme des diverses consommations excessives d'alcool ingérées. En état d'ébriété majeur, ils perdent le contrôle de leur conscience, et viennent s'échouer vulgairement sur la voie publique en perdant connaissance. Tout particulièrement, les alcools forts occasionnent dans une grande majorité des cas, un état de coma éthylique grave. Laissant certains consommateurs sans souvenirs bien précis de ce que fut au départ une soirée conviviale placée sous les signes de l'amitié, et du plaisir de se réunir dans des moments festifs. Dans cet état de faiblesse, ils deviennent des cibles potentiellement inoffensives, et peuvent devenir des victimes malchanceuses de hasards infortunés. De graves problèmes collatéraux de tout ordre en rapport avec cet état de faiblesse peuvent surgir, et pouvons aisément imaginer la suite qui en découle. Une sorte d'amnésie totale, ou bien littéralement avalée dans un trou noir, comme ils décrivent l'incident durant la phase descendante. Et toujours avec le même constat, avec les mêmes mots de ce que ressentent la plupart des victimes, qui banalisent trop facilement la situation. Ces proies accommodantes de l'alcool et de ses ravages seront transportées par les pompiers et conduites au refuge, parmi les autres accidentés du jour. Le dernier cas, et pas le moindre, est le facteur des troubles du comportement liés à l'alcool, qui peuvent aller du simple forfait jusqu'à l'extrêmement irréparable, l'homicide volontaire. L'ingestion d'alcool à haute dose provoque des troubles du comportement. Nous expliquons ce phénomène dangereux par son impact sur le comportement de la manière suivante, dont une partie de la réponse réside de son action sur l'organisme : après l'ingestion, l'alcool passe très vite dans le sang pour atteindre ensuite les zones riches en graisse ou en eau, le cerveau par exemple. Comme d'autres substances psychotropes addictives, l'alcool agit sur le système de récompense (zone du cerveau) qui gère notre motivation à agir de manière adaptée en augmentant la décharge de dopamine, à l'origine du bien-être, ou à haute dose l'ivresse. Il influence également les circuits de certains des neurotransmetteurs et perturbe les zones de contrôle et d'agitation du cerveau. Cette perturbation désinhibe l'individu concerné et provoque une perte de contrôle de sa part d'agressivité. Une situation anecdotique refait surface dans mes pensées, un vrai cas d'école du genre « du cas numéro trois » serait peu dire ! Il se fait vingt-deux heures, je m'occupais de finaliser les transmissions ciblées d'un des dossiers de patient retourné à son domicile, lequel pour l'occasion était attribué à une femme charmante. Elle avait été victime le matin même d'une douleur thoracique à la seconde où elle se mit à cueillir des pommes dans son verger. Selon ses dires, au moment de se pencher pour saisir le fruit tant convoité, une vive douleur d'une forme compressive s'était déclarée dans sa poitrine, et avait irradié son membre inférieur gauche dans tout le prolongement de sa longueur. Malgré toute la souffrance que lui procurait son mal, elle eut la présence d'esprit dans ce mauvais scénario de ne pas s'affoler outre mesure et de descendre pas à pas l'escabeau en aluminium sans précipitation. Toujours avec ces mêmes précautions de rigueur, elle vint saisir son téléphone portatif instinctivement dans sa poche, le portable fut dans cette mésaventure, et un peu par chance, à la portée de sa main. Sans perdre davantage de temps, tout en ne cédant toujours pas de terrain à la panique, elle composa le numéro des services de secours, lesquels intervinrent dans des délais relativement courts. Soulignons-le, l'une des belles et nombreuses prouesses qu'il serait au passage de bon ton de saluer l'efficacité et de créditer à ces sauveteurs. Parfois, quand les conditions de travail nous le permettent, il est tellement appréciable d'échanger dans la discussion, que l'on perd la notion du temps. Cette femme quadragénaire, un peu bourgeoise bohème, d'origine parisienne, au parler franc, correspondait assez bien finalement à la personnalité qu'elle véhiculait extérieurement au prime abord. Cette rombière de la haute, libérée, assumée à deux cents pour cent, conquérante à souhait, la démarche un peu masculine, possédait la tête de l'emploi, comme l'on dit dans pareilles circonstances. Cette image me renvoya, et d'ailleurs pour quelle raison ? Je ne savais pas vraiment à vrai dire, peut-être à son accent, pourtant elle n'avait pas le profil social, peu importe après tout ! Aux aventures de Gavroche, le titi parisien un peu trop dégourdi, cet oiseau rare, rusé, chapardeur des rues ; comparable à une allégorie où le sujet central se trouve être une pie attirée par la rutilance de certains objets de valeur. Ce personnage célèbre d'Hugo, s'aventurant dans des lieux interdits, des tripots malfamés fréquentés par des hommes peu fréquentables. Des âmes perdues avides de nouvelles expériences, de tous âges et de toutes conditions, venant s'encanailler librement là où la débauche est le seul mot d'ordre et la seule règle, montrant des dessous flatteurs comme ceux que possèdent les maîtresses d'auberges libertines. Et tout cela bien malgré lui, ajouterai-je ! Mais la suite du récit vous mettra en confidence avec mes doutes et vous les confirmera, pour qui connaît le devenir du gamin de la capitale.

— « Passons, je disais donc » — « Où en étais-je de mon histoire d'ailleurs ? Oui notre Parisienne ! Euh non, la Bourgeoise-Bohème, ah, et puis après tout, pour moi c'est du pareil au même ! » Elle se trouvait en vacances dans sa luxueuse maison secondaire du bord de mer sur la côte de granit rose, depuis environ une semaine. Tous les ans, elle aimait retrouver son chez-soi provincial au calme que procure la campagne. Toujours à la même époque, car l'automne dans la douceur propre à son arrière-saison l'apaisait par son si caractéristique effet d'immobilisme, ou toute chose s'emblait être en sommeil latent, annonçant par anticipation le déclin des belles et longues journées d'une saison révolue. Quoi qu'on en dise l'été de la Saint-Martin, lui procurait la paix de l'esprit dont elle sentait le besoin, elle se ressourçait loin des brouhahas incessants et aliénants que les grandes villes procurent à leurs habitants le restant de l'année. Architecte d'intérieur de formation, elle vivait dans un train d'enfer au quotidien, malmenée par une disponibilité chronophage de tous les instants, qu'exige la rigueur de sa profession, mais qu'elle adorait par-dessus tout. Elle aimait à se définir par-dessus tout comme une femme de « plain pied ». Son métier ne lui permettait pas beaucoup de loisirs, elle l'avouait d'elle-même, que cette vie lui était quand même invasive. Mais peu importe de ce que l'on en penserait, il s'agissait avant tout d'un véritable sacrifice nécessaire pour ce réaliser pleinement. Avec un soupçon d'amertume, au début, puis subitement son visage devint grave et se contracta, elle me fixa de ses petits yeux gris tempétueux avec un regard empesé, et sans détour. Cette statue maintenant figée dans du marbre face à moi me déclara sur un ton offensif : « Vous savez, le fait d'avoir sacrifiée ma vie de famille, en l'a plaçant délibérément au second plan et entre parenthèses par la même occasion était sans nul doute, l'un de mes choix personnels les plus difficiles à faire accepter ». Elle assumait pleinement sa condition émancipatrice de « working girl » speedée par les affaires, desquelles, cette battante était intimement persuadée que son proche entourage ne manquerait pas au moment venu de lui en tenir rigueur. Elle n'avait visiblement aucun doute là-dessus. Des opportunités de carrière assez récentes lui avaient été offertes, et furent une grande porte d'accès, à ce qu'elle estimait être de nouvelles perspectives prometteuses, ouvrant la voie royale à d'autres projets tout aussi enthousiasmants. Toute cette somme de travail supplémentaire digne des douze travaux d'Hercule s'enchaînerait à celle existante, et viendrait s'ajouter de nouveau à ce rythme infernal. Elle ne lui laisserait pour compte, plus aucun répit cette fois. Dans cette frénésie, bouffée délirante inconsciente, elle prenait le temps de souffler, environ une quinzaine, avec ses proches, dans l'esprit familial, là où vous savez. Dans ses grandes échappées forestières, en harmonie avec les éléments naturels, elle aimait à se régénérer dans l'air frais et humide et s'occuper des plaisirs que procure la saison automnale. Elle aimait beaucoup l'immobilité de la nature soumise aux caprices du temps doux, pluvieux et venté. Mais aussi la couleur des arbres au feuillage doré et aux mille reflets or et orangé avant leur dernier éclat de résistance, qu'une rafale de vent dépouillerait et dénuderait de toute la frondaison originelle. Ainsi dépouillées de leurs attributs feuillus, des branches difformes apparaîtraient tels des milliers de bras aux doigts excessivement longs et fins d'aspect rachitique. Mais avant tout, la cueillette des champignons était son passe-temps favori. Elle connaissait une innombrable variété de ces organismes eucaryotes pluricellulaires, apprise de son grand-père maternel. Il l'avait initiée à la mycologie, dans la forêt domaniale de Fontainebleau qui au passage couvre la bagatelle de dix-sept mille soixante-douze hectares. Bercée dans cette douce tendresse, que son aïeul cultivait et des traditions immémoriales qu'il lui transmettait ; ces trésors d'érudition séculaires lui avaient également été enseignés. Rien n'était trop beau pour l'avenir de sa petite fille chérie, la petite demoiselle le ressentait fort bien et finissait de se rassurée sur cette légèreté immuable d'en jouir pleinement tout au long de son existence. Elle s'accaparerait dans ces intimes moments, le vieux sage pour elle seule. Depuis sa tendre enfance, elle comprit l'intérêt que procuraient ces plaisirs simples, durant de longues et belles sorties instructives enclines à éveiller l'intérêt et la curiosité pour l'environnement naturel que sont les sous-bois. Dans cette végétation aux senteurs si particulières d'humus en décomposition qui guident l'apprenti mycologue dans les coins où l'on découvre les fabuleuses cueillettes. Sa jeunesse, elle l'avait surtout vécue entre Fontainebleau et la montagne. Elle insista également fortement et surtout par fierté, sur le fait que son grand-père, un grand type très costaud, chirurgien orthopédique hospitalier, avait été à l'origine de la création du village de la Clusaz, dont l'origine vient du mot « cluse » défilé, chemin resserré entre deux montagnes, station hautement célèbre et nichée dans la montagne des Alpes en Haute-Savoie, et plus précisément dans le massif des Aravis. En mille neuf cent deux, l'ouverture d'une route reliant Annecy et la vallée de Thônes au col des Aravis a permis à la Clusaz de voir le jour. Devinant le futur potentiel du site, il y avait fait construire l'un des tout premiers chalets de la future station de sports d'hiver que nous connaissons de renommée aujourd'hui, connue dans le monde entier et très prisée. Elle possédait visiblement beaucoup d'estime pour son grand-père, et l'idolâtrait avec les éloges qui lui étaient dus. Elle devait citer l'illustre personnage de son cœur plusieurs fois dans ses propos. Cette femme inconnue ne se cacha pas et ne se priva pas non plus d'y apporter certains détails, qu'aurait exigés de la discrétion dans ses circonstances. Sans lésiner non plus sur les mots, pour me parler également de ses déboires, tant qu'à être dans la confidence, que les circonstances devaient dévoiler dans leur caractère intimiste et que le hasard avait menée jusqu'ici dans notre conversation. Elle me révéla les stratagèmes illicites qu'elle mettait en place pour tenir debout les dizaines d'heures quotidiennes durant lesquelles elle s'acharnait à la tâche. Au début, je l'écoutais avec respect et y portais toute l'attention qui était de rigueur dans la gravité du moment. Puis avançant dans la durée interminable d'un monologue à sens unique, elle prenait un ton emphatique et monocorde dans toute sa splendeur. J'avais cessé d'écouter la description de certains aspects particuliers de l'histoire, quand soudainement je fus tiré de cette rétrospective pompeuse par une grosse voix rauque chargée d'invectives, qui me fut salvatrice, et reposa pour un court moment mon cerveau saturé d'informations. J'aperçus soudain une demi-douzaine de policiers affublés de tenues d'intervention, dotés d'armements de gros calibre, et celui qui devait être le chef donnait des prérogatives aux autres. Ils venaient d'entrer d'un pas rapide et décidé dans le sas d'entrée des urgences vitales. De mon poste d'observation, par les vitres du pupitre, je pouvais les voir à ce moment s'agiter en tous sens, et entendre des injures fuser de toute part. Ces propos orduriers étaient formulés par une grosse voix éraillée au timbre sombre, qui éclatait et déchirait l'aire de cette grande surface, bondée de lits et de brancards. Ils venaient troubler davantage le tumulte des cris incessants déjà bien insupportable des autres patients en souffrance. Ces joutes verbales raisonnaient dans ce début de nuit et présageaient du devenir de ce que serait la difficulté des prochaines heures. D'autres patients ivres émettraient à leur tour des clabauderies outrageuses, accompagné de paroles dénuées de sens, dans un tourbillon d'images floues, où des idées incohérentes troubleraient les esprits. Ce remue-ménage durait depuis un certain temps déjà. Ces naufragés de la bouteille se devaient eux aussi par principe et courtoisie d'être solidaires de l'état déplorable des autres bois sans soif, et dans un élan de générosité maladroit, de faire cause commune. Ce fut une montée en puissance extraordinaire de plaintes et de colères entremêlées. Une aubaine inespérée de compatissance non raisonnée, qu'avaient les unes envers les autres, ces créatures mortelles qui avaient été conviées à la tablée de Dionysos. Ces âmes égarées déambulaient d'une manière désordonnée, chancelante, n'ayant aucune notion du temps qui passe. Je me remémorais la curiosité de cette bambochade, dont un détail semblait m'échapper. Perché là-haut, sur mon perchoir céleste du pupitre, je cherchais du regard ce qui manquait vraiment à ce spectacle un peu sordide. J'imaginais l'excité qui ne se faisait pas oublier, avec des yeux à ce moment à la limite de la révulsion. Les diatribes sortant de sa bouche irrévérencieuse ne faiblissaient et devenaient de plus en plus cyniques. Les policiers restaient maintenant impassibles et stoïques. La sérénité qu'affichaient l'attitude et le sang froid avec lequel ils attendaient l'urgentiste montrait qu'ils maîtrisaient calmement et sûrement la situation et l'individu. Dans la routine et le quotidien qui avait forgé durement ces hommes de loi dans l'exercice de leur fonction, il y eut certainement des faits similaires en rapport auxquels l'attitude se devait d'être ferme et à la fois relâchée. Ils devaient à n'importe qu'elle prix garder leur sang-froid pour éviter un excès d'emportements de part et d'autre, ce qui s'avèrerait préjudiciable pour le devenir de l'affaire. Dans l'état actuel des choses, je ne pouvais toujours pas distinguer cet inconnu invisible à mes yeux sourcilleux. Dans le cadre d'une mise en garde à vue en cellule, la procédure exige d'amener les gens ivres et/ou ayant enfreint la loi, dans une structure de soins en étant accompagnés de l'autorité judiciaire. L'instruction ordonne d'effectuer une petite visite de courtoisie très formelle, pas toujours réciproque sur la forme d'ailleurs, en vue d'une consultation médicale, afin d'obtenir un diagnostic certifié, par lequel le médecin pratique un examen intégral. Sur le certificat médical apparaîtra le recueil des antécédents médicaux, des éventuelles pathologies associées et évolutives, des traumatismes éventuels récents. Le praticien estimera si oui ou non l'intéressé ne présente pas d'incompatibilité avec une mise en cellule par rapport à une médication particulière, et s'assurera que la garde à vue ne sera pas à l'origine d'une interruption thérapeutique. En outre, cela permet aussi sur le plan juridique de dégager la responsabilité des forces de l'ordre en cas de litige. Dans la pratique, le patient se déshabille, les données des constantes prises au préalable sont reportées sur le certificat médical et une recherche lésionnelle est recherchée et consignée. Des examens complémentaires sous forme d'interrogatoire conditionneront une future autorisation de sortie. Une circulaire datant de 1975, encadre cette procédure et stipule-la remise en main propre d'un certificat médical aux forces de l'ordre. Le document doit être exclusivement établi par un médecin sénior, ou par un interne en médecine.

 Les autres patients s'étaient un peu calmés, mais cette satanée voix criarde semblait redoubler de fureur et surenchérir de quolibets en tout genre. L'interne arriva et me demanda de commencer à m'intéresser à la situation de l'homme en question. Qu'allais-je découvrir sous ces hurlements de fureurs incessants, qui semblaient ne jamais vouloir baisser en intensité. Tous me considéraient l'air grave et un peu ennuyé me sembla-t-il. J'approchais avec méfiance. Vu le nombre d'agents engagés dans la manœuvre, j'envisageais le pire avant de me jeter dans la bataille à corps perdu et me conditionnais donc à faire office de pare-feu entre eux et le médecin, pardon le doctorant devrait-je dire ! Je retenais mon souffle et me préparais mentalement à toute éventualité, remonté pareil au toréro face à la bête enragée, aux yeux ensanglantés et cornes acérées, qu'il affronterait au milieu de l'arène devant une foule d'aficionados transcendés par la mesure de l'évènement. Le sang me montait à la tête et me cognait dans les tempes, mon cœur s'emballait, entrainant dans sa chamade mon pouls qui s'accélérait à son tour dans une cadence infernale et qui devint tachycarde. Ma respiration devenait un peu anarchique, je ne savais plus dans le moment s''l fallait inspirer ou l'inverse, c'était parti. Je tins la bête en respect du regard. Nous étions dans la phase d'observation ; de celle qui conditionnerait l'issue de ce combat. Ma première passe de cape serait la Verónica, la plus simple en technique a réalisé, et aussi la plus belle en effet de style, celle qui donne des frissons aux initiés, et qui fait la beauté du spectacle. L'animal était féroce, cependant moins véloce et moins imposant qu'augurait le rendu du tableau. Qu'importe, elle n'aurait qu'à bien se tenir, j'en viendrais à bout dans un élan de grâce céleste. — « Ne vous méprenez pas sur mes intentions, je vous rassure tout de suite, la mise à mort d'un animal n'est pas vraiment l'un de mes fantasmes » la première phrase qu'il émit en ma présence, était destinée à mon attention, d'une entrée en matière exquise, tout à fait surprenante sur sa forme, en même temps si prévisible.

