LE SABLIER DU TEMPS

nico61

L'heure c'est l'heure

La sonnette le tira de son sommeil. Léo se tourna vers le cadran du réveil. 6H30 ! Est-ce que c'était une heure pour sonner chez les gens ? Quel manque de savoir-vivre ! Le jeune homme alla ouvrir, ne croyant pas encore si bien dire.

Sur le palier se tenait un grand  individu encapuché, vêtu de pied en cap d'une longue toge, une  faux à la main. Son visage enténébré demeurait un mystère au même titre que l'objet de sa visite impromptue

– Léo Chalopin ?

– Lui même. C'est pour quoi ? Vous avez vu l'heure ?

– Oui. D'ailleurs c'est la vôtre.

– Pardon ?

– C'est votre heure. La toute dernière. Car je suis la Mort.

Léo commença à se décomposer, par anticipation, d'une certaine manière.

– Quoi ? Déjà ? Mais avez de l'avance ! je ne vous attendais pas avant au moins cinquante ans ! Repassez beaucoup plus tard, vous serez gentil, moi je retourne dormir.

Si le nominé au trépas avait déjà un pied dans la tombe, son funeste messager mit les deux siens dans son appartement, forçant le passage.

– Non, c'est maintenant ! décréta la Faucheuse avant d'énumérer. Alcool, substances illicites, malbouffe, vous avez vidé le peu de temps qui restait sur votre compte. Vous êtes à sec, Monsieur Chalopin.

Le glas avait sonné, et autant dire que le malheureux mortel regretta ce matin là que sa sonnette n'eût pas été en panne. Léo invita alors la Camarde à s'asseoir à la table des négociations, plus exactement la table basse du salon où traînait encore un paquet de chips vide.

– Un arrangement est toujours possible, n'est-ce pas, monsieur la Mort ? fit-il, tout miel. Une p'tite rallonge ? Un p'tit café ?

– N'essayez pas de gagner du temps,  rejeta son interlocuteur, inflexible, en retournant un sablier vide. C'est terminé.

Plus qu'un simple sablier, une véritable grenade que le jeune homme, dans un réflexe d'auto-défense, s'employa à lui faire lâcher par le tranchant de la main. Le coup porté désarma son adversaire, surpris. L'instrument fatidique se brisa par terre en mille morceaux.

– Non ! Qu'avez-vous fait ? hurla la Mort dans tous ses états.

– J'ai suspendu la sentence, répondit Léo sur un ton désinvolte, pressé de finir sa nuit mais pas ad patres.

L'invité surprise le prit par la main, la sienne tenant plutôt d'une serre d'aigle, et l'entraîna jusqu'à la fenêtre du salon qu'il ouvrit en grand.

– Vous avez brisé le Temps, imbécile! s'emporta-t-il en le laissant constater par lui même.

L'irresponsable se pencha au balcon. En bas une passante sur le point de marcher dans le porte-bonheur canin, bénéficiait d'un sursis improbable, changée en statue. Un peu plus loin un policier mettait en joue un malfrat. Sans doute lui avait-il fait la sommation d'usage : « Ne bouge plus ! » Non seulement le bandit s'était exécuté, mais la petite aiguille aussi. Le face-à-face s'éternisait.

Dans la rue, une voiture figée en plein élan. Est-ce que le moteur tournait toujours ? L'horloge, non.  Toutes les pendules étaient à l'arrêt.

Léo regarda sa montre bloquée à 6h30.

– Oh ! Alors j'ai vraiment cassé  le cours temporel ! réalisa-t-il.

– Ah, vous pouvez être fier, sombre abruti ! l'accabla le moissonneur des âmes d'ordinaire impassible… de tout sauf de la mort bien sûr. Un sablier universel ! Vous savez combien ça coûte ?

– La vie ? hasarda l'interrogé.

– Faux ! répondit le visiteur en pointant la sienne sur lui, bien aiguisée et étincelante. Un bras ! Alors vous allez réparer vos conneries si vous voulez pas que je vous allège !

L'empêtré aux cheveux hirsutes aurait tout donné, y compris ses jeux vidéo vintage, pour rebrousser le temps. Mais celui-ci ne se remonte pas comme un fleuve. Jusqu'ici Léo pensait que ce continuum se pliait sur la base de la théorie d'Einstein, or ses convictions venaient de voler en éclats. Le temps pouvait se briser, expérience à l'appui.

– Comment réparer ?

– Démerdez-vous, c'est pas mon problème ! balaya la Mort.

Mais un peu quand même, à en juger par ses soupirs embarrassés et ses cent pas nerveux de long en large à travers le salon. L'allégorie fit plusieurs fois le tour du salon et du problème, travailla du chapeau si ce n'est de la capuche qu'elle ôta quelques instants pour se gratter un crâne fantôme. Sa tête était mise à prix. Bien que l'ayant sur les épaules, la  camarde la conservait ailleurs en lieu sûr, parmi moult autres, aussi peu reluisantes et anonymes.

