Le Secret du Diable

E.L. Haven

Premier chapitre de mon roman Le Secret du Diable, disponible aux éditions Jets d'Encre.

La nuit. Les choses sombres. La goutte d'eau réglée et persistante. Seul le rayon de lune par la lucarne de la tourelle me permet de le distinguer dans la pénombre. Sa figure hideuse me toise. Il se tient debout, près de la porte de sortie. Il est grand et imposant, raide comme une statue, son rictus aux dents pointues me glace le sang, l'homme aux yeux jaunes. Je suis pétrifiée, nue, enfermée dans une cage aux barreaux dorés. Autour de moi, des corps d'enfants à divers stades de décomposition et des carcasses de chiens jonchent le sol. Recroquevillée contre les dalles humides et froides du cachot, j'attends mon tour. Le cadenas de ma cellule se déverrouille comme par enchantement et la porte s'ouvre, lentement, dans un grincement sinistre. L'homme aux yeux jaunes ne bouge pas, il m'observe me relever. Ça fait partie du plan. Si je sors, le jeu commence. Si je reste, il est simplement retardé. J'avance d'un pas, l'homme aux yeux jaunes ne cille toujours pas. Ma respiration s'accélère, mes deux pieds sont à présent hors de la cage. C'est maintenant ou jamais. Je m'élance à toutes jambes, sautant par-dessus les cadavres. Je passe devant l'homme aux yeux jaunes, il me suit du regard, mais n'essaie pas de m'arrêter. Ne surtout pas le regarder dans les yeux. J'ouvre la porte et dévale l'escalier à vis. Et je m'enfonce encore plus profondément dans les ténèbres. L'escalier relie la tourelle à la cave. Dans la cave, il y a des cellules, mais elles ne sont pas en or comme la mienne, elles sont en acier rouillé, où d'autres enfants nus sont enfermés. Il y a aussi des cages pour des chiens, des dobermans. Je continue ma course vers une porte ornée d'un pentagramme inversé peint en rouge. Elle mène à un long couloir obscur, éclairé par de nombreuses bougies au sol et sur des chandeliers en fer forgé. Les murs sont recouverts de tableaux angoissants. Une caricature de La Vierge à l'Enfant retient mon attention. Les deux protagonistes sont aux prises de créatures terrifiantes aux yeux translucides. L'angle du couloir bifurque vers la salle de bal. Ils sont tous là, en cercle, ils ne font pas attention à moi. J'aperçois une petite fille, qui se cache derrière le bar. Avec son index, elle me fait signe de ne pas faire de bruit. J'entends des pas lourds qui se rapprochent de plus en plus de moi. Derrière le cercle d'initiés, une immense porte s'ouvre, je cours pour l'atteindre, la petite fille me suit. Je n'ai plus de souffle, mais je cours pour ma vie. Je me retourne, regarde le château une dernière fois. Ce château maudit, théâtre de mon enfance brisée. Je rejoins la forêt. Mes petites jambes nues s'écorchent au fur et à mesure que je m'enfonce dans le bois. Je sais qu'il est derrière moi. J'essaie de grimper aux arbres, sans succès, je panique. Alors que je m'épuise, l'homme aux yeux jaunes marche sans crainte vers sa proie. Je vois d'autres enfants, ils essaient de fuir et de ne pas se faire repérer. J'entends des tirs de fusil à pompe. Puis des cris déchirant la nuit. La chasse est ouverte. Je m'arrête, je n'en peux plus, je m'effondre, tombe en sanglots. Je suis couverte de sang. De la tête aux pieds. « Pan !… Pan !… Bip !… Bip ! » Mon réveil sonne, il est 7 heures. Les séries de coups m'ont tirée de mon sommeil et maintenant le silence règne. C'était un rêve, un cauchemar si vrai, si profond. Je suis en sueur. Mes draps sont trempés. Je dois absolument prendre une douche. — Rose ! Tu es réveillée ? Ma mère m'appelle depuis le salon.

— Ouais, je vais sous la douche.

— OK, je vais bosser. Tu fermeras bien en partant à ton tour.

— OK !

