LE RETOUR DE LA FINE FLEUR

Evelyn Dead

Une aventure de Jean-Jacques Trou Noir... (version remasterisée.)

1. JJTN replonge.

L'espace.
Une créature froide et silencieuse comme la lame d'un traitre.
Un monde d'une violence inouïe, en perpétuelle expansion. Inarrêtable.
Comme la Mort.
Seul sur le pont de son bateau, seul face aux beautés et aux horreurs de l'univers, Jean-Jacques Trou-Noir se remettait doucement de sa dernière rencontre avec les excitées de la secte de l'Ibis Pourpre. Les pensées du pirate le ramenaient vers la peur et le danger, tandis que ses doigts suivaient nonchalamment sur son torse les lignes de plusieurs vilaines cicatrices. A d'autres endroits de son corps mince et athlétique, d'autres blessures achevaient tout juste leur guérison.
Pour sûr, l'escarmouche avait été féroce. Et sans la participation inattendue d'une escouade de robots-sentinelles de la Fédération Agricole Spatiale, le Belouga aurait sans doute perdu son capitaine et seul maître à bord. Pour l'heure, le gros galion stellaire flottait majestueusement entre deux orbites, dans le système déserté de Magné B6. Unis dans une même mélancolie, l'homme et le bateau savouraient ce qui ressemblait fort à un moment de répit. « Une pause dans le tumulte de mon existence », se disait JJTN. Et ça n'était pas du luxe. Certes, il avait choisi cette voie d'acrobaties, de risques mortels. Il l'avait appelée de ses voeux, du plus loin qu'il s'en souvînt. Pour autant, il n'était pas fâché de pouvoir souffler un peu, entre deux coups de feu.
Une merveille de vieux rhum accompagnait ces réflexions, un alcool sublime tiré de sa cave personnelle et qu'il ne servait qu'à lui-même, aux meilleurs moments de sa vie. Parfois aux pires. Sous le dôme épais qui séparait le pont du Belouga du vide glacé de l'espace infini, l'après-midi s'étirait. Le silence était comme un diamant d'une impossible pureté. Plongé dans ses pensées, JJTN en profitait éhontément. Au bout d'un moment, pourtant, l'air finit par lui paraître étrangement lourd. Un dérèglement dans les préférences système ? Ou autre chose… Le pirate frissonna. Un pressentiment le taraudait, qu'il avait repoussé jusque-là pour jouir en paix de cet instant de repos. Mais son instinct ne se laissait pas museler si facilement (on lui devait du reste plusieurs fois la vie). Quelque chose arrivait, quelque chose de vicieux.
JJTN vida son verre, se leva de son siège et s'étira dans un barrissement face à la nuit cosmique et éternelle qui l'observait en retour à travers les panneaux de chrosmo-plexiglas. Une seconde plus tard le pirate se raidissait, en chaussettes et caleçon, peut-être, mais les muscles bandés et l'esprit aiguisé comme un laser de mort. Prêt à l'action, quoi qu'il advînt. Comme souvent, l'insouciance et le repos avaient été brefs. Et d'où viendrait le danger, cette fois ?
- Mathilda ?
- Capitaine ? (la voix, toute de métal et de sensualité.)
- Mathilda, ne vois-tu rien venir ?
Pris au dépourvu, l'ordinateur de bord hésita, se mit à fouiller pour une réponse adéquate.
- Laisse tomber, fit JJTN. Dis-moi, on a peut-être un souci de clim, lance un diagnostic le temps que je mette la main sur un tourne-vis, tu veux bien ?
- À tes ordres, Capitaine ! répondit l'intelligence artificielle.

JJTN passa par sa cabine afin d'enfiler quelque chose. Puis il se rendit dans l'énorme compartiment moteur du Belouga. « En cas de panne, se répétait-il, il faut faire les choses dans l'ordre ». Après avoir écarté un problème crypto-électrique, il voulut vérifier que le compresseur fonctionnait correctement. Il le repéra vite et procéda à une analyse complète. Il s'agissait de contrôler si le centre de la poulie d'embrayage tournait en même temps que la poulie. « Vois-tu, Mathilda, l'embrayage du compresseur est enclenché quand la climatisation est mise. Si l'embrayage n'est pas enclenché, cela signifie soit que le compresseur est défaillant et doit être remplacé, soit que le circuit doit être simplement rechargé en gaz réfrigérant. »
- Tu veux que je m'occupe de ce problème, Capitaine ? Ça ne me prendra que quelques minutes, et tu as sans doute autre chose à faire…
- Non, je t'assure, j'ai envie de m'y coller. Tu sais, j'aime mettre les mains dans le cambouis, quand je le peux. Ça me ramène au plancher, je ne sais pas si tu peux comprendre ça.
- Comme tu veux, Capitaine. (Mathilda n'était pas « femme » à insister sur un sujet aussi insignifiant.)
Trou Noir décida également d'examiner le câblage courant jusqu'au compresseur. La plupart des compresseurs étant reliée à un fil électrique qui joignait l'embrayage cosmo-magnétique, il suffisait de suivre ce fil pour entre les deux trouver un contacteur à débrancher. Il n'y avait plus dès lors qu'à récupérer un bout de fil électrique pour le brancher sur le fil du compresseur d'un côté, et sur la borne positive de la batterie, de l'autre côté.
JJTN s'affairait en sifflotant lorsque la voix irrésistible de Mathilda se fit entendre de nouveau:
- Frégate légère en approche bâbord, Capitaine. Immatriculation: X368-12 Tartar, pavillon démocratique. Ton dealer, Capitaine.
- Hummm... Merci, Poupée, dit Trou Noir. Déploie le sas d'amarrage et propose-lui le petit salon. Je l'y rejoins dans un quart d'heure.