Le sinistre personnage remit sa capuche au grand soulagement de Léo, sur le coup d'une illumination.

– Il y a bien un horloger du temps dont les affaires tournent plutôt bien.

– Ah bon ? Il ne s'est pas arrêté comme les autres ?

– J'espère pour vous que non. Habillez-vous, on y va.

– D'accord, mais qui va le payer ? Je vous préviens, je suis fauché.

Le préposé au trépas caressa sa lame étincelante.

– Pas encore. Patience, ça viendra.

Le duo insolite se mit donc en route. Ce qui frappa Léo une fois dehors c'était le silence. Un silence mortuaire. L'air, tétanisé, ne portait plus le moindre bruit si ce n'était celui de leur voix à tous les deux et leurs pas martelant le bitume. Le jeune trentenaire se demanda s'il était le seul mortel exclu de la bulle temporelle.

– Oui, répondit son partenaire. Qui casse le sablier doit en payer le prix. Et vous êtes le seul coupable.

L'incriminé essaya bien de se dérober à sa condamnation, mais son garde-chiourme le rattrapa  sans mal, d'un bond surnaturel. Pas d'autre choix que de filer droit.

L'orfèvre exerçait son art minutieux dans un quartier d'affaires à grande vitesse, où même les trotteuses adoptaient le galop. Léo, qui n'avait jamais entendu parler d'un réparateur de temps, se demandait si son bourreau ne le menait pas en bateau. Sur les quais où il cheminait  en menaçante compagnie, il chercha le Styx. A première vue, c'était toujours la Sarthe. Il évalua ses chances de survie si Charon lui faisait traverser la rivière en barque. Élevées selon ses estimations, à moins que le funeste passeur ne le passât par dessus bord ou par les armes.

– Avance ! lui ordonna ce dernier en le piquant avec sa faux. Et n'essaie pas de me semer. On ne sème pas la Mort.

– Ah bon ?  N'est ce pas ce que fait l'Homme depuis la nuit des temps ? Semer la mort ?

Le principal intéressé convint que ses semblables, dont la folie allaient du mal en pis, lui donnaient un boulot tuant, a fortiori avec les armes de destruction modernes.

– Réappuyer sur lecture, quand on voit tout ça, est-ce bien raisonnable ? demanda Léo en remontant les quais où une voiture en doublait une autre depuis bientôt une heure, plus peut-être.

Le majeur du deuxième chauffeur, dressé bien haut, gardait rageusement la pose.

Sur un banc, face  à la rivière, un couple enlacé jouissait de l'instant présent. Le célibataire ressassa sa dernière expérience en la matière. Pourquoi l'éternité ne s'en était-elle pas mêlée à ce moment là ?

Partout l'amour retenait son souffle. La mort aussi. Les premiers cris, les derniers soupirs, le cirque de la vie en somme.

Et qui joue monsieur Loyal ? s'interrogea Léo.

Au bout d'un moment, il proposa un marché à son compagnon.

– Vous me laissez le temps, et moi, en échange je vous laisse ma montre. Hein, qu'est-ce que vous en pensez ? Elle ne marche plus, mais elle est belle, regardez !

– Non ! On va ensemble chez l'horloger. Et pas d'entourloupe !

La Mort n'était pas de bonne (dé)composition, ouverte à aucune concession, ne serait-ce que funéraire

Léo dut faire une croix dessus en se demandant qui lui en planterait une si jamais personne ne se réanimait, pas même le curé.

Il vit sur une artère exsangue, figé comme un gros caillot rougeâtre, un tramway presque vide. La Mort empruntait quotidiennement les transports en commun. La rame pouvait être bondée, cette resquilleuse se faufilait toujours et n'en descendait qu'au terminus. Parfois un ange gardien, rompu aux gestes des premiers secours, contrariait ses funestes plans. Mais dans ce cas là, ce n'était que partie remise.

Le régulateur d'existence ne prêta aucune espèce d'attention aux passagers coincés entre deux secondes. Ils ne devaient pas figurer sur sa liste. Parmi eux, une pâle jeune fille, visage tourné vers la vitre, esquissait un cœur dans la condensation matinale. L'aube lançait sa buée de secours aux amoureux en mal d'expression.

Au jour renaissant certains livraient le fond de leur cœur quand d'autres c'était l'estomac.  Dans une rue de la soif, chevronnés et débutants venaient se mesurer à l'ivresse. Les deux arpenteurs rencontrèrent différentes cordées, de trois ou quatre, parfois plus, fossilisées dans leur posture éthylique, la bouche ouverte sur quelque  chant silencieux. D'autres avaient dévissé, vomissant sur le trottoir où déjà avachis, promis à une sacrée gueule de bois si le temps repassait un jour la première.

Ces bacchanales sans le son inspirèrent un frisson à Léo. La société humaine transformée en sinistre musée de cire à ciel ouvert. Cette pensée l'accabla. Soudain il n'eut plus qu'une hâte : rallumer le manège, et tant pis si celui-ci tournait de moins en moins rond.

