Le scrabble

pauline-m

La faute à la météo.

Le scrabble

 

Voilà. Ca y est, c'est fait, c'est plus à faire. J'ai tué. Je l'ai tuée, un coup de couteau, puis encore dix. Du sang. Partout sur les murs, sur le carrelage. Du sang. Sa faute. C'est sa faute si je l'ai tuée. J'y suis pour rien.

Ça s'est passé cet  après-midi. Il pleuvait. Il devait normalement faire beau, la météo l'avait annoncé : « aujourd'hui un temps ensoleillé sur toute la France. » Je me suis dit : formidable, il va faire beau on pourra aller à la plage. Mensonge. Pas de soleil, il pleuvait.  On pouvait pas aller à la plage. On devait aller à la plage, mais la pluie nous en empêchait. Alors que faire ?

Ma femme m'interrogeait : qu'est-ce qu'on va faire, il pleut.

Surtout, trouver une occupation. J'ai peur de l'ennui, l'ennui me fait penser et j'ai horreur de penser, c'est pourquoi, trouver une occupation, se divertir comme on dit, pour éviter de penser.

Ma femme me dit : parlons. Et si on parlait ? ça fait longtemps qu'on s'est pas parlé. Dix ans qu'on se parle plus.

Je ne supportais pas sa voix de souris qu'on piétine, mes tympans agressés par cette voix. Non je ne voulais pas parler, je déteste lui parler. Moi je voulais juste aller à la plage, prendre un bain de soleil comme on dit, comme les gens disent profiter du soleil.

Mais aujourd'hui, pas de soleil, la pluie.

Et si on faisait un jeu de société. Un scrabble hein, c'est bien ça le scrabble, tu adores le scrabble.

Je déteste le scrabble, j'ai toujours détesté le scrabble, elle le sait, elle me propose de jouer au scrabble pour m'embêter. Non,  pour m'emmerder elle me propose de jouer au scrabble alors qu'elle sait très bien que je déteste jouer au scrabble.

Mais que faire d'autre ? il n'y a rien à faire d'autre. Pas de livres, je n'aime pas lire. Les livres me font peur. Les pages coupantes, aucun livre dans cette maison, même pas de magazine. Les notices d'instruction jetées, rien de lisible dans cette maison. Je lui avais dit, je ne veux aucun mot écrit dans cette maison, elle a gardé le scrabble, je l'avais jeté elle en a racheté un.

La boîte sortie. Les lettres étalées. Le premier mot : chaton

Elle écrit chaton. Je n'arrive pas à croire qu'elle puise former un mot aussi ridicule. Je regarde mes lettres. Je colle sous le h un o un m un i un c un i un d et un e, ça fait homicide. Après le chaton, il y a homicide.

La pluie tape, métronomique sur les vitres. Ma femme fait glisser ses lettres, elle colle sur le m de homicide un a, dessous un o un u et un r. Amour, après le chaton l'homicide, il y a l'amour. Mot dénué de sens pour nous. On le sait bien.

Ma femme sourit, son sourire que je déteste. Elle a mis du rouge à lèvres, elle l'a mal étalé, elle a du rouge à lèvre sur les dents. Son rouge à lèvre me fait peur, je vais chercher un torchon, je frotte son rouge à lèvres. Ses yeux éberlués.

Je me rassois. Allez on continu.

Je prends le a de amour, je rajoute deux s. Un  a deux s un i un n un a et un t : assassinat. Après le chaton l'homicide l'amour voilà l'assassinat.

J'ai soif, toute cette pluie me donne soif. Amour chaton,  tu m'excuses faut que j'aille boire. Je m'excuse, j'ai soif, je vais boire.

Dans la cuisine, des couteaux qui brillent. Je lui acheté des couteaux qui brillent pour son anniversaire. J'en saisis un, froid, il se moule parfaitement à ma main. Mon reflet déformé dans la lame. Est ce que j'ai une tête de tueur comme on dit, est ce que mon visage exprime ce que je m'apprête à faire ? Le reflet. Mon reflet. Moi.

Je reviens dans le salon, le couteau qui brille derrière mon dos. Le chemisier en soie moiré de ma femme. Je le transperce. Ma femme crie. Je la transperce. Elle ne crie plus. Dix coups de couteau qui brille. La pluie au même rythme que les coups.

Il devait faire beau mais non il pleut, s'il avait fait beau on aurait pu aller à la plage, je n'aurai pas joué au scrabble.

J'ai tué la femme. J'ai tué ma femme. Il faut que je nettoie. La serpillière, le sceau,  de l'eau, du savon. Plus aucune trace.

Que faire du corps ? Enterrer le corps ? Cacher le corps ?Couper le corps.  Brûler le corps. 

Oui, dans la cheminée. Allumée. Des bûches. Feu ardent. Le corps scindé en deux devient cendres. Plus aucune trace. J'attends. Le feu de plus en plus ardent.

Soudain, un coup de sonnette,  qui est ce ? J'ouvre. Le voisin, il veut m'emprunter ma tondeuse, je n'ai pas de tondeuse. Non, je n'ai pas planté d'herbe, que des cailloux alors pas de tondeuse. Pour paraître aimable,  je lui dis, mais rentrez, rentrez donc, j'ai du thé, du café, du vin.