Cinq minutes plus tard, le Belouga accusait une légère secousse accompagnée d'un bang sourd, comme la manœuvre d'accostage entrait dans sa phase finale. Jean-Jacques Trou-Noir finissait quant à lui de rincer ses mains pleines de savon. « Étrange », se disait-il. Tibor Aingell, ce vieux macaque, croisait bien loin de son turf. Et quand bien même, on ne lui avait passé aucune commande. Une vieille dette oubliée, peut-être ? Non, les comptes étaient tenus à jour, on y veillait scrupuleusement.
L'instinct du pirate vibra une nouvelle fois au bout de ses doigts, sur l'air de « je te l'avais bien dit ». Cette visite inopinée pouvant éveiller quantité de suspicion, Trou Noir décida de ne prendre aucun risque. Tibor Aingell s'était toujours montré correct, pour autant il n'avait jamais été question de lui faire une confiance aveugle. Et puis Trou Noir était méfiant, par nature. Il dissimula un coutelas-laser dans ses vêtements et au moment de sortir, il jeta un coup d'oeil dans un grand miroir en pied près de la porte de la cabine, comme il en avait l'habitude. Seulement, cette fois, quelque chose dans ce reflet qu'il connaissait par coeur retint son regard. La silhouette était la même, cependant sur le visage qui la surmontait, des changements avaient opéré, ces derniers mois. Assez subtilement pour qu'il ne les remarquât pas avant ce soir, mais tout à coup, ça lui sautait à la figure. Ces fils d'argent sur les tempes, ces lignes sous les yeux, au coin des paupières également. Et ne s'était-il pas légèrement empâté sous la mâchoire ? Sans parler de l'éclaircissement au dessus du front. Un rapide calcul ramena le pirate à son année de naissance, et cette pensée lui sembla des plus déplaisantes. Il se dévisagea une seconde de plus avant de quitter la pièce. En claquant la porte.

Tibor Aingell l'attendait dans le salon, comme prévu. Vu de dos, c'était bien le même manteau de cuir plasma, violemment coloré, reconnaissable entre mille. Et sur la tête, le même béret parfaitement exubérant. Lorsque le dealer pivota pour lui faire face, Jean-Jacques Trou Noir fronça pourtant le nez dans une drôle de grimace. Pas parce qu'Aingell pointait un vilain .86 automatique dans sa direction, mais parce qu'à moins qu'il n'ait enfin changé de sexe (comme le dealer en caressait l'idée depuis des lustres), on avait à faire à une véritable imposture.
La fille sous le manteau était splendide. Et nue, de la gorge à la taille. Sa peau hâlée était d'un satiné impeccable. Ses formes semblaient épanouis et gorgés d'arrogance. Quant à ses jambes, sublimes, elles quittaient d'amples hanches pour aller se ficher dans des bottines noires d'acier souple qui luisaient sous les plafonniers. Le regard de Trou Noir remonta lentement jusqu'au visage dur mais parfait, selon ses critères.
- Je donne ma langue au chat, hasarda-t-il.
Pour tout commentaire, la fille se débarrassa de son béret et exhiba un crâne chauve sur lequel serpentait un motif particulier, d'un rouge vif. Trou Noir reconnut dans la seconde la marque des servantes du culte dégénéré de l'Ibis Pourpre.
Grands Dieux des galaxies à venir, cela ne finirait-t-il donc jamais ? Un détail, cependant, attira l'attention du pirate.
- Il me semblait que l'ardoise était effacée, lança-t-il tout en cogitant par-devers lui-même, vaguement inquiet.
- Sauf que tu es parti avec la caisse, aboya la servante, et que ces nigaudes de grandes prêtresses ne s'en sont toujours pas aperçu. (Du museau de son revolver elle désigna un large divan qui s'offrait là.) Assis ! Tout de suite !
Trou Noir s'exécuta, les mains levées en signe de soumission. Sans cesser de le tenir en joue, la fille s'approcha d'un grand hublot et jeta un coup d'oeil nerveux dans la nuit étoilée.
- Première chose, prévint-elle en revenant au centre de la pièce, n'essaie pas de m'entourlouper. Je suis connectée psychiquement au Tartar, et il est bourré de photons déclencheurs. Si tu me tues, il explose, et ton Belouga avec !
- Mathilda ? fit Trou Noir.
La voix sensuelle répondit immédiatement.
- Je scanne le Tartar, Capitaine. (L'analyse prit quelques secondes.) Cette chienne dit la vérité.
- Bien sûr que je dis la vérité ! s'hystérisa la terroriste. Deuxième chose…
Elle pressa la détente de son .86. JJTN bascula du canapé et s'écroula sans connaissance.