— « Qu'est-ce qu'il veut ce pingouin-là ! » Il faisait peut-être allusion à ma tunique blanche de soignant, dans laquelle se trouvait un être d'une extrême maigreur, qui me caractérisait fort bien dans la situation présente. Il venait par cette simple formule élogieuse à mon encontre, de casser le mythe du toréro invincible. Ma présence semblait exciter davantage l'homme de toute petite taille, même si le résultat qu'il escomptait n'était pas très probant. Nous avions affaire à une personne sujette à une croissance biologique ralentie, un nain. Je comprenais à présent ; d'où mon questionnement antérieur sur le propriétaire des insultes que je n'avais pas vu de mon mirador, masqué par les « Caroline » ; les chariots à linges sales en milieu hospitalier. Je considérais cependant l'existence de l'épaisse tignasse aux cheveux raides et bouclés nichée sur les hauteurs de la cime de son crâne. Elle paraissait disproportionnée par rapport au reste de sa petite charpente. Toujours est-il que ce bout d'homme énergique bondissait devant moi. Les poings en garde comme un boxeur poids plume prêt à en découdre avec un challenger trop provocant, qu'il allait mettre au tapis d'un coup de poing bien placé avec force et vigueur. Sauf qu'il fut calmé rapidement, ses ardeurs furent instantanément réduites en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, par l'intervention de ces gardes de proximité vigilants qui le soupçonnèrent de vouloir porter un mauvais coup non réglementaire. Manu militari, ils le firent s'asseoir sur une chaise en lui maintenant les bras. Des relents d'alcool écœurants vinrent vicier l'atmosphère réduite du bureau d'auscultation dès qu'il ouvrît la bouche pour vociférer. Il était à ce moment ceint de toute part par un cordon imaginaire que donnait l'effet du dispositif policier. Au moment de prendre les constantes, il me cracha au visage, et en moins de deux secondes, il se retrouva le visage face contre terre. Il s'obstinait même à ne pas vouloir coopérer dans cette position, en agitant son corps en tous sens comme un diablotin, à vouloir essayer dans cette rage de me mordre le bras. Je finis avec toutes les peines du monde par lui prendre la tension qui sur le coup, fut largement supérieure à la norme, majorée par l'énergie surhumaine qu'il déployait pour résister à la manœuvre. Une fois les résultats consignés, je laissai la place à notre médecin en devenir qui se retrouva à son tour, pris à partie verbalement par cette petite boule de nerfs. L'interne en médecine ne se laissa pas dépasser par la tournure que prenaient les choses, bien au contraire, il commençait tout juste sa garde de nuit, et allait ajouter celle-ci à une autre journée effective, officiée une heure plus tôt dans un autre service de médecine. Au moment des premiers échanges, il avait pris la mesure de l'attitude insultante et menaçante de cet homme révolté, qu'il ne connaissait nullement. L'autre l'invectivait toujours et sans ménagement. Il jugea que la réaction de son interlocuteur était disproportionnée et de nature non appropriée à un tel entretien. Il allait faire en sorte et rapidement d'accélérer l'interrogatoire et de remettre notre individu à la bonne place qu'il méritait et qui lui était destinée en ce moment, dans une cellule de dégrisement. Et c'est ce que firent les forces de l'ordre qui embarquèrent tant bien que mal l'antagoniste dans leur fourgon. Dans le futur, nos chemins devaient une nouvelle fois se croiser entre le patient et moi, en particulier lors d'une hospitalisation en rapport avec un pneumothorax. Dans la prise en charge et dans l'échange communicatif, étant lui-même cette fois-ci abstinent depuis plusieurs semaines, je lui avais rafraichi la mémoire sur les difficultés qu'il avait occasionnées dans le service quelques mois plus tôt. Il devait admettre les faits sans rechigner et s'en excusait avec la plus grande sincérité. Au cours de la conversation, il me fit part de sa volonté d'entamer une cure de désintoxication, car il ressentait la difficulté à s'abstenir vis-à-vis de cet élixir empoisonné. Il aurait très tôt le besoin d'être encadré dans un programme spécifique de traitement de la maladie pour mener à bien ses objectifs, et c'est ce qu'il fit. Il était passé des paroles aux actes et je le retrouvai quelques jours plus tard lors d'un transfert dans l'unité d'alcoologie au troisième étage. Assis sur une chaise, l'esprit reposé au centre d'une salle destinée aux soins de suite et aux affections liées aux conduites addictives ; dans laquelle il confessa son histoire comme s'il avait été devant un prêtre, et dans les moindres détails. — « Voyez comme les patients aiment à communiquer, lorsqu'ils trouvent un soignant disposé à les entendre », il était originaire de Vannes, dans le Morbihan, issu d'une famille ordinaire et modeste de trois enfants. Ils habitaient la rue des Fontaines dans le vieux centre historique. Sa scolarité se déroula à peu près normalement durant le cycle primaire. Il lui faudrait arriver dans le cas présent à canaliser son tempérament impulsif qui lui faisait tant défaut. Tout le temps en mouvement, ne tenant jamais sa place, habité par une énergie intérieure débordante, dévoreuse de la patience de son entourage. Les nombreux rappels à l'ordre ponctuaient son quotidien. La situation nécessitait la consultation d'un psychologue de l'équipe socio-éducative de l'établissement scolaire tous les mercredis matin pendant huit mois. La stratégie mise en place par le spécialiste, en collaboration avec les parents, consistait à rééduquer l'enfant, en lui imposant un apprentissage des normes comportementales par la formulation claire des limites et des marges de manœuvre. Pour ce faire, ils avaient dû essuyer des crises de colère à répétition. Le gamin se rebellait à la moindre occasion, les excès de colère s'avéraient être dramatiques pour lui-même et l'ensemble de la famille. Mais cela était nécessaire dans ce cas de force majeure, et indispensable pour permettre à l'enfant d'intégrer la dimension des possibles et dans l'optique d'une réintégration sociale. Le « plan » avait fonctionné, les colères s'estompaient peu à peu, quelques reliquats de fureur indésirables refaisaient leur apparition soudainement, mais un simple rappel à l'ordre suffisait à le remettre sur les rails. D'autre part son entourage avait constaté de l'amélioration comportementale, jusqu'au maitre d'école qui avait retrouvé un élève plus attentif et moins turbulent. Lui, tous ses copains, et les camarades écoliers du quartier, passaient souvent leur temps à la pêche autour de l'étang des Ducs, lequel grouillait de blanchailles, et faisait l'objet de magnifiques, et nombreuses prises. Les bottes aux pieds, munis de paniers de pêche à bandoulière sur l'épaule ; ils s'en allaient comme cela au plan d'eau. Fiers et armés de toutes sortes de cannes à pêche insolites, allant du vulgaire simple bout de bois d'une longueur à peu près raisonnable sur lequel était tendu un simple fil à son extrémité. Et parfois même d'une vulgaire ficelle, de celles qui servaient à fermer les sacs de pommes de terre en toile de jute, qu'un hameçon commun, garni d'une esche venait finaliser l'invention de fortune. Bien loin donc de l'utilisation de cannes à coups de dernière génération en fibre de carbone et de concept de dernière génération. L'autre terrain de jeu favori, et pas des moindres était, les rues étroites empierrées de pavés de la vieille ville constituée de nombreuses maisons remarquables aux pignons pointus, décorées de pans de bois et de colombages du quinzième siècle eux-mêmes ornés de sculptures à thématique religieuse sur la façade ; le rez-de-chaussée était occupé pour la plupart par un commerce. Et où menées de front, avaient lieu des guerres de clans de marmots en culotte courte dans des affrontements de mini chevaliers costumés pour l'occasion. De légères armures de plastiques et de chapeaux que l'industrie glacière offrait gracieusement pour l'un des produits achetés, leurs faisaient office d'apparats supplémentaire. Des épées de bois aux bouts arrondis bataillaient ferme sous les regards amusés des passants. Ces marmots prenants part aux jeux de guerre dans la cité irritaient sur leur passage les commerçants, dont ils étaient susceptibles d'endommager la stabilité des étals extérieurs, de par l'expansivité du combat. Parfois, certains d'entre eux mettaient en déroute des adversaires affaiblis puis vaincus en les pourchassant très loin ; de la s'en suivaient des courses poursuites effrénées. Des cris d'enfants résonnaient sur la promenade des remparts, ce qui avait pour effet d'effrayer les touristes surpris, depuis la porte de la prison scellée, jusqu'à la porte Saint-Vincent. Nos petites canailles, assujetties à l'essoufflement général, par l'effet de l'alourdissement du poids des équipements, subissaient la fin de course complètement ; asphyxiés. Ils se regroupaient au point de ralliement qui était convenu par les deux parties, au pied de la célèbre cathédrale catholique Saint-Pierre. Historiquement, l'édifice gothique, élevé sur une ancienne cathédrale romane fut partiellement détruit au temps des invasions barbares. Pour finir, ils allaient sceller un pacte de paix provisoire dans les jardins des remparts et joueraient avec les balançoires, les tourniquets et les toboggans dans l'aire de jeux conçue pour les polissons de leur âge. L'hégémonie royale ne serait plus contestée, les révolutionnaires étaient graciés de la main du roi exceptionnellement pour cette fois, mais un édit royal devait venir authentifier la non-agression future. La reddition signée laissait la place à de nouvelles alliances et aux amitiés retrouvées, et d'un accord commun, les perdants remettraient les bonbons aux vainqueurs du jour qu'ils iraient acheter chez Hanna, l'estaminet au coin de la rue de la menée. Le soir, après l'école, sur le chemin du retour, le gamin s'immobilisait justement devant le bar-tabac de chez Hannie le Bance. Cherchant du coin de l'œil son oncle, l'un des piliers de comptoir historique de l'institution des fameuses arsouilles ; dont celui-ci était sans le savoir l'un des principaux chefs de file, tel le personnage Bec salé, dans l'Assommoir de Zola. Il avait pris l'habitude de s'assoir sur les marches en pierre de taille du perron du bistrot, pour observer les allées et venues des différents soiffards habitués de ces lieux. Ces gens-là, disait-il en conclusion « y entraient tout tordu, et y sortaient, raides droits comme des piquets. Le pauvre diable, le frère de son père était devenu aveugle à l'âge de vingt-cinq ans, éboueur de profession, et prédisposé à la boisson comme l'était sa mère avant lui. Depuis la fin de son adolescence, ce pauvre garçon avait élu domicile chez Hannie, de l'ouverture jusqu'à l'heure du dîner, autant dire jusqu'à la fermeture, ne jouons pas sur le champ sémantique je vous prie ! C'est uniquement à ce moment-là, sur le tard, qu'il quittait le bousin, affalé et à moitié endormi à même le comptoir, que la chaise de bar toute chambranlante menaçait éminemment de basculer qu'il se persuadait bien malgré lui de prendre le chemin du retour. Disons-le clairement, quoi de bien reluisant de se retrouver seul dans une caravane insalubre stationnée dans le milieu d'une cour de hangar désaffecté, qui fut autrefois une entreprise de blanchisserie ! Il marchait ainsi à demi conscient et titubant les six kilomètres du chemin inverse qui le séparait de son taudis. Au quotidien et toute l'année il sillonnait la seule route de sa connaissance, assisté de son assurance-vie, sa canne d'aveugle, mais surtout il le devait certainement au secours providentiel du bon Dieu, dont bénéficient tous les soulards. D'ailleurs, c'était à se demander, si ce n'était pas la route qui modifiait sa trajectoire en fonction de l'état d'ivresse du bonhomme. À la vue de son neveu, son visage s'illuminait. Son petit lutin comme il l'appelait, venait quémander au quotidien sa rasade de limonade, son paquet d'images des joueurs des équipes de football et accessoirement des bonbons. Avant de se faire congédier certains jours, quand l'oncle généreux était dans un état d'alcoolisation trop avancé. La petite habitude devait coûter à l'ivrogne deux francs jour en ce temps-là. Dans ce boui-boui, cette espèce de capharnaüm tout en longueur, hormis le débit de boisson, vous y trouviez de l'épicerie, de la quincaillerie, de l'outillage et bien d'autres choses allant de l'accessoire inutile à l'objet insolite et pratique. Le produit phare le plus vendu était sans aucun doute le paquet de pétards « mammouth », qu'affectionnaient les moutards de la ville. Au nombre de six unités dans l'emballage, ces minis bombes à mèche retardataire impressionnait de leur grosseur et de leur particularité à produire une explosion assourdissante. Certains jours de fête, il n'était pas rare d'entendre le bruit des déflagrations dans les lointains de la ville. Les années passèrent avec la répétition des mêmes jeux, des mêmes fréquentations de jeunesse et laissèrent la place aux études supérieures. Il intégra une école de commerce à Quimper, d'où il sortit diplômé d'un master de commerce international. Ses déboires d'alcoolisme se multiplièrent ces dernières années, et l'avaient bien souvent conduit dans des situations qui le dépassaient, parfois dans des impasses. Dans les moments de sobriété, qui étaient les plus représentatifs dans les premiers temps, fort heureusement pour lui, il menait une vie tout à fait respectable de tout un chacun. En somme, un autre lui-même, plus sombre, en conflit avec son double, se manifestait quand inconsciemment le besoin de s'enivrer se faisait pressentir. En dehors des effets néfastes de ses griseries, Rodrigue, ainsi s'appelait-il, malgré sa petite taille, a toujours été respecté de ses proches. Son caractère fort, parfois difficile à maîtriser, doublé d'un regard de flamme, faisait de lui une vraie boule de nerfs. Dans son quotidien, son emploi de directeur commercial dans un célèbre grand groupe bancaire français occupait la majeure partie de son temps. Au sein duquel il manageait des équipes de commerciaux itinérants, dont l'effectif suffisait à couvrir le quart nord-est du pays. Ces derniers temps, la direction régionale, dans sa politique du chiffre, avait augmenté les ratios des courbes de productivité dans sa logique commerciale, ce qui eut pour effet d'augmenter le nombre des rendez-vous journaliers. Parallèlement pour les mêmes causes, les mêmes effets se produisirent. Ces derniers temps, le nombre supérieur à la normale des « turnovers » liés à la suractivité s'était considérablement multiplié, dans une logique exponentielle. En plus d'honorer les rendez-vous, il se tenait informé en temps réel sur la progression des objectifs qui tendait sans cesse à augmenter et qui par l'effort inhumain de l'accroissement des ventes de produits bancaires de chacun de ses commerciaux devenait irréaliste. Redoublant d'énergie, pour conserver le meilleur de ses forces vives ; qui devenaient des variables d'ajustement il devait redynamiser ses troupes en organisant des séminaires par groupes de dix collaborateurs. Pour ce faire il louait au frais de la compagnie une grande salle de réunion, toujours dans le même hôtel de luxe, et environ une fois par mois. L'objectif étant d'améliorer la stratégie de la « déballe commerciale ». Il s'agit ici d'une technique de vente au nom un peu barbare où les participants apprennent ou réapprennent les rudiments de base du métier. D'une sorte de canevas commun, initié par le biais de jeux de rôles séquencés, dans une mise en scène théâtrale, dont la pièce est subdivisée en plusieurs actes, eux-mêmes structurés en plusieurs scènes. Ces comédiens d'un jour interprétaient à tour de rôle cette comédie, prenant tantôt la place du client, tantôt leur propre place de vendeur. Ils jouaient et rejouaient la même minauderie jusqu'à la perfection pendant la journée entière. Avec la tombée du rideau venait le débriefing de chaque prestataire durant les quelques entractes qu'ils s'accordaient de temps à autre pour s'aérer un peu l'esprit. Le soir venu, ils relâchaient totalement la pression. Rodrigue les recevait un par un pour faire le point avec eux sur la motivation du moment. Il s'enquérait des difficultés rencontrées, des doutes, des ressentis, des incertitudes de chacun. Ensuite, place aux réjouissances bien méritées. Pour renforcer la cohésion au sein de l'équipe, ils se retrouvaient au restaurant de l'hôtel pour dîner dans la bonne humeur. Le repas avalé et les verres d'alcool vidés, le minibus avec chauffeur les conduisait dans les bars du centre-ville, les récupérait à la fermeture, et les ramenait à l'hôtel. Pour ne pas s'arrêter en si bon chemin, nos pseudos-banquiers itinérants jouaient au poker jusqu'au petit jour, les bouteilles d'alcool aidant pour les maintenir éveillés. Malgré la réputation de figure de proue, de fer de lance et de sa renommée pour la maîtrise stratégique de sa force de frappe commerciale, ce petit soldat du temple à la solde du capitalisme, animé d'une volonté de fer sans égale dans son travail, approchait de la quarantaine. Pour la première fois, il dut se rendre à l'évidence, et devait admettre la réalité : il ressentait les premiers symptômes des méfaits de la sédentarité causés par les excès qu'il faisait. Les repas trop copieux et non variés des restaurants et des fastfoods, les apéritifs, les verres de vin, les digestifs lui avaient procuré de l'embonpoint. Les trois paquets de cigarettes quotidiennement consumés l'essoufflaient et amplifiaient le ressenti de la fatigue, cumulés aux innombrables heures de travail qui devenaient incalculables. Ajouté à cela le manque d'activité sportive diminuant sa tonicité naturelle faisait qu'il supportait de moins en moins bien la pression commerciale, et subissait les remontrances des cadres dirigeants du secteur. En effet, le concernant, les écarts des chiffres des ventes comparatifs avec l'année antérieure devenaient nettement inférieurs pour la même époque. Son train de vie professionnel désastreux lui avait déjà coûté un divorce, car les dizaines d'heures effectives minimums quotidiennes de travail et parfois certains week-ends ne lui permettaient pas toujours de rentrer les soirs au domicile. Ses absences prolongées l'avaient éloigné progressivement du terreau familial et de la plupart de ses connaissances. Il se tuait lentement mais sûrement à la tâche. L'homme avait dû être évacué en urgence d'une brasserie de la ville dès son arrivée remarquée dans celle-ci, car il se trouvait dans un état d'ivresse largement avancé, et accompagné de connaissances imbibées, elles aussi dans cette soulerie. En clair, dans ce lot improbable, il n'y en avait aucun pour rattraper les autres, aucun ne se tenait à peu près correctement, et encore moins notre intéressé. Lui usait d'une attitude trop agressive envers les personnels du restaurant et des autres clients dans un contexte qui ne s'y prêtait pas. Le maître d'hôtel avait bien essayé de le raisonner, en vain. L'homme n'était plus en mesure de comprendre quoi que ce soit et, totalement désinhibé, semblait vouloir baisser son pantalon dans la salle à manger à la vue de tous. De ce que l'on pourrait qualifier d'exhibitionnisme, la plaisanterie avait déjà bien assez duré et dépassait les bornes d'une patience fortement ébauchée. Les grands moyens devenaient nécessaires, avant que la situation ne vire à la débandade. Le directeur demanda expressément l'intervention des forces de l'ordre au téléphone. Simultanément, l'un des cuisiniers quitta ses fourneaux et décida de prendre le problème à bras le corps, il avait jeté par la seule force de son courage le perturbateur hors de l'enceinte du bistrot à coups de pied dans le derrière. Il s'apprêtait à lui envoyer une bonne correction quand soudain, stoppé net dans son élan par la force d'une droite bien placée atteignant son foie, notre combattant improvisé s'écroula de tout son poids sur le trottoir devant les portes battantes du restaurant. Il criait au- dehors à qui voulait bien entendre, qu'il était en mesure d'en distribuer de semblables à qui voudrait bien le défier. Il réitéra son invitation à tous les braves gens de la rue placés dans son champ de vision troublé et rétréci, les yeux embués de vapeurs alcooliques. Il se donnait en pâture dans un spectacle pathétique dans lequel on le confondait à une bête immorale et dangereuse. Voici ce que l'on me rapporta pour clôturer l'histoire. En revanche, la sienne elle, lui survivra encore un bon bout de temps et alimentera par son récit, les mémoires de chacun des acteurs ; témoins ce jour-là de cette scène tragi-comique.

 

 

 

CHAPITRE 6ème

Oh my god !

 

 

Qu'en est-il de l'anglais médical chez les personnels hospitaliers ? La question peut paraître simpliste, mais pourtant, elle peut parfois soulever des questionnements sur la prise en charge des patients européens issus de l'espace Schengen et accessoirement des autres continents. J'ai constaté à plusieurs reprises les difficultés de compréhension dans les langues étrangères lors d'échanges entre les acteurs de santé et les patients étrangers ne parlant pas ou très peu la langue de Molière. L'éducation nationale est à la peine dans l'enseignement des langues vivantes étrangères. Cet état de fait est rapporté à travers diverses études européennes en compétences linguistiques, et en particulier dans la langue de Shakespeare, qui se veut être la langue universelle. Objectivement, de par ma formation universitaire, j'ai eu la possibilité d'exercer à l'étranger dans mon domaine de compétence. Un axe de formation dans l'apprentissage des langues m'avait en effet permis de m'expatrier assez facilement en Allemagne, en Angleterre, et au Brésil et dans d'autres contrées. Sur le terrain, j'allais parfaire mes compétences en la matière, par l'utilisation courante et quasi permanente de la langue usitée durant ces périodes. Dans le cadre hospitalier, celui qui nous concerne, il existe une formation à l'anglais médical dispensée sur deux jours à durée égale scolaire. J'aimerais, si vous me le permettez, vous donner mon avis à ce sujet. Effectivement, sur le plan technique, de par l'exclusivité de l'utilisation de l'anglais médical, nous pouvons considérer qu'elle apporte une véritable valeur ajoutée à la prise en charge immédiate, c'est indéniable. Mais en revanche, d'un autre côté, sur le plan relationnel, intrinsèquement, elle ne permet pas d'appréhender la recherche en profondeur de la compréhension de par son contenu et de la pertinence dans sa pratique. Elle n'a que très peu d'intérêt sur l'accompagnement global. Sur le terrain nous constatons la véracité de cette problématique. J'exerce dans une région à très forte implantation anglophone, et je suis en mesure de pouvoir évaluer les difficultés de chacun en la matière pour y être confronté. Je suis officiellement le traducteur référent officieux dans ces circonstances, quand l'activité le permet. Thomas Jefferson a dit un jour : « Tout homme a deux pays, le sien et la France » vus de l'étranger, et plus particulièrement d'outre-Manche, la France à des allures de carte postale. L'Anglais aime à vivre à la mode française, et a un goût très prononcé pour les vieilles pierres de notre contrée, qu'il qualifie de « So Charming », friand de sa culture, de sa gastronomie de terroir. Enfin, la raison principale de son attachement n'est point là. Viscéralement, il possède la culture de l'investissement, qui est chez lui comme une seconde nature d'être « So British ». Des chiffres éloquents parlent d'eux-mêmes : sur deux cent vingt mille résidences secondaires appartenant à des étrangers en 2010 (sur un total d'environ trois millions en France), nos amis britanniques en possèderaient cinquante-trois mille deux cents, et la majorité d'entre eux souhaiteraient devenir des résidents permanents. Quoique la tendance s'inverse sur le plan économique, du fait de la dépréciation importante de la Livre sterling qui leur permettait d'acquérir auparavant des biens immobiliers bien moins chers qu'en Angleterre, ce phénomène n'est plus d'actualité. En effet, l'offre immobilière était supérieure à la demande des biens existants des ventes, du fait de la préférence locative du Français lambda de s'engager dans l'avenir sans visibilité, ou se trouvant dans l'impossibilité d'obtenir un crédit d'emprunt par des banques frileuses. Soumises à la loi des marchés ; réticentes à les octroyer aux particuliers dans l'intention d'achat d'un logement dans ce contexte de morosité ambiante encore un peu tendu. Le nom le plus répandu en Angleterre est Smith, ce que Dupont, ou Durand est à la France. Nous utiliserons donc ce nom d'empreint pour notre récit à venir.

