le rêve de Frédéric
jo-ann-chrolis
LE REVE DE FREDERIC
Ils avaient l’habitude de se retrouver là.
Ils aimaient pousser la porte de ce petit bar sombre et trouver celui des trois qui était arrivé le premier et qui avait pris une petite soucoupe remplie de cacahuètes et de chips pour attendre. Ils enlevaient leur blouson et s’asseyaient après avoir virilement serré la main des autres.
Ils aimaient l’odeur enfumée de ce bar, la table de billard, verte et élimée, la lumière étrange distillée par le grand aquarium, derrière le comptoir où nageaient les poissons combattants.
Toujours, ils regardaient autour d’eux, comme s’ils découvraient l’endroit, les chaises au dossier arrondi, les tables vernies garnies de vestiges : les papiers gras qui entouraient les sandwiches au fromage fondu, les ronds laissés par les tasses de café, les emballages de chocolat noir et de sucre. Ils aimaient regarder le glaçage coloré sur le haut des verres vides et sourire en voyant du rouge à lèvres tatoué dessus : ils imaginaient alors des histoires d’amour, des mots que l’on doit murmurer à l’oreille avec le bruit du juke-box.
Ils écoutaient la femme blonde derrière le comptoir avec ses chemisiers décolletés et son regard triste chantonner en essuyant les verres et vérifier qu’ils brillent bien avant de les ranger, tête en bas sur les grandes planches recouvertes d’aluminium. Quelquefois, elle se sentait observée et leur jetait un coup d’œil. Elle leur souriait et ils se demandaient comment ils avaient pu voir de la tristesse sur ce visage.
Thibault, le barman, passait son temps entre les tables, son torchon sur le bras, comme un maître d’hôtel stylé, les cheveux longs et noirs attachés par une lanière rouge, les yeux étranges, comme soulignés de khôl. On eut dit un lanceur de couteaux ou un diseur de bonne aventure et à chaque fois qu’ils arrivaient à cette image, les trois hommes pensaient que la vie était vraiment une drôle de chose.
Ce tour d’horizon effectué, ils revenaient à eux mêmes.
C’étaient trois vieux amis, même s’il leur était arrivé de se séparer pendant de longs mois. A chaque retour, ils éprouvaient un grand plaisir à se revoir.
Quand l’un revenait, il apportait une bêtise aux deux autres : un canif, une casquette, une bouteille de whisky, un livre. Ainsi, il leur disait sans un mot que dans quelque endroit du monde qu’il se trouvât, ils y étaient aussi.
Ils aimaient partager une aube calme autour d’un étang où ils attrapaient des poissons qu’ils faisaient cuire au dessus de la braise, enlevant la veste dont ils avaient relevé le col à cinq heures quand l’air mordait. Ils aimaient sentir rouler les cailloux sous leurs grosses chaussures d’homme et entendre craquer le bois.
Ils ne s’appelaient pas à trois heures du matin pour dire qu’ils n’arrivaient pas à dormir, ils ne demandaient rien aux autres mais savaient qu’ils étaient en droit de le faire. Ils se contentaient de cela ; de savoir qu’ils pouvaient.
Quelquefois, c’est suffisant.
Ce soir là, ils commandèrent une bière et se mirent à parler de leur semaine de travail, du temps, de la saison de pêche. C’était une discussion légère et joyeuse à la fois, faite de boutades, de plaisanteries et de jeux de mots.
Un couple vient bientôt s’asseoir à la table d’à côté. Ils ouvrirent un dépliant sur leur table et commencèrent à s’extasier sur la plage qui était photographiée en plein milieu,faisant tout haut le descriptif d’un hôtel quatre étoiles.
Après avoir terminé leur verre, ils se levèrent et sortirent, laissant nos trois amis silencieux, pendant quelques instants.
« Tu crois qu’ils partent en lune de miel ? demanda Bruno
- Sûrement, maugréa Baptiste. Tu vois bien qu’ils n’en sont qu’au début. Il l’écoute encore parler et elle, elle le dévore des yeux. « Il eut un petit reniflement de mépris. Frédéric sourit :
- Avoir la vie devant soi… »
Ils acquiescèrent en silence et commandèrent un autre verre.
« De quoi avez vous toujours rêvé ? demanda Frédéric.