2. JJTN décolle.

Lorsqu'il ouvrit les yeux, une bonne migraine martelait ses tempes, et une espèce de roulis en rajoutait dans le registre « nausée imminente ». Trou Noir mit quelques secondes à comprendre qu'il flottait comme un idiot tout près du plafond, ligoté et relié au sol par une cordelette nouée à un poids en fonte. Une vraie baudruche. La honte. Il avait mal à l'abdomen, là où la balle du .86 l'avait touché, mais pas plus que ça. De sérieux ballonnements, en revanche. Évidemment.
Trou Noir appela Mathilda, sans réponse. Ok, on s'occuperait de ça plus tard. Il balaya l'espace du regard. Le salon était vide, il était seul. Aucune trace de celle qui avait usurpé l'identité et les fringues de Tibor Aingell. Mais quelqu'un(e) avait retourné l'endroit, vidant les étagères, renversant tout le mobilier, allant jusqu'à éventrer les fauteuils, le canapé. Trou Noir commençait à se repasser les dernières images du film avant l'interruption momentanée de l'image, lorsque la fille fit irruption dans la pièce, les bras chargés d'un petit coffre. Elle s'assit par terre et entreprit de crocheter le coffre à l'aide d'un passe-partout. La serrure émit un clang en cédant. La fille souleva le couvercle et eut un commentaire dépité.
Trou Noir se racla la gorge:
- Trois cents milles gruirkts, quand même. Une jolie fortune, toutes mes économies…
La fille se tourna vers lui.
- Ah, tu es réveillé, toi.
- Qu'est-ce que tu m'as fait ?
- Je parie que t'as cru que j'allais te descendre. Non, je t'ai juste envoyé une variété marrante de gaz de Zeb-7-6, la Planète Plate, tu connais ? Non ? C'est pas mal. Le gaz est vivant, il va se balader quelques heures à l'intérieur de toi, avant de mourir dans tes intestins ou ta cervelle. Ça t'a plongé dans une espèce d'hypnose, et normalement tu aurais dû me refiler tous tes petits secrets, dont celui qui m'intéresse le plus. (La fille se releva et s'approcha de Trou Noir.) Ça n'a pas marché. Tu imagines ? Ou je me suis faite avoir, ou tu es plus coriace que prévu.
La fille semblait plus calme que tout à l'heure. Qu'avait-elle dit, juste avant de le truffer ? Que les prêtresses pourpres ne s'étaient encore rendu compte de rien ? Ça laissait rêveur. La migraine tapait plus fort dans le crâne de JJTN, mais il se concentra autant qu'il le pouvait.
- Qu'est-il arrivé à ce pauvre Tibor ?
- Mystère des vents brûlés qui balaient l'univers, ironisa la servante du culte en shootant dans le coffre qui en vomit une partie de son trésor.
- Hum... Vous êtes vraiment fortiches, les nanas de l'Ibis Pourpre...
- Moi ! hurla la fille. Moi, je suis fortiche ! (Elle était ressortie de ses gonds, en une seconde.) Les autres sont des brèles, des incapables ! Et si tu veux savoir, ton copain dealer n'était qu'un blaireau envapé. Le pousser à poil hors de son propre bateau n'était pas bien difficile.
- Je vois, dit Trou Noir.
Le détail qu'il avait remarqué un peu plus tôt lui revint tout à coup comme un boomerang: l'énervée en dessous de lui s'était débarrassée des piercings rituels qui normalement décoraient l'espace de peau entre ses deux seins. Ça pouvait vouloir dire qu'elle avait renié son ordre, et qu'elle faisait cavalier seul.
Réfléchis, JJ, réfléchis. Trouve un moyen de retourner la situation.
La fille dégaina son .86 et en remplit le barillet.
- C'est pas du gaz, cette fois-ci, et toi et moi, on va parler plus sérieusement. J'ai pas mis longtemps à dénicher ton petit magot, là, mais le compte n'y est pas. Loin s'en faut. Au fait, pendant ton petit somme, j'ai débranché ton ordinateur de bord, ta Mathilda… Tu m'en voudras pas ? Je suis un peu exclusive, ces derniers temps.
- Tu es pressée ? demanda Trou Noir, très calme.
- Qu'est-ce que ça veux dire ? répondit la fille, sur la défensive.
- Tes piercings. Je parierais que tu viens de te faire la malle. Combien de temps avant que les prêtresses ne retrouvent ta trace ? Elles aussi, elles sont du genre exclusif, avec leurs ouailles. Surtout celles qui renoncent au culte. J'ai tort ?
- Ta gueule ! explosa la servante. Tu crois que je suis là pour quoi ? C'est l'idole que je veux ! Celle que tu as dérobée dans la salle de communion. Avec elle, je pourrai m'acheter une planète. Et mettre assez de vide entre moi et toutes ces timbrées libidineuses percées de tous les côtés. (Elle le mit en joue, quasi à bout touchant.) Il me faut l'idole !
- Tu ne la trouveras jamais, même si tu désosses entièrement mon bateau. Mathilda non plus ne sait pas où je la planque. Si tu veux ton machin, insista Trou Noir, commence par me faire redescendre.
Un éclair homicide passa dans le regard de la fille. Sa mâchoire se contracta mais elle réfléchit. Et ravala sa fureur.
- Pas de truc bizarre, dit-elle, je t'ai à l'oeil. Sinon, c'est la fin, pour toi et pour moi. Sache que je suis libre, c'est une autre manière de te dire que je n'ai rien à perdre. Si ces connasses de l'Ibis me mettent la main dessus, je serai changée en boulette de viande alors si j'échoue, autant mourir ici et maintenant.
Sa détermination était presque à la hauteur de celle de Jean-Jacques Trou-Noir, qui commençait à avoir faim. 3. JJTN tient le manche.


3. JJTN tient le manche.


Le Belouga était un long galion de classe D, initialement dessiné pour être manœuvré par un équipage d'une vingtaine d'âmes, au moins. Au moment de son acquisition, JJTN avait intégralement reconfiguré le bateau de manière à ce que ses talents, adjoints à ceux de Mathilda, suffisent à son fonctionnement. En conséquence de quoi le pirate vivait dans le Belouga avec pour unique « compagnie » son fidèle ordinateur de bord, cette redoutable intelligence artificielle auto-évolutive, en constante amélioration, et dont les secrets, enviés de tous, restaient à inventer.
Trou Noir mettait un point d'honneur à cuisiner lui-même ses repas, qu'il prenait en règle général sur le pont, un endroit fantastique à partir duquel il jouissait d'une vue panoramique époustouflante sur l'espace tout autour. L'on pouvait également profiter, depuis le dôme de chrosmo-plexiglas, du spectacle des lignes superbes du vaisseau, comme il s'élançait à l'assaut de l'univers. En effet, le Belouga se pilotait depuis l'arrière, le pont se surélevant au niveau de la poupe, à l'instar d'antiques navires. Bref.
Si un accrochage survenait (et ils étaient nombreux, sinon la vie perdait de son sel, n'est-ce pas ?), le poste de commandement tout entier pouvait disparaître dans la coque, et le pilotage ainsi que toute autre manœuvre, se faire à partir d'instruments – de gros ordinateurs, reliés à l'extérieur par le biais de milliards de capteurs électroniques minuscules qui, comme Mathilda, éveillaient l'appétit de plus d'un capitaine dans de nombreuses galaxies. Re-bref. Le Belouga de JJTN pouvait être un prédateur redoutable, ou encore une proie impossible. C'est que notre homme comptait vivre vieux.
Pour l'heure, le pirate dévalait les coursives vers la proue du vaisseau, talonné par sa cambrioleuse énervée.
« Cette écharde de cristal dérobée à l'Ibis Pourpre, jamais je ne la mettrai en balance avec mon petit navire », pensait le capitaine.
- Active-toi, le menaça la fille. Ou bien je te gaze une seconde fois et je te balance dehors.
- Comment tu t'appelles, déjà ? demanda Trou Noir sans y toucher.
- Shoogiysal Xeegraangoo. T'es content ? Allez, avance, maboule ! (En lui assenant un coup de la crosse de son revolver entre les omoplates.)
- Hé ho ! Garde ta petite culotte ! protesta Trou Noir. On est presque arrivés.
La voix de Mathilda retentit soudain dans la coursive.
- ATTENTION, ATTENTION ! Échos multiples en approche grande vitesse. Les Lames de l'Ibis, Capitaine.
- Je croyais l'avoir tiltée, cette conne, fit la preneuse d'otage.
JJTN profita de cette seconde de distraction. Il se retourna et frappa, à la vitesse du cobra, un crochet du droit qui cueillit sa cible au menton et l'étendit pour le compte.
- On tilte Mathilda que si elle veut bien.
- Tu prends des risques, Capitaine, commenta l'ordinateur de bord.
Trou Noir sourit, carnassier:
- On est d'accord que si elle est juste assommée, y a rien qui explose ?
- …
- On est d'accord, conclut-il. (Et il hissa la fille sur son épaule avant de repartir en sens inverse, vers la poupe et le poste de pilotage.) Mathilda, ça va chauffer, on passe en mode défensif. À quelle distance sont-elles de nous ?
- Le temps d'allumer les gaz, elles nous tomberont dessus, répondit la belle voix sensuelle de laquelle toute trace de panique était absente.
- Fais chauffer, Poupée. Primo, on se débarrasse du Tartar. Ensuite, tu prépares le harpon orbital. On va voir ce qu'on va voir.

