Le Sabre d'Amzer

Sophie Val Piguel

Livre 1 : Au-delà des mers - Chapitre 1

– En garde !


Le jeune homme prit sa position de combat, les genoux légèrement fléchis, planifiant déjà son prochain mouvement. Il était à peine prêt qu'il dut parer une attaque foudroyante ; déstabilisé, il fit un pas en arrière.


– Et ta riposte ?


Il feinta au ventre et porta une attaque à la tête qui fut parée sans la moindre hésitation par son adversaire. Il évita une riposte fulgurante, allongea le bras et se fendit ; son coup tomba dans le vide, et avant qu'il n'ait pu se remettre en garde, la lame adverse lui effleura l'épaule. La lumière rouge s'alluma.


– Sept zéro. On ne peut pas dire que cela soit brillant.


Le jeune homme baissa son sabre et retira son masque. Il sentait son cœur cogner contre sa poitrine ; il respirait difficilement et de minces filets de sueur coulaient sur son front et le long de ses tempes. Ses joues étaient rouges, autant à cause de l'effort que de la honte et de la colère.


– L'assaut n'est pas terminé. En garde !


– Pitié, maître, je n'y arrive pas…


Morvan Moraer eut toutes les peines du monde à dissimuler un sourire et afficher un air réprobateur. Ni Corentin ni ses élèves ne l'appelaient jamais « maître », sauf pour plaisanter et se moquer des quelques escrimeurs et maîtres d'armes arrogants qu'ils rencontraient parfois sur les championnats ; ou, dans d'autres cas bien plus rares et très occasionnels, pour lui témoigner un véritable signe de respect. Et aujourd'hui, Morvan savait pertinemment que l'heure n'était pas à la taquinerie.


– Je ne veux pas le savoir. Remets ton masque, et en garde !


Corentin souffla de lassitude et d'exaspération, et jeta un coup d'œil assassin à la lumière verte à laquelle il était relié et qui ne s'était pas allumée une seule fois depuis le début de l'assaut. En grommelant des paroles inintelligibles, il finit par obtempérer. Mais avant de se remettre en garde, il lança :


– Tu es sûr qu'il n'y a pas un problème avec mon sabre ou mes câbles ?


Morvan lui jeta un regard excédé.


– Si tu travaillais ta concentration aussi bien que ta mauvaise foi, tu m'aurais déjà battu quinze à zéro.


Il lança une attaque simple que son élève réussit à parer. Tout en effectuant une riposte maladroite qui manqua sa cible, Corentin se demanda combien de temps allait encore durer cette humiliation. Il revint en garde, para le coup de Morvan, riposta, tenta de se concentrer pour élaborer une stratégie et lança tout de suite une nouvelle attaque au même endroit. Les deux lumières s'allumèrent simultanément.


– C'est ta remise d'attaque qui touche, j'avais paré, j'étais dans le temps et j'avais droit à ma riposte, commenta le maître d'armes. Huit zéro. Je crois que ça va suffire pour aujourd'hui. C'est pathétique.


En prononçant ces mots, il enleva son masque et salua son élève. Corentin, à la fois vexé et furieux, ne lui rendit son salut de mauvaise grâce que lorsqu'il croisa son regard noir. Il débrancha lentement son matériel électrique pendant que Morvan partait se changer ; il savait que le maître d'armes lui réservait un sermon, et il aurait payé cher pour y échapper. L'espace d'un instant, il envisagea de lui fausser compagnie, mais Morvan fut une fois encore plus rapide et l'intercepta alors qu'il tentait de franchir discrètement la porte de la salle d'armes.


– Pas si vite, jeune homme. J'ai deux mots à te dire.


Corentin poussa un soupir résigné, toujours tiraillé entre la colère et la honte. Morvan l'entraîna dans le petit salon qui donnait sur la salle et lui fit signe de s'asseoir. Le jeune homme grimaça ; ils faisaient souvent un petit débriefing après les séances, mais d'habitude, Jonas, son meilleur ami, était là aussi. Que fabriquait-il donc, celui-là, quand on avait besoin de lui ? Corentin n'avait absolument pas envie d'affronter seul le commentaire de ses erreurs, ni d'entendre reproches ou critiques. L'assaut avait donné un résultat suffisamment clair : il s'était montré piètre escrimeur, moins bon que le plus novice des débutants.


– Alors ? commença froidement Morvan.


Corentin haussa les épaules et ne répondit pas. Le regard noir du maître d'armes le transperçait comme la lame d'un poignard ; le jeune homme aurait voulu crier de rage, mais devant l'air accusateur de Morvan, il préférait se taire.


– Tu as une explication ? poursuivit Morvan d'une voix calme.


– Alors quoi ? explosa soudain Corentin. Tu veux que je te dise quoi ? Tu es le maître d'armes, je suis l'élève, c'est normal que tu sois meilleur que moi !


– Commence par maîtriser ta colère, rétorqua Morvan en le regardant droit dans les yeux. Tu ne quitteras pas la salle tant que tu ne te seras pas calmé. Moi, j'ai tout mon temps.


Corentin voulut répliquer d'un ton acerbe, mais il se ravisa. Il fulminait, mais il avait toujours trop respecté le maître d'armes pour lui dire tout haut ce qu'il pensait parfois tout bas quand il était en colère. Morvan parvenait généralement à l'apaiser ; mais aujourd'hui, le jeune homme avait beau s'inciter mentalement au calme, il n'arrivait pas à chasser le sentiment d'échec et d'humiliation qui lui nouait l'estomac. S'il s'était écouté, il aurait saisi son sabre et aurait défié la terre entière pour se venger de la défaite qu'il venait de subir.
Il prit soudain conscience que Morvan ne l'avait pas quitté des yeux. Le maître d'armes, comme s'il avait lu dans ses pensées, déclara d'un ton sans appel :


– Tu as encore de l'énergie à revendre, n'est-ce pas ? Quinze tours de salle résoudront sans peine ce problème.


