le soleil se lève
My Martin
Chantal Thomas, née à Lyon, en 1945
3 mai 2024. 'Journal d'Arizona et du Mexique. (Janvier-juin 1982)'
Etats-Unis Sud-Ouest.
Arizona (capitale, Phoenix). Devise, 'Ditat Deus' (Dieu enrichit).
Au cœur du désert de Sonora, Tucson.
Chantal Thomas (37 ans) obtient un poste d'enseignante à l'université -cours de français et de littérature
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Premier cours à l'université. J'y vais en auto-stop ('thumbing').
Sérieuse admonestation, à l'arrivée au département. Un professeur est chargé de me faire la leçon.
Danger ! Très mauvaise initiative. Vous ne connaissez pas le désert. Il est facile d'y faire disparaître le corps des personnes tuées. Et croyez-moi, on ne se prive pas de cette commodité.
Faire de l'auto-stop en Arizona, une femme, en plus ! Violée et assassinée. Ne répétez pas, je vous prie, pareille imprudence. Pour vous, pour nous, pour l'image du département.
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J'apprends que Simenon (1903-1989) a séjourné à Tucson. Septembre 1947 à mai 1948. Juin 1949 à octobre 1949.
Surprise, tant j'associe Simenon, aux atmosphères glauques et aux matins de crachin.
A la Libération, Simenon a été brièvement inquiété par le Comité national d'épuration des gens de lettres, à Paris. Avec l'accord des autorités d'occupation, il a continué à publier et s'est engagé dans l'activité cinématographique.
Dans son hacienda (premier séjour) ouvrant sur le désert, il vit avec trois femmes. Tigy, son épouse. Denyse, sa secrétaire et future épouse. Boule, sa cuisinière.
Il est resté deux ans dans cette ville. Le temps d'écrire une dizaine de livres, d'avoir un deuxième fils (John, né le 29 septembre 1949)
Simenon aurait pu faire l'effort de s'intégrer à la 'bonne société' de Tucson. Ce qu'il ne fait pas. Il se fond dans le paysage mais n'appartient à aucun club.
Simenon a quarante-sept ans. Kerouac, vingt-sept ans.
Tout les sépare : le rapport à leur mère, à l'alcool, aux femmes, aux enfants, à l'argent, aux voitures, aux vêtements, aux excitants. Sans oublier l'écriture.
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'Maigret chez le coroner' (1949). Comment est morte la jeune Bessy, dont le corps a été retrouvé, mutilé, sur une voie de chemin de fer proche de Tucson ?
La motivation du crime est le constat par Simenon (ou par Maigret), qu'il est difficile, sinon impossible pour un célibataire, d'avoir une relation sexuelle à Tucson.
Simenon énonce un autre constat, profond, sur la misère, non pas sexuelle, mais matérielle.
Mais peut-être ce qui change le plus de couleur, au-delà des frontières, est-ce la misère ?
Celle des quartiers pauvres de Paris, des bistrots de la Porte d'Italie ou de Saint-Ouen, la misère crasseuse de la Zone et la misère pudique de Montmartre ou du Père-Lachaise, lui étaient familières. La misère définitive des quais aussi, celle de la place Maubert ou de l'Armée du Salut.
Une misère que l'on comprenait, dont on pouvait retrouver l'origine et suivre la progression.
Ici, Simenon soupçonnait l'existence d'une misère sans haillons. Bien lavée, une misère avec salle de bains, qui lui paraissait plus dure, plus implacable, plus désespérée.
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'Marchez, pendant que vous avez la lumière, afin que les ténèbres ne vous surprennent point : celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va.' - Jean 12:35
Les endroits propices aux rêves sont aussi ceux où s'apprécie le mieux, le plaisir de lire la nuit.
L'Arizona en fait partie, car les paysages ont une force onirique.
1946-1953, Sedona, 50 km au sud de Flagstaff. Max Ernst (1891-1976. Mouvements dadaïste et surréaliste) y a construit sa maison. Cette étrangeté était pour lui pays de connaissance.
La nuit, à Tucson. La lumière s'accroît, se densifie, de l'immensité des ténèbres dans le désert.
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Vicky se prend le front entre les mains. Elle n'en peut plus.
Après une pause, elle me confie sa passion pour un jeune Navajo, balayeur à la cafétéria.
Le coup de foudre. Il la pétrifie par sa beauté. Dès qu'elle l'aperçoit, elle ne peut plus bouger. Ceci, juste après ses cours sur Monique Wittig (Dannemarie, Haut-Rhin, 1935-Tucson, 2003) Romancière, militante féministe lesbienne française.
Vicky en est 'maladivement obsédée'.
Excédée par son désir et se demandant qu'elle conduite à tenir, elle dit : 'je vais finir par tenir un journal'.
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Oasis Ranch, Cortaro, AZ 85230.
Guillaume me raconte qu'il a écrit une thèse. Un jour, de retour à Tucson après des vacances en France, alors qu'il s'apprêtait à la soutenir, il l'a retrouvée, mangée par les coyotes.
« Tu comprends, c'est le genre de pépin qui t'oblige à changer de carrière. »
Je comprends et ne lui pose pas de question sur sa carrière actuelle ; elle lui laisse beaucoup de temps pour répertorier la flore du désert.