La salle des commandes scintillait de dizaines de cadrans lumineux. JJTN sangla Shoogiysal toujours knocked-out dans un siège avant de se ruer à la barre du navire. Il boucla lui aussi sa ceinture, tandis qu'un casque intégral dégringolait du plafond pour venir aspirer sa tête.
Sur la coque bâbord du Belouga, une trappe venait de se découvrir pour libérer un canon laser monté sur rotule. Mathilda manœuvra le canon et visa le sas d'amarrage qui reliait le Tartar au Belouga. Dans un flash aveuglant, les deux bateaux retrouvèrent leur indépendance. Pendant ce temps, Trou Noir se tapotait les lèvres, façon de parler, plongé qu'il était dans les données et les diagrammes que lui proposait un écran phosphorescent.
- Ok, la bonne orbite... Cherche la bonne orbite...
Une secousse soudaine malmena son bateau. L'onde de choc d'une torpille qui venait d'exploser pas très loin, en échouant de peu, vraiment.
- Elles sont sur nous, capitaine, dit Mathilda.
Une nuée de petits chasseurs stellaires au profil très agressif fondait sur le galion immobile, dont les propulseurs préchauffaient toujours. Les premières bordées ennemies touchaient court, mais dans un instant, le Belouga serait à bonne portée. D'autres vilaines torpilles venaient déjà en hurlant à sa rencontre. Engoncées dans leur étroit cockpit, les servantes de l'Ibis en salivaient littéralement, le regard gelé sur leur proie.
Une nouvelle secousse, plus franche, comme un second projectile explosait cette fois contre la coque renforcée du galion.
- Elles sont vraiment stupides. Si elles nous coulent, adieu le butin. Mathilda, les moteurs sont chauds ! À mon commandement... RODÉO !!!
Saisissant la barre du Belouga, Trou Noir la tira vers lui et partit dans un rire dément qui passa les cloisons de son bateau pour fuser dans le vide sidéral.
- Arrête ce truc, se plaignit Mathilda. Tu me casses les oreilles.

4. JJTN pique du nez.

Ce n'est pas comme si le harpon orbital équipait une bonne partie des vaisseaux démocratiques ou barbares. À vrai dire, ce truc-là n'était pas livré en série. Un quidam qui devait à Trou Noir un bon paquet avait payé sa dette en installant le dispositif, artisanal s'il en fût, dans le nez du Belouga. On pouvait y songer comme à un petit coup de pouce technologique, en cas de situations compliquées. Mais l'occasion ne s'était encore jamais présentée de tenter l'expérience.
En pressant le bouton qui actionnait le harpon, JJTN ne perdait pas de vue que c'était une première dans l'histoire de la conquête spatiale. Nécessité est mère de l'invention, lisait-on quelque part. La nécessité présente était de décamper. Les propulseurs du Belouga étant vraiment longs au préchauffage, il fallait s'arracher fissa à ce qui prendrait vite l'allure d'une sombre corrida.
Donc, le harpon. Un faisceau d'une énergie excessivement concentrée, et partitionnée d'une certaine façon (le secret du chef), jaillit de la proue du bateau en direction de l'orbite de la planète la plus proche. Le Belouga fit un bond en avant, à une vitesse quantique ou pas loin, et les furax de l'Ibis se retrouvèrent la seconde d'après avec un parking vide sous le nez. Le gros poisson avait cassé la ligne. Il venait de s'évanouir dans l'eau noire.

                                               ***

Le harpon s'était « fiché », énergétiquement parlant (mais tout ça est assez compliqué et finalement rébarbatif) dans l'orbite de Sampoté-Sand, la planète-plage, et le Belouga suivit, donc, à très grande vitesse. Si grande qu'il perfora parfaitement les différentes atmosphères en piquant vers le sol comme un obus diarrhéique, mais dans une combustion flamboyante.
Mathilda faisait de son mieux pour corriger une trajectoire sans issue, et elle se sentait bien seule. Shoogiysal n'était toujours pas remontée sur le ring, quant à Trou Noir, le coup de fouet du harpon l'avait tout estourbi.
Les efforts de l'intelligence artificielle étaient vains. L'opération était une réussite splendide, et le Belouga était devenu un météore sans merci, ingouvernable. Trouant les nimbus, échevelé tel une déesse de flammes et d'acier, il piquait à la verticale d'une grève qui se rapprochait si dangereusement qu'il fallut bientôt faire comme les rats. Dans les dernières secondes avant l'impact, une capsule de sauvetage réussit à s'éjecter. L'instant d'après, c'était un grand crash !