Le temps maussade de ces derniers jours semblait ne pas vouloir quitter les vallées environnantes ; un lien intime devait les unir depuis la création de l'univers. Il avait provisoirement enveloppé et étendu sur les plaines, ses nappes blanches et sombres qui donnaient la mesure de ce qu'allaient être les prémices de l'hiver. Il se chargerait bien assez vite de ralentir la cadence des ardeurs de l'expansion végétale indispensable à la survie des espèces ; dressée verticalement dans l'infini et recherchant la lumière céleste au firmament de l'heure de midi. Ce climat délétère porteur de dépressions saisonnières chez les hommes, terminerait bien assez vite de figer cette campagne dans un profond sommeil de glace, les perles de rosée n'auraient pas le temps de se laisser glisser futilement sur les brins d'herbe déjà gelés. Ils formeraient d'un accord scellé et parfait de circonstance, une espèce de combinaison hasardeuse. Les hôtes de ces prairies se presseront à leur tour pour rejoindre leur refuge respectif, ne pointant le bout de leur museau qu'occasionnellement, que lorsque l'instinct commandera à l'animal d'en sortir par nécessité.

 C'est dans cette ambiance saisonnière d'un dehors humide, que les affaires du dedans me pressaient ce jour-là, à récupérer des lits supplémentaires pour pallier rapidement à la demande pressante d'un encombrement majeur aux urgences. Ils étaient stockés par dizaine dans un espace de parcage au sous-sol. Dans la manœuvre, j'allais perdre facilement une bonne demi- heure de mon temps à les rapatrier au rez-de-chaussée, et encore, sous réserve que les ascenseurs soient disponibles. Le service était totalement pris d'assaut sans ménagement et sans condition. Une innombrable foule hétérogène, compacte par sa forme et son volume s'agglutinait dans la salle d'attente. L'effectif soignant était réduit momentanément au strict minimum, effet occasionné par les interventions répétées du SMUR qui en était à sa cinquième sortie depuis ce matin. L'absence du cinquième de l'équipe limitait par conséquent la capacité d'action à faire face à cet afflux massif. Composant et improvisant (serait les noms masculins les plus justes à employer) avec les moyens humains restants, l'organisation avait été resserrée, les tâches de chacun redistribuées instinctivement avec bon sens et justesse. Les dossiers nouvellement arrivés s'accumulaient et débordaient en surnombre dans les cases individuelles des bannettes. Les secrétaires aguerries et patientes, pour qui apparemment la situation n'avait rien d'exceptionnel, ne se laissaient pas dérouter dans leurs missions par les propos virulents et déplacés de certains impatients. Ils haussaient la voix, n'ayant plus la placidité nécessaire à subir l'attente. Par cette attitude perturbatrice à la limite de l'inconvenant, ils voulaient faire partager leur mécontentement à l'ensemble des usagers ; étant eux aussi dans la même disposition, mais plus tempéré sur la suite à donner à ce genre de désagrément. Pour la petite histoire, je me rapprochai du bureau paperassier de nos hôtesses offensées ; accessible par une porte à l'arrière du bureau, dans le but de mesurer l'humeur générale. Pour le principe de précaution, l'avant du standard était sécurisé par de grands panneaux doublement vitrés, pour contrer toute agression possible, et ne permettait aucune introduction malintentionnée. Soudain, l'un d'entre eux se leva et quitta brusquement sa chaise. Arrivé depuis « seulement » une demi-heure, ce petit homme d'une cinquantaine d'années, un peu rondouillard et rougeaud du faciès, s'était mis dans un état hystérique. Il criait sans retenue son mécontentement à qui voulait l'entendre, tout en maintenant le fait qu'il était dans l'attente d'une prise en charge depuis le début de la matinée. Dans ce qui devenait une allocution solennelle et plaintive, il faisait la part belle à un centre hospitalier de la région parisienne. Où selon lui l'attente était nettement moindre à celle qu'il avait eu à endurer jusqu'ici dans cet hôpital de province. Subtilement en réponse à cette fausse affirmation, l'une des deux secrétaires, la plus entreprenante lui avait rétorqué ouvertement et sans détour que Monsieur fabulait et avait l'art de jouer avec les contrevérités dans l'objectif de spolier les autres usagers. J'avais admiré sa farouche détermination à fermer le caquet de ce malotru. Un peu surpris également par cette réplique savamment dosée, qui l'avait renvoyé immédiatement dans les cordes, l'obligeant à s'assoir aussi vite qu'il ne lui avait fallu de temps pour se lever de son siège. L'homme mal avisé se retrouvait à présent un peu confus et tout penaud. Il feignait de regarder et de fixer à présent ses belles chaussures rouges assorties au même ton que son épais imperméable qui venait accentuer davantage la rougeur écarlate de son visage. Contre toute attente, la vaine estocade de l'indélicat avait eu au moins le mérite d'en faire sourire quelques-uns dans ce hall des complaintes. Certains avaient eu du mal à cacher leur approbation à cette réplique défensive, tellement l'intervention de l'autre tournait au ridicule. Ces soldates engagées sur le front, savaient par expérience des conflits passés, contenir de la meilleure des manières possibles, les déferlantes marines qui s'abattaient sur elles avec la force que l'on reconnaît aux océans démontés. Lors des grosses et houleuses perturbations maritimes que nous connaissons, inattendues, soudaines et dévastatrices ; ne s'apaisant rarement, que dans un calme absolu. Quelques une se renforçaient, et doublaient en puissance, venant briser les hautes digues, épaisses et insubmersibles de ses fracas énergiques et répétés que les hommes avertis par les débordements passés avaient pris soin de fabriquer cette sécurité entre eux et la possibilité d'un raz de marée destructeur. Dès l'instant où je fus de nouveau disponible pour l'accueil dans toute cette confusion générale, je pris avec empressement le premier dossier accessible qui se confondait avec tant d'autres, et dans l'ordre d'arrivée. Je m'apprêtais à prendre connaissance de l'intégral du contenu, mais me ravisais aussitôt et fût tout à fait découragé d'en commencer la lecture des le premier mot. Un expert en signe hiéroglyphique serait peut être nécessairement plus indiqué pour traduire la lettre du médecin traitant qui l'accompagnait, çà aurait été dans le cas précis plus judicieux. Des signes orthographiques inconnus de l'écriture moderne, dont j'étais incapable d'interpréter la signification et le sens ; analogues à des cryptogrammes indéchiffrables ponctuait le courrier. La raison d'une éventuelle prise en charge signifiée dans cette correspondance médicale adressée à son confrère était tout simplement illisible. Pressé par le temps, dont l'emprise ne m'était pas favorable, je la laissais consciencieusement aux bons soins de qui voudrait bien lui accorder un peu de son temps et d'intelligibilité. En tout état de cause, et sans aucun doute sur l'étymologie du « Name », dont j'avais retenu en tout et pour tout seulement le nom en anglais, qui lui était écrit en grandes lettres capitales, j'appelais dans l'assistance Madame ou Monsieur SMITH. Une dame âgée anglaise, très droite et un peu raide dans son maintien de corps, le dos cambré et ramassé à la limite de l'exagération, présentant un buste proéminent penché excessivement sur l'avant se manifesta du fond de l'assemblée. Elle semblait s'être arrêtée de respirer pour en arriver à maintenir une telle posture. Accompagnée d'un grand, vieillard qui contrairement à elle était tout arque bouté et bistourné. L'ancêtre portait un pantalon bouffant à la hauteur des cuisses, muni de bandes passantes pour le port de la ceinture. Il arborait une attitude impassible et imperturbable aux évènements en général et à la présence bruyante de cette populace aux abois (le flegmatisme anglais dans toute sa splendeur !). Je lui demandai poliment dans sa langue shakespearienne de bien vouloir venir me rejoindre en salle de consultation, où l'attendait l'infirmier complètement dépassé par la tournure que prenait le début de cet après-midi-là, à laquelle il n'arrivait plus à faire face. Comme si cela n'était pas suffisant, on réclamait aussi concomitamment mon aide en salle de suture pour aider le médecin à administrer de l'Entonox, un gaz analgésique aux effets parfois hilarants ; chez un petit enfant d'environ deux ou trois ans. Selon la recherche lésionnelle initiale en rapport au protocole et avec la manière dont l'homme illustrait par des gestes la localisation du problème, l'infirmier suspecta une suspicion de fracture à l'épaule gauche chez le patient d'outre-Manche. Il débuta la prise en charge en immobilisant le membre lésé. Avec une certaine appréhension quant à la suite à donner, car selon ce que j'en avais déduit logiquement, la barrière de la langue pouvait faussée l'examen clinique et fonctionnel. L'infirmier invita l'impotent à regagner son siège respectif auprès de sa femme dans la salle d'attente. Une fois, le petit garçon, recousu à l'arcade sourcilière et le matériel de soins reconditionné, je m'apprêtais de nouveau à rejoindre mon binôme. Malheureusement, sur le chemin des retrouvailles, un autre patient m'avait interpellé et m'avait alerté sur les intentions d'une vieille dame démente, amenée par les ambulanciers hospitaliers quelques heures plus tôt. Elle essayait d'escalader tant bien que mal les barrières de sécurité du brancard, les jambes bleuies et cyanosées, enchevêtrées et coincées entre les tubes de métal. Elle déraisonnait, cherchant du regard désespérément, un être invisible qu'elle nommait Vincent. J'avais la ferme intention de remettre notre petite dame à la place qui était la sienne ; c'est-à-dire dans cette civière surélevée sur roulette. Pour mener à bien cette périlleuse entreprise, je pris l'initiative de lui retirer en priorité les mains qui lui servaient d'appui pour se cramponner aux glissières. Bien mal m'en avait pris ; j'aurais réussi à ramener les jambes par la même occasion si une volée de claques ne m'avait pas subitement percuté le visage de plein fouet dans une rapidité éclaire. Je n'en étais pas à ma première torgnole, et ce ne serait pas la dernière non plus. Chez les personnes âgées démentes, se sentant véritablement menacés, ces gestes de violence non contrôlés sont récurrents. En revanche, le caractère agressif de cet état de fait n'était pas non plus cautionnable. La difficulté rencontrée doit être rapportée oralement aux transmissions et consignée dans le dossier médical du patient. N'oublions pas que ces conduites indésirables peuvent être apparentées à de la violence physique, et peuvent laisser des traumatismes chez certains soignants, pouvant influencer négativement leurs futures pratiques. C'est la raison pour laquelle, il faudrait dans la mesure du possible prévoir un entretien à viser psychologique avec l'agent agressé, pour déterminer le degré du traumatisme subit. Les sonnettes hurlaient autour de nous dans un infernal charivari à l'unisson. Certains patients plantés dans le décor depuis une dizaine d'heures commençaient sérieusement à trouver le temps long et s'inquiétaient sérieusement de ne trouver personne pour les renseigner sur leur devenir. Ils réitéraient toujours les mêmes demandes légitimes, concernant les différents résultats des biologies, qui avaient été prélevées quelques heures en amont. D'autres se plaignaient de ne toujours pas avoir été auscultés par un médecin. Quelques-uns réclamaient un bassin, ou un urinal dans le but de satisfaire des besoins urgents à soulager dans la minute ; ceux-là, les mêmes qui étaient alités dans une position des plus inconfortables depuis des heures et qui étaient dans l'incapacité de pouvoir se mouvoir. Il faudrait contenir ses petits désagréments nécessaires dans les plus brefs délais. Les mêmes causes produisent donc les mêmes effets, partant du principe inaltérable de cette formule, je prenais en considération prioritairement les demandes de chacun en respectant l'ordre du degré de gravité. De toute manière, je n'avais pas véritablement d'autres choix au regard du nombre d'entrées et de ma seule présence qui aurait nécessité le renfort de plusieurs personnes pour faire face à la situation présente. Je mis en place les dispositifs d'évacuation des matières prévus à cet effet, et mécaniquement apportai toujours les mêmes éléments de réponse à toutes les questions qui m'avaient été posées. Ces, fameux je ne sais pas, ou je n'en sais rien, autres formulations toutes prêtes sonnant invraisemblablement le creux dans l'esprit des gens. De ce que nous appelons communément des brans-lits, est-ce la bonne orthographe ? Aucune idée, mes recherches sont restées vaines à ce propos. Pour nous autres, il s'agit de lits d'hospitalisation pouvant faire office de brancards. Ils devaient être désinfectés et reconditionnés dans la foulée des départs pour palier aux arrivées incessantes des nouveaux arrivants, que déposaient à intervalles réguliers, le va-et-vient permanent des ambulances privés. Nous dûmes, moi et l'infirmier, dans le caractère oppressant de ce contexte qui ne nous permettait plus d'optimiser l'accueil dans les meilleures des dispositions, répartir du mieux possible les tâches de chacun et de la manière la plus judicieuse. La gestion des entrées devenait catastrophique. En fonction des renseignements cliniques, et de ce qui me concernait, je prenais en charge la partie des hospitalisations. Cela induit, le déshabillage, l'installation, le recueil des constantes ; consignées au plus vite dans le dossier médical, l'inventaire des effets personnels, la mise en place du bracelet de sécurité sur les poignets, le positionnement des brancards et des lits dans le sas. L'infirmier installé aux premières assises du service, quant à lui, réceptionnait la bobologie, la traumatologie, les examens divers à l'orientation des salles de soins. La stratégie mise en œuvre fut payante : nous réussîmes à désengorger l'accueil assez rapidement, mais au prix de quel effort me diriez-vous ? « Ma réponse sera claire et sans appel, elle pourra faire certainement ultérieurement l'objet de certaines critiques, ce qui est bien normal d'ailleurs, et je vous répondrai franchement avec l'honnêteté qui me caractérise dans cette affaire ; au détriment pur et simple de la qualité du soin, point. Car une situation nous avait bel et bien échappé en attendant. Mais avant de vous en faire part, et pour un souci de compréhension, il semble nécessaire de vous informer davantage de la mission principale de l'Infirmier d'accueil et d'orientation. »

Depuis 1985 l'(IAO) a une place essentielle au sein de l'organisation des urgences : sa mission première est d'accueillir de manière individuelle, le patient et ses accompagnants dès leur arrivée. Elle consiste aussi à définir les besoins de santé et les priorités des soins à apporter. Dans un deuxième temps enfin, d'orienter le patient en fonction de la nature de l'urgence, dans l'une des unités spécifiques en rapport avec l'affection constatée (salles de soins, box d'hospitalisation, déchocage, attente). Il doit classer chaque entrée par ordre de priorité et organiser les différentes prises en charge des patients ; aider, informer les intéressés et leur famille. Rassurer et surveiller l'état général, notamment si celui-ci se majore, ainsi que rendre compte et coordonner les soins. Pour ce faire, il utilise une « échelle de tri » qui lui permet de catégoriser les patients se présentant aux urgences selon le degré de gravité de l'urgence. C'est une exigence d'un principe organisationnel qui va améliorer considérablement la prise en charge dans le circuit et permettre ainsi de gagner du temps dans certaines situations particulières. Comme par l'exemple très évocateur ici même, d'une arrivée massive aux urgences, et ainsi au préalable éviter une perte de chance liée à l'attente. L'échelle de tri est composée de quatre niveaux dans un ordre de gravité croissant :

 Le premier est le niveau aigu : urgence vitale, ou absolue, la prise en charge médicale doit être immédiate.

Le deuxième niveau : urgence de premier contact médical dans un délai inférieur à vingt minutes.

Le troisième niveau : urgence à examiner dans un délai de soixante minutes.

Le quatrième niveau : urgence ressentie ou relevant d'une consultation ; aucun caractère d'urgence ;   à examiner dans les cent-vingt minutes.

 Cet infirmier est un pilier majeur de la prise en charge au sein de la structure d'urgence, car c'est lui qui repère les urgences vitales. Il doit être conscient de ses responsabilités, car en cas d'erreur, les conséquences juridiques et pénales engagées sont nombreuses et très importantes.

À l'issue de la consultation, l'infirmier lui avait prescrit lui-même une radiographie de la région atteinte. Juridiquement, il s'agit à ce stade de l'accueil, de savoir si l'infirmier est en mesure dans le cadre de son rôle propre de pouvoir prescrire ce genre d'examens. Certains vous diront que oui, citant en référence les énièmes alinéas d'articles de loi consultés sur notre saint Légifrance national, d'autres vous diront l'inverse en mettant en avant l'existence d'un flou juridique. En ma qualité d'aide-soignant, je ne suis pas juge et parti, et pas du tout concerné. Maintenant dans la pratique, en cas de litige ou d'erreur avérée, j'imagine que seul le tribunal sera compétent pour juger les arguments de chacun en la matière. La patiente anglaise n'avait pas émis une seule plainte. C'est ce qu'avait constaté le manipulateur en radiologie, qui fut quand même un peu surpris du fait. Il savait aussi par expérience que certaines personnes, malgré une fracture diagnostiquée, pouvaient être atteintes d'une insensibilité congénitale à la douleur. Un moment après le retour de la patiente de l'unité de radiologie avec ses clichés, ces images d'interprétations furent rapidement remises en main propre au médecin par le brancardier. Au moment de la lecture des films radiologiques, rien de particulier n'avait été décelé. Tout était matière à questionner dans cette histoire, l'interprétateur aurait dû être étonné et se poser la question de savoir quel intérêt avait motivé cette prescription. Il se rapprocha de la patiente, mais lui aussi à l'entretien et par la réalisation d'une auscultation, n'arrivait pas à son tour à se faire comprendre de la vieille dame qui essayait elle et malgré tout de se faire entendre dans sa langue d'origine. Je m'apprêtais justement à quitter mon service à dix-huit heures ; heureux d'en finir et littéralement rincé de cette journée de malheur, quand le médecin me fit appeler par l'intermédiaire d'un autre agent pour clarifier l'interprétation de son entretien. Il en ressortait une espèce de quiproquo, où nous fûmes tous trois passagèrement ennuyés. J'entrais dans une phase dépressionnaire qui laissait augurer l'arrivée imminente d'un orage que précèdent souvent deux nuages en opposition arrivés à maturité, où se côtoient des courants d'air ascendants et descendants susceptibles d'apporter de grosses précipitations et de forts coups de vent. L'atmosphère de la salle de consultation se chargea instantanément en colère et en incompréhension. Le médecin intérimaire commençait à bouillir et faillit en effet se métamorphoser en tempête ; il se décomposait intérieurement.