Il fait chaud chez moi ?  Oui j'ai allumé la cheminée, oui en plein été. Bizarre ? Non ça va. Quelle odeur ? De cochon grillé ? Ma femme aime les barbecues. C'est l'été alors les barbecues. Tout va bien. Je vais bien, à part la pluie. Sale temps hein ?

 Il regarde la cheminée. Je regarde la cheminée. La main de ma femme aux griffes écarlates n'a pas brûlée. Restée intacte dans les braises, la bague à l'annulaire gauche qui brille. Le voisin la vue, il tourne son visage  vers moi. C'est une main dans les braises ?

 Une main. Non quelle drôle d'idée, qu'est-ce qu'une main pourrait bien faire dans les cendres de ma cheminée ? Silence.

Il recule, horrifié. Attendez ce n'est pas  ma faute. La météo. Il devait faire beau, on devait aller à la plage, mais la pluie... Alors ma femme... Et si on faisait un scrabble ? Mais vous savez je déteste le scrabble. Elle forme le mot amour,  plus de sens pour nous,  alors des couteaux brillants plantés dans  son chemisier, vous comprenez.

Le voisin recule. Le voisin a peur. J'ai peur du voisin qui recule. Maintenant il court, il se sauve. J'essaye de l'arrêter. Impossible, il court plus vite.

Alors que faire ? Qu'est-ce que je peux faire maintenant ? Réfléchir. Réfléchir. J'ai horreur de réfléchir. La voiture. Rouler. Le garage. Les clés. Je démarre. Personne dans la rue, rue déserte. J'avance, j'accélère. Tout va bien. Personne ne se doute de rien. Soudain des sirènes qui hurlent, des lumières bleues et rouges éclatent. Foutu.  Je suis foutu. Pied au plancher, j'accélère. Semer. Je dois les semer. Une idée, je vais faire comme James Dames quand il avait la fureur de vivre. Oui, je vais sauter de la voiture en marche. Prêt. Portière ouverte. Hop. Mon corps qui s'écrase sur le goudron brûlant. Peau du corps en lambeaux, pas mal, je me relève. Je cours. Et alors, je vois le bar, Chez Jojo. J'me dis tiens, je vais aller me planquer chez Jojo. Et me voilà, maintenant dans ces toilettes qui attends, d'ailleurs qu'est-ce que j'attends ?

Mais je sais, oui je sais, vous inquiétez pas Jojo, je sais que vous allez prévenir les flics, c'est normal. Vous criez : assassin ! 

Un assassin ça va en prison. Un assassin faut le punir. Logique. Alors, punissez moi, mais avant, sachez que vraiment, sachez-le, un mariage sans amour, aucun amour, aucun désir, n'est pas un mariage. Rien depuis dix ans. Deux être qui se haïssent depuis dix ans, qui font semblant, qui jouent à être amoureux, rien qu'un mensonge, eh bien un jour, ça explose. Un des deux être explose, ça aurait pu être elle mais c'est moi. Elle aurait pu me tuer. Elle a essayé un jour. Elle a voulu m'empoisonner, dans un verre de vin, de la mort aux rats. Mais j'ai reconnu l'odeur, alors j'ai bu quand même, et ensuite tout vomi. Bien joué, que je lui ai dit, mais ça ne sera pas pour cette fois.

Et puis aujourd'hui c'est moi qui ait explosé. Le scrabble la pluie, les couteaux qui brillent. Dix ans sans amour, sans désir, sans tendresse. Une vie gâchée, alors le geste fatal, le geste désespéré.

Une fois j'ai connu l'amour. Attention ! Le vrai, pas un amour de pacotille, l'amour puissant, l'amour qui transcende, qui submerge, l'extase quoi ! J'avais 22 ans, elle 21. On s'est aimé tout de suite, sans attendre. Premier regard, réaction chimique, l'attirance fulgurante. On se quittait plus, une vie recluse à s'aimer dans une chambre. Aucune sortie aucun amis, rien que nos deux corps collé en un seul.

Mais, un jour elle est partie. Elle s'est évadée sans doute, je suppose qu'elle se sentait prisonnière.

J'étais vidé.

Alors, la première fille qui a voulu de moi, je l'ai épousé. J'étais débarrassé, je pouvais dire je vous présente ma femme, je suis marié, mais la  bague comme un étau.

Si vous saviez comme je détestais ma femme ! C'est bien simple, rien qu'en la voyant mon estomac se retournait. Et d'ailleurs, c'était réciproque. Faut pas croire, elle aussi son estomac retourné. D'ailleurs, elle me disait « tu me donnes envie de vomir ». Carrément oui, envie de vomir.

Allez-y donc, maintenant que vous connaissez l'histoire, mon histoire, appelez les flics, dites leur : "oui allô, bonjour, allo, oui, il y a un assassin dans les toilettes de mon bar, venez le chercher."

Quoi vous me laissez partir ? Oui, vous avez raison, de toute façon, je suis foutu, forcément on me retrouvera. Merci en tout cas Jojo, vous êtes comme on dit un chic type, vraiment.

Ecoutez, je vais vous prendre une bière. Si jamais les choses tournent mal, je veux boire une dernière bière. Sentir  la mousse chatouiller mes lèvres.

Ah, vous entendez ?! Le chant des sirènes !  Bon alors, je suppose que je suis ce qu'on appelle un mec foutu. Alors regardez bien, je vais boire la bière en une gorgée.

Voilà, et puis le couteau qui brille. Regardez, hop dans mon ventre. Vous savez …comme…les… hara-kiris.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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