5. JJTN s'en pose.

Malgré la casquette et sa paire de lunettes brunécran, Shoogiysal plissait les paupières sous la violence du soleil. Son regard fouillait l'horizon incandescent, pour pas grand-chose.
- Ce n'est pas censé être la planète plage ? demanda-t-elle, légèrement agressive.
Du fond de la tente, JJTN lui répondit par l'affirmative.
- Alors, où est cette PUTAIN DE PLAGE ?!?
Elle se découvrit d'un geste rageur et jeta son chapeau au sol, qu'elle se mit à piétiner, au bord de l'hystérie.
- RHAAAAAAAHHHH !!!
- Garde tes forces, poupée. Tu ferais mieux de venir faire la sieste...
Elle se retourna vers la tente et grogna d'un air bravache.
- Si tu veux rester dehors, recouvre-toi la tête. Tu vas nous faire une insolation.
La jeune fille continua de bouillir.
- Marre... Marre... MAAAAAAARRE !!!

Tout, autour d'eux, était plat. Pas une once de relief. Et par conséquence, pas un gramme d'ombre. Le sable brûlant, d'un jaune pâle et violent à la fois, à perte de vue sous un ciel uniformément blanc.
Sampoté-Sand, la planète plage, croulait sous l'afflux de touristes au meilleur de la saison. Hors saison, c'était une tout autre histoire. Par un phénomène mal connu des scientifiques, les innombrables lacs d'eau salée qui constellaient sa surface disparaissaient brutalement. Comme aspirés, bus littéralement par le sable. Et ils réapparaissaient, immanquablement, tous les six mois, selon le calendrier de la planète. Très intriguant.
« Donc, tout cela se résume à un mauvais timing », se disait Jean-Jacques Trou-Noir en inspectant une dernière fois les débris de ce qui avait été l'orgueilleux Belouga. Il l'avait quand même mauvaise, n'ayant pas prévu de jouer (et perdre) son navire dans cette histoire de secte et d'idole. En heurtant le sable, le Belouga avait creusé un énorme cratère, au centre duquel il s'était proprement pulvérisé, projetant des bouts ardents de lui-même plusieurs centaines de mètres à la ronde. Rien n'avait résisté au choc, sinon l'idole rouge de l'Ibis. Soulevant avec effort une large pièce de métal tordue, Trou Noir et Shoogiysal étaient tombés sur un petit coffre dont l'acier sombre n'était qu'à peine entamé. Ils avaient ramené le coffre à la tente avant de l'ouvrir. Et ils avaient souri en goûtant toute l'ironie de leur situation : ils étaient cloués sur une planète qu'ils étaient assez riches pour se payer !
S'enfonçant à hauteur de genoux dans le sable, Trou Noir gravit en soufflant la pente du cratère et en émergea sous le soleil de midi. C'était plus par désœuvrement qu'il était revenu vers le champ de débris, car il n'espérait plus y découvrir quoi que ce soit. Il fit un tour sur lui-même, mais rien de neuf ne vint à sa rencontre.
Plus stoïque que réellement désenchanté, la tête basse pourtant, Trou Noir se mit en route vers l'est, vers la capsule de sauvetage près de laquelle ils avaient monté leur campement: une grande tente de méta-toile ionisée, confortable et protectrice, et surtout équipée d'une climatisation réversible.
Il y avait pourtant des raisons d'être pessimiste. On était loin de la saison touristique. Le système Magné B6 était vide, Sampoté-Sand ne recevrait aucune visite avant de longs mois, et les réserves embarquées dans la capsule ne leur permettraient de tenir que trois petites semaines, sans chasser (rien ne vivait sur la planète plage). Après... il faudrait bien trouver quelque chose.
D'autres motifs d'inquiétude polluaient l'esprit du Capitaine. Les enragées de l'Ibis ne s'étaient pas lancées à leur recherche, et ça, c'était space. Cela faisait trois jours qu'ils s'étaient écrasés, elles leurs seraient déjà tombées dessus. Peut-être n'avaient-elles vraiment rien compris au coup du harpon... Mais comment avaient-elles retrouvé la trace du Belouga, en premier lieu ? Avaient-elles suivi leur brebis galeuse, à son insu ? Shoogiysal les avait-elle rameutées, sans le savoir, à l'aide d'un traqueur planqué quelque part ? La fille jouait peut-être un double jeu, jusqu'où pouvait-on lui faire confiance ? JJTN jonglait avec ces questions, tout en cogitant à une solution pour reprendre les airs.
Il arrivait en vue de la tente lorsque Shoogiysal en jaillit, pliée en deux, se tenant l'estomac et râlant de douleur. Elle fit quelques pas avant de tomber à genoux et de se mettre à vomir, violemment. Trou Noir se rua vers elle mais elle perdit connaissance au moment où il la rejoignait. La soulevant avec précaution, il la ramena à l'intérieur de l'abri.