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Vendredi saint. Tucson Sud. Mission San Xavier del Bac.
Je m'intègre au groupe qui accompagne un jeune Indien, en train de parcourir le chemin de croix. Il peine sous la lourde croix en bois. Une couronne d'épines lui enserre le front.
Sa maigreur, ses yeux fiévreux. Son visage inondé de sueur.
Il appartient au peuple Tohono O'odham, les 'Hommes du désert', le peuple premier du désert de Sonora.
Parmi les plus démunis des Indiens.
Les Espagnols les appelaient du nom de : 'Papago' (Perroquet).
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S. Wilmot Rd, AZ 85708
Aujourd'hui, visite du cimetière d'avions. 'The Davis-Monthan Air Force Base'. 8 km, Tucson Sud-Est
Avant d'arriver au cimetière des avions, nous conduisons sur des 'dirty roads'.
Spectacle étonnant de ces milliers d'avions alignés au sol. Ils ne sont pas pris dans les lianes d'une inextricable jungle. Quand même, ou peut-être encore plus, étrange.
Ils sont impeccablement rangés, comme pour un décollage imminent, mais ils ne voleront plus.
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Indian Art Exhibition. Tucson Museum of Art. Navajo, Hopi.
Dans la religion Hopi, les Kachinas ('danseuses sacrées'), doubles mystiques du monde visible, à l'origine intervenaient parmi les humains.
Peu à peu, elles se sont lassées de leurs folies.
Maintenant, elles restent dans leur hauteur.
Des hommes, déguisés en Kachinas, par leurs danses, leurs chants, leurs improvisations, servent de médiateurs avec elles.
Et les poupées ? Les hommes les fabriquent, pour en faire présent aux femmes et aux petites filles.
Pour les 'consoler' de n'avoir par le droit d'être initiées aux rites des Kachinas. Les poupées sont leur ersatz de contact avec les divinités, dispensatrices de pluie, de bonnes récoltes, de santé.
Les poupées kachinas ou 'tihu' , ne sont pas des jouets. Les femmes les suspendent aux murs, les traitent avec vénération. Conscientes de leur valeur sacrée, elles en prennent grand soin.
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1948. Margarita :
Un tiers, tequila.
Un tiers, triple sec (ou cointreau).
Un tiers, jus de citron vert.
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Guillaume m'apporte à manger et en cadeau, le livre de Don C. Talayesva, 'Soleil Hopi: L'autobiographie d'un Indien Hopi'. (1942)
Ecrit à la demande de Leo Simmons (1897-1979). Anthropologiste (Yale University, New Haven, Connecticut).
Chuka (1890-1985) de son nom d'enfant, est éduqué par les histoires racontées par les Anciens. Il a neuf ans. Il est joyeux, moqueur. Il va sale, les pieds nus. Sur le dos, une chemise découpée par son père dans un sac de farine.
Son grand-père lui a prédit qu'il sera un homme important, un chef de cérémonies.
Il est capturé (les enfants récalcitrants sont attrapés au lasso). Il est précipité dans l'école de la Mission.
Certains enfants cherchent à s'enfuir ou sombrent.
Il maîtrise l'anglais puis progresse dans l'assimilation d'un comportement américain. Il sait 'parler aux Blancs', en monsieur.
Soudain, il est terrassé par une pneumonie. Gisant sur un lit d'hôpital, sentant déjà un froid mortel le gagner, il a ce rêve ou cette vision : à son chevet, se tient un homme d'une beauté exceptionnelle. Il a de longs cheveux noirs, un pagne de cérémonie, des colliers de perles. Son Esprit Tutélaire, venu pour le sauver.
Ce rêve scelle la fin de l'américanisation de l'Indien et le début de son retour à la tradition Hopi. Une cause perdue, il le sait, mais cette cause est la sienne.
Son Esprit Tutélaire l'enlève, pour le replacer dans le droit fil de sa naissance et des rites qui l'ont accompagnée.
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Vingtième jour de vie, quatre heures du matin. Ma mère m'enlève tout d'une pièce avec mon berceau et ma couverture, du dos de Masenimka et me met sur le bras droit de ma marraine.
Masenimka qui me tient ainsi devant le Soleil, souffle une prière silencieuse sur la pincée de farine dans sa main droite.
A l'aurore, elle découvre mon visage selon le rite, avec la main gauche.
Elle frotte mes lèvres de farine de maïs sacrée et lance le reste au Soleil levant ; avec sa bouche, elle aspire la farine de mes lèvres et la souffle quatre fois vers l'Est, avec un geste arrondi de droite à gauche, pour la ramener quatre fois, tout près de ma poitrine.
De nouveau, Masenimka me souhaite longue vie dans sa prière.
Elle crie au Soleil tous les noms que j'ai reçus, afin qu'il les entende et sache me reconnaître.
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Une fête pour mon départ. Une voix au-dessus de moi, aimante et ailée dans le soir parfumé. Diego. Il est revenu de Floride pour me dire au revoir.
Tout en parlant et buvant, sans aucune notion de temps et très peu, au-delà du jasmin, de l'endroit où nous divaguons. Nous traversons la nuit, l'aube grise, puis l'aube verte, atteignons l'aube jaune.
Le soleil se lève.