— « Oui, vous avez bien lu, nous avons des intérimaires à l'hôpital ! » Ben oui ! Il en faut bien de ces petits gars-là ! Autrement comment faire ? Mais n'en abusons pas, à titre informatif, certains d'entre eux ce comportent comme de cupides assoiffés de l'argent, jouant en toute impunité sur la loi de l'offre et de la demande, et à ce petit jeu là, il n'y a plus aucune limite, et en sortent largement gagnant. Cet amour vénal du doré ; pour être payée, une véritable fortune sur la base d'un forfait, où je n'exposerais pas ici les montants, plombe les budgets de fonctionnement des hôpitaux. Autre constat de disparité, au-dehors également, les médecins généralistes font défaut, car les déserts médicaux évoluent dans une logique de répartition, définie par des schémas régionaux d'organisation des soins. Mais aussi, parce que certaines régions souffrent cruellement d'un manque d'attractivité, ce qui crée des disparités dans l'offre médicale sur le territoire national. Privant ainsi une partie de la population de l'accès aux soins. Dans le cadre de la désertification médicale, il faut bien admettre que les habitants des régions reculées sont les plus concernés par ce phénomène. Ces régions ne sont pas forcément attirantes géographiquement et certaines laissent indifférentes quant à l'hostilité de leur climat. Beaucoup de ces professionnels prennent en compte aussi l'aspect des spécificités des secteurs conventionnés qui définissent les honoraires pratiqués par les médecins libéraux, qui conditionnent en partie l'installation professionnelle et familiale. Nous pourrions citer en exemple les régions du centre de la France, et les régions montagnardes, jugées et réputées isolées et dures d'accès. Sur le plan hospitalier, paradoxalement, si le nombre de médecins a augmenté, de plus en plus de postes sont vacants notamment en anesthésie-réanimation. Le mis en cause principale se nomme le numerus clausus qui traduit du latin, exprime dans ce cas précis : seuil maximum qui limite le nombre de candidats à un concours, à un poste. En effet, ce procédé impitoyable de la sélection aux études de médecine n'a été relevé qu'en l'an deux mille quatre dans cette spécialité. Ajoutez à cela une concurrence pécuniaire bien plus attractive, ainsi que de meilleures conditions de travail et une reconnaissance de la profession dans le secteur privé pour les plus jeunes praticiens élus, et vous obtenez un meilleur recrutement au détriment du secteur public. Mais également, des praticiens en pédiatrie, aux urgences, manquent à l'appel des sirènes d'Ulysse, jusqu'à trente-cinq pour cent des postes en radiologie. Ce qui entraîne fatalement un déséquilibre dans la continuité des prises en charge. L'institution à recours sans autre possibilité à l'intérim médical, dont nous connaissons maintenant les aboutissants. Oh, et puis parlons-en encore après tout, ces procédés sont tellement aberrants ! À mon sens, ces difficultés pèsent sur l'organisation en accroissant la charge des équipes, quand il en reste. L'état des lieux nous indique clairement que la loi de l'offre et la demande est aussi coupable en la matière, mais nous déplorons surtout le manque de réglementation qui encadre et qui légifère ces genres de procédés. L'appel aux agences d'intérim engendre un coût supplémentaire immense et alourdit immodérément le budget de fonctionnement de chaque établissement lié à ce type de recours par la force des choses. Les hôpitaux payent ces agences d'intérim au prix fort et parfois à des coûts exorbitants. À titre d'exemple, je mettrais en évidence les forfaits qu'appliquent celles-ci, environ mille euros la journée de travail toutes disciplines confondues ; à ma connaissance, pouvant aller jusqu'à la somme exorbitante de mille cinq-cents euros la garde de vingt-quatre heures, qui dit mieux ? Imaginez maintenant la somme que peut avoir à rembourser notre chère sécurité sociale à l'institution sur le nombre d'appels à des intérimaires sur tout le territoire national, l'espace d'une journée ordinaire, et multiplié par le nombre de jours dans une année. Nous parlons ici de sommes faramineuses, dilapidées au profit de gens sans scrupules que sont d'une part ces agences d'intérim, et de l'autre les médecins pas du tout dignes d'Hippocrate, mais bien plus hypocrites. Ces médecins sans éthique qui cautionnent ce genre de pratiques, tels des mercenaires de la Santé. Ceux-ci qui ne font aucun cas de l'altruisme de certains de leurs confrères, qui sont eux la majorité bien heureusement, et qui servent avec passion et dévouement la cause qui est la leur. — « Je vous prie mes chers lecteurs de bien vouloir excuser de nouveau mes emportements excessifs, c'est ma nature qui l'exige. Cela ne se contrarie pas une nature, ça se vit tout simplement. De plus, c'est un sujet sensible qui vous concerne autant que moi. Je vous remercie de votre compréhension qui me touche sincèrement ». Notre old Lady, dans tout ce tumulte ? Traduction littéralement faite, la patiente, cette vieille dame, m'expliqua dans un calme olympien qui aurait réconcilié les dieux de la mythologie grecque sans exception, croyez-moi ! Qu'elle avait essayé vainement par tous les moyens d'expliquer jusqu'ici qu'il ne s'agissait pas d'elle, mais de son mari qui avait chuté de sa hauteur au domicile. Cependant, il n'avait pas perdu connaissance, mais semblait légèrement commotionné depuis cet incident. La situation s'éclaircissait enfin ; quand l'homme avait regagné son siège, il avait donné le bon radiologique à sa femme. Le soignant en charge d'accompagner le patient en radiologie, n'n'avais pas été lui non plus en mesure de savoir s'il s'agissait de l'homme ou de la femme, voyant celle-ci avec le bon à la main, sans voir non plus le dispositif de maintien lésionnel du mari. Il en avait déduit conséquemment à tort que l'examen était destiné à notre miss. Je m'empressai par l'emploi de quelques mots compatissants de lui présenter les excuses au nom de toute l'équipe, et plus spécialement de tous les agents hospitaliers présents ce jour-là, pour minimiser les effets de nos erreurs, excuses qu'elle accepta tout naturellement, et toujours dans les mêmes dispositions dont elle faisait preuve jusqu'ici. J'allai derechef rejoindre le conjoint en salle d'attente, qui était resté stoïque, imperturbable et d'humeur égale jusqu'à mon arrivée, toujours dans la même posture depuis environ deux heures. La seule nouveauté du moment le concernant était qu'il maugréait dans son épaisse barbe touffue, que son épaule le faisait souffrir, mais par-dessus tout, la longue absence de sa femme lui pesait. De la même manière, je m'excusai auprès de sa personne en lui expliquant l'absurdité de la situation, tout en le rassurant quant à sa femme. Sa réaction ne se fit pas attendre : il me regarda fixement dans les yeux, son visage prit une haute expression solennelle, de celle dont usent sans ambages les aristocrates et les grands bourgeois d'une grande conscience d'identité nobiliaire, aux droits inaliénables, et appartenant de naissance au grand monde. Ce Lord anglais de la « peerage of England » vous snobait de sa grande et haute lignée historique qui vous rabaissait au possible. Elle exprimait la grandeur de l'état de son sujet qui cherchait à vous faire prendre conscience de votre insignifiante condition sociale. Attitude assassine, dédaigneuse et outrageante par l'étroitesse d'esprit d'un être bien né.

— « Il y coule du sang bleu dans les veines de cet homme ! » constatation établie, que rapporteraient nos compatriotes de tous les siècles, en lien direct ou indirect avec cette caste si particulière. À cet instant, leur ressentiment me parut encore plus vrai : à travers les âges, certaines situations demeurent identiques, et nos pensées restent en adéquation avec ces mêmes constatations. Puis faisant la preuve d'une empathie forcée, agrémentée d'un grand sourire faussement amical, l'anglais vint contrarier insidieusement son expression première. Entravée par une attitude démesurément paternelle me semblait-il, et s'adressa à moi, en me fixant de ses petits yeux marron accusateurs. Dans l'intensité du travers de sa langue natale shakespearienne, il me confia tout bas dans l'oreille que ça n'était rien, que de toute manière le temps ne le pressait pas de mourir. De nouveau, je fus encore stupéfié de surprise par « the man's British Phlegm », liée à l'impassibilité acquise et innée des Britanniques, qui leur impose naturellement ce recul humoristique vis-à-vis des choses quelles qu'elles soient.

— « N'avez-vous pas gardé à l'esprit au cours du visionnage d'un film ou d'une anecdote, une seule fois dans votre vie l'image d'une séquence dans une situation donnée mettant en péril des personnages anglais un peu loufoques, comme le sont beaucoup les aristocrates en général (désolé pour le jugement de valeur à l'emporte-pièce qui n'est nullement au détriment de la réalité) ? Lesquels répondaient aux dangers immédiats, dans une indifférence totale, et par des répliques dans le style “British” qui leur va si bien “God Save the Queen” ou encore “My God”. Cette capacité à dominer les peurs et les périls, dans des attitudes mémorables, tout en étant solennel à l'extrêmement correct et à la fois paisibles et détachés que nous leur connaissons ? »

Il n'y eut aucune répercussion négative par des suites à donner, tout cela était à mettre sur le compte d'une situation sui generis parmi tant d'autres, qui était fâcheuse certes, mais sans conséquence pour la personne sur le moment. A contrario, cela aurait pu aussi devenir plus dramatique par l'orientation désastreuse qu'aurait prise la situation, si nous n'avions pas à ce moment eu connaissance de cette erreur d'appréciation, dont vous imaginez assez bien la suite ; le chirurgien et tout le bataclan. Dans le cas précis, la langue était dirions-nous la principale en cause dans ce litige. D'autres événements similaires, notamment les erreurs d'identité, ont des issues bien plus lourdes en termes de préjudices. Nous appelons dans une définition technique ; à mettre en œuvre dans toutes les structures sanitaires des mesures d'identitovigilance, signifiant textuellement : système de surveillance et de prévention des erreurs et risques liés à l'identité des patients. Ce qu'il faut savoir : les erreurs d'identification d'un patient peuvent intervenir à tous les niveaux de la prise en charge, elles engagent la responsabilité des établissements, et plus ou moins celle des agents, sans compter les dommages financiers et médiatiques qu'elles génèrent. L'identitovigilance s'inscrit dans un concept relativement récent. Ce terme apparaît dans un manuel certifié par la Haute Autorité de Santé, rien que ça, vous rendez-vous compte ! Non sérieusement, des groupes de travail réalisent des études en la matière et veillent à la bonne pratique des protocoles mis en place dans les établissements de soins. Elle s'articule par la création d'un comité de pilotage, un quorum d'experts en la matière, d'une cellule opérationnelle de la gestion des identités. Le mode de fonctionnement est plus ou moins spécifique à chaque établissement. Sur le terrain, à mon niveau, dans la pratique, nous nous enquérons de l'identité de la personne, nous lui demandons de bien vouloir décliner son identité : nom marital, accessoirement le nom de jeune fille, prénom, date de naissance, et en cas de doute, nous réclamons une pièce d'identité valable. Au préalable, les secrétaires médicales auront déjà connaissance de ces éléments, lors de l'établissement de la fiche de circulation. Un bracelet d'identification est apposé sur chaque patient, sur lequel apparaît la dénomination de l'article (rire). Au moment de passer en caisse scan achat, vous serez automatiquement détecté et un petit signal sonore retentira, au regard du sac de pommes de terre que vous êtes ! Une charmante hôtesse vous présentera le plus beau sourire de sa panoplie pour vous accueillir bien aimablement. Je suis désolé de vous avoir peut-être troublé par cette petite parenthèse humoristique, petit entracte sans conséquence qui j'espère aura eu l'effet de vous faire sortir un peu la tête du dedans.

 Je reprends, et pour finir le bracelet est mis en place de façon systématique. Un patient, un bracelet, ce n'est pas plus compliqué que cela.

Voyez par vous-même où peuvent parfois mener des difficultés de compréhension ou d'interprétation, quelles qu'elles soient, et plus particulièrement lorsque l'on travaille avec nos compatriotes de l'espace Schengen. Mais cela s'applique à bien d'autres circonstances dans lesquelles, les suites par leur caractère de gravité deviennent parfois irréversibles.

 

 

 

CHAPITRE 7ème

L'hymne à la vie

 

 

 

Il y a de cela quelques années, je fus détaché durant un mois et demi dans le cadre d'un remplacement interprofessionnel. À l'époque, j'évoluais en qualité de contractuel de la Fonction publique dans un service de médecine à orientation de soins palliatifs. Un univers qui m'était totalement inconnu, dont j'appréhendais la difficulté, tant sur le plan relationnel, que pour la dimension technique, et en particulier, l'accompagnement de fin de vie. Une modeste ébauche concernant le sujet au cours de notre formation d'aide-soignant nous avait été présentée un peu trop succinctement, et ne pouvait préparer psychologiquement un futur professionnel aux responsabilités d'une telle tâche. Pour ce faire, une réelle prise de conscience en rapport avec le savoir-être de l'agent devenait la condition sine qua non de toute implication possible dans la prise en charge d'un patient en fin de vie. La possibilité d'évoluer les premiers temps en doublure aurait été aussi particulièrement bénéfique et appréciée par le novice que j'étais dans ce domaine, de manière à visualiser les pratiques des collègues plus expérimentés dans la spécialité. Je vous avouerais maintenant avec le recul nécessaire que cela aurait été un plus non négligeable, au regard de ce qui m'attendait réellement au cours de cette nouvelle expérience. De plus, je me souviens encore, et d'ailleurs, comment ne pas l'oublier, de l'accueil austère qui m'avait été spécialement attribué lors de l'entretien, quelques jours avant mon arrivée. Ce jour de février, l'attitude janséniste de la cadre du service, me conforta dans l'idée que l'intégration d'un nouvel agent même temporairement allait être compliquée, que le moindre petit détail à caractère fautif en rapport avec mon inexpérience serait en ma défaveur. Si insignifiant soit-il par sa nature inconséquente, il prendrait des proportions surdimensionnées qui se payerais argent comptant. J'étais en vis-à-vis avec une petite bonne femme pas très avenante pour un sou, qui visuellement de prime abord ne m'inspirait guère beaucoup de sympathie ; instinctivement, j'ai toujours eu cette capacité d'analyser mes interlocuteurs dans les premiers contacts, cela je ne l'explique pas !, c'est tout simplement viscéral !, ou peut-être du domaine du ressentiment. Elle était expressivement hideuse de face comme de profil. Son visage sec et rêche tiré à l'excès était même désagréable à regardé, il n'était pas question ici d'un idéal de beauté, bien loin de çà ! Et que dire à propos de la couleur de l'extrémité de ses doigts jaunis et tachés par la nicotine, tirant sur le marron clair entre l'espace interdigital de l'index et le majeur. Cette fumeuse au teint pâle, terne un peu grisâtre devait avoir une consommation fortement excessive de tabac. Remarquez !, à l'écouter attentivement cette petite mine sur sa face s'accordait désagréablement bien avec le timbre de sa voix rauque et nasillarde, ses cordes vocales se masculinisaient irrémédiablement et amplifiait davantage sa laideur. Sur son crâne, quelques cheveux clairsemés, mal décolorés à coup de teintures répétitives ; courts, fins et secs, s'étaient implantés anarchiquement, en forme de touffes épaisses et s'éparpillaient vulgairement sur cette caboche de piaf. Le pire dans l'affaire je crois, venait de la physionomie que prenait son visage, que couvraient d'horribles lunettes désuètes à grosses et épaisses branches d'un autre temps, devançant de tout petits yeux marrons extrêmement malicieux et narquois qui vous massacraient du regard ; renfoncés à l'extrême, dans de petites orbites sombres. En exagérant juste un peu, cette femme aurait pu être le clou du spectacle, l'une des attractions principales d'une galerie des horreurs dont la description pouvait constituer le comble paroxystique de l'écœurement. Au moment de l'ouverture de sa bouche, je pouvais constater l'état pitoyable du déchaussement quasi total de ses dents, pour la plupart dévitalisée, que l'opération du Saint-Esprit faisait tenir miraculeusement sur ses mâchoires. Une halitose indiscutablement avérée se traduisant par une haleine fétide émanait dans la puanteur de ce gosier en forme de cœur serré pareil à un bec. Ses lèvres, épaisses et crevassées par de petites entailles mêlées à de petits lambeaux de peaux sèches dressées à la verticale, lui conféraient l'image un peu curieuse d'un oiseau vulgaire et grossier, qui présageait de mauvais augures. Il ne manquait plus, pour en finir avec ce portrait très grossier et caricatural de cette espèce de charretière, qu'une pipe de bois brut intercalée bien comme il faut dans un des coins de son goulot infâme. L'image qu'elle véhiculait dans sa fonction de cadre de santé d'un service de médecine contrastait largement avec ce que j'avais imaginé d'un responsable évoluant dans une telle unité. Aux antipodes de ce que devraient être au contraire dans la logique de ce système, une personne impartiale et tolérante à l'écoute de son personnel, altruiste et philanthrope. Elle n'avait décidément pas, trouvais-je, le profil managérial de la mission qui lui était dévolue. Un peu plus tard, avec suffisamment de recul, et de temps passé à la tâche et dans la compréhension des arcanes du service, ma critique envers cette cadre s'affinait, et j'étais en mesure de pouvoir penser que la compassion chez elle, n'était qu'une étrangère absolument refoulée, dont les concepts humains placés au second plan ne devaient pas atteindre son cœur desséché par l'amertume. De quoi pouvait-elle bien souffrir ? Le calvaire inexplicable de son insignifiante vie pesait peut-être un peu trop sur son âme dépourvue de bonheur ? La vraie question à ce moment était de comprendre quelle pouvait être sa place dans l'institution hospitalière parmi ces hommes et femmes rongés par la maladie. Quelle idée se faisait-elle réellement du prendre soin à travers cette attitude odieuse et dédaigneuse récurrente qu'elle employait magistralement envers ses personnels ? Durant la durée de ce premier contrat, je n'ai jamais réellement réussi à percer à jour le mystère insondable de ce personnage peu commun de par sa mauvaise personnalité, et dénué d'empathie envers son prochain. Sa carapace d'acier ne laissant rien paraître, fermée comme une huitre. Je ne devais pas attendre bien longtemps pour que l'équipe me conforte dans l'idée que je m'en faisais. Malgré cet accueil glacial, dont je vous épargnerai les détails de certains échanges, car l'essentiel n'était pas là. Je m'imprégnai très rapidement des missions de soins qui m'étaient confiées, qui furent pour moi un enrichissement personnel de tous les instants et sur tous les plans de la psychologie humaine, autant par l'apprentissage des protocoles liés aux soins palliatifs, et aussi par l'entraide et la bonne entente de l'équipe, qui malgré la difficulté d'une telle entreprise ne rechignaient jamais sur le travail.

