LE RÊVE DU CROCODILE

Patrick Gaugry Chenitz

Ce n'est pas un recueil de nouvelles, mais de courtes histoires qui forment une seule histoire. L'histoire d'une rencontre et d'une séparation. Une histoire un peu d'amour, quoi!

Je suis un ours

 

L dit que je suis un ours. C'est possible. J'y connais pas grand chose aux ours. J'en ai vu au zoo à qui on lançait des cacahuètes, au cirque des bruns en tutu qui faisaient du vélo et à la télé des blancs sur la banquise. Un petit faible pour les polaires à cause de mon goût pour les solitudes glacées, pas plus. Mais bien supérieur aux ours pour hiberner! 12 mois sur 12 à me terrer, aucune envie de sortir, je ne suis à peu près bien que chez moi, en attendant que ça passe. L'hiver est ma saison préférée, la nuit vient vite, personne ne traîne dans la rue, ça trisse tout azimut. Le froid met une distance entre les gens, chacun fait sa buée dans son coin, sa petite vapeur, on prend à peine le temps de se regarder.

Pas de ces ciels bleus déprimants d'été qui vous narguent, « viens voir dehors si t'es un homme parmi les hommes! », sans façon. Pas ce besoin de me mélanger à la sueur du prochain, le combat est inégal, ils sont trop nombreux. Je préfère m'isoler chez moi devant la télé. C'est ce que j'ai trouvé de mieux pour être tranquille. Pas besoin de chaleur humaine, rien que le mot chaleur d'ailleurs. Je suis un homme de l'ombre, la lumière trop vive m'aveugle, je quête les endroits déserts, la foule m'oppresse, le métro m'angoisse. Je passe un minimum de temps dehors et c'est déjà un supplice. Quelques courses à des horaires précis, pas question de faire la queue aux heures de pointe. Je traque l'heure creuse, celle où les caisses sont libres.

L'été, je flâne dans les rayons des produits surgelés, je fais semblant d'hésiter… j'ouvre les portes en humant la fraîcheur. Quand je les referme, il y a plein de buée sur les vitres. J'ai une prédilection pour le magasin Picard de mon quartier, mais le caissier a repéré mon manège, alors j'y vais moins souvent. Dommage, j'aimais assez l'atmosphère aseptisée, l'ambiance clinique, les boîtes bien rangées, le côté morgue, propre net. Tout le contraire du marché gueulard et désordonné, où on se fait héler vulgairement par n'importe quel marchand de salades au rabais, tandis qu'on piétine au milieu des cabas.

Alors, ours sans doute. Rien à leur dire aux gens d'abord, les comprends pas. Ils parlent trop, faut toujours faire semblant de s'intéresser à ce qu'ils disent. Ça me passe au-dessus. Faire connaissance est épuisant, faut se raconter en long en large et à la fin on se connaît pas mieux, on a usé de la salive, on a bavé un peu, alors qu'on ferait mieux de se renifler comme les chiens, ça suffirait amplement.

Restent les amis, très peu, de moins en moins au bout du compte, à cause des éloignements, des brouilles, des décès, et même ceux qu'on a gardés, avec le temps on peut s'en lasser un jour, mais bon, avec eux pas d'efforts à faire, on s'est tout dit ou presque, pas grand chose à ajouter sinon ce serait mentir. Les mêmes histoires reviennent, les mêmes discussions. On radote. Un ami, c'est comme une femme avec laquelle on serait marié depuis longtemps. On peut péter, roter, se curer le nez, dire n'importe quelle connerie et on en rigole. Sans la corvée d'avoir à faire l'amour avec quelqu'un qui ne vous attire plus.

Alors, L a raison, je suis un ours,  surtout avec elle. Quand elle passe à la maison, et bien que je l'attende, son coup de sonnette m'électrise toujours. Recevoir quelqu'un est une épreuve, j'éteins vite fait la télé pour pas avoir l'air con, et je mets France Q en fond sonore. Pris sur le fait. Ma solitude est rompue.

Si je regarde en arrière, ce comportement s'explique. Je viens d'une famille d'ours, il n'y avait jamais d'invités à la maison, pas de coup de téléphone ou si peu. La visite des grands-parents le dimanche, juste le train-train des jours et des choses. On ne discutait pas chez nous. Mon père rentrait le soir à heure fixe et on se mettait à table. Il tournait la télé dans la cuisine et on mangeait en silence l'œil rivé à la lucarne. A la fin du repas, il retournait la télé dans le salon et c'était le signal d'aller se coucher pour nous les enfants. Programme Invariable.

