Le roi des abysses

mini-marjo

Marie nageait à l’intérieur de l’épave qu’elle connaissait par cœur tant elle l’avait arpenté ces dernières semaines. Elle posait un regard tendre sur chaque détail du vieux navire, mais ne s’attardait pas. Elle finit par arriver dans ce qui avait dû être un salon de musique. Elle y avait en effet découvert plusieurs instruments et même un gramophone au milieu des décombres corrodés par l’océan. La jeune femme s’était efforcée d’aménager la pièce et de vider les gravats. C’est ainsi qu’elle avait trouvé un petit trésor lors de ce ménage improvisé. Il s’agissait d’une sorte de petit cadre. Il était très abimé, mais elle parvenait miraculeusement à distinguer le visage d’un homme. L’imagination comblait les zones effacées.

La jeune femme accrocha la lampe de son masque au vieux lustre en ruine puis nagea jusqu’au vestige d’un fauteuil et y déposa son matériel de plongée. Son masque, ses palmes et ses bouteilles. Finalement, elle ouvrit sa combinaison, laissant apparaitre un tissu clair. Un léger frisson la parcourut en sentant le froid aqueux sur sa peau qui était jusqu’alors protégée par le vêtement de plongée.

Enfin débarrassée de sa combinaison, Marie pouvait nager avec sa longue robe ivoire. A la lumière des profondeurs, l’étoffe s’irisait de filaments bleus. Avec la légèreté d’une plume, la nageuse papillonnait dans la pièce délabrée en fredonnant dans sa tête une vieille chanson des années trente.

« Parlez-moi d'amour.

Redites-moi des choses tendres… »

Elle atteignit le précieux portrait que l’océan avait rongé, l’effleura du bout des doigts et l’emporta finalement avec elle dans son ballet tourbillonnant.

« Pourvu que toujours,

Vous répétiez ces mots suprêmes

Je vous aime… »

La jeune femme prenait plaisir à tournoyer dans l’eau. Elle se sentait légère et libre, comme libérée d’un poids. Pourtant, cette danse ne pourrait pas durer éternellement. Bientôt, son souffle s’épuiserait et les ténèbres l’entoureraient. Elle s’immobilisa au milieu de la pièce et ferma ses yeux pour profiter des derniers instants. Pendant quelques secondes, elle se laissa porter par les faibles courants qui s’insinuaient dans l’épave.

Quand elle rouvrit les yeux,  sa robe avait déployé autour d’elle de larges pétales évanescents et des volutes laiteuses aux reflets bleutés. Elle tendit alors les bras pour toucher le voile ondulant. Les plis se rétractèrent à regret et dévoilèrent l’animal.

Immense et majestueux, le roi des abysses lui faisait face. Il se laissait tranquillement porter par les eaux sans esquisser le moindre geste. Sa gueule était celle d’un démon assoiffé de sang mais sa peau avait la blancheur des ailes d’un ange. Ses yeux rougeâtres luisaient dans la pénombre marine et Marie perçut que sa puissance était plus terrible encore que ne pouvait le laisser imaginer son corps démesuré ou même ses dents acérés.

La nageuse s’était figée mais il lui était impossible de paniquer. Comme hypnotisée, elle fixait le requin albinos. Leurs regards se croisèrent et une pensée rauque, presque primitive, s’imposa à elle, écrasant ses folles manigances et ses futilités existentielles.

« Va-t’en. Vis. »

Elle lâcha le portait qu’elle tenait. Lentement, l’objet tomba en tournant sur lui-même. Le temps paraissait suspendu. Soudain, le requin se mit en mouvement, ses nageoires fendirent l’eau et il s’élança. Son corps rugueux frôla celui de la jeune femme. Dans son mouvement, il fouetta le cadre de sa nageoire caudale et le brisa. Sans plus prêter attention à la nageuse, l’animal s’engouffra dans l’obscurité du couloir de l’épave.

La jeune femme finit par sortir de sa torpeur et se rendit compte qu’elle n’avait plus de souffle. Elle se dirigea vers le vieux fauteuil et attrapa sa bouteille à oxygène. Tremblante, elle resta un long moment roulée en boule près du fauteuil avant de parvenir à reprendre son souffle.

Quand elle se fut remise, elle sortit de l’épave. Puis elle nagea et nagea encore. Elle suivait la lumière sans jamais se retourner. Plus elle avançait et plus l’océan se teintait d’or. Une fois sur le rivage, épuisée, elle s’écroula sur le sable chaud. Le vent fouettait son visage et le soleil réchauffait son corps. Jamais elle ne s’était sentie aussi vivante.

  • Merci pour ce retour. Il est vrai que j'avais surtout envie de décrire une images (la robe qui flotte) et que je n'ai pas beaucoup réfléchit aux actions... J'essaierai d'y faire attention la prochaine fois !

    · Il y a environ 13 ans ·
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