6. JJTN laisse couler.

- Mauvais coup de soleil, diagnostiqua Mathilda.
- Pas faute de l'avoir prévenue.
Trou Noir avait déshabillée la jeune femme et l'avait glissée dans un sac de couchage réfrigéré. Il lui avait installé une petite perfusion, et à présent, il épongeait son front pris d'une sueur acide. Elle était toujours inconsciente.
- Hum... C'est peut-être plus sérieux qu'une simple insolation. Manquait plus que ça...
- Ce n'est pas que je veuille t'influencer, Capitaine, mais elle t'a pris en otage, elle t'a drogué, par sa faute ton bateau est détruit, et nous sommes coincés ici. Si elle ne passe pas la nuit, beaucoup de tes doutes et une partie de tes problèmes se seront évanouis.
JJTN posa son regard sur la petite clé USB, près de lui, qui hébergeait à présent Mathilda. Il fronça son nez dans une grimace enfantine, forcé qu'il était d'entendre la justesse de ces propos. Si Shoogiysal mourait, il congèlerait sa dépouille et pourrait tenir plus longtemps en attendant d'hypothétiques secours. Laisser la fille mourir ne lui posait a priori pas de problème particulier. Un truc, pourtant, le chatouillait. Peut-être avait-il fini par s'attacher. Ou il pouvait s'agir d'une version tordue du vieux syndrome de Stockholm. Ou bien, plus simplement, y avait-il plus de sport à sauver la drôlesse pour voir jusqu'où cette histoire pouvait l'emmener. JJTN savait être prudent, mais c'était un joueur dans l'âme, et sa curiosité l'emportait presque toujours. La curiosité de connaître la main de l'adversaire.
Il posa une deuxième perfusion.
- Elle va s'en sortir, dit-il.
Il quitta le chevet de Shoogiysal et émergea de sous la tente pour profiter de l'air nettement plus frais du crépuscule. Il s'éloigna de quelques pas avant de s'étendre sur le sable. La nuit vint, parfaite. Le ciel se constella de diamants bruts dont certains avaient presque la taille d'un ongle. Il suivit des yeux la course d'une comète éphémère, fit un vœu, selon l'immortelle superstition.
Combien de ses vœux s'étaient déjà élevés vers l'espace ? Combien étaient portés par une foi suffisante pour gravir les atmosphères et percer dans le vide ? Suffisait-il vraiment de le vouloir, suffisait-il de simplement demander ? Qui le premier avait raconté cette énorme blague ?
Il fit le vœux de s'en sortir, avant de se relever et de retourner sous la tente. Là, il prit dans une petite pharmacie un cachet bleu qu'il goba. L'instant d'après, il sombrait dans un sommeil de brute.

7. JJTN reçoit.

Ce ne sont pas les douceurs de l'aube qui le réveillèrent, mais bien le contact froid sur sa joue du mufle énorme d'un translucidateur ibornien.
Trou Noir ouvrit un œil. Le fumet particulier de la cordite ambrée (de fabrication industrielle) caressa ses narines, tandis qu'au même moment le soleil de Sampoté-Sand perçait à l'extérieur. La lumière envahit la tente chromo-lux. Se découpèrent alors en contre-jour trois silhouettes encapuchonnées dont l'une se prolongeait de l'arme fatale – ceux qui ont été pris pour cible par un translucidateur ne sont plus là pour en parler, atomisés qu'ils sont (comme nos plus belles victoires), quelque part dans l'univers.
Trou Noir se dressa sur un coude en plissant les paupières. Il se sentait légèrement abruti par le sommeil.
La capuche qui tenait l'arme se pencha:
- Et si tu nous faisais du café, chef ?


                                               ***


Les trois Grâces se prélassaient à l'extérieur, sous un parasol. Malgré la chaleur de la matinée, elles avaient conservé leurs houppelandes. Leurs visages étaient au trois-quarts dissimulés sous le tissus épais, mais pour sûr, il s'agissait de femmes.
Jean-Jacques Trou-Noir émergea de sous la tente, apportant sur un plateau quatre tasses fumantes qu'il déposa sur un trépied en aluminium, au milieu des convives.
Elles lui avaient passé un collier détonant, et la plus tassée des trois tenait serrée dans sa main gauche une petite poignée qu'elle pouvait actionner à tout moment. JJTN tâchait de garder la tête froide, et sur les épaules.
- Planète de merde, dit Capuche numéro 1.
- Ouais, confirma celle de droite.
La capuche n°3, celle au détonateur, ponctua d'un hochement grave. Trou Noir observa ces donzelles un petit moment, avant de demander:
- Bon, alors ?
- Alors quoi ? fit Capucho Uno, d'un ton ahuri.
Trois débiles profondes, Trou Noir en était persuadé. Dangereuses mais débiles. « Cette histoire commence à me courir, se dit-il, et j'ai soif d'autres horizons. »
Le leader du fameux trio, qui n'avait pas lâché le translucidateur mais l'avait simplement posé en travers de ses cuisses, prit une tasse, souffla dessus avant de la porter à sa bouche. La première gorgée lui arracha une grimace.
- Tu fais vraiment du café de merde, corsaire de mes deux.
Elle reposa la tasse avant d'enchainer:
- Et comment va la petite Shoogiysal ?
- Elle se repose, répondit Trou Noir. Elle est… souffrante, comme qui dirait.
- Sans blague ? Merde. Tu m'en vois désolée.
Les deux autres maboules pouffèrent, et l'une d'elles en bava même sur sa pèlerine. Écœurant.
- Elle s'est pris un coup de soleil, non ? continua la chef. Pfff. Tu vois ? Cette connasse a toujours cru qu'elle était la plus futée de la sororité. Ben non.
La femme repoussa enfin sa capuche, dévoilant son crâne chauve et tatoué aux couleurs de l'Ibis. Ce fut au tour de Trou Noir de grimacer: elle était d'une laideur repoussante.
- C'est vrai que les Sœurs ne sont pas toutes des flèches, reconnut-elle avec un coup d'œil en biais vers sa consœur au détonateur, qui s'appliquait à frotter sa tunique souillée de café. Mais parfois, on en trouve qui ont un peu plus de jugeotte…
- Euh, j'peux prendre un siège ? l'interrompit JJTN.
La femme fit violemment volte-face en levant son arme vers le visage du pirate.
- Tu te fous pas de ma gueule, crétin, ou ça s'arrête ici et tout de suite !
Trou Noir leva les mains en signe d'impuissance.
- Ok, ok. Comme tu voudras.
- Connard ! Va plutôt nous chercher des biscuits, et pas d'entourloupe ! N'oublie pas que ton joli petit cou nous appartient.
Les trois Sœurs Sinistres se mirent à ricaner de concert. Trou Noir leva les yeux au ciel, en retournant vers la tente.