Debout sous le jet d'eau chaude, j'essaie de calmer mes nerfs, comme si j'étais encore en train de courir à travers cette forêt. Toujours cette même forêt et ce même château. Toujours ce bon vieux cauchemar. Les rêves en général n'ont pas vraiment de sens, les images s'enchaînent sans grande cohérence, mais celui-là est différent. Je ne suis même pas certaine que la petite fille dans ce rêve me représente moi. Lorsque l'eau passe sur mon corps, j'ai la sensation qu'elle fait disparaître tout le sang imaginaire qui l'a souillé durant la nuit. Je me sentais si poisseuse au réveil. Les détails de mon cauchemar s'effacent peu à peu. Je ne me souviens déjà plus des traits des enfants qui étaient avec moi. Je n'ai pas l'impression que ce soient les mêmes à chaque fois. Ce sont des enfants que je ne connais pas – en même temps, je n'en croise pas beaucoup au quotidien. Nos rêves ont souvent un rapport avec ce qu'on a pensé la veille, ce qu'on a pu voir à la télé ou ailleurs, alors je ne comprends pas pourquoi ce rêve revient si fréquemment hanter mes nuits. C'est toujours pareil, c'est lorsque je suis poursuivie dans cette forêt que ma peur atteint son paroxysme. Je me réveille toujours à ce moment-là. Lorsqu'on meurt dans son rêve, on se réveille généralement tout de suite après. C'est bien glauque en tout cas. Ça fait cinq ans environ, depuis mes treize ans, que je fais ce cauchemar régulièrement. Toujours le même. Plus les années passent, plus il gagne en intensité. Aujourd'hui, il est de plus en plus récurrent et de plus en plus clair. Comme un souvenir. Je ne comprends pas, je ne crois pas avoir déjà vécu une sorte de… chasse d'enfants ? Je ne sais même pas si ça existe, pourquoi les gens feraient ça, une chasse d'enfants ? Pour les manger peut-être, je ne sais pas. C'est vraiment dégueulasse, pourquoi est-ce que j'ai des pensées comme ça dès le matin ? Je sors de la douche et mon corps ne ressent plus les dommages de cette course effrénée à travers les bois. Une chasse d'enfants… Si c'est un rêve prémonitoire, je vais me tenir éloignée de tout château bizarre ! Tout château tout court ! Comme je suis enfant dans ce rêve, peut-être que j'ai vécu un truc un peu similaire dans mon enfance ? Évidemment il ne devait pas y avoir de monstre aux yeux jaunes ou quoi, mais bon, je ne sais pas, pour être franche, je n'ai pas de souvenir de mon enfance avant mes sept ans. Je pense que c'est comme ça pour la majorité des gens, non ? Les souvenirs d'enfance remontent rarement plus loin que l'école primaire. Je suis enfant unique, mon père est mort quand j'étais petite, d'après ma mère. Je n'ai aucun, mais absolument aucun souvenir de lui. Parfois je me demande si je n'ai pas été conçue avec un inconnu ou par l'opération du Saint-Esprit. Il n'y a aucune photo de lui, nulle part, je ne sais pas du tout à quoi il ressemble. Depuis toujours, je n'ai jamais vu un homme avec ma mère, elle en voit peut-être en cachette, je n'en sais rien, elle ne me dit rien. Quand je demande des infos sur mon père, elle me sort que c'est trop douloureux d'en parler, qu'il est mort au volant, qu'il avait trop bu, qu'il buvait toujours trop. Ma mère est assez spéciale. Je pense même qu'elle est folle. Elle travaille toute la journée. Elle cumule plusieurs boulots, des petits boulots assez précaires, dans un supermarché et quelques nuits à l'hôpital. Quand elle ne travaille pas, elle fait beaucoup de bénévolat pour les animaux. Elle dit que ça lui fait du bien d'être avec des animaux, que c'est thérapeutique. Et pourtant, elle ne veut pas qu'on ait un animal à la maison… allez comprendre. Moi j'ai arrêté d'essayer. Je descends à la cuisine, d'où se dégage une forte odeur de café. Je m'en sers une tasse, il est encore chaud. Ma mère n'invite jamais personne chez nous. Si ses collègues voyaient la maison ! On habite une maison en plein Paris, dans le Ve arrondissement, entre le palais Bourbon et les Invalides. C'est un héritage de ma grand-mère, que je n'ai jamais connue non plus. Quand je questionne ma mère, je n'ai pas plus de réponses que pour mon père. En fait, ma mère est ma seule famille. Elle ne paye donc ni loyer ni crédit, seulement les charges et