Personne ne passait à l'improviste, à part la voisine d'en face qui venait raconter à ma mère des histoires de fantômes qui hantaient sa chambre à coucher certains soirs. La nuit dans mon lit, j'étais terrorisé, je bloquais ma respiration pour écouter le silence, au cas où le fantôme se tromperait de porte sur le palier. Bien plus tard j'ai appris que le couple était alcoolique et que le fils mangeait des mouches.

Une fois par mois, on avait droit au passage du monsieur des bons de la Semeuse. Ma mère, qu'avait rarement de quoi régler ses dettes, nous faisaient taire quand le préposé sonnait. J'ai jamais su à quoi il pouvait bien ressembler le monsieur des bons de la Semeuse, mais c'était un motif d'angoisse de plus. J'ai vite compris que le danger venait toujours de l'extérieur, alors je me protège au mieux. Métro, boulot, télé, dodo, ainsi va la vie, à petit feu, mais peinard tant que je reste dans ma grotte. Pas brillant comme existence, c'est certain. Pas de quoi pavoiser dans les cocktails. Mais je n'y fous jamais les pieds.

J'ai déjà mes habitudes de vieux garçon. Quand une femme débarque dans ma vie, c'est la révolution. Je me sens cerné, aux abois. Comment faire pour protéger mon territoire sans offenser l'autre ? Bien du mal. Je me force et ça doit se voir. On pense qu'on peut cacher des choses aux gens, mais c'est un leurre, L a vite fait le tour du problème, difficile de partager le vide. J'y peux rien, pas de grandes richesses intérieures ni de joie de vivre, peu d'entrain, une conversation limitée et une gêne surtout devant l'autre de peur qu'il s'aperçoive que la coquille est vide. Qui y'a t-il à l'intérieur de mon moi ? Qu'est-ce qu'on y voit quand il est ouvert ? Après deux années à regarder le tapis et les chaussures de mon psy, pas plus avancé ne suis. C'est fou comme rien ne me venait à l'esprit pendant les séances. Je meublais avec des récits de rêves obscurs et qui le demeuraient. Au revoir monsieur et à la semaine prochaine! Même heure, même programme.

Le seul moment agréable dans l'analyse, la sortie. Mais pas de changement notoire dans mon comportement. Peine perdue, immuable, je demeure. Au boulot idem, pas très liant,  le plus souvent dans le mutisme. Le contact est difficile, plus de trois phrases et j'ai le sentiment que les mots perdent leur sens à force de vouloir faire des idées, assommant ! Je balance de temps à autre quelques remarques acides à des collègues de passage, et des vannes aussi devant la machine à café. La dérision est mon arme mais les gens n'aiment pas trop, ils se méfient, ils rigolent un peu et puis ils vous laissent avec le gobelet vide entre les mains. Pour le reste, j'attends que la journée se termine pour me réfugier chez moi le plus vite possible. Quand on vient me parler c'est comme si on me marchait sur les pieds, je grogne intérieurement.

Avec L, je ne grogne pas, mais la sensation de peser des tonnes au mental tandis qu'elle creuse le granit à la petite cuiller. Elle y arrivera pas c'est certain, elle se donne du mal pourtant. La première fois que je rencontre quelqu'un d'aussi acharné à vouloir percer la muraille. D'autres s'y sont usés les ongles sans résultat. Le problème c'est que je fais illusion au départ, pourtant pas très gracieux comme garçon, ni avenant, on va dire le soi-disant charme, l'attrait du néant, je dirais ! Mais on ne peut pas passer son temps dans la fission de l'atome, les trous noirs c'est bien connu, ça gobe tout et ça rejette rien, alors au bout du compte on me fuit,  je peux rien reprocher,  j'en ferais autant si je pouvais.