Il avait le regard résigné et vide parfois ; le teint hagard telles les neiges éternelles primitives et immaculées des hautes cimes, celles qui restaient vierges de toute empreinte d'humanité, et cela dès l'aurore, juste avant les premières heures qui précèdent leur chute. Deux petites billes sphériques luisantes logées dans des cavités creuses, aux contours jaunis par un ictère dans le milieu de son visage blême étincelaient et vous jetaient bien volontiers un regard attentif et toujours interrogateur. Ces yeux là, semblaient émerger des lointaines profondeurs de son esprit avec une expression tendre et fraternelle. Un sourire fugace naissait de temps à autre et surpassait la douleur infinie à laquelle il était soumis, telle une perturbation insidieuse dévorant son organisme empoisonné par un mal persistant. Son grand corps athlétique malgré la perte de muscles porteurs était meurtri et œdématié de l'extrémité de ses membres inférieurs à la hauteur supérieure de son cou. Il lui était difficile de se mouvoir. Dans les premiers temps de son hospitalisation, pendant les exceptionnels moments du quotidien auxquels la maladie lui octroyait gracieusement quelques répits, nous apprîmes à nous connaître. Chaque jour dans ces circonstances hasardeuses des débuts, où il fallait déployer des trésors d'ingéniosité pour optimiser le confort du patient, nous apprîmes à nous apprécier mutuellement tels deux compères qui devenaient un peu plus complices au fil des jours. Mais je ne m'y trompais pas, et ne perdais pas de vue l'issue tragique et en devenir que deviendrait notre amitié si particulière de soignant a soigné. La relation thérapeutique est centrée autour de mouvements transférentiels et contre transférentiels. Chez le soignant les soins que nous apportons à travers notre attention, ou au contraire, paradoxalement chez certains d'entre nous par notre indifférence, notre mépris, peuvent générer un déplacement de sentiments chez un patient. L'intensité de ces sentiments ne doit pas se soustraire à l'objectivité professionnelle et thérapeutique dans le prendre soin. Il s'agit ici de nommer concrètement ce que l'on qualifie en psychiatrie de transfert entre un individu et un autre. Conduite purement émotionnelle qui nous pousse à aimer, apprécier, détester, haïr la personne qui se trouve dans cette sphère relationnelle. Les mécanismes d'autodéfense qui consistent à se préserver, sont dans un premier temps, d'identifier très rapidement la cause du malaise provoqué par ladite situation, de prendre le recul nécessaire, et dans un second temps de verbaliser des effets impactant sur les tiers de cette relation à l'ensemble de l'équipe soignante pour ne pas se mettre en danger individuellement ou collectivement. Nous échangeâmes longuement à travers de ce que fut sa vie passée, de quelle manière il se la représentait instamment ; les souvenirs heureux des meilleurs moments, mais aussi des peines les plus sombres. Retraité depuis six mois environ, il avait été chef d'entreprise et avait toujours placé la rigueur et la disponibilité au cœur de son métier ; constamment au centre de ses préoccupations plutôt que d'éventuels loisirs ou vacances. Acharné dans son travail, amoureux de son métier, cet autodidacte né s'était forgé une âme de battant et avait gravi sans difficulté les échelons à la sueur de son front. En contrepartie de sa réussite, il avait sacrifié durant quelques années ses vacances d'été et d'hiver, et par la même occasion énormément de temps libre pour la bonne réussite de ses objectifs. Il m'avoua au passage qu'avec le recul nécessaire il avait eu tort de s'en priver, car ce jour il en était à se demander à quoi lui serviraient tant de biens éphémères dans sa dernière demeure, avec l'honneur à titre posthume d'être l'un des résidents les plus jeunes du champ de repos. Chaque jour passant, il verbalisait toujours les mêmes rancœurs, à savoir qu'il ne comprenait plus l'homme qu'il avait été ; par la maladie, il reconsidérait à présent toutes ces dures années de sacrifices. Il me dit sincèrement qu'il regrettait amèrement d'avoir eu les yeux uniquement rivés sur son travail. Qu'est-ce que cela lui avait apporté vraiment dans l'absolu de s'être privé de tout ce temps qu'il aurait pu mettre à contribution pour les siens, les loisirs ? Pourquoi n'avait-il pas pris le temps de se reposer correctement ? S'il l'avait pris ce temps, il n'en serait peut-être pas là, mourant, en fin de vie, dans cette chambre d'hôpital à se ressasser les erreurs de son passé. Peut-être que l'honneur méritait cette abnégation de soi après tout ? La gloire d'un passé aujourd'hui révolu ? Avec la seule certitude inaltérable d'être le plus riche du cimetière était une évidence, mais ne changeait rien à son devenir, ce qui lui arrachait un sourire amer et forcé, rien que d'y songer. Il avait tissé des liens fraternels avec les salariés dans son entreprise. Et de quelle manière il en parlait ! Il possédait pareillement beaucoup de respect pour ses fournisseurs, qu'il considérait plus comme de vrais collaborateurs au sens de l'amitié ; ses proches confirmaient ses dires. Ses amis employés comme il les nommait, ne manquaient pas non plus d'être réguliers dans leur visite, et se succédaient chaque jour de la maladie régulièrement les uns après les autres, non pas par pitié, mais par respect pour l'homme bon et respectable qu'il était pour eux. Ce sexagénaire qui jusqu'ici possédait le caractère d'un chien fou, malgré les maux occasionnés par l'adversité qu'avait été sa vie, conservait de sa superbe, dans son langage, et dans son savoir-être, mais ce qui me surprenait le plus chez lui, c'était l'humilité qui le caractérisait à tout instant. Il me questionnait souvent sur ma santé et mon moral, s'intéressait à ma vie, me questionnait souvent, comme si j'étais au cœur de ses préoccupations, moi qui étais en pleine force de l'âge. Ce n'était pas vraiment dans l'ordre des choses à vrai dire, mais sans doute en avait-il besoin. Sa famille restait unie dans l'éventualité et la possibilité d'une perte qui la guettait, se rapprochant implacablement de l'échéance les jours passants. Cependant, ils y faisaient face tous ensemble, ce qui facilitait la gestion des émotions, la charge physique, cognitive, et psychique. Dans des liens indéfectibles, sa femme lui rendait visite plusieurs fois dans la journée, et restait auprès de lui certaines nuits quand le besoin du patient s'en faisait sentir. Elle avait toujours des petites attentions toutes particulières pour cet homme qu'elle aimait plus que tout et qui respirait la bonté d'une âme vertueuse. J'étais devenu en quelque sorte le trait d'union de circonstance entre lui et son malheur, une sorte de confident et d'homme de confiance. J'étais également par la nature inattendue de ces évènements le référent naturel, et l'informateur privilégié de ce qui pouvait les séparer, l'espace de quelques heures, pendant lesquelles les contraintes d'une vie ordinaire mettaient à rude épreuve le fait de ne pas être réunis dans les moments ou ces derniers instants de communion devenaient de plus en plus espacés. Chaque matin de la dernière semaine de son vivant, il me confiait quels avaient été les rêves de la nuit passée. Étrangement l'un d'eux revenait inéluctablement comme s'il avait toujours été enfoui dans son subconscient, tapi et sommeillant au sein de ses entrailles. Il se voyait, lui, cet adulte en perdition dans l'âge de raison, dont le corps s'était mué dans la peau d'un enfant toujours apprêté à courir après cette ombre insaisissable, qu'il paraissait ne jamais pouvoir atteindre de par sa nature propre et immatérielle, s'essoufflant en bout de course. Et la scène se répétait perpétuellement, toujours sur la même plage, laquelle l'avait vu grandir un peu plus chaque année pendant les deux mois de camping en famille durant les vacances estivales. Il finissait sa course à chaque fois dans les bras de sa mère. Ne s'agissait-il pas que de son ombre finalement ? Encore aujourd'hui, au moment même où j'écris ces lignes, je me souviens des détails qu'il me fournissait avec une précision chirurgicale. Dans son esprit encore un peu endormi, toutes ces images lui semblaient tellement réelles, sa mère qu'il affectionnait comme tous les enfants dans une tendresse sans fin, portait une ample robe jaune, dans le style Empire et de toute simplicité. Avec une ceinture sous la poitrine qui soulignait sa cambrure, parsemée de petits motifs aux fleurs orangées, dans laquelle s'engouffrait une brise marine légère la faisant se soulever légèrement dans un bruit sourd. Ses épais cheveux blonds tressés d'une longueur interminable étaient dorés à souhait par l'ensoleillement d'une généreuse journée. Les pointes qui frisaient légèrement à leurs extrémités étaient balayées par l'air en mouvement que retenait enserré un bandeau extensible vert en coton. Ses grands enfants d'une vingtaine d'années tous les deux étudiants dans des facultés de la grande ville la plus proche, où l'un étudiait l'histoire et l'autre la philosophie ; faisaient les allers et retours au quotidien refrénaient au possible leur tristesse en présence de leur père pour ne pas l'indisposer davantage. Dans de formidables élans de compassion face aux souffrances qu'infligeait la maladie à leur père, ils n'hésitaient pas à lui demander ouvertement et parfois avec rage de continuer de faire face à ce cancer accapareur de vie. Ils avaient eux aussi hérité de certains traits de caractère de leur père, et c'est ce qui faisait sa force à vouloir s'acharner au quotidien face à la maladie. Il se battait comme un lion enfermé dans une cage, dans laquelle l'esprit luttait contre ce qu'était devenu ce corps sensible et amorphe. L'aîné des deux était quand même d'une nature un peu plus sensible que l'autre. Certaines émotions laissaient parfois lire en son cœur la vraie nature de ses sentiments envers ce père allongé dans ce lit en souffrance, comme dans un livre ouvert. Elles devenaient de moins en moins supportables ces douleurs, il ne les supportait plus. Des escarres opportunistes commençaient à s'installer sur tous les points d'appui que pouvait comporter son corps dénutri, ses muscles continuaient à fondre littéralement à vue d'œil, laissant la place peu à peu à un tas d'ossements en déshérence abandonnée de sa chaire. Cette situation est un cas d'école, qui rend favorable l'apparition des plaies cutanée dans une station prolongée donnée. Il faut savoir que cette lésion dermatologique est en rapport à une hypoxie tissulaire d'origine ischémique liée à une compression des tissus mous entre un plan dur et une saillie osseuse. Elle peut apparaître en l'espace d'une quinzaine de minutes. Il existe différents stades, classés par ordre de gravité : dans le premier cas et le moins contraignant, l'érythème disparaît normalement au levé de la pression. Dans le second, l'érythème est persistant, il y a désépidermisation, accompagnée de phlyctènes. Dans le troisième, la nécrose tissulaire s'installe. Dans le quatrième et l'avant-dernier, apparaît une nécrose, mais cette fois avec une perte de substance importante où dans la majeure partie des cas on retrouve une plaie ouverte profonde après l'élimination des tissus nécrotiques. Le dernier cas, lequel sera beaucoup plus lourd de conséquences pour le patient, l'os devient visible avec l'apparition d'une fistule avec ou sans signes infectieux. Les zones à risques, le sacrum, l'ischion, le talon, l'occiput, le trochanter sont les points d'appui principaux du corps humain. À titre préventif une vérification de l'état cutané est indiquée plusieurs fois par jour chez un patient alité. Le changement positionnel est prescrit toutes les deux heures au minimum et il est nécessaire d'utiliser des draps en coton pour absorber l'humidité accumulée qui favorise la destruction des tissus cutanés. Accessoirement dans un cas comme celui-ci, il est judicieux de soustraire la problématique à l'agent causal, de façon à ce que les surfaces cutanées ne soient pas en contact direct les unes avec les autres ; et pour ce faire, ne pas hésiter à utiliser plusieurs coussins munis au préalable de taies bien propres. Il serait approprié de les apposées et de les intercalées sous les zones à risques, limitant ainsi au maximum les risques d‘apparition de ces lésions, qui peuvent se montrer redoutables à soignée par la suite. Au préalable, chez un sujet sensible, la mise en place d'un matelas « alternating » anti-escarres sera prescrit par le médecin. C'était à en pleurer, la douleur s'intensifiait considérablement, son visage défait par la souffrance se crispait toujours un peu plus au fur et à mesure du temps. Elle déformait maintenant son beau visage inondé d'empathie, qui avait conservé jusqu'ici son bel éclat de peau à ce teint halé, malgré la perturbation insidieuse qui faisait rage dans l'ombre de cet homme. L'ordonnance médicale d'une injection diffuse et permanente de morphine devenait normalement nécessaire. Nous mettions tout en œuvre et dans la mesure du possible pour soulager le patient et améliorer son confort. Le traitement de la douleur, à ce stade tient compte de son mécanisme des douleurs d'origine nociceptive et neuropathique, mais aussi également de ses caractéristiques, la pathologie causale, type, intensité, durée, localisation. L'on prendra en compte objectivement les données des traitements associés et des prescriptions en cours. En fonction de tous ces éléments du dossier, le médecin sera en mesure d'apporter une réponse thérapeutique. Par la mise en place de traitements médicamenteux à titre indicatif et d'exemple, constitué de plusieurs niveaux : le premier, constitué des antalgiques non morphiniques (le paracétamol et anti-inflammatoire non stéroïdien), le deuxième, par les opioïdes faibles (codéines), le troisième et dernier, à base d'opioïdes forts (la morphine). Il existe d'autres réponses non médicamenteuses dont la liste ne sera pas exhaustive ; par la dispense de traitements physiques (kinésithérapies, massages, physiothérapies) de traitements chirurgicaux, la neurostimulation, l'hypnose.

 Entre deux crises surhumaines, quelques moments de latence lui permettaient de dormir par intervalles courts, mais de futiles soubresauts douloureux venaient incessamment agiter la quiétude de son sommeil déjà si perturbé. J'admirais avec respect le dévouement de chacun des membres de sa famille, le sens de ce mot symbolique dans ces instants prenait alors tout son sens durant ces quelques semaines passées à leur côté, et portait cette reconnaissance honorable sur les plus hautes marches de l'amour. Quelle belle leçon de courage ! C'était émouvant et très épuisant, je les ai vus personnellement durant tout ce temps dans ce qui pouvait passer pour une éternité pour nous autres, accompagner leur père, son époux jusqu'à son dernier souffle, et tout cela en lui tenant ses mains serrées dans les leurs. Une peine immense envahissait le cercle de ses proches de perdre un homme de tant de valeur. À l'annonce du décès, une foule de gens hétéroclites s'était massée dans le couloir. En réponse à cette affluence, nous avions disposé des chaises contre le mur et dans toute sa longueur. Les nombreux va-et-vient des parents proches et des connaissances dans sa chambre qu'occupait une dizaine de personnes à la fois et quasiment à plein temps laissaient place toutes les demi-heures environ à un autre groupe du même nombre, et toujours aussi hétérogène. Bientôt, une masse incalculable de pots de fleurs jonchait le sol, recouvrant celui-ci d'un beau manteau multicolore et éclatant. Il y avait des mufliers à grandes fleurs, que l'on aurait dits sortis d'un jardin botanique remarquable. Ils illuminaient l'espace de leurs tiges érigées pleines de grappes florales ; de divines bruyères, symbole de force et de résistance, au feuillage persistant et aux fleurs de tons roses. Elles prenaient leur place respective dans ce tapis bucolique ; détrônées par Sa Majesté le lys séduisant et élégant, roi immuable de l'espèce végétale aux luxuriantes feuilles caduques, étroites et vertes et qui dominait de sa hauteur ses sujets. Les effluves d'essences qui se dégageaient de tout cet ensemble végétal parfumaient agréablement l'environnement et exaltaient les sensations olfactives. Ce qui frappait dans ce moment sépulcral, c'était la physionomie des visages. Je ne savais s'ils étaient tristes et résignés, ou bien apaisés et soulagés. Des plus jeunes aux plus âgés, ils se recueillaient paisiblement dans la peine de la perte d'un être cher, d'un mari, d'un père, d'un enfant, d'un frère, d'une sœur, d'un ami. Un homme de principes et de convictions profondes s'en était allé. Ils les avaient bien préparés à son départ éternel, sur un ton solennel. Il leur disait souvent et sans retenue, comme le philosophe qu'il était, que la vie valait la peine d'être vécue et que tout n'était qu'équilibre, le tout était de savoir mesurer les hommes, sonder les cœurs, et les situations. Un homme, en l'occurrence le chef de la famille montrait l'exemple, et honorait ses devoirs, et celui-ci en était le parfait exemple. Un ami tendait la main à ses frères dans le malheur et les secourait, peu importe les circonstances. L'amitié est une vertu recherchée par tout individu, peu importe sa race, sa couleur, sa provenance, elle n'a pas d'odeur, juste de la compassion pour ses frères, elle se savoure par la qualité de sa réciprocité que l'on reçoit de cet ami dans un échange. Être seul sans amis est la seule façon de ne jamais atteindre ses certitudes, de ne jamais pouvoir peser ses indifférences que dans l'autre. Autant dire que Dieu n'existerait pas pour les hommes, mais pour lui-même.

Prévoyant, selon ses dires, il avait amassé suffisamment de biens et de fortune, pour ne pas créer de misère à sa femme après son décès, à qui il léguait sa bonne fortune, bâtie avec courage à l'image d'une bête de somme, dans l'honnêteté, l'intelligence et comme une ritournelle de circonstance, par la force du travail accompli. Charismatique, il l'était aussi par la seule force de ses mots, dont l'énergie puisée de ses entrailles était intarissable, une ressource naturelle qu'il maniait avec conviction, et sans arrière-pensées. Il était contagieux au contact de ses interlocuteurs, il captivait son auditoire qui ne pouvait que s'incliner devant de telles paroles mesurées et sensées. Il possédait l'art de convaincre par une belle rhétorique, dont il maîtrisait la mécanique, comme une belle gymnastique intellectuelle. Et ne parlons pas de la maïeutique des belles phrases savamment formulées, qu'il accouchait superbement dans ses discours à en perdre haleine, et pour le bonheur de ses hôtes, il vous en faisait tant que vous en redemandiez. Ce genre d'homme vous transmettait sans difficulté sa joie de vivre bienveillante, et n'opposait que très rarement de résistance à la bêtise de certains. Au contraire, il faisait souvent preuve de diplomatie, dans les situations difficiles qu'ils maîtrisaient magistralement et qu'il maniait d'une main de fer dans un gant de velours. Par tant de qualité, il faisait l'admiration unanime, par tant de retenue. Sa femme ne tarissait pas d'éloges sur ses beaux agréments qui caractérisaient si bien sa personne ; et sur ce point, nous étions au diapason : je l'avais constaté à travers nos conversations, tout cela se confirmait dans sa façon d'être. Chez certaines personnes une sorte d'aura plane continuellement au-dessus de leur être et le plus naturellement du monde, le simple fait d'être en leur présence vous conforte sur les bonnes volontés dont disposent les âmes humaines à jamais corrompues. Ce gars-là m'avait pris aux tripes, il m'avait d'une certaine manière retourné l'esprit par tant de clairvoyance et de lucidité.

En ce qui me concerne, je portais un nouveau regard d'espoir vers l'avenir. Tant par la beauté de cette amitié vécue qu'il m'avait apportée, si courte fût-elle, que par la compassion accrue que j'aurai envers mes patients dans ce futur radieux, quand son image m'apparaîtra dans un simulacre de souvenir. Je ne vous oublierai pas et serez à tout jamais dans ma mémoire. Permettez-moi simplement de vous rendre l'honneur qui vous est dû à travers cette bataille durement menée de tous les instants, à laquelle vous avez su tenir tête. Une dernière fois monsieur P, j'ai été honoré d'être votre humble serviteur dans votre malheur, car il s'agit de votre histoire, vous vouliez vivre, rien de plus.

 

 

CHAPITRE 8ème

Les naufragés

 

 

Nous étions le vingt-cinquième jour du mois de mars aux urgences, aux alentours de neuf heures du matin. Notre joyeuse petite bande de drilles était à l'heure comme toujours, accompagnée des pompiers de garde du centre de secours de la ville, emmitouflée dans de grandes et chaudes parkas floquées de bandes auto réfléchissante, les mains bien au chaud dans d'épais gants rembourrés d'une épaisse couche de Kevlar isolant. Ils entraient avec grand fracas, le pas lourd, et l'on pouvait entendre dans la pénombre des rires et des chants, dont seuls les ivrognes savaient la mesure de l'intonation. Les allocations chômage de solidarité étaient épuisées depuis un certain nombre de jours déjà, et la consommation alcoolique manquait cruellement. Comme à l'habitude en cette fin de mois, nos trois illustres compères, émergeant des bas-fonds de la plèbe et bien connus du service ; quittaient leurs abris de fortune, une sorte de campement improvisé, constitué de vulgaires tentes installées dans un parc du centre-ville. Ils ne disposaient plus des ressources nécessaires pour s'acheter au supermarché du coin, un quignon de pain et du jus de raisin alcoolisé pour se réchauffer le corps. Au-dehors, le thermomètre affichait les deux degrés constants au-dessous de zéro. La chaussée était devenue glissante, un peu de grésil était tombé et s'était éparpillé sur la ville endormie dans la nuit, elle avait formé des plaques de verglas sur le sol en ce début de jour. Des stalactites glacées, en forme de cône, garnissaient les rebords des toitures des maisons. Dans le jour naissant, des filets de fumées grises, de formes inégales, s'échappaient laborieusement des conduits de cheminées, où les restes épars de braises incandescentes, de ce qu'avait été des bûches de bois ajoutées la veille finissaient de se consumer. Ils avaient une drôle d'allure de charbonniers en goguette, ces trois loustics rigolards qui s'en donnaient à cœur joie. Leurs visages souillés par des monceaux disgracieux de crasse accumulée par couches successives ressemblaient maintenant à d'obscènes masques. Nos illustres personnages clownesques allaient user leur répertoire de chants paillards qui semblaient ne jamais pouvoir s'épuiser, un peu aussi pour notre plus grand bonheur. Malgré l'état pitoyable de leurs apparences, de les entendre chanter, mettait du baume au cœur dans nos vies. Leurs frocs démesurés et de travers sur leurs maigres tailles résistaient difficilement à l'envie de se laisser tomber. Ces guenilles encore fumantes d'humidité, chauffées par la chaleur du dedans, leur conféraient une allure burlesque, égale à celle que Charlie Chaplin possédait dans ses films muets, avec son pantalon retenu par une ceinture de fortune constituée d'une ficelle ou d'un cordon de fil, et terminée par une boucle simple. Avant toute démarche de soin, une prise en charge sur le plan hygiénique était nécessaire et indiquée. L'un d'entre eux, le plus grand par la taille et aussi le plus fin, possédait une grosse veste triplement doublée aux tons criards façon « seventies » violet et vert pâle, avec différents motifs montagnards dorés, du type de celles que possédaient les skieurs de cette époque. Au moment du déshabillage, je recueillais les effets personnels, et de la même manière tous les objets et biens contenus à l'intérieur des poches. L'effet de surprise fut immédiat : j'avais devant moi un vrai garde-manger sur patte, des restes de déchets alimentaires éparpillés et mélangés les uns avec les autres y moisissaient dans une répugnance pestilentielle. Trois épaisseurs de vêtements successives unies dans un mélange improbable, collées entre elles par la sueur, formaient une sorte de combinaison étanche et hermétique sans nom. Le deuxième luron était un métis ; coiffé de grosses « dread locks », sortes de mèches de cheveux emmêlées entre elles naturellement. Il portait une épaisse barbe tressée et était tatoué des pieds à la tête. Il me considérait avec un air d'indifférence et sans conviction. Nous nous connaissions, car il était l'un des résidents ponctuels attitrés du service. Ce rasta man savait qu'il pouvait avoir confiance en moi ;   là était l'essentiel, ainsi en était-il. Lui aussi était accoutré d'une multitude d'habits assez insolites qui se rapportaient à l'image de sa vie décousue, qu'il n'avait en revanche peut-être pas choisie. Il portait une veste de cuir marron clair, que le temps avait marqué de son empreinte, légèrement craquelée et déchirée sous les coudières noires. En dessous de celle-ci, se côtoyaient également plusieurs épaisseurs de vêtements assez originaux, dont un haut de survêtement de marque de sport bien connue venait ficeler l'ensemble. Je lui ôtai son hunier de tape-cul à l'aspect de velours imbibé d'urine, que je pris bien soin de mettre dans un sac de plastique blanc destiné aux effets personnels des patients, et retirai son caleçon percé, où des monticules de selles séchées en tapissaient les parois devenues raides. Il devenait inutile de disserter là encore sur les reflux d'odeurs qui s'en dégageaient. Le dernier des trois, très large d'épaules et bien charpenté, laissait déborder de son oripeau de pantalon un ventre proéminent de tissus adipeux, malgré une fine taille. Il chantait et titubait, le regard vide et imprécis, encore embrumé des vapeurs aériennes émanant des bouteilles d'alcool qu'il devait avoir englouties cette nuit, elle baignait son cerveau dans une léthargie connue de lui-même. Il se trouvait similairement dans la même disposition vestimentaire que celle des deux autres avec de pareilles inconvenances hygiéniques. Ils étaient fin prêts à passer à l'étape suivante, et la plus redoutée, jusqu'au moment où l'eau chaude réchauffait leur peau comme une bénédiction purifiante. Je leur fournis à tour de rôle le nécessaire de toilette, dont les odeurs des savons et des gels de douche leur renvoyaient un peu de familiarité avec ce monde. Je les assistai souvent dans la manœuvre à accéder aux surfaces les plus reculées du corps, car leur état chancelant ne leur permettait pas toujours de pouvoir se laver correctement. Ils aimaient à parler, se confier a vous dans ces moments. Cela leur procurait du bien-être, sensation qu'ils oubliaient par la force des choses, et que n'autorisait pas leur condition de rusticité minimaliste. Enfin ce n'est pas tout à fait vrai, car il existait des foyers d'accueils pour les sans domicile fixe dans la plupart des villes, où ils pouvaient se restaurer, dormir, et se doucher. Mais la plupart d'entre eux n'en profitaient pas, ayant par fierté personnelle, la conviction de ne pas devoir se rabaisser davantage devant autrui. De plus, ces lieux étaient très fréquentés, bondés à l'excès, et y trouver une place pour la nuit s'avérait souvent être assez compliqué, et relevait parfois même de l'exploit. La précarité individuelle de chacun de ces laissés pour compte, rejetés de la bonne société, ne leur autorisait plus l'accès au confort minimum de base dans les rues. Autrefois existaient les bains douches municipaux, qui constituaient un service public d'hygiène des municipalités françaises, et qui étaient destinés aux personnes ne possédant pas l'eau courante, et accessoirement aux vagabonds. La plupart tombaient dans la déchéance et se résignaient à accepter leur état. L'enveloppe charnelle n'était plus vécue et ressentie comme une vitrine extérieure, mais au contraire devenait une tare, lourde à entretenir et sans importance à travers le regard des autres qui ne la voyaient plus comme telle. Dans l'univers hostile, des vagabonds, des groupes de quelques quidams, hétéroclites par leurs genres et leurs origines pouvaient se former, mais leur cohésion restait fragile et temporaire. Il s'agissait bien souvent de regroupements d'individus, mais pas forcément de groupes soudés par les mêmes valeurs, car ils ne possédaient pas toujours de réels sentiments d'appartenance. Selon L'INSEE, il aurait été recensé environ 150 000 sans-abris en France en 2014. Ces personnes sont difficiles à dénombrer. Vingt pour cent d'entre eux auraient moins de vingt-cinq ans et dix-sept pour cent seraient des femmes. Les sans domicile fixe chez les seize dix-huit ans, dans la proportion des jeunes femmes, atteindrait soixante-dix pour cent.