- Les rêves, ce sont des machines à douleur, grogna Baptiste, tu passes ton temps à attendre quelque chose qui ne vient pas, tu te réveilles vieux et tu as raté ta vie.
- Moi, quand j’étais gamin, dit Bruno en levant son verre et en regardant la teinte que la bière prenait avec la lumière verdâtre de l’aquarium, je voulais être très riche. A l’époque, je pense que c’était pour m’acheter des bonbons et un cheval. (il sourit). A vingt ans, je voulais être millionnaire et me marier avec une suédoise de vingt ans. A trente ans, être multimilliardaire, me marier avec une très belle fille et me persuader qu’elle ne m’aimait pas pour mon argent. Et me voici, à quarante et un ans, divorcé et ayant des doutes sur l’amour et la possibilité d’être riche.»
Il but une gorgée et sourit avec désenchantement à ses amis.
« Moi, continua Baptiste, je voulais aller en Afrique, en Islande et peut être même que j’aurais ramené dans mes bagages la fille dont tu parles. (Ils se sourirent), je rêvais de parler quelques dialectes et je m’imaginais marchander des émeraudes sous des tentes. J’aurais eu la peau hâlée, quelques cicatrices viriles et les enfants auraient chuchoté avec admiration sur mon passage. Finalement, j’aurais rencontré une autochtone de toute beauté et décidé de poser mes bagages. Je serais mort à cinquante sept ans d’une indigestion de bananes vertes ou de larves blanches. Quand je disais que les rêves sont des machines à douleur, j’aurais pu dire qu’ils font délirer pas mal avant…. » Il termina son verre d’un seul coup et regarda Frédéric :
« Et toi, de quoi rêves tu, camarade ?
- Oh, dit Frédéric, souriant, je ne sais pas… » Il faisait tourner son index sur le bord de son verre, faisant naître une musique que Baptiste aurait pu entendre, lors de ses voyages en passant dans ces marchés où s’arrêtent les charmeurs de serpent. Il releva la tête, regardant les hélices du ventilateur qui tournaient au ralenti, ne dégageant aucun air.
- Je suppose que ce sont des rêves idiots, je voudrais continuer ce même métier fatigant ; le soir, je monterais dans ma vieille voiture cabossée et je roulerais jusqu’à une petite maison toute simple, un peu à l’écart de la ville. Un grand chien roux m’accueillerait en mettant ses deux pattes avant sur la portière. Je rentrerais et mes filles quitteraient leur chambre où elles faisaient leurs devoirs pour venir me dire bonsoir. Elles arriveraient par l’escalier avec leurs cheveux bruns pleins de boucles. Je les embrasserais toutes les deux et elles sentiraient l’école, le plumier neuf et la feuille buvard. Elles auraient trois ou quatre taches de rousseur près du nez. Ma femme surveillerait le repas en lisant un roman policier. Il y aurait un peu de désordre dans la maison, des piles de bouquins qui manquent de s’écrouler, des jouets qui traînent derrière les portes. Sur la table, les petites mettraient quatre couverts, des assiettes avec un tour bleu et un saladier avec des bandes de couleurs très vives : roses, bleues, oranges… Le soir, je regarderais leurs devoirs et leurs cahiers, les félicitant de leurs notes ou les grondant un peu quand les cahiers ne sont pas assez bien tenus. Vers neuf heures, j’ouvrirais au grand chien roux et il viendrait se coucher aux pieds de ma femme, immobile, attentif, suivant nos mouvements.
Mes petites filles riraient en inventant des phrases avec leur mère : le chien est immobile comme… une statue plâtrée ou… un verre à dents dans un cimetière. Je les emmènerais par la main pour aller dormir et je serais toujours content qu’elles me montrent le contenu de leurs tiroirs, là où elles cachent des bracelets, des perles et des coquillages. On ferait des barbecues avec vous dans le jardin. On aurait des photos de vacances plein un album et on irait tous les ans couper un sapin pour Noël… voilà ce que c’est, mon rêve, les gars… »
Alors, Baptiste et Bruno regardent son visage, regardent le visage de Frédéric, silencieux, apaisés.
Ils lèvent leur verre et ils trinquent sans dire un mot à son rêve, à son visage et ses yeux qui sont encore loin.
Heureux celui qui trouve son bonheur dans de petites choses car il trouve son bonheur partout.
12 mars 2001