Le truc était limpide, pas besoin d'un diplôme. Aveuglée tout à la fois par son orgueil et son désir de s'en sortir, Shoogiysal n'avait rien vu venir, elle s'était faite gentiment doubler. D'autres qu'elle avaient remarqué que JJTN n'était pas reparti les mains vides de son dernier raout chez les fanatiques rouges. Juste avant de se faire la malle, et peut-être à l'occasion d'une de leurs séances d'accouplement « méta-mental », la dissidente s'était sans doute faite truffer à son insu d'un transpondeur indétectable grâce auquel elle avait permis à ses coreligionnaires de la suivre à la trace. C'était l'hypothèse de Trou Noir, et il la trouvait valable, à 70 pour cent. Les lames de l'Ibis avaient pris le Tartar en chasse, discrètement, avant de fondre sur le Belouga. Contrairement à ce que l'on avait pensé, le plan n'avait jamais été de détruire le bateau mais bien de l'arraisonner pour récupérer le trésor volé.
- On t'a vu faire ton truc, ton super tour de magie, « je suis là, je suis plus là !», hi, hi, hi ! Ça nous a bien bluffé, c'est sûr. En plus, la traitresse avait un émetteur, tu sais ? Qu'on lui avait collé dans les fesses, va savoir pourquoi… Ce con a cessé d'émettre, pendant un petit moment. On a vraiment cru qu'on vous avait perdus. Toutes les autres ont fini par rentrer à la maison, mais pas nous. Pas nous ! Nous, on est restée en arrière, à trainer un peu. On flairait quand même un truc, tu saisis ? Et bin, on dirait qu'on a bien fait, parce que l'émetteur s'est remis à fonctionner, au bout d'un jour ou deux. Bizarre, tous ces machins modernes, quand on y pense...
- Mais vous roulez pour qui, les filles, exactement ? demanda Trou Noir.
- Si on ramène l'idole que tu nous a volée, on peut monter en grade, là-bas, à l'école de l'Ibis. Si on la ramène.
- Parce que si on la ramène pas, intervint la troisième timbrée (celle au détonateur, qui était restée silencieuse jusque là), on peut faire tout un tas de trucs avec !
Trois paires d'yeux se posèrent sur elle, ce qui la fit glousser d'aise.
- Et votre bateau à vous, il est garé loin ? demanda trou Noir qui n'était pas sûr d'avoir tout compris mais dont l'esprit carburait à toute blinde vers une sortie possible.
En guise de réponse, une énorme explosion retentit, à trois cents mètres environ au nord de la tente.
- Qu'est-ce que quoi ?… tenta le leader des trench coats en se levant de sa chaise, juste avant qu'une partie de sa tête ne s'éparpille dans l'air ! « Sniper », pensa Trou Noir en se jetant sur le sol.
La seconde sœur s'en alla de la même manière, la caboche perforée, tandis que la troisième se mangeait une balle-laser de carbonite gelée qui la figeait instantanément dans un joli gris pâle, vaguement réfléchissant et surtout permanent. Même le filet de bave qui continuait de se défaire de ses lèvres grotesques se solidifia en une fine stalactite.
L'écho des déflagrations se dispersa alentour, et le silence revint. Trou Noir patienta quelques instants de plus le nez dans le sable avant de timidement se relever. Lui n'était pas mort, c'était une bonne nouvelle. Et il avait une toute nouvelle hypothèse au sujet de la partie qui venait de se jouer.
Sortant de sous le parasol en couvrant son regard du plat de la main, il fit quelques pas en direction d'une colonne de fumée sombre qui s'élevait dans la distance, là où jusqu'à peu se tenait encore la lame des trois Grâces, invisible sous son camouflage optique. Le vaisseau gisait à présent comme une espèce de courgette éventrée, dévorée par les flammes. Un possible ticket de sortie, réduit en confettis. Mais si tout se passait comme Trou Noir le pressentait, un autre ticket ne tarderait pas à se présenter.
De fait, une ombre gigantesque recouvrit tout à coup la tente, la capsule de sauvetage attenante, et toute une belle portion de ce coin de la planète plage. Trou Noir leva les yeux vers le ciel et vit glisser très haut au dessus de lui un énorme vaisseau, un croiseur interstellaire de classe... papale !
« Exit le petit personnel, on envoie les pâtés de tête prendre un bain de soleil. »
La masse de métal sombre s'immobilisa. Une seconde plus tard, apportant du crédit à la supposition du pirate, cinq tireuses tatouées se matérialisèrent autour de lui, toujours ce camouflage optique (plutôt réussi, soyons honnêtes). Trou Noir reconnut l'uniforme des plus redoutables tueuses de l'Ordre de l'Ibis Pourpre, celles que l'on attachait à la protection des plus grosses légumes. Il mit ses mains sur sa tête, sans chercher.

8. JJTN plie.

Une brise légère se leva, tandis que l'après-midi allait vers sa fin.
Accroupi dans l'ombre immense que projetait le croiseur, Trou Noir jouait à faire glisser des poignées de sable chaud d'une main à l'autre. Les tireuses l'encadraient toujours, stoïques et silencieuses. Pas marrantes, mais endurantes, ça… Cela faisait près de neuf heures que le pirate patientait sous leur surveillance, en les maudissant ainsi que leur secte toute entière.
En résumé, et ça, c'était du 100 pour cent: les apprenties doubleuses s'étaient faites doubler à leur tour. Original. Faut dire qu'elles en tenaient une couche. La nouvelle venue serait sans doute plus finaude, surtout si c'était une huile.
De toutes les manières, Jean-Jacques Trou-Noir était bien décidé à en finir avec cette histoire ridicule. Il avait perdu son bateau, se retrouvait sans ressource sur une planète bête comme ses pieds, autant dire qu'il était prêt à rendre l'idole et le reste contre un coup d'autostop jusqu'à l'astroport le plus proche. La seule faille dans ce plan : sans monnaie d'échange, une fois l'idole retournée à ses propriétaires, il devrait s'en remettre au bon vouloir des Sœurs qui pourraient tout aussi bien choisir de l'éliminer. Après tout, il n'était à leurs yeux qu'un vulgaire voleur. Mais dans ce cas, pourquoi l'avoir épargné tout à l'heure, sous le parasol ?
Le bourdonnement d'un moteur lui parvint du ciel. Un aéronef s'éloignait du vaisseau-mère en piquant vers le sol, droit sur lui. « Nous y voilà » pensa-t-il. L'aéronef grossit dans son champ de vision jusqu'à devenir une barge qui le survola un instant avant d'aller se poser en grondant et en soulevant un nuage de sable, une vingtaine de mètres plus loin. De la barge jaillit un groupe de cinq ou six soldates, portant le même uniforme que ses surveillantes, et qui entouraient une grande tige en robe noire, au visage long et aux orbites peintes. Trou Noir reconnut celle-là aussi: une Ambassadrice.
Le pirate se releva et épousseta sa tenue, tandis que le groupe se portait à sa hauteur. Retranchée derrière ses tireuses, l'Ambassadrice parla d'une voix sèche et amplifiée :
- Notre Sœur est sous la tente ?
Trou Noir fit oui de la tête.
- Et l'idole aussi, tant que vous y êtes.
L'Ambassadrice se pencha vers l'une de ses soldates et murmura quelque chose d'inaudible, cette fois. L'instant d'après, trois soldates quittaient le groupe et s'avançaient en courant vers la tente. Trou Noir les regarda passer en soupirant. Il avait une terrible envie de se rasseoir par terre, et d'ailleurs il y céda, faisant fi de tout protocole. Personne ne releva. Il recommença à jouer avec le sable.
Les soldates ressortirent de la tente au bout d'une poignée de minutes, ramenant avec elles Shoogiysal transportée sur un lévita-brancard. La fille était toujours inconsciente. Tout le monde remonta dans la barge, dont les moteurs se mirent vite à gronder. Trou Noir regarda l'engin s'élever et grimper vers son point de départ.
De retour dans la tente, il fut stupéfait d'y découvrir l'idole rouge, intouchée dans son petit coffre, quand les soldates auraient dû s'en emparer en priorité !