Un sans-abri ne peut pas se permettre de tomber malade étant donnée la lutte qu'il mène au quotidien pour survivre. L'alcool est très présent dans la vie de la rue ; il donne l'illusion de pouvoir surmonter les difficultés que sont le froid, la dépression, la solitude. Ce poison liquide addictif devient sur le long terme un compagnon de route un peu trop fidèle dont on ne peut se débarrasser par la suite, ce qui fait que la dépendance s'installe progressivement. Nos trois bonshommes toilettés et reconditionnés comme l'exigent les mesures d'hygiène, nous les installâmes chacun dans un brancard, et leur apportâmes un petit déjeuner. À l'issue de celui-ci, ils s'endormirent chacun leur tour comme de petits enfants.

Ils avaient tous la soixantaine, nous les côtoyions chaque jour dans la rue, où ils squattaient inéluctablement toujours le même petit muret du charcutier de la grande rue, depuis déjà pas mal de temps, accompagnés chacun de son litron de petit rouge. De pauvres diables inoffensifs qui ne posaient jamais de problèmes aux riverains, ni aux passants, hormis les quelques désagréments odorants qu'ils dégageaient, restaient tout à fait courtois et discrets dans leur attitude. Ils étaient plantés là, à cet endroit bien précis dans le décor d'une petite ville médiévale de moyenne importance. En particulier dans la grande place de la rue principale, tels de vieux monuments sans valeur, en proie aux caprices du temps. Les journées et les saisons se succédant, figés dans cette immesurable variable universelle ; les habitudes s'étaient installées durablement, dans des rites perpétuels bien structurés. Au petit matin, après le ravitaillement de boisson, ils redevenaient les mendiants qu'ils étaient la veille, et les veilles des jours précédents dans un éternel et sempiternel recommencement. Pour ce faire, ils disposaient leur couvre-chef à même le sol, et sollicitaient le bon vouloir des bons cœurs des badauds qui faisaient le reste. Ils étaient très solidaires les uns envers les autres et s'étaient bien trouvés ; ces compagnons d'infortune, dont le hasard avait fait en sorte de croiser les destins, unissaient leurs âmes recluses dans ce qu'il leur restait d'humanité.

Le Créole rastaquouère était facilement ouvert à la discussion. Cela ne lui posait aucun problème d'aborder un sujet en particulier, quel qu'il soit. Il avait cet air de détachement et de nonchalance légère que possèdent les gens qui ne se sentent concernés de rien, et que la vie ne touche pas particulièrement ; l'appréhension n'était pas dans ses prérogatives. C'est ainsi, lors d'hospitalisations précédentes, que les conversations s'étaient engagées le plus naturellement du monde. Pour prendre la mesure de l'état actuel de la situation dans laquelle il vivait, au préalable je m'étais instruit du dossier de suivi psychiatrique du patient. Un rapport des services sanitaires de la ville y était consigné en pièce jointe. J'avais ce besoin de comprendre ce qu'était la vie de chacun, tout en faisant les liens que reliait chacune des pièces et fragments du puzzle, de faire l'état des lieux de leur personnalité, et d'entrevoir l'univers de leur pensée. Était-ce de la curiosité ? D'un point de vue théorique je ne pense pas, était-ce une atteinte à leur liberté individuelle ? Difficile à dire, peut-être après tout, dans une certaine mesure. Ou tout simplement par amour de mon prochain ? Oui certainement ! Aristide était son prénom, mais, peu importe, quel était son nom, cela m'était égal et indifférent. Sa jeunesse, il l'avait vécue dans le pays qui l'avait vu naître ; la belle Martinique où ¨l'Ile aux fleurs¨ durant une quinzaine d'années environ, jusqu'au jour où son père, officier supérieur d'un régiment de troupe coloniale de l'armée de terre, célèbre par ses exploits passés ; devait être muté de force dans un état-major parisien en métropole. La famille tout entière déménagea dans ce qui fut une nouvelle contrée inconnue, dont les codes et les mœurs leur étaient totalement étrangers. Un sentiment assez déstabilisant que partageaient les parents, tous deux Martiniquais de souche et l'ensemble de la fratrie de sept enfants. Le colonel de son état, comme l'appelait son fils Aristide avait fait ses armes à l'école des officiers de l'armée de Terre de Saint-Cyr Coëtquidan, et avait eu un aperçu de ce qu'était la France métropolitaine durant ces trois années de formation militaire effectuées sur le territoire. En effet, l'ordinaire était devenu pesant, et s'écoulait prestement dans cette civilisation telle une ruche bourdonnante et hyperactive. Dans un premier temps, il fut surpris par ce bruit incessant des trop nombreux véhicules à moteur, et aussi par les flots de paroles continus que pouvaient débiter les « métros ». Ils semblaient ne jamais s'arrêter de parler, sans espaces entre deux mots, sans pauses entre les phrases qui misent à bout les unes aux autres ne paraissant plus vouloir ne rien dire. Ces locutions ininterrompues s'enchaînaient mutuellement dans une course frénétique. Parfois, il ne savait où donner de la tête, lui, l'insulaire de l'exotisme, parachuté sans ménagement de sa Martinique de cœur, du jour au lendemain, par une décision administrative des hautes instances militaires. Cependant, il s'adapta tant bien que mal à sa nouvelle vie, et se constitua un nouveau cercle d'amis proches, de la même manière qu'il n'eut aucune difficulté à accéder à cette culture d'accueil et de ces différentes mœurs, desquelles il tira quelques profits et avantages. Que voulait-il me faire comprendre ? À dix-sept ans ; lassé de ses études, auxquelles il n'accordait que très peu d'intérêt, et qui ne le captivaient guère surtout. Il délaissa le système éducatif dit « classique » et s'orienta sur le métier de chaudronnier. Apprenti, durant trois années, au cours desquelles il apprit les rudiments de son futur métier, qu'il exerça pendant quarante années de bons et loyaux services au profit de son entreprise. Cette manufacture sidérurgique l'avait vu arriver depuis son premier jour d'embauche, et de la même manière vu repartir au dernier jour, et ce jusqu'à sa retraite. Il pratiquait la pêche en rivière, une passion dévorante qu'il s'était découverte dans sa jeunesse et qu'il pratiqua assidument. Il se ressourçait dans des cadres de verdures merveilleux, favorisant les paresses les plus boudeuses. Avec une préférence pour les bordées de forêts d'essences de pins, de chênes, de hêtres, de bouleaux, de peupliers, aux cimes perdues dans la hauteur des cieux, desquelles de longues racines tortueuses s'unissaient dans de majestueuses tresses s'échouant dans le lit des courants. Des chaos parsemés de grandes pierres grises rondes et lisses baignaient leur masse imposante depuis des temps immémoriaux, dans ces eaux peu profondes, limpides et claires dont les truites sauvages au petit point rouge sur les flancs, discrètes et craintives apprécient les caches. En mouvement dans sa progression, à la recherche des meilleurs trous, ceux dont les fins pêcheurs raffolent et ne divulguent jamais la localisation. Sondant l'intérieur des petites cavités creusées dans les fonds, par les caprices du temps, à ces endroits se forment des petits tourbillons et des bains bouillonnants. Un fin mélange subtil et savant s'opère avec l'air environnant, dans ce chaudron des matières, qui oxygène davantage le liquide, où les poissons abondent et aiment à se prélasser. Sa grande canne à pêche était relevée, le fil pressé dans la pince bilatérale de ses doigts que formaient le pouce et l'index pour ne pas laisser celui-ci se balancer à tout-va, au risque d'accrocher l'hameçon aux différents obstacles naturels, et ainsi casser la fine ligne fragile et délicate. Il déambulait à travers des fourrés, des prés aux hautes herbes, dans ce carré vert bucolique où cohabitaient des primevères, que de petites corolles jaunes ou roses illuminaient dès le mois de février. Les pâquerettes s'illuminaient de petits éclats blancs, et éblouissaient tout cet environnement par de petits soleils jaunes. La modeste Véronique que l'on remarque à peine, pleine de charme avec ses petits pétales plus ou moins bleus ; vous gratifiait d'une petite œillade discrète de l'avoir remarquée. On y trouvait aussi la caractérielle ficaire très vivace de ses belles fleurs jaunes safranées et thérapeutiques, qui apprécie fortement cette belle compagnie, mais qui se laisse très peu apprivoiser. La symbolique et emblématique violette, amoureuse éternelle et odorante, qu'apprécient les parfumeurs pour la complexité de ses délicats parfums, et bien d'autres que sont le lamier également appelé « l'ortie rouge », dont les fleurs se hissent au-dessus de l'herbe, le silène qui apprécie les sols humides des bords des cours d'eau. Les insectes volants se posaient sur les plates-formes d'atterrissage pratiques que sont les pétales de ces bailleresses des prés, et se donnaient le droit de courtiser ces belles à la recherche de nectars, dans ce garde-manger à ciel ouvert. Les graminées élevées se balançant à l'extrémité de leurs grandes tiges étaient soumises au caprice des rafales du souffle du Kornog qui ne les ménageait pas toujours. Il traversait des plaines, guidé par endroits par les serpentins inégaux des ruisseaux qui contrariaient la nature linéaire de son périple et prenaient de la profondeur et de l'ampleur selon la disposition des terrains les bordant. Des gués de faible profondeur, ponctuant irrégulièrement la longueur de l'affluent et de petits ponts empierrés bâtis en pierre de taille locale dans une forme arquée en plein cintre, laissaient la possibilité d'évoluer sur la rive opposée. Quelquefois, dans ses grandes échappées solitaires, perdu dans ses lointaines rêveries, il était totalement et prodigieusement absorbé par la luxuriante campagne. De temps à autre, au détour d'un sentier, il n'était pas rare de croiser le regard défiant et surpris d'un animal sauvage. La bête sauvage dérangée sur son territoire et occupée à trouver sa ration quotidienne d'herbes et de racines nutritives ne se laissait pas approcher instinctivement par l'homme, cet élément perturbateur des sommets de l'espèce animale. Il laissait comme cela ses pensées vagabonder dans l'errance de l'instant, dans ce tableau verdoyant. L'observation passive des éléments premiers libérait son esprit, les détails les plus insignifiants à l'œil nu, lui ; savaient se les représenter avec précision. L'exactitude du moment, de l'instant était fixée dans un véritable arrêt sur image que ses pupilles averties photographiaient dans une netteté absolue. A contrario, sa vie affective était un grand désert sentimental sans fond, stérile, surtout depuis la perte de son épouse décédée depuis plusieurs mois ; après l'arrêt de son activité. Il n'avait pas eu d'enfants, il me l'avait dit clairement et sans ambiguïté, ils l'indisposaient depuis toujours. Sans surprise, il rencontra sa deuxième dulcinée dans le troquet qu'il fréquentait tous les deux-trois jours au début, puis ensuite tous les jours de l'ouverture à la fermeture. Il la trouva belle les premiers temps et insupportable les jours d'après. Elle l'avait mis à la rue de la maison qu'il louait jusqu'ici depuis des années, et dans les derniers temps, lui interdisait de payer ses loyers. Dame bouteille ne possédait pas d'état d'âme, elle se chargeait de vous détruire quand bon lui semblait, et tout spécialement quand elle vous devient indispensable. Elle s'était empressée de lui devenir nécessaire pour mieux l'étouffer et corrompre son esprit de toute liberté. L'ivresse qu'elle lui procurait ne le quittait plus : elle était sa deuxième nature. Il n'y avait plus de place pour autre chose que son expansion envahissante ; elle savait bien lui gâcher l'existence, cette sangsue ! Sa maison était devenue un repaire d'ivrognes, où tous ses invités s'assommaient cordialement. Le propriétaire avait dû l'exproprier de son logement qui était devenu totalement insalubre, et les dégâts de tout genre occasionnés l'avaient exaspéré. Il avait également constaté la présence de rats et de toutes sortes de vermines. Le summum fut atteint au moment où les services sociaux de la ville, alertés par la déclaration du bailleur, durent pénétrer dans la maison. En entrant, ils avaient été surpris par l'odeur de putréfaction qui en émanait, et en progressant dans l'environnement totalement enfumé, où l'on n'y voyait pas à plus d'un mètre devant soi, des craquements sous les pas laissaient présager le pire. L'atmosphère viciée devenait asphyxiante. Ils durent créer des courants d'air pour évacuer l'épaisse et aveuglante fumée et dissiper les odeurs infectes qui imprégnaient maintenant les vêtements ; en ouvrant le plus largement possible les fenêtres de l'habitation. Le spectacle glauque et morbide qu'ils découvrirent leur fit froid dans le dos. La pièce principale, dans laquelle ils se trouvaient s'apparentait à un cendrier géant à taille humaine. Dans un coin, à l'écart des différents meubles vermoulus, pourrissaient deux cadavres en décomposition de ce qui semblait être à première vue des animaux et plus précisément les restes de ce que furent autrefois des chiens.

Je connaissais l'histoire de chacun d'eux, celle de Philippe également, le grand type fluet, dont les cheveux longs et gras recouvraient en partie son visage blême et maladif et qui ne se confiait pas facilement. Il fallut instaurer une relation de confiance sur le long terme, car il était assez méfiant de nature, un peu renfrogné, et ours au caractère lourd. Était-ce lié à son signe astrologique ? Chez certains poissons, il y aurait, paraît-il, un intérêt à être introverti. Peut-être ne fallait-il pas qu'il faille justifier de l'utilité de la personnalité du poisson pour le protéger ? Ça ne fait rien, nous sommes ce que nous sommes, l'avenir en fera ce que bon lui semble ! En tout état de cause, ça ne l'avait pas toujours aidé, ce trait de caractère qu'est la timidité l'avait au contraire certainement desservi. L'empêchant de se réaliser pleinement sur le plan social et professionnel. Souvent il avait été moqué par son entourage pour cela. Certaines personnes confondaient ce tempérament pusillanime avec de la faiblesse ou de la timidité excessive, et le rabaissaient constamment et en toute circonstance. À l'école il devait être sûrement moins cher d'éduquer et de sociabiliser les élèves en groupe, que d'essayer de les formater et de prendre en considération, ce que pouvaient être les faiblesses et les qualités de chacun. Vous ne savez que trop bien comment les enfants sont entre eux, en particulier lorsqu'ils décident d'un accord commun de désigner qui sera le souffre-douleur, l'exutoire de leurs frustrations. En général le plus faible, ou le plus chétif, corresponds bien au profil recherché. Cette entreprise dans laquelle les gamins mettent du cœur à l'ouvrage, dans le but d'exercer de la maltraitance sans sommation, le mettait en permanence sur la défensive et sur le qui-vive, avec la boule au ventre chaque jour d'école. Ses parents, des négociants dans le domaine de la culture des pommes à cidre, absorbés par de lourdes tâches quotidiennes et que les nombreux hectares de la propriété occupaient à plein temps, du matin au soir, quelle que soit la saison, n'avaient que très peu de temps disponible pour s'occuper des affaires d'école. Et entre nous, au lieu de donner une éducation à leur fils, ils l'auraient plutôt employé dans la pommeraie pour ramener le sou quotidien supplémentaire, si l'école n'avait pas été obligatoire. Dans ces conditions qui ne se prêtent pas à la réussite, l'échec scolaire ne tarderait pas bien longtemps à suivre, car il n'avait jamais l'esprit libre pour assimiler l'essentiel des connaissances requises à cet âge, période pendant laquelle en règle générale les écoliers sont prédisposés à apprendre les leçons. La mémoire est tout à fait disposée à engranger les connaissances nécessaires à la progression intellectuelle de l'élève. Il évoluait dans un cercle vicieux et ses camarades ne faisaient cas de sa souffrance ; à présent, il était devenu la risée de l'ensemble de l'école. Il était catalogué avec la mention spéciale de cancre muni d'un bonnet d'âne. La possibilité pour lui d'intégrer désormais le groupe d'enfants devenait une affaire impossible. Inexorablement et progressivement, les dommages collatéraux affaiblissaient davantage son orgueil ; il se désocialisait. Sa vie future serait marquée par les stigmates d'une blessure profonde, qui fut terrible à vivre durant son adolescence, et qui n'était pas disposée à cicatriser de sitôt. Ses choix furent conditionnés et orientés dans une subjectivité de tous les instants ayant comme finalité l'échec. Dans son adolescence, aux alentours d'une quinzaine d'années, il essaya d'entamer quelques formations dans divers domaines, qu'il ne mena jamais à terme. Il fut totalement déstructuré, tant sur le plan personnel que familial. Les rapports aux autres devenaient catastrophiques, et psychologiquement totalement déstructurés. Il ne possédait plus les armes et les codes nécessaires pour faire face à certaines situations, il se mettait en danger. Certains événements du passé en rapport avec l'humiliation qu'il avait subie de la part de ses camarades refaisaient fréquemment surface et lui renvoyaient l'image de certaines difficultés rencontrées durant sa scolarité. Ces visions d'un autre temps troublaient ses pensées et créaient de nouvelles frustrations qui lui furent insupportables à contrôlées ; majorant à chaque fois un malaise profond qui était déjà sous-jacent. Ses vieux démons ressurgissaient à certains moments quand il ne les attendait pas. Ce handicap, devait laisser place par la suite à de la phobie sociale, que l'on nomme dans un riche vocabulaire « agoraphobie ». L'enfance du petit galopin en culotte courte tyrannisé laissa la place à l'adolescence ; la fleur de l'âge, dans cette période d'une vie où les sens se décuplent au centuple ; stimulés par des hormones en effervescence. Dans cette étape charnière, on vit son existence à cent à l'heure en principe. Pour lui, elle ne fut ni plus ni moins qu'un grand vide existentiel, inutile et sans intérêt. Il y déambulait sans conscience de lui-même, s'autosuffisant dans son insignifiance et sans but précis. Il errait parmi les hommes ; pareil à un fantôme tourmenté, et ne les voyants plus, ils n'avaient plus d'importance à ses yeux. L'accidenté, écorché vif dans sa chair, vagabondait par le monde subissant la Bérézina sans avoir levé les armes aux quatre coins de rue. Il perdit ses parents à dix-huit ans, dans un incendie sur les lieux de villégiature où ils passèrent les seules vacances d'été qui ne leur fussent jamais permises. Après avoir amassé un peu de fortune dans le cadre de leur activité commerciale dans le Vercors, il était ainsi privé du seul lien affectif qu'il possédait, pour être fils unique. Sans aucune notion de comptabilité en matière pécuniaire, il dilapida l'argent généré par l'entreprise familiale restant en un temps record. L'envie d'une éventuelle succession professionnelle ne l'attirait guère davantage, le privant définitivement d'un appui financier nécessaire à sa survie. Ce qui finit de l'enfoncer un peu plus dans le néant lui dont la situation se trouvait déjà si basse, tel un véritable coup de massue. Très vite, il se marginalisa, fréquentant des groupes anarchistes et réactionnaires auxquels les sirènes du désarroi le conduisirent inévitablement, et trouva chez eux et en eux, la famille de substitution qu'il n'avait plus. Il côtoyait le milieu des punks, mot d'outre-Atlantique signifiant au sens propre du terme voyous ou vauriens. Cette mode avait pour but de s'identifier à un anarchisme révolutionnaire qui consistait à renverser toutes les valeurs et tous les codes vestimentaires, et caractérisait l'appartenance à un milieu rebelle sans dieu ni loi. Dans ce contexte où la violence était de mise et n'était pas rare, il s'agissait surtout et malgré tous de se faire respecter, et intégrer le groupe des dominants, pour ne pas avoir à subir de vils et perpétuels sévices par les autres vagabonds. Il existe une arborescence structurée et hiérarchisée au sein de chaque groupuscule. Cette mouvance avait rencontré beaucoup de succès dans une Angleterre en pleine crise économique, sans politique sociale, quand le seul avenir des jeunes prolétaires était le chômage de masse et la délinquance. Effet délétère, qui les entraînait à leur insu dans une logique de refus du système. Il vécut dans un grand chaos, où l'alcool et la drogue circulaient à plein temps et à profusion. Toutes les sortes de ces substances étaient banalisées devenant disponibles sans réserve lors des concerts de rock alternatif et des réunions nocturnes de bastonnades. Après quelques années de misère lors de sa première expérience passée dans la rue, il prit conscience le temps d'un ultime sursaut d'orgueil de la lamentable vie qu'il menait. Il songea pour la première fois depuis un certain nombre d'années à devenir une personne ordinaire avec un emploi et une famille. L'idée l'obséda durablement, quand un soir d'une de ses nombreuses nuits de beuverie, il retrouva un compagnon de boisson qu'il fréquentait de temps en temps, marin de profession dans la marine marchande sur des navires-porte containers. Il revenait de deux mois de campagne en mer. Sa dernière destination avait été Singapour, plaque tournante économique et financière entre la zone pacifique et l'Europe et qui devait son essor dans ce temps-là à une situation maritime exceptionnelle. À l'extrémité est du détroit de Malacca était implantée cette cité marchande des confins de l'Orient qui devait sa réputation aux exportations et à l'expansion de son intense trafic maritime. Ce mousse lui dit qu'un armateur projetait de recruter du personnel de pont pour de la navigation au long cours. L'information ne tomba pas dans l'oreille d'un sourd. Philippe prit les renseignements nécessaires que l'autre lui fournit, et à la première occasion, il se présenta chez l'armateur. Pour cette entrevue, il se dégota des affaires convenables et propres. Il fut engagé sur le champ, comme il était coutume à ce moment-là et navigua durant plusieurs années pendant lesquelles il fit plusieurs fois le tour du monde. Il était très fier de cette expérience : pour la première fois de son existence, il se sentait vivant et utile, et prenait la mesure du bien que procurait un emploi quand on y mettait du cœur à l'ouvrage. Je connaissais la plupart de ses aventures, et aussi de celles qu'il vécut lors des nombreuses escales ; desquelles il m'avait mis dans la confidence dans les détails. L'une, parmi ses nombreuses haltes, devait attirer mon attention. Après avoir livré sa grosse cargaison de divers appareils électroménagers en Arabie Saoudite, son navire fit cap vers Madagascar. Durant la traversée, il fit de nouveau escale à Djibouti, au pays de la corne de l'Afrique, situé sur la côte ouest de la mer rouge, dans sa partie méridionale ; pour se réapprovisionner en carburant et en vivres. Le bâtiment devait rester à quai au port, quarante-huit heures de temps. Ils avaient quitté le port de Doubaï en Arabie Saoudite, sur les bords de la mer morte depuis vingt-quatre heures. Notre homme avait quartier libre avec les autres marins. Le commissaire-chef de service rappela à l'équipage les consignes de sécurité élémentaires. Ils furent briffés sur les mœurs du pays, et pour finir renseignés sur l'horaire de présentation à l'embarcation. Pour motiver son équipage, le commandant leur avait octroyé une avance sur salaire. Ils quittèrent le navire en masse, se dispersèrent en petits groupes d'individus, puis se noyèrent dans la foule très nombreuse des autochtones. Ils épurèrent et dépensèrent sans compter l'argent qu'ils avaient à leur disposition, dans tous les repaires de loup de mer du centre-ville de la place Menelik et de la rue d'Éthiopie, accompagnés dans leur chemin de croix par des militaires en permission de la Légion étrangère. Ces soldats d'élite, robustes, avaient la sulfureuse réputation d'hommes vaillants au cœur dur, et amoureux inconditionnel de la bouteille. Ils égrainèrent bien vite lui et ses camarades le peu de temps dont ils disposaient entre les filles de joie faciles et l'ivresse sans limites où le temps n'existait plus et n'avait plus lieu d'être. Comme il aimait à répéter à qui veut l'entendre, « la marine est l'école de la vie des hommes libres et volages ». Ces quatre années d'embarquement passèrent bien vite, mais un jour la rue, qui n'oubliait jamais les siens, le rappela dans son giron bien aussi vite qu'il l'avait laissée. Telle une mère nourricière sans le lait, pour un nourrisson en proie à la faim. Fatalement, tout cela l'emmena progressivement à la clochardisation dans laquelle il se retrouvait encore.