les impôts. Elle n'a qu'une bouche à nourrir et je ne suis pas si gourmande, pourtant elle se tue au travail comme si elle croulait sous les dettes. Je suis souvent très seule à la maison. Je me sens très seule un peu partout. J'ai l'impression que beaucoup de choses m'échappent, d'être à côté de la plaque. C'est en grandissant que j'ai compris que tout le monde ne vivait pas dans des baraques de ouf en plein Paris. Quand je vois le train de vie de ma mère, je ne nous considère pas du tout comme faisant partie d'une classe privilégiée. Si on enlève la maison de l'équation, nous ne possédons aucun signe de richesse extérieur. Ma mère ne s'apprête pas, elle ne porte pas de fringues griffées, moi non plus. La salle de bains n'est pas remplie de produits onéreux, pas de crèmes jeunesse à mille euros, pas de flacons luxueux. On fait rarement du shopping. Ma mère se balade la plupart du temps en jogging, elle fait un peu plus d'efforts pour aller travailler, et encore. C'est une assez belle femme naturellement, elle se maquille rarement, ne se coiffe pas. En même temps elle a de jolies boucles, ce serait dommage de les abîmer avec un peigne. Elle a l'air d'une femme qui se bat pour joindre les deux bouts constamment, elle me dit être juste un peu hyperactive. Elle ne m'accorde pas beaucoup d'attention, mais elle est très protectrice avec moi. Elle refuse toujours que je sorte, avant je me débrouillais, quand elle dormait. Quand elle le découvrait, je la retrouvais à chaque fois morte de peur, totalement paniquée. Elle a commencé à faire des insomnies et j'ai culpabilisé. Je ne sors plus. Certes, je suis majeure maintenant, depuis deux mois et demi, mais je ne sors que pour aller à la fac. Je suis inscrite en licence de philo à la Sorbonne-Paris IV, au centre Clignancourt. Porte de Clignancourt quoi, pas ce que je m'imaginais en devenant étudiante à la Sorbonne. Depuis que j'ai quitté le lycée, ma vie a beaucoup changé. Elle est devenue plus morose. C'est bizarre comme je n'ai plus vraiment de contacts avec mes copines de lycée depuis la fin de l'été. On est tellement nombreux à la fac, c'est difficile de faire connaissance avec des gens, je n'ai pas encore la recette pour ne pas avoir l'air désespérée quand je vais vers des inconnus. Je passe des journées entières sans parler à personne. Je finis par m'y habituer. Ça va devenir de plus en plus difficile de me sociabiliser. Porter un masque, faire semblant d'être un peu normale. J'ai l'impression de me poser beaucoup de questions, plus que les jeunes de mon âge, sur le monde qui m'entoure et sur moi. J'essaie de trouver du sens à tout ça, c'est pour ça que je me suis inscrite en philo, pour mieux comprendre. Mais ça m'embrouille plus qu'autre chose. Je m'intéresse beaucoup à la spiritualité, la religion, je n'ai jamais reçu d'enseignement du côté de ma mère, j'ai plutôt appris avec mes fréquentations. Ce ne sont pas mes profs de philo qui vont m'aider à ce niveau-là, ils font bien comprendre à tout le monde qu'ils sont athées et convaincus. Ma prof de philo en terminale était déjà plus ouverte sur ce sujet. C'est assez désespérant, mais l'un de mes cours que je commence demain se nomme « Philosophie des religions », donc j'ai un peu espoir. Évidemment, je fais mes recherches de mon côté. J'essaie de trouver des réponses aussi pour mon cauchemar récurrent, j'essaie dans les dicos des rêves, mais ça ne donne pas grand-chose. J'aimerais en parler à un psy, mais ma mère m'a toujours interdit d'en voir un. Je suis majeure, je dois m'affirmer, je fais bien ce que je veux, en plus j'ai vu qu'il y avait un psy gratuit à la fac, alors pourquoi pas essayer, si c'est gratuit ! Il me vient une idée. Je sors mon téléphone et pour la première fois, je tape chasse d'enfants dans la barre de recherche. Mais je m'en fous, des chasses au trésor d'enfants ! J'ai pas mis le mot « trésor » à ce que je sache ! En y ajoutant le mot « château », ça ne change pas grand-chose… voilà, peut-être que c'est ça ! J'ai été traumatisée enfant par une chasse au trésor dans un château, je me suis perdue dans les bois et voilà, c'est peut-être aussi con que ça ! Peut-être que je vais enfin pouvoir m'en libérer