Corentin le fixa d'un air atterré et suppliant, mais Morvan ne se laissa pas émouvoir.


– J'ai dit : quinze tours. Dépêche-toi ou je double la mise.


Peu désireux de voir cette menace mise à exécution et l'en sachant capable, le jeune homme se leva en maugréant, regagna la salle et entreprit de courir. Il aurait pu quitter les lieux et ne revenir que le lendemain ou le surlendemain, mais il savait que Morvan ne le laisserait pas s'en tirer à si bon compte ; alors, malgré la fatigue et ses jambes qui semblaient peser plusieurs tonnes, il courut à un rythme assez soutenu. Au bout de quelques tours, le maître d'armes le rejoignit et courut à ses côtés. Peu à peu, Corentin sentit sa colère s'estomper. Mais il avait toujours honte, autant de sa pitoyable prestation que de son emportement. Quand ils achevèrent leur course, il ne lui restait plus que l'amertume de la défaite. Il était essoufflé et Morvan l'invita de nouveau à s'asseoir. Son regard semblait moins froid que quelques minutes plus tôt, tout comme sa voix lorsqu'il reprit la parole.


– Tu es prêt à m'écouter, maintenant ? demanda Morvan.


Corentin hocha la tête en signe d'approbation et répondit :


– Je suis désolé de n'avoir mis aucune touche et de m'être énervé.


Morvan esquissa un sourire.


– Dans un assaut contre moi, je me moque que tu manques ta touche. Ce qui m'importe, c'est la façon dont tu combats. Je préfère mille fois que tu perdes en te battant avec volonté et concentration plutôt que tu gagnes sans y mettre tout ton cœur. Tu vois, même si j'estime que tu es l'un de mes meilleurs escrimeurs, je n'éprouve aucune gloire pour le score que j'ai marqué aujourd'hui contre toi, parce que je n'ai eu aucun effort à fournir. Une victoire sans combattre n'est pas une véritable victoire.


Le maître d'armes laissa passer un court silence.


– En revanche, reprit-il peu après, si je conçois que tu perdes un assaut, je ne peux pas admettre que tu te laisses emporter par la colère. Elle est inutile, elle t'aveugle et te fait commettre bien plus d'erreurs que si tu gardais ton calme. Tu m'as à peine rendu mon salut quand tu as vu le score ; il me semble pourtant t'avoir toujours dit que le respect de l'adversaire est l'un des fondements de l'escrime. Alors au lieu de perdre patience et de t'emporter comme tu le fais si souvent en ce moment, apprends de tes erreurs. Demande-toi pourquoi tes techniques n'ont pas fonctionné. Cherche à savoir pourquoi ton adversaire a été meilleur, analyse son jeu et le tien. Et surtout, souviens-toi de cela : où que tu ailles, quoi que tu fasses, tu trouveras toujours meilleur que toi. Alors chasse un peu ton arrogance et ta prétention. Certes, tu es un bon élève, mais tu te laisses trop guider par ta colère et ta fierté. Souviens-toi que l'on cesse de progresser le jour où l'on croit tout savoir.


Morvan se leva et ajouta :


– Il est parfois difficile de se concentrer sur plusieurs choses à la fois. Quand tu viens à la salle dans cet état d'esprit, j'aime autant que tu décides toi-même de faire demi-tour. Tu nous fais perdre notre temps à tous les deux.


– Tu m'en veux ? murmura Corentin.


Morvan prit le temps de scruter l'expression de son élève. Il voyait qu'il mourait d'envie de lui parler, mais qu'il n'arrivait pas à se décider. Alors, il lui adressa un sourire. Il était inutile de le forcer ; le jeune homme se confierait à lui quand il serait prêt.


– Non, bien sûr que non.


Corentin prit son sac et se dirigea vers la porte. Alors qu'il se retournait pour saluer Morvan, celui-ci ajouta :


– La vie est comme un assaut d'escrime. À toi de savoir distinguer la feinte de la véritable attaque, à toi d'éviter les pièges de tes adversaires et de les faire tomber dans les tiens, à toi d'agir et de réagir en fonction des situations et au bon moment. Tu es le seul maître de tes attaques et parades, et si tu tombes, c'est qu'alors tu as manqué de concentration, d'anticipation, de clairvoyance et de discernement. Tu dois adapter ta technique pour ne pas perdre le prochain combat, et surtout, être capable de te relever de façon rapide mais réfléchie.


Corentin hocha silencieusement la tête en signe d'approbation.


– Ah, au fait, poursuivit Morvan, si tu croises Jonas, dis-lui que son absence aujourd'hui aura des conséquences.


Le maître d'armes affichait un étrange sourire, et Corentin ne put s'empêcher d'éclater de rire. Nul doute que Jonas aurait le droit à une séance particulièrement épuisante de pompes ou d'abdominaux pour avoir séché le cours particulier. Le jeune homme lui souhaita bonne soirée et prit lentement le chemin de chez lui. Morvan le regarda disparaître au coin de la rue, songeur, le front barré d'un trait soucieux. Il ferma la porte en soupirant et regagna ses appartements situés juste au-dessus de la salle d'armes.


À suivre...

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