Mais par-dessus tout, j'avais un faible entre guillemets pour l'ami Rémi, le troubadour de service, bouffon de son état, diseur, conteur, et poète. Il était une véritable figure de proue culturelle et emblématique dans le secteur. L'original maniait l'art de la dialectique comme personne, et aurait très certainement laissé Platon sur son séant ; il avait le verbe facile et fin. Comédien hors pair, gouailleur, rieur, et bon vivant, il n'avait pas son pareil pour captiver les foules : un véritable ménestrel des rues des temps modernes. Combien de franches crises de rire, mes collègues et moi-même avions eu à l'écouter nous déballer toutes ses histoires extraordinaires ! Il méritait certainement d'être connu au-delà de sa petite cité de caractère moyenâgeuse. Certains jours vous pouviez le croiser au détour d'une rue, d'un chemin de traverse. Il faisait souvent des présentations historiques de ces lieux aux touristes sous la forme d'allocutions en rapport avec la cité chargée d'histoire moyennant quelques pièces. Ceux-ci étaient agréablement surpris de se retrouver nez à nez avec ce sacré bonhomme insolite. Ils pensaient peut-être que ce personnage haut en couleur, vêtu comme un mage de l'arc en ciel, le bâton magique à la main, était missionné par la municipalité pour amuser la galerie. On l'aurait dit aimanté, un champ d'attraction haut sur patte, je me souviens de sa capacité à rameuter les foules de passants ; il semblait être tout à fait à son aise dans cette démarche relationnelle. Sa vie était une comédie, un véritable pied de nez à la norme, par rapport à ce que l'on pouvait attendre d'un fils de bonne famille de l'aristocratie. Il était né à Avignon en mille neuf cent quarante-neuf, dans une bonne famille de grande renommée, et de lignée apparentée à la monarchie française. Et toujours selon ses dires, il se qualifiait ainsi selon ses termes : d'élève moyen prédisposé aux grandes écoles que comptaient parmi leurs rangs tous les rejetons de la noblesse républicaine. Il étudia toutes les subtilités des lettres françaises et étrangères dans une école de lettres parisienne, d'où il ressortit diplômé sans grande difficulté. Anticonformiste assumé, l'écriture dans un premier temps avait été une source de revenus non négligeable. Il écrivit des pièces de théâtre à Montmartre pour des troupes d'amateurs, et il se produisait dans la peau de ses propres personnages. Il fut repéré par la critique, à laquelle il n'accorda aucun crédit. Il n'avait qu'une obsession : il voulait se sentir vivant. L'exubérance hypocrite parisienne des bourgeois-bohèmes l'exaspérait viscéralement, il revendit son bel appartement cossu et mit les voiles en direction d'Angoulême en Poitou-Charentes. Il y loua un petit appartement sans prétention d'écrivain sous les mansardes d'une grande bâtisse, sur la place des halles en face de la mairie qui fut autrefois le château du Comte d'Angoulême. Comme il le disait lui-même, ça faisait un peu cliché de l'atmosphère balzacienne. Au rez-de-chaussée de cette maison classée aux monuments historiques se trouvait un restaurant mi gastronomique, mi-traditionnel de terroir. Le bruit que faisaient les casseroles en étain l'amusait quand elles s'entrechoquaient entre elles chaque soir, quand s'affairait tout un bataillon de cuisiniers et de serveurs à bichonner les petits plats des clients dans ce palais des gourmandises réputé pour sa bonne chère. Chez Jocelyne, dans ce restaurant qui portait son nom, nous pouvions penser à une simple popote de quartier sans prétention. Plus d'une fois, quand sa bourse le lui permettait encore, il y était allé dîner, et appréciait grandement la cuisine de goût de la restauratrice. Cuisinière d'origine bretonne de mère en fille, la passion intergénérationnelle se transmettait dans la famille par filiation féminine. Elle lui avait fait part de l'histoire qui l'avait amenée ici en Charente. Très tôt dans sa jeunesse heureuse, elle s'était intéressée à l'environnement dans lequel elle habitait avec sa mère. Son père marin pêcheur s'était noyé dans les eaux de la Manche lors d'une campagne de pêche à la coquille Saint-Jacques. Il était tombé dans ses eaux glacées sans savoir nager. Ce fut un deuil terrible pour l'ensemble de la communauté, au sein de laquelle il était réellement très apprécié et reconnu comme un membre influent. Elle et la joyeuse troupe des mômes des proches alentours adoraient s'amuser à cache-cache, dans le grand restaurant de spécialités marines, qui appartenait à ses grands-parents. La grand-mère, figure emblématique de la rue de la mer sur le boulevard de l'océan à Erquy, régnait sur ses terres, où se côtoyaient d'autres restaurants, des débits de boisson, des bistrots repères de marins, des commerces. Au bout du port ; encastrée sous un éperon rocheux de granit rose, la criée vous faisait parvenir son concert de fortes voix au lointain. En tendant l'oreille, vous entendiez les aboyeurs, alerter et vanter les produits frais de la mer des principaux arrivages de poisson et des fruits de mer, les jours des bonnes pêches. Elles avaient du coffre ces bonnes femmes de pêcheurs tenant à l'extérieur les étals poissonniers. Ce commerce faisait un bon appoint en plus de la vente en criée. Elles vendaient la marée du jour, il y avait des soles, des barbues, des saint-pierre, des turbots, des bars. Cette magnifique marée fraîchement capturée, frétillait dans des caisses de bois, et vous dévisageait avec ses yeux poisseux, d'un air hagard. La patronne s'affairait toute l'année à ses fourneaux à satisfaire les nombreux clients des terres environnantes qui descendaient à la côte les week-ends et les jours chômés, prendre un bon bol d'air iodé et revigorant. Le grand-père, patron marin pêcheur, possédait une flotte de chalutiers pour la pêche hauturière au large du littoral, et ramenait après chaque sortie en mer, les bons produits marins bien frais, qui garnissaient les assiettes du restaurant et régalaient ses hôtes. Inutile de vous dire que la marchandise était d'une qualité irréprochable ; de la mer au consommateur, il n'y avait qu'un pas. Elle observait les jours de grande affluence, les passants se ruer vers les dernières tables disponibles, prenant à peine le soin de consulter le détail des menus de la carte, car la réputation de bonne adresse dont jouissait l'établissement n'était plus à faire et dispensait du reste. Dans ce grand théâtre culinaire, où tout un bataillon de personnels de restaurant s'animait dans l'action à grandes enjambées répétitive ; couraient dans tous les sens de la marche en avant des serveurs équilibristes et experts. Les bras tendus, ils portaient horizontalement des séries d'assiettes chevauchées les unes sur les autres, dans des dispositions organisationnelles précises. Certains employaient des formules utilisant des mots d'un langage professionnel qu'elle aimait entendre, et qui forçaient le respect : « Chaud devant, je fais marcher la dix s'il vous plaît, l'addition de la huit s'il vous plaît » et toute cette comédie verbale et artistique amusait souvent les habitués des lieux qui appréciaient le spectacle. Ces funambules aguerris étaient de véritables athlètes de haut niveau et ils possédaient une sacrée bonne endurance, les bougres ! Ces habitués à l'œil aiguisé étaient toujours surpris lorsqu'ils voyaient les beaux plateaux de fruits de mer, expressément préparés et somptueusement décorés. Ils étaient en mesure de faire la liste exhaustive les yeux fermés de leur composition, simplement par jeu. Plusieurs déclinaisons de formules de plateaux étaient proposées à la clientèle, et en fonction des finances et des appétits de chacun, la composition en changeait. Par exemple, pour le plus cher et le plus fourni, vous y trouviez arrangé et présenté dans un doris en bois teinté, dont le fond avait au préalable été garni d'algues et de goémons, les éléments suivants : un homard sectionné en deux parties, deux demi-corps d'un tourteau, une araignée de mer, un bouquet d'une dizaine de langoustines dressées les corps vers l'avant. D'ailleurs les pattes étaient piquées dans le prolongement de la queue derrière, quelques bulots dispersés çà et là, de petites coquilles Saint-Jacques vides dans lesquelles reposaient un bouquet de crevettes grises, des bigorneaux, et le tout orné de branches de persil délicatement posées sur des demi-citrons coupés par la moitié et sciés en dents de loup. À l'entrée, la salle de restaurant disposait d'une trentaine de tables rondes et ovales, recouvertes de nappes de velours aux reflets de ton crème. De belles compositions florales de saison étaient posées dessus, lesquelles épousaient avec goût les décors de la composition marine. Elles avaient la capacité d'accueillir selon le diamètre et l'espace que l'on laissait entre elles une dizaine de clients à la fois. Un immense bar au comptoir en étain aux dimensions extraordinaires était installé à moins d'une dizaine de mètres en arrière avec des hublots en trompe-l'œil. Le zinc, comme les Parisiens aiment communément à le nommer, s'étirait sur toute la longueur de la salle jusqu'à l'escalier qui le reliait à la cuisine, royaume de la tenancière, et donnait la mesure de la qualité de l'établissement. Elle idolâtrait sa grand-mère, grande blonde avec un peu d'embonpoint qui donne quand on la regarde, l'expression de cette tendresse charnelle que les enfants adorent. Elle se souvenait bien des samedis matin, lorsqu'elle accompagnait son égérie au marché de la place de la poste. Des discussions s'enflammaient avec les petits producteurs locaux de fruits et légumes frais ; parfaitement rangés par catégories et familles sur un bel étal de bois, et avec qui, par principe, elle essayait toujours de négocier les tarifs, tel un marchand de vaches à la foire aux bestiaux de la Montbran. Dans son for intérieur, elle enviait l'autorité avec laquelle sa Mamie se faisait respecter ; elle en imposait, on ne la contrariait jamais, quelle bonne femme ! Elle maniait son équipe de robustes cuisiniers vêtus de pantalon à carreaux bleus en pied de poule, et d'une grande veste blanche floquée de l'enseigne, au doigt et à l'œil. Comme un chef d'orchestre, elle annonçait fermement le détail des bons de commande établis par le personnel de salle, que transmettait le maître d'hôtel, l'énumérant à son tour oralement et à l'unisson à ses musiciens. Sur le coup, la cuisine s'agitait instantanément, les placards et les tiroirs remplis d'ustensiles et d'ingrédients alimentaires s'ouvraient et se refermaient en cadence inégales. Les cuistots dressaient les plats dans les assiettes, avec gout et dextérité. Composant par composant, en bonne intelligence, ces artistes donnaient sa forme à l'œuvre en l'assemblant avec une rapidité prodigieuse, tels des bâtisseurs donnant vie à un édifice de saveurs.

— « Mettez-y-moi du volume là-dedans bon sang ! J'en ai marre de me répéter, chargez correctement les assiettes nom d'une pipe ! ». Ainsi criait le général à ses troupes, insatisfait de la conception, et telles étaient ses jeux de mots dans ses réprimandes favorites. Son poste de commandement était le passe d'envoi, au travers duquel transitaient tous les assiettes et plateaux, et c'est là qu'était soumise chaque préparation au jugement de son regard d'expertise, et rien n'échappait jamais à son œil minutieux et exigeant. Pour faire entrer les plats préparés par les commis cuisiniers sur cette merveilleuse scène ; armée de son torchon propre et immaculé comme la neige, plié en quatre, attaché à son tablier de coton, notre grande chef contrôlait la netteté du bord d'assiette qui devait qui devait être essuyé et débarrassé de ses petites tâches de sauce superflues et récurrentes. Une fois validée, l'assiette se retrouverait sous les feux de la rampe, jugée par des spectateurs impatients. Au moment du « coup de feu » dans le jargon de la restauration, le Chef seul ordonnait. Gare à celui ou celle qui s'opposerait aux ordres de ce monstre de vanité transcendé qu'elle était dans ce moment ! Car Son Altesse avait beaucoup d'amour propre, et adorait la perfection des choses, surtout bien maîtrisée ; un vrai monstre de caractère perché sur son promontoire ; au cœur généreux, dont sa petite fille hériterait de ses qualités de plein droit. Comme dit le dicton : « les chats ne font pas des chiens et vice versa ». Elle avait appris l'art culinaire par sa mère, de sa grand-mère, et la tradition se relayait comme cela naturellement, dans les mêmes pratiques, et le même état d'esprit. Notre cuisinière de la génération qui nous intéresse à présent, en la personne de Jocelyne, possédait donc les bases de la cuisine familiale de pays. Pragmatique et désireuse d'apprendre, elle décida de diversifier ses expériences, en élargissant ses palettes de connaissances, par le biais de l'apprentissage des nouvelles méthodes gastronomiques qui se développaient à cette époque dans un formidable élan porté par l'intérêt de se distinguer dans les guides, dont le prestigieux Michelin. Car, au cœur des temples de la gastronomie les cuisiniers sont rois. Dans ce périple des savoirs procéduraux et des saveurs, elle fut amenée à côtoyer les plus grands chefs en vogue du moment. Pour parfaire davantage l'acquisition de cette science gustative, elle apprit l'art délicat des plus grandes tables parisiennes de renommée, qui se voulaient être à l'instant où elle parlait, sans égales. Ce fut au total environ dix années passées à sillonner les régions et les terroirs que compte le pays. Elle possédait les armes nécessaires pour s'implanter dans son propre commerce, dans la région qu'elle affectionnait le plus, celle où le destin décida qu'elle y rencontrerait son futur époux, maître d'hôtel dans une chic brasserie à la mode du centre-ville. Dans sa cathédrale, à la croisée des savoir-faire de la noble cuisine traditionnelle et de l'exigeante gastronomique, elle mariait à merveille des ingrédients de contrées lointaines et inattendues. Ceux-ci conféraient à l'ensemble de sa cuisine des saveurs délicieuses et complexes, lesquelles atteignaient bien souvent un degré de perfection inégalé. Elle bousculait les codes dans son laboratoire, où l'alchimie était à la pointe de la recherche des mariages les plus improbables et pourtant si réussis par l'originalité inopinée de l'assemblage, même parfois accidentelle ; c'en était déconcertant, bluffant. Elle ne tarderait pas non plus à faire sa renommée dans les hauteurs de cette petite ville bourgeoise de province, où en moyenne, l'assurance d'obtenir une réservation de table s'allongeait dans le temps, victime de sa réputation, bien en dehors de ses frontières d'où le vent des rumeurs avait colporté la promesse d'une cuisine succulente. Il n'en fallait pas plus pour la rendre heureuse ; elle qui aimait avant tout les plaisirs simples. Les testeurs d'enseignes des guides, des fines gueules au palais fin unanime et largement convaincu, en avaient fait la réclame et consigné par écrit la meilleure des notations. Malgré les éloges de ses pairs, qui l'élurent membre de l'Académie française de la cuisine gastronomique, elle mettait un point d'honneur tout à fait extraordinaire à rester accessible, n'oubliant pas les valeurs dans lesquelles elle avait été éduquée, et acceptait les critiques de chacun ; soit dit en passant, toujours positives. Elle s'était liée d'amitié avec Rémi, dans des proses formidables, dont il a le secret. Il poétisait la cuisine de Madame avec merveille et avec une profondeur inatteignable dans ce domaine, dans des proses formidables. Il savait parfaitement flatter les égos les plus exigeants, mais la vraie raison n'était pas là : elle l'appréciait pour ce qu'il était, un homme original et très attachant qui dînait chez une sympathique restauratrice.

 Il se rapprocha de l'univers troublant de la rue, là où tout commence, attiré par la vie de Bohème. Il voulait la peindre, la mettre à nu dans son style à lui, comme il la voyait et se la représentait, dans ses joies comme dans ses malheurs, où se trouve l'essence de la civilisation, le mélange des genres, des goûts. Il aimait battre le pavé à la recherche des hommes et discuter le bout de gras dans les estaminets malfamés que fréquentait la lie de la société dans toute sa déliquescence. Il se familiarisa avec ses occupants les plus modestes. Il se fascinait pour toutes les tranches de vie des hôtes de ces lieux, une muse infinie s'y tenait, le spectacle lui apparaissait ici grandeur nature dont les scénaristes, se trouvaient être eux-mêmes. Au final à force de trop bien la connaître, il était devenu l'une de ses composantes majeures et identifiées comme telles. Il l'adora trop pour la quitter ; les deux parties s'étaient mises d'accord sur les termes et conditions d'un accord communs sur ce contrat pathétique de cohabitation qui les lierait tous deux jusqu'à sa mort cet été-là. D'ailleurs le maire lui-même s'était déplacé à ses funérailles, le reconnaissait comme un homme de culture de la rue, il l'avait cité en exemple pour son intelligence, et l'avait qualifié « d'être non conventionnel, original, épris de liberté », mais surtout pour lui rendre l'hommage auquel il pouvait prétendre en fin de phrase « d'utilité publique ». Il avait personnellement accepté sa dernière requête, elle aussi originale, dans un élan de générosité et pour lui rendre la gloire qui était la sienne, lui et bien d'autres avaient jeté à la demande de l'intéressé ses cendres au pied d'un vieux marronnier centenaire près de l'aire de jeux des petits enfants dans le grand parc, écrin de verdure de la ville, avec un écriteau à son effigie apposé sur le côté. Il se sentirait comme cela encore plus proche de toutes les générations d'hommes futurs, épris comme lui de soif d'affranchissement moral qui avait sacrifié son confort et les opportunités pour se rapprocher encore au plus près des âmes de ses prochains. Les deux autres acolytes furent anéantis et accusèrent le coup de perdre une partie essentielle du groupe qui finissait de le désolidariser des autres hommes.