et arrêter de me réveiller quasiment tous les matins avec des sueurs froides. Je dois aller en cours et je n'en ai pas du tout envie. Je me sens encore bouleversée par mon rêve. Et puis on s'en fout des cours magistraux, les absences ne comptent pas ! Mais ce sera plus facile pour moi de penser à autre chose si j'y vais. Deux métros plus tard, me voilà à la fac. Je trouve le bâtiment froid, triste à pleurer. Je ne parlerai pas du quartier, sinon je vais vraiment déprimer. Je suis peut-être un peu snob, finalement. Je me doute bien que la tronche que je tire tous les jours ne doit pas donner envie de m'approcher. Mais ai-je vraiment envie qu'on m'approche ? J'ai du mal à laisser les gens rentrer dans mon quotidien, à leur parler de moi, parce qu'il y a tellement de choses que j'ignore à mon sujet. Je ne veux pas embêter ma mère, alors je ne lui pose plus de questions, mais les questions sont toujours là. Les zones d'ombre sont toujours là. Je fais semblant devant elle et les autres, je fais comme si je survolais tout ça avec légèreté, comme si je vivais le présent en toute insouciance. Mais ça me tracasse, énormément. Je ne sais tout simplement pas qui je suis, d'où je viens, ni où je vais. Parfois je ressens un vide en moi, si grand, si profond, un trou noir, puis une tristesse infinie, sans raison. Et je me demande si tout le monde a déjà ressenti ça, si tout le monde est aussi triste que moi. Et puis d'un coup, parfois, j'ai en moi cette étincelle de vie, cette curiosité pour le monde, cette envie de le dévorer, d'oser faire des trucs dingues. Je crois que je m'ennuie un peu trop à la fac. Mais pour l'instant, je n'ai pas vraiment d'autres plans. Et je crois que ça ferait de la peine à ma mère si j'arrêtais les cours, je ne veux pas la rendre plus malheureuse qu'elle en a déjà l'air. Quand je marche dans les couloirs de la fac, je sens qu'on me regarde beaucoup, que je plais, qu'on se retourne sur mon passage, et je n'aime pas vraiment ça. Je me cache derrière des vêtements oversize, mais je crois que c'est d'une burqa que j'aurais besoin. Je sais que beaucoup de filles à ma place profiteraient de mon physique pour jouer les allumeuses, mais c'est franchement pas mon truc. En plus d'avoir l'air froide, je passe pour une sainte-nitouche. Certes, je suis toujours vierge et c'est dommage qu'on trouve ça bizarre pour une fille de dix-huit ans. C'est comme ça, ça me fait peur. Je ne sais pas si c'est le genre de sujet que j'arriverai à aborder avec le psy gratuit de la fac. Je ne suis pas vraiment une midinette, mais j'attends un déclic, un peu de magie, peut-être un coup de foudre. Bon OK, je suis peut-être bien une midinette. Ce n'est pas mon genre de flasher sur un physique, mais il y a un mec que je croise parfois dans les couloirs de la fac, il n'est pas dans ma classe ni en amphi donc j'en conclus qu'il ne fait pas de philo, mais il est vraiment très beau. Je préfère les bruns aux blonds d'habitude, mais lui, il est vraiment trop craquant. Il est passé devant moi hier, il m'a regardée et ça m'a foudroyée sur place, j'ai baissé les yeux instantanément, je me sens idiote. Je me pose au fond à droite de l'amphi et je prie pour que personne ne s'assoie trop près de moi. Raté, deux jeunes filles prennent place à moins d'un mètre de moi et je sens déjà qu'on bouffe mon espace vital. Sois gentille et sociable, partage ton espace vital ! En tout cas, elles n'ont pas eu de mal à se créer des amitiés à peine deux semaines après la rentrée, ou peut-être qu'elles se connaissaient déjà avant et qu'elles ont décidé de s'inscrire en philo en même temps… Vu que ce n'est pas la filière la plus demandée, elles étaient sûres d'être ensemble. Elles n'ont pas une tête à aimer la philo. Et moi alors ? J'ai une tête à aimer quoi ? Merde, elles ont remarqué que je les matais depuis deux minutes, fais genre que tu regardais quelqu'un derrière. Voilà, comme ça. Maintenant fouille dans ton sac pour chercher tes affaires. J'ai l'air ridicule. Je récupère mes notes du cours précédent sur les Méditations métaphysiques de Descartes. Face à un amphi rempli comme un premier semestre de fac, le prof règle son micro et allume son projecteur.