Une demi-heure plus tard, la barge était de retour. L'horizon de Sampoté Sand finissait d'engloutir le soleil. Trou Noir hors de la tente, avait relevé son col, plus pour la forme, car la chaleur était encore forte. Cette fois-ci, le pirate était à cours d'hypothèse pour expliquer qu'on soit parti sans l'idole. Il devait forcément s'agir d'une erreur idiote.
- Shoogiysal vivra, lui lança l'Ambassadrice, toujours amplifiée. Sans doute grâce à tes soins. Pour cette raison, nous te laissons la vie sauve. Quoi que ton sort n'en soit pas plus enviable, coincé sur cette planète.
JJTN s'approcha cette fois, prenant un air faussement détaché.
- Vous n'oubliez pas quelque chose, les filles ?
L'Ambassadrice eut un petit rire plein de mépris.
- Ta désinvolture signe ton arrogance, pirate. Et ton ignorance. Nous te laissons la vie de même que l'idole, cette babiole dont tu pensais sans doute nous avoir cruellement privés.
Trou Noir se força à rester impassible.
- Ce que tu ne pouvais pas savoir, pirate, c'est que Shoogiysal Xeegraangoo est appelée depuis sa naissance à remplacer notre Sœur-Mère, elle prendra le voile suprême d'ici quelques décennies. Elle l'ignore encore, simplement. Ou peut-être le subodore-t-elle. Mais qu'elle l'accepte ou non, ce destin ne peut être modifié. Même pas par la mort, crois-moi.
Quelque chose de sordide brilla dans les yeux de la femme en noir comme elle faisait cette révélation.
- Vois-tu, continua-t-elle, nous avons récupéré notre bien le plus précieux, la valeur de Shoogiysal est inestimable aux yeux de mon ordre. Le reste ne vaut pas l'une des poignées de sable qui t'amusent tant, apparemment. Bonne chance, Jean-Jacques Trou Noir...
L'Ambassadrice éclata d'un rire aigu qui résonnait encore dans l'air lorsque la barge prit son ultime envol.

- Pas trop déçu, Capitaine ?
Trou Noir sursauta et se tourna vers la voix dans son dos. L'une des tireuses qui l'avaient tenu en joue neuf heures durant était encore là quand ses copines avaient déjà décanillé.
- Si c'est pour me narguer, régale-toi. C'est la mienne.
- Tu ne perds pas au change, crois-moi, fit la soldate. Tu laisses partir une chieuse et tu gardes un bijou qui vaut très cher, promis.
- Et qu'est-ce que ça peut te foutre, dis-moi ? s'agaça le pirate en se rapprochant d'elle.
- Tu sais que de temps en temps, certains voeux s'exaucent ?
Trou Noir planta un regard intrigué dans celui de la tireuse. Les yeux verts sous la visière du casque de combat brillaient d'une lueur amusée et provocante.
- Un petit jour de marche vers l'est, pirate. Tu dois pouvoir le faire sans trop de problème. Cherche un cratère.
Elle lui tendit une carte métallique perforée.
- Voici les clés de ton étoile filante.
Trou Noir prit la carte, en souriant de son insolente bonne fortune.
- Infiltrée ? demanda-t-il, curieux.
La soldate ne répondit pas. Elle se contenta de lui rendre son sourire avant de tourner les talons et de disparaitre dans le crépuscule.

                                               ***

Le plein n'était pas fait dans la felouque bi-place, mais il y en avait suffisamment pour rejoindre un astroport pas trop éloigné. Jean-Jacques Trou Noir chargea le minimum d'affaires dans la petite soute, et glissa Mathilda dans le port USB adéquat, sur le tableau de bord.
- Je ne sais pas trop quoi penser de quoi, Capitaine, avoua l'intelligence artificielle en lançant le moteur du petit bateau.
- Et bien, on est deux, répondit Trou Noir, mais une chose est sûre, c'est que j'ai la flemme de chercher plus de réponses.
- Tu emportes l'idole ?
- Et comment crois-tu que l'on va se refaire, toi et moi ? Je nous donne un mois pour nous dégoter un vaisseau qui sera à la hauteur de feu notre Belouga.
- Hum. Un challenge. Mais ça me donne une idée de notre prochaine route.
JJTN se tortilla sur son siège en maugréant dans sa barbe.
- Et pour finir, j'ai du sable dans le slip !
La felouque amorça son ascension vers les étoiles, à faible allure.
- Tu finis là-dessus ? demanda Mathilda.
- Et pourquoi pas ? répondit Trou Noir. Allez, Poupée, go ! J'ai ma dose.


                                                 FIN

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