 

CHAPITRE 9ème

LE PLAN

 

L'infrastructure routière de mon département est relativement dense. Elle est composée de 7000 kilomètres de routes départementales du nord au sud, de l'ouest à l'est. L'état structurel du bitume au sol reste correct, cependant beaucoup d'axes secondaires restent dangereux lors des perturbations saisonnières, du fait des intempéries hivernales, qui en sont le bon exemple. Ici, point de montagnes et de reliefs très importants, beaucoup de plaines à perte de vue. La Direction départementale de l'Équipement ne devait pas s'attendre à cet épisode neigeux, première offensive de l'hiver. La météo ne présageait pas non plus d'une grosse vague de froid. Personne ne pouvait vraiment anticiper la tournure que les évènements météorologiques prendraient cette nuit d'un début de mois de décembre. Il était dix-huit heures trente. Je tournais la tête sans raison précise dans la direction du ciel. Il était étonnamment indescriptible. Depuis cet après-midi, il était indécis et changeait constamment de couleur, et laissait apparaître des traînées hasardeuses de cumulus chargés d'humidité ; un vrai ciel de traîne. Épisodiquement, quelques timides éclaircies osaient contrarier ce défilé de grosses masses grises, le vent seul était resté égal à lui-même. Il soufflait moyennement, et même laborieusement jusqu'à l'essoufflement. Il nous épargnait par la même occasion de subir la désagréable sensation de fraîcheur glacée de ces grands jours de froid hivernal, qui transissent l'extrémité de vos membres que sont vos pieds et vos mains. Malgré ce temps hiémal, il me semblait entendre dans les arbres dévêtus environnants les chants égarés de quelques oiseaux suicidaires, qui faisaient de la résistance à Dame Nature.

Ce temps capricieux qui s'était installé depuis déjà quelques jours décida de hâter les évènements, en dégradant ses conditions météorologiques en début de soirée, laissant tomber quelques précipitations neigeuses disparates, qui devaient se révéler être quelques flocons épars, échoués sur les toitures humides au début de la chute, puis se transformant au fil des heures froides progressivement en tempête de neige. Au-dehors, je ne pouvais distinguer que du blanc, rien d'autre. Ayant reconditionné le véhicule du SMUR que nous avions utilisé deux fois depuis mon arrivée, il me fallut l'équiper très rapidement de pneus neige que l'on venait de recevoir et prévoir les chaines en ferraille pour la circulation difficile. Rien ne laissait présumer une fois encore de la longueur et de l'intensité de cet épisode hivernal conséquent dont les chutes de neige étaient inhabituelles pour la région, qui redoublaient de puissance et s'abattaient sur un sol déjà bien recouvert d'une dizaine de centimètres de poudreuse. L'environnement extérieur avait gelé en début de soirée, les températures avaient brusquement chuté, accompagnées d'un petit vent de nord-est glacial qui avait repris un peu de puissance après un début d'accalmie en fin d'après-midi. On apercevait dans ce déluge évènementiel des gens qui couraient pour se mettre à l'abri, allant des parkings visiteurs jusqu'au grand hall principal ; déviés momentanément et sans ménagement de leur trajectoire par les bourrasques d'Éole. Mes yeux suivirent machinalement la direction des piétons sous le porche. Je distinguais sans beaucoup de visibilité à la sortie de son véhicule, un chauffeur de taxi accompagnant tant bien que mal dans une marche pas très bien assurée, une petite grand-mère accoutrée d'un gros et beau manteau ; imitation des fourrures animales, qui avançait laborieusement pas à pas jusqu'à destination. À vingt et une heures trente, instinctivement, je prenais la mesure de la difficulté qu'allait rencontrer l'équipe de nuit qui avait dû sous-estimer l'ampleur du phénomène pour se rendre sur site. Et au final, je présumais bien, car environ soixante pour cent de l'effectif théorique total se présenta ; seulement les agents qui habitaient dans un espace proche avaient eu accès à l'hôpital sans trop de difficulté par la route. Le chef de service par ordre de l'administrateur hospitalier avait mis en place la réquisition des agents de jour. Ce qui n'était pas une surprise et était inévitable au sens de la gravité du bouleversement climatique qui se profilait, et qui allait ne pas tarder à se manifester par la force des caprices de la nature. À vingt-deux heures, l'appel du Centre Opérationnel Départemental d'Incendie et de Secours annonçait la mise en place du plan de secours grand froid routier par décision d'arrêté préfectoral, et qui demandait de mobiliser tous les moyens à notre disposition pour faire face à une arrivée massive de victimes des intempéries. Une vingtaine de lits d'urgence supplémentaires furent dépêchés, et vinrent renforcer ceux que nous possédions en attente et qui étaient répertoriés au profit des Urgences. À cela s'ajoutèrent des couvertures de laine. Les cuisiniers fourniraient des potages de légumes et des fruits. Les premières victimes de cet afflux commencèrent à arriver aux alentours de vingt-trois heures trente, avec les premiers fourgons sanitaires légers. Deux femmes trentenaires, qui avaient quitté leur bureau du centre-ville aux alentours de vingt-heures, n'avaient pas pu s'engager sur la bretelle autoroutière surchargée d'automobiles presque à l'arrêt de cet axe principal du département. Elles avaient été aussi surprises par la présence d'une autre file de longs véhicules, composée essentiellement de camions semi-remorques qui monopolisaient la voie de droite par leurs gabarits imposants. Dans ce mauvais scénario, elles se trouvaient complètement immobilisées sur cette voie, à environ deux kilomètres de leur point de départ. L'une des deux, prise de panique sur le moment, de ne pas pouvoir rejoindre le pavillon familial avait déclenché une crise d'angoisse ; que des mécanismes d'autodéfense avaient mis en place bien naturellement pour pallier à ce genre de circonstances. L'autre avait immédiatement appelé les secours depuis son téléphone portable, à l'arrivée des pompiers elles furent prises en charge et évacuées sur le Centre Hospitalier.

 Nous commençâmes à installer les premiers arrivants dans le hall d'accueil général de l'hôpital, où des lits d'appoint avaient été disposés en ordre serré, tel un dortoir d'une compagnie militaire. À chacun des arrivants, nous fournissions une couverture de survie et un kit alimentaire d'urgence confectionné par les personnels du service de restauration et prévu à cet effet. Le trafic routier extrêmement dense s'immobilisa et devait garder sur ses voies des milliers d'automobilistes prisonniers de ces conditions climatiques. En première intention, les passagers laissaient les moteurs tourner, mais bien vite, soit le carburant commençait à manquer, soit les agents des forces de l'ordre et les pompiers, arrivaient à se faufiler parmi cet enchevêtrement de véhicules fumants, et leur demandaient de couper le contact tout en les dirigeants vers le poste médical avancé de la protection civile. Effectivement, bien d'autres arrivèrent encore, un peu refroidis par les températures extrêmes du dehors, mais dans l'ensemble, ne s'offusquaient pas vraiment de la situation, que certains même semblaient trouver amusante. Cette foule était assez hétérogène de par sa constitution, car dans toute cette populace, tous les âges étaient représentés, et s'y mêlaient des gens de toutes provenances géographiques. Les enfants en bas âge, une fois rassurés par les parents et la sécurité du lieu recherchaient les autres gamins pour jouer dans cette cour géante. La récréation non officielle devait se prolonger dans ce qui était de nouveaux moments d'amusement pour eux. Le recensement comptable des personnes amassées dans ce hall répertoriait approximativement une centaine de rapatriés, où raisonnaient les voix de chacun. J'avais la vague impression de me retrouver dans ces gares de chemin de fer, bondées de voyageurs attendant leur train respectif sur les quais, un point de transit où se côtoient des personnes de toutes les origines, des étrangers qui avaient leurs préoccupations et qui étaient attendus ailleurs et que les chemins sinueux et incertain du destin mélangeaient au hasard, dans un synopsis que lui seul connaissait. Je me suis souvent laissé aller à la réflexion dans ce moment-là, de savoir qui étaient vraiment ces gens. Était-il possible que nous eussions quelque chose, même trois fois rien en commun ? J'attendais même parfois des signes de la providence, je cherchais des similitudes, des liens, le fil conducteur d'une expression de visage d'un inconnu qui se poserait là devant moi et me scruterait de la même manière. Cet anonyme s'interrogeant aussi lui même sur ces questions existentielles. L'entrée des trains en gare annonçait la fuite possible vers de nouveaux horizons, ou de nouvelles destinées sans limites, la traversée de contrées magnifiques où chacun des usagers pouvait laisser libre court à son imagination. La simple vue d'un cadre bucolique, d'une campagne, d'une ville pouvait susciter à chaque instant de l'émerveillement et un dépaysement susceptible de vous émouvoir, ou au contraire, de vous rebuter de l'idée que vous vous en faisiez. Nous nous croisons, dans des songes éphémères, les yeux ouverts, nous distinguons des visages communs, pareils à des masques carnavalesques de circonstance. Sans âme ; guidés par des tourbillons inconséquents, invisibles, imprévisibles, éparpillant les êtres dans une multitude de non-sens absolutistes. Des silhouettes imaginées, constituées dans la forge de votre imagination, modelées dans des formes imprécises, elles aussi précipitées dans les mouvements de l'air qu'un marteau sur l'enclume d'un forgeron divin brasserait, en s'abaissant sur le métal encore en fusion. Des détails parfois insignifiants, mais pourvus de l'importance que vous y accorderez à cet instant « T », fixé à jamais dans l'éternité de votre regard, photographié visuellement et instantanément par le focus de votre attention que captivent des sens profonds. Vous l'aurez rendu indispensable, indivisible par sa nature tout entière, ce petit rien qui fera la différence retiendra l'attention pour diverses raisons, connues seulement de vous-même. Serions-nous en mesure de repeindre le souvenir, avec les mêmes précisions, aussi minutieusement, lui rendre son naturel initial, de la même scène originelle, quelque temps après avoir emprunté le sentier du devenir ? Notre mémoire sélective la relèguerait au rang des vagues réminiscences d'une existence vécue, bien au chaud enfoui dans l'abîme de votre subconscient. — Connaissez-vous cette citation célèbre d'Héraclite, penseur philosophe grec, légèrement revisitée par mes soins ou plutôt à laquelle il me paraît plus précis d'apporter un petit supplément, mais qui ne modifie en rien son sens premier : « on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau d'un même fleuve ». Toutes vos empreintes imaginaires à jamais celées dans la mémoire du temps, traces indélébiles, elles témoignent de votre passage providentiel sur la voie terrestre des vivants, que les autres itinérants en quête d'une nouvelle existence fouleront des mêmes pas, dans un sillage similaire, dans une autre époque. À deux heures du matin, la neige avait cessé de tomber et avait couvert les sols d'une trentaine de centimètres. Les allers et retours des services de secours s'estompèrent progressivement et laissèrent la place à un étrange calme au-dehors. Chacun guettait de l'intérieur les petites améliorations qui pourraient laisser espérer un éventuel retour à domicile. Quelques-uns, spécialement les enfants, avaient réussi à s'endormir. La lutte anti sommeil n'avait pas eu raison de leur entreprise, pendant que d'autres s'occupèrent à lire des journaux et des revues que notre gérante de la presse, prisonnière des caprices du temps elle aussi, avait mis gracieusement à la disposition de ses compagnons d'infortune. J'étais soudainement rappelé à mon poste à l'accueil des urgences : le Centre Opérationnel de Secours prévoyait d'orienter un acheminement au Centre hospitalier d'une quarantaine de personnes retraitées qui se trouvaient prises au piège depuis déjà un certain moment, dans un bus en excursion dans la région, et dont l'état général de quelques-uns devenait préoccupant.

Elles arrivèrent en effet, environ une demi-heure plus tard pour les premières. Certaines choquées et grelottantes étaient médicalisées, et les moins résistantes enfouies dans des couvertures de survie. La situation s'était dégradée dans les dernières heures avant l'évacuation du bus. Le transport de voyageurs était stationné sur une aire d'autoroute à mi — chemin de l'axe principal qui reliait les deux préfectures de chaque département, séparées d'environ cent cinquante kilomètres l'une de l'autre. Depuis son arrêt contraint et forcé, ce groupe touristique avait vécu en autarcie dans une blanche campagne, caché à la vue du reste du monde durant quelques heures. Le chauffage du transport en commun avait bien fonctionné au départ puis, peu à peu, n'arrivait plus à fournir suffisamment de chaleur pour la totalité de l'habitacle du véhicule. Certains passagers d'un âge bien avancé subissaient de plein fouet et dramatiquement la situation. Ils n'étaient plus en mesure de pouvoir se mouvoir pour réchauffer un minimum les membres de leur corps transi et engourdi par le froid constant qui s'était installé durablement. Cet état de fait avait soumis leurs organismes à une dure épreuve, et les maintenait dans un mode de survie avancé : les articulations étaient grippées, déjà fragilisées pour certains par l'ostéoporose, devenaient moins fonctionnelles. Le conducteur qui avait espéré une accalmie avait dû se rendre à l'évidence par la persistance du phénomène qui ne semblait pas devoir s'apaiser à court terme, et avait alerté les secours depuis son téléphone portable, pour rendre compte de la situation dans laquelle il se trouvait. Le préfet, qui se tenait au courant de l'évolution de la situation minute par minute et en temps réel, ordonna la mise en sécurité des touristes, et mit les moyens nécessaires pour y parvenir. Les maires de chaque commune, disposant d'un centre de secours, du Centre de Première Intervention, au Centre de secours principal, mobilisèrent l'ensemble de leurs effectifs par un mode opératoire simple : chaque maire appelait le chef de corps de chaque caserne, qui rappelait ses hommes au coup par coup. L'opération de sauvetage devait durer en tout et pour tout quatre longues heures, de l'appel du conducteur, à l'arrivée des rescapés dans l'enceinte hospitalière. Quand une hypothermie accidentelle survient, elle devient la conséquence d'un dépassement des mécanismes physiologiques de la thermorégulation face à l'agression du froid. L'organisme s'épuise et limite la thermolyse, qui rend inefficace à son tour la thermogénèse. La température normale s'équilibre aux alentours de trente-sept degrés à quelques dixièmes près. Lorsque le refroidissement extérieur s'accentue, l'organisme réagit par la vasoconstriction qui diminue ainsi la perte calorique, surtout au niveau de la peau par laquelle la déperdition est importante. Il est important de diagnostiquer la prise en charge avec certitude immédiatement, de vérifier qu'il s'agit bien d'une hypothermie et évaluer son degré de gravité, car la rapidité et l'intensité du réchauffement sont conditionnées à l'ampleur de celle-ci. Au-dessous de trente-cinq degrés, le réchauffement s'opère spontanément en mettant le patient dans un environnement chaud et sec à l'aide d'une couverture de survie posée à même le corps, en plus de draps et de couvertures standardisées. Plus le froid est intense, plus la déperdition thermique s'accélère, d'où la nécessité de se vêtir suffisamment pour opposer un gradient thermique important au froid. Le degré de gravité s'apprécie par la prise d'une température. On parle d'hypothermie légère entre trente-cinq degrés et trente-deux degrés, grave entre trente-deux degrés et vingt-huit degrés, majeure sous les vingt-huit degrés. Entre vingt-huit degrés et trente-deux degrés, une hospitalisation en unité de soins intensifs ou de réanimation est préconisée. Le cas échéant, le froid peut provoquer des troubles du rythme cardiaque, voire un arrêt de trente-deux degrés à trente-quatre degrés, nécessitant une surveillance accrue. La vitesse idéale de réchauffement se situe autour d'un degré toutes les heures pour éviter un éventuel choc thermique, mais il ne faut pas d'immersion dans un bain chaud, car elle provoquerait une vasodilatation brutale et fatale. Certains facteurs physiologiques peuvent amplifier le phénomène, comme des maladies associées et certains facteurs favorisants que sont l'alcool, la fatigue, la maigreur, la dénutrition.

En arrivant, ces naufragés retraités étaient exténués, et l'on pouvait lire sur les visages l'épreuve qu'ils avaient endurée. Certains racontaient les hivers rigoureux auxquels ils faisaient face dans leur jeunesse, avec des moyens beaucoup plus rudimentaires. Ils prétendaient que les hivers étaient bien plus longs et nettement plus intenses ; ils annonçaient des quantités astronomiques de hauteur de neige, celles d'aujourd'hui étant dérisoires et paralysant une région ou un pays qui avait perdu l'habitude et la résistance à la rusticité, et qu'un rien mettait à genou. Ils spéculaient sur le réchauffement climatique, la cause des hivers plus doux et davantage pluvieux qui inondaient les villages construits un peu trop près des cours d'eau dans les talwegs au fond des vallées. Un autre petit vieux au visage un peu rougeaud avec une jolie petite moustache noire aux pointes relevées dans le style de celle que portaient les grognards, et qui laissait deviner un petit penchant pour les petites bolées régulières lors de parties de chasse entre amis, un poil plus prétentieux avec un brin d'exagération, affirmait que dans sa région, en Auvergne, au pied des volcans, dans la plaine, des hauteurs de plus de quatre mètres avaient été constatées et relevées dans les jours de fortes précipitations. Sa femme qui semblait blasée par l'improbabilité de telles inepties, et qui devait avoir peur de devenir avec son mari les clowns de service, le pris au dépourvu, à la volée. Madame Martin, de son nom de petite bonne femme, la soixantaine bien entamée, le visage rond constellé de petits grains de beauté éparpillés et recouvrant toute la surface de cette figure, avec un petit nez court pointant dans le milieu, laissait suggérer une prédisposition à la gentillesse et à l'attachement de la valeur des choses. Elle avançait à tâtons vers son mari, se tenant les hanches à deux mains, la posture un peu courbée ; elle devait payer maintenant l'addition de la besogne des travaux champêtres, d'une vie passée de longs labeurs, consacrée à l'élevage et à la culture. Elle l'avait contrarié de ses grands sourcils bruns bien taillés de l'extérieur plus fourni, jusqu'à l'extrémité des pointes plus fines et moins larges avec un sourire malicieux qui se formait et illuminait son visage rond et lisse aux pommettes légèrement rosées. Ces bajoues réchauffées par la chaleur du dedans, que laissaient découvrir des yeux traversés par de petits filaments de vaisseaux rouges grossis tels de petites veinules soumises à la fatigue. Elle lui cloua net son bec bavard d'oiseau rare, toujours en proie à piailler des récits d'exploits ou de faits surdimensionnés, et admit qu'il avait la fâcheuse tendance à compter toujours plus d'œufs dans le cul de la poule qu'il n'en fallait. Lui se mit à ricaner stupidement, prenant un air de vieux paysan visiblement embarrassé, bête comme un chou, tout en baissant les yeux, et de surcroît, se sachant démasqué dans sa fabulation, que son épouse un peu gênée avait entrepris de saper à la base.

 Un autre bougre surenchérit sur le fait que la jeunesse actuelle n'avait plus de sang dans les veines et n'était pas aussi endurante que celle qu'il avait connue durant son enfance dans laquelle je décelais de l'amertume sur sa face rubiconde et naïve. Il était plus petit et tout frêle celui-là, les lunettes perchées sur le bout du nez, la tête basse penchée en avant, et où des yeux pétillants sortaient des verres en vous scrutant pensivement, d'une voix rauque et enrouée. Toujours selon ses dires, cette jeunesse-là devait être une victime de l'assistance moderne, qui ne la confrontait pas davantage à la dureté du climat des saisons. Voyant ce petit attroupement en pourparlers avec ardeur et passion, pour ce qui devait être l'un des sujets de conversation qui occuperait le reste de cette nuit d'attente, un petit groupe essentiellement composé de femmes vint se joindre au débat qui s'enflammait. Chacun y apportant ses argumentaires bien fondés sur ses diverses expériences empiriques. L'aspect singulier de leur affaire résidait dans le fait qu'ils considéraient toujours un rapport intergénérationnel entre ce qui était de leur époque et de ce qui appartenait à celle d'aujourd'hui. Était-ce la nostalgie d'une époque révolue ? Ou ne peut-on pas plutôt y voir une certaine forme de vieillissement sénescent ?

 Au petit matin, la situation s'était considérablement améliorée. Nos anciens étaient tous hors de danger, réunis devant le parking central, devant le grand hall de l'hôpital, attendant patiemment l'arrivée de leur car. Ils avaient en effet été prévenus par la société de transport qui les véhiculait dans le cadre de leur périple, de la mise en service d'un nouveau bus avec chauffeur qui, à l'instant même, faisait route à leur rencontre. Les déneigeuses avaient dégagé les axes routiers et les routes secondaires, laissant repartir les autres naufragés du bitume qui avaient passé la nuit dans leurs voitures respectives, résistant tant que mal aux premiers assauts de la saison hivernale. Les secours se chargeraient d'acheminer les autres réfugiés. Il ne restait plus qu'à reconditionner les matériels utilisés au cours de la nuit et à aller se coucher…

 

 

 

 

 

 

 

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