— Par l'expérience du cogito, Descartes va tenter de trouver une certitude absolue, irréfutable. Il va mettre en doute toutes les idées qu'il pensait vraies, afin de trouver le fondement de la connaissance. Notez cette citation : « Il doit y avoir autant de réalité dans la cause totale que dans son effet, car d'où est-ce que l'effet peut tirer sa réalité, sinon de sa cause. » Heureusement que le prof ne fait que répéter les phrases qui sont écrites sur le PowerPoint, sinon on n'aurait jamais le temps de tout recopier.

— Selon Descartes, l'idée de perfection ne peut venir d'un être imparfait. C'est à partir de cet argument que Descartes prouve l'existence de Dieu. Un être imparfait ne peut avoir l'idée d'un être parfait, une cause imparfaite ne peut être à l'origine d'un effet parfait, c'est-à-dire l'idée de Dieu. Un être fini ne peut avoir l'idée d'un être infini. Descartes l'explique par cette phrase : « Il faut nécessairement conclure que Dieu existe ; car je n'aurais pas l'idée d'une substance infinie, moi qui suis un être fini, si elle n'avait été mise en moi par quelque substance qui fût véritablement infinie. »

Les jeunes filles assises près de moi, plutôt attentives jusque-là, se mettent à chuchoter :

— Eh ben, je croyais qu'être cartésien c'était limite ne croire en rien. À chaque fois on me dit « non je crois pas en Dieu ou aux fantômes », ou des trucs comme ça, « je suis cartésien ». — Être cartésien c'est avoir un esprit rationnel, ça ne veut pas dire être athée. Mais aujourd'hui pour nous, les religions ne sont pas rationnelles. On a dit de Descartes qu'il était athée parce qu'il avait éprouvé le besoin de donner des preuves de l'existence de Dieu.

— Tu t'es renseignée toi, t'es à fond dedans !

— Ouais j'aime bien, je trouve ça intéressant.