L pense que je pourrais changer si je voulais. Je vois pas comment. Rien de rien. Depuis le temps que je trimbale un moral déficient, on s'habitue. C'est les autres toujours qui vous révèle à vous-même. On a beau rien leur demander, ils sont là, avec regards, questionnements, discours, silences, ondes. C'est de la chimie ces histoires, du réactif. Je réagis mal dans l'éprouvette. Mon style, c'est le truc monocellulaire qui supporte pas le voisinage, ça prend pas le mélange, ou si rarement que ça tient du miracle. Quand la porte se referme derrière une personne qui s'en retourne dans le monde, je ne peux pas m'empêcher d'agiter les mains dans mon couloir en signe de contentement, plus besoin de masque, enfin seul!

Idem quand je rencontre par hasard une personne de ma connaissance dans la rue ou le métro, tous les moyens sont bons pour l'éviter, changement de trottoir nez dans le guidon, tête baissée sur un livre sans lire une seule ligne, ou nez en l'air. Quand c'est impossible, c'est le martyre, je dis des stupidités ou des trucs que je ne pense pas, mais qui me viennent naturellement, je regarde à droite, à gauche, je réponds à côté de la plaque, je m'embrouille. Une seule hâte, quitter les lieux! Si un pigeon se pose sur le trottoir, je ne trouve rien de mieux à dire que : Tu as vu le pigeon ? et l'autre se demande s'il a pas à faire à un demeuré.

            Parfois, L me regarde de ces grands yeux bleus, l'air stupéfait. Qui voit-elle ? Je me fais l'effet d'une énigme monstrueuse qui fume sa cigarette avec un sourire gêné, en tapotant nerveux la table. Si on me tendait un miroir, sur l'instant s'y refléterait à coup sûr la Bête du film de Cocteau. Le regard introspectif de L a tout de l'attaque en règle, alors je biaise, je fais diversion pour qu'elle ne voit pas le grand mou assis en face d'elle. Je me lève, change de station de radio, passe dans la cuisine pour chercher une bière en réfléchissant à ce que je pourrais bien lancer comme sujet de conversation qui éviterait ces silences entre nous, ces anges gênés qui passent de plus en plus souvent, et qui me ressemblent tellement.

            Une psychanalyste que j'avais draguée dans une fête, avait été rapide à faire son diagnostic. En se rendant en bus à une soirée entre collègues dans un hôpital psychiatrique, elle avait passé le trajet à m'observer. En silence elle me scrutait d'un oeil analytique. J'étais pris dans ses rets. Impossible de me dégager. Je comptais les stations qui restaient avant le terminus, une torture. J'avais beau regarder le paysage à travers les vitres ou bien les passagers du bus, je retombais toujours sous la coupe de son regard. Elle aurait sorti un carnet pour prendre des notes que ça ne m'aurait pas étonné plus que ça. J'étais trempé de sueur sous ma veste, la buée envahissait mes lunettes, mes mains étaient moites. Impossible de décrocher un mot. Je tentais des sourires qui ressemblaient plus à des grimaces. J'étais fait. En descendant du bus, elle prononça cette unique sentence : tu devrais consulter !

Au cours de cette soirée, après avoir bu comme un trou, je m'éclipsais de l'assemblée de psychiatres pour aller vomir derrière un arbre… le temps de reprendre totalement mes esprits, j'ai arpenté un bon moment les allées de l'hôpital… au milieu des pavillons des dingues. En m'approchant d'une fenêtre éclairée au rez-de-chaussée, j'ai vu un homme dans une grande chambre aux murs nus. Il parlait tout seul, sanglé dans un lit à barreaux. J'ai repensé au jugement de mon amante psy, je me voyais bien dans quelques années à la place de ce pauvre type. J'ai rompu très vite avec cette fille, elle avait vu trop juste et trop vite surtout, le problème de tomber sur une professionnelle !

Je ne regrette rien, elle ne me plaisait pas.

On ne m'a pas encore interné pour l'instant, mais ça ne va pas mieux pour autant. Alors ours, sans doute ! Mais pas que ça. C'est un système de défense que j'ai tissé au fil des années, ça tiendra ce que ça tiendra, jusqu'au jour de la goutte de trop ou bien alors au final.

C'est comme pour les châteaux de sable, la marée a toujours le dernier mot. Les enfants crient tout autour mais restent impuissants avec leurs pelles et leurs seaux. Pour l'heure pas le choix, j'attends la vague de pied ferme. On ne vend pas la peau de l'ours avant de l'avoir mis à terre, ou en terre, c'est selon.

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