Il pressa le pas, guidé par son squelette d'acolyte.

Enfin, la boutique de l'horloger fut en vue.

Une échoppe d'un autre temps, à la façade lépreuse, coincée entre deux buildings endormis. Le jeune homme ne se rappelait pas l'avoir déjà remarqué.

– Ouverture à 9h, lut-il sur la porte derrière le rideau de fer. Et il est… ? (regardant sa tocante au point mort)… Merde, alors on peut attendre longtemps !

Son binôme, qui n'avait pas toute l'éternité devant lui, annonça sa présence. Au lieu de sonner le glas ou à l'interphone comme d'habitude, il frappa très fort à la grille avec sa faux. Aux trois coups, les lumières s'allumèrent et une tête hirsute se pencha à la fenêtre du premier étage.

            – Ca va pas de faire un barouf pareil ! Vous voulez réveiller les morts ?

            – En personne ! Ouvrez immédiatement c'est urgent !

L'allégorique entité n'eut pas à le répéter. Elle devait être la seule cliente à ne jamais rien claquer mais capable de vous faire claquer d'un claquement de doigt.

– Le temps glisse sur lui aussi, constata Léo, non sans soulagement.

– Normal, il vit en décalage avec son époque. Mais il peut rattraper son retard d'un instant à l'autre et alors il se trouvera au même point mort que les autres.

Le rideau de fer s'ouvrit dans un grincement laborieux.

– Ça pouvait vraiment pas attendre ? grommela le gérant en robe de chambre, un vieux monsieur aux cheveux blancs ébouriffés.

Son trouble-sommeil brandit une main décharnée au creux de laquelle brillaient des éclats d'argent.

– Ce délinquant a cassé le sablier du temps. Est-ce qu'il vous en reste ?

– Je vais voir en réserve. Ne touchez à rien.

Léo effleura avec les yeux  les instruments en exposition. Partout des pendules, des horloges à encens ou comtoises, des cadrans et même des clepsydres. Autant dire que ce magasin offrait le choix des rouages aux clients.

Autant d'engrenages désormais à l'arrêt.

 Le silence, pesant, relevait d'une chambre de réanimation après débranchement des machines.  Léo sentit un poids l'écraser. Le temps était en mort clinique par sa faute. Est-ce que l'horloger ferait repartir le tic-tac ?

Enfin, après une attente interminable, ce dernier refit surface, un sablier à la main.

– Vous avez de la chance, il ne m'en restait plus qu'un.

L'objet du salut ne payait pas d'apparence, tout petit et fragile. Le plus néophyte livra ses impressions déçues.

– Il a l'air ordinaire votre sablier.

– Ordinaire ? Non mais quel audace ! se froissa l'artisan, très susceptible. Je vais te faire une démonstration, blanc-bec.

Léo courut jusqu'à la porte, voulant être là quand le monde rouvrirait les yeux. Du moins la rue, avec ses bureaux, ses piétons pressés, ses voitures encore plus… Comme celle-ci roulant à tombeau ouvert et sur le point de renverser un enfant pourtant engagé sur les passages cloutés. Ça allait se passer là, à deux pas de l'échoppe. Il n'y avait pas prêté attention la première fois.

Une décharge d'adrénaline le foudroya.

– Non ! hurla-t-il en direction du bijoutier.

Léo se lança dans un sprint instinctif, sans penser à rien d'autre qu'à inverser le cours des choses.

 

***

 

Ses yeux s'ouvrirent sur une chambre claire d'hôpital. Il voulut se redresser mais y renonça. Une douleur lui cisaillait les reins. Au bout du paddock, assise sur une chaise, la moissonneuse des âmes le veillait. Elle tenait entre ses mains crochues un bouquet de chrysanthèmes, sa faux posée contre le mur blanc.

– Alors ça y est, en conclut l'alité. Mon compte est bon.

– Non, regretta le visiteur dans un soupir d'amertume. Monsieur a voulu jouer aux bons samaritains. Il a sauvé un mouflet d'un brave chauffard et s'est fait culbuter à sa place. Résultat, je perds deux clients.

– Bah, vous en retrouverez bien d'autres.

Une question tenaillait notre miraculé, plus encore que ses blessures.

– Le temps s'est-il remis en marche ?

– Oui, comme jamais. Il court, même. Vous, c'est pas demain la veille.

La créature se leva, posa les fleurs sur une desserte à plateaux.

– Mettez-les dans l'eau où elles vont mourir.

Puis elle prit sa faux et marcha d'un pas pesant vers la porte dont la blancheur clinique tranchait avec sa toge noire de jais. Se retournant une dernière fois, elle eut ces mots.

 – On se reverra.

Sa promesse glaça le convalescent, le faisant se sentir plus vulnérable que jamais. Après que la Mort fût sortie, il sonna l'infirmière. Une blouse blanche aux traits tirés et sans sourire entra dans la chambre.

– Vous avez un problème ?

– Oui, un gros… Vous pouvez interdire les visites ?

 

 

 

 

 

 

 

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