— Ouais moi aussi. Mea Culpa, ça m'apprendra à juger sans connaître, elles ont finalement des têtes à aimer la philo. La page du PowerPoint change et j'anticipe ma prise de notes. — Les arguments de Descartes sont-ils irréfutables ? L'idée de perfection ne peut venir que d'un être parfait, alors qui d'autre que Dieu Lui-même peut me donner la notion de Dieu ? Si j'imagine une créature ressemblant à un dragon, cela voudrait dire que seul un dragon a pu me donner cette idée ? On peut l'adapter avec toutes les chimères et créatures mythologiques, imaginer quelque chose ne veut pas dire qu'elle existe. C'est le principe même de l'imagination. Descartes conclut à l'existence de Dieu parce qu'étant un être parfait et je cite : « S'il lui manquait l'existence, il ne serait pas parfait. Donc, il existe. » Descartes affirme dans la prémisse que Dieu est parfait. Mais qu'est-ce qui prouve qu'il est parfait ? Qu'est-ce qui prouve qu'il est infini ? Je vais faire comme la fille à côté en rentrant, je vais être bien studieuse et m'instruire de mon côté en commençant par Descartes. — Pourquoi Descartes appuie-t-il toute son argumentation sur cette vérité première qu'est la perfection de Dieu ? Quelles sont les preuves de la perfection de Dieu ? Selon Descartes, l'esprit humain est trop fini pour réaliser l'exploit d'imaginer un être infini. Mais si on n'avait pas enseigné à Descartes que Dieu est parfait, en aurait-il eu la notion ? Si un être humain est éduqué sans jamais entendre parler de Dieu, en aurait-il l'idée ? Par ailleurs, la notion de Dieu est connue de tous, mais ses définitions ne se ressemblent pas et, pire, elles se contredisent. Le chemin de la connaissance de Dieu nous est inaccessible, mais peut-être est-il moins complexe que le chemin de la connaissance de soi ? En rentrant chez moi, je pense beaucoup à mon cours, c'était le seul de la matinée. J'ai un autre cours magistral sur la philosophie des sciences vers 16 heures, mais j'ai plutôt la flemme d'y aller. Le cours sur Descartes était très intéressant, mais ce n'est pas vraiment le cas de la majorité. Finalement, je n'ai peut-être pas une tête à aimer la philo, ni la fac en général. Mais comme la nana assise à côté de moi, j'ai envie d'en apprendre un peu plus sur Descartes en autodidacte. J'allume mon ordi et tape sobrement Descartes sur le moteur de recherche. Pour commencer, je vais y aller en douceur et me diriger vers sa page Wikipédia. Déjà, il est né un 31 mars comme ma mère, j'espère pour ses proches qu'il n'avait pas le même caractère. Après avoir quitté Poitiers pour Paris, sa devise était Heureux qui a vécu caché, ah bah si, il était bien comme ma mère alors. Il fait quelques voyages en Hollande, au Danemark et en Allemagne, c'est plutôt cool. C'est vraiment ce que j'aimerais faire, partir, voir de nouveaux horizons, je n'ai jamais quitté la France à ma connaissance, j'adorerais parcourir l'Europe et même, pourquoi pas, aller au-delà. Mais je ne me vois pas voyager seule. Je sais que ma mentalité me fait sûrement perdre des opportunités, mais c'est comme ça, ça me fait peur. J'ai peur que tout le monde voie à quel point je suis seule. Descartes s'engage dans l'armée et s'intéresse la même année à l'ordre de la Rose-Croix… La Rose-Croix… Ce n'est pas la première fois que j'en entends parler. J'ai déjà vu ce nom quelque part. Je clique sur le lien. La Rose-Croix serait un ordre mystique et secret. Descartes est décidément plein de surprises et il m'intéresse de plus en plus, mais où est-ce que j'ai vu ce nom ? La Rose-Croix aurait été fondée au xve siècle par Christian Rosenkreutz ou « Christian Rose-Croix », un personnage mythique… Je connais ce nom aussi, j'en suis sûre et certaine. Je pose l'ordinateur sur mon lit, j'ai comme une sorte d'intuition. Je me dirige vers la bibliothèque. La maison possède une salle dédiée, sur 30 mètres carrés, les étagères pullulent de livres plus anciens les uns que les autres. Les reliures sont tellement belles que je n'ose pas trop y toucher, ça a l'air plutôt fragile. J'y vais de temps en temps avec mes propres lectures et je me pose sur le canapé. Ma mère ne vient jamais ici. Je suis la seule à dépoussiérer. Il y a un petit bureau de style Directoire au centre, je le trouve tellement joli, mais j'ai toujours peur de l'endommager par inadvertance dès que je m'approche. Il n'y a pas beaucoup d'éclairage, heureusement qu'il fait jour. Je parcours l'étagère de droite, je sais que c'est par là. Isis dévoilée, non, L'Ange à la fenêtre d'Occident, non, mais c'est joli. Le voilà, Les Noces chymiques de Christian Rose-Croix. C'est une édition plutôt récente, de 1999, par « récente » je veux dire par rapport à d'autres livres de la rangée. Un papier plié en quatre fait office de marque page, arrêté à la page 141, chapitre « Sixième jour ». Je le déplie et… Et je ne sais pas quoi en penser ! C'est un dessin d'enfant, à première vue. Deux petits personnages se tiennent la main. Des arbres sont dessinés grossièrement et font cercle autour des protagonistes. En arrière-plan, un château et un croissant de lune. Mes mains commencent à trembler. C'est un dessin tout ce qu'il y a de plus innocent. Mais je sens que non. Je sens que quelque chose ne va pas du tout et à la vue de ce dessin, j'ai la nausée. Je me sens défaillir, je ne sais pas ce qui m'arrive. J'entends claquer la porte d'entrée. Je range le livre à sa place initiale et le dessin dans la poche de mon sweat-shirt. Je sors de la bibliothèque discrètement et je rejoins ma chambre sur la pointe des pieds. Une fois sur mon lit et la porte fermée, j'inspecte à nouveau le dessin et une angoisse incontrôlée prend le dessus.


Pour lire la suite, rendez-vous ici:   https://www.jetsdencre.fr/le-secret-du-diable-_r_9_i_1648.html

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