" Le Revizor "
gautier
Cette pièce de Nikolaï Gogol, co-mise en scène par Ronan Rivière et Aymeline Alix est construite sous la forme d'un double paradoxe! Intemporelle par son thème, corruption et vanité à tous les étages, indéterminée géographiquement, “On galoperait pendant trois ans, on n'arriverait pas à une frontière“ dit le gouverneur de cette province russe, elle est pourtant très classique dans sa structure dramatique. Unité d'action: une méprise sur la véritable identité d'un contrôleur d'état. Unité de deux lieux: une bourgade avec la chambre d'un grand hôtel et la maison du gouverneur et presque unité de temps…c'est du moins l'impression que peut avoir le spectateur.
Voilà qui nous assure un rythme vif, enlevé pour cette satire sociale et politique, noire comme la série du même nom. La cupidité, l'arrogance et l'aveuglement d'un potentat local pris dans un piège qui n'existe pas, cela pourrait être le fil conducteur d'une trame beaucoup plus riche et complexe qu'il n'y parait. Nous avons là une véritable “Comédie Humaine“, une fresque sans morale ni jugement même si à la fin l'escroc gouverneur finit croqué par un autre plus malin que lui. C'est d'ailleurs la grande force de cette pièce grinçante qui ne ménage personne. Pas de bons, mais des fausses brutes et de vrais truands cachés sous les oripeaux d'hommes de pouvoir, de militaires sans conviction, d'oisifs profiteurs et de bourgeoise à tous (les) prix.
Dans les interstices de ces tranches de vies saignantes, qui se côtoient le temps d'un malentendu, vous ne trouverez pas de véritables bourreaux ni de vrais victimes, ni non plus de sauveurs ou de héros encore moins de personnages cherchant une rédemption et un pardon des hommes pour leur faute ici-bas, la morale se passe pour une fois des grands préceptes religieux et des codes sociaux. Les âmes perdues de Gogol sont toujours terribles et attachantes par le simple fait qu'elles sont entières et libres jusque dans leur égarement et dans leur dernier retranchement. Malgré la peur d'être un jour découverts et condamnés pour leurs méfaits petits ou grands, elles sont sans limite, empreints d'une liberté totale, comme si les immenses steppes russes chères à l'écrivain les habitaient.
Pourtant, au-delà de cette parodie qui tourne parfois à la farce, il y a une dimension supplémentaire qui n'en fait pas un Molière ou un Feydeau. C'est celle d'un profond déséquilibre, à la limite de la folie et du drame, qui règne au cœur de chaque personnage, une impression palpable de fin d'un monde qui se prépare, d'un gouffre dans lequel tout peut basculer en un instant. Cette instabilité latente imagée par un décor fait d'une table et de chaises bancales est l'une des caractéristiques de la mise en scène, à laquelle se rajoute un piano droit aux mains d'un instrumentiste toujours de dos qui amène des ponctuations, des touches impressionnistes parfois cinématographiques, claires ou sombres. On rit ainsi de la bêtise humaine mais on est également touché par l'insoupçonnable légèreté d'êtres qui cachent mal leurs profondes gravités.
Thierry Gautier (Copyright SACD Avignon 2015)