Le songe
Nathan Perry
C'est une après-midi pluvieuse, le son des gouttes d'eau sur les vitres agissent comme une berceuse apaisante. Lentement, mes paupières se ferment au rythme de mon esprit qui se laisse transporter vers les bras rassurants de Morphée. La vision se trouble, puis laisse place à un trou noir, pour finalement laisser le contrôle à l'inconscient. Les visions qui m'assaillent sont sombres, et le bruit des gouttes de pluie encore perceptible se mue en une sorte de décompte effrayant pendant que je prends conscience de l'endroit qui m'est offert pour cette expérience onirique. Je suis assis à une table, dans une pièce sombre, et la disparition progressive du décompte diluvien au profit d'un brouhaha ambiant me fit réaliser que je n'étais pas seul. La table est immense et forme un carré qui occupe toute la pièce. Les convives sont tous vêtus de capes, et les visages restent imperceptibles du fait de l'obscurité. Malgré l'austérité de la pièce, l'ambiance est plutôt joyeuse, tout le monde mange et converse avec entrain. Pour une raison inconnue, je ne peux pas me lever, une force invisible me colle à mon siège et je suis obligé de rester à observer la scène. Seule une chaise est inoccupée, celle à ma droite. Je tente de parler, de crier, mais aucun son ne sort de ma bouche, et personne ne semble remarquer ma présence. Ce n'est qu'au bout de plusieurs longues minutes qu'un son strident fit cesser toutes conversations. Ce bruit semblable à celui d'une vieille et lourde porte provient de derrière moi, mais il m'est toujours impossible de me retourner. Un courant d'air froid accompagne ce bruit donnant un peu plus de crédit à l'hypothèse d'une porte qui s'ouvre. Puis vint un bruit de pas très lent et, tandis ce que je sens une présence s'approcher, les silhouettes se font de plus en plus immobiles. Le frisson glacé que je ressens sur la nuque me pétrifie de terreur. Alors que la tension semble à son paroxysme, je vois une main d'une maigreur cadavérique s'agripper au dossier de la chaise vide et, dans un crissement insupportable, celle-ci s'éloigne de plusieurs centimètres en arrière. La masse sombre et bossue à laquelle appartient cette main prends place sur la chaise. Bien que je ne vois pas leurs yeux, il est évident que tout le monde observe le nouveau venu en retenant leur souffle. La masse relève la tête, et je découvre qu'il s'agit d'une femme très âgée. Elle lève une main et, d'une voix caverneuse d'outre tombe, déclare :
-Ne vous interrompez pas pour moi, continuez de festoyer comme si je n'étais pas là !
Les rires et les discussions animés reprennent alors de plus belle, comme si rien n'était arrivé. Je parvins finalement à tourner légèrement la tête avec appréhension vers la nouvelle venue qui avait fait de même et me fixait désormais avec d'intenses yeux bleus. Je n'ose dire le moindre mot, ni même décrocher mon regard, comme sous l'emprise d'une mystérieuse hypnose. Je suis profondément mal à l'aise et j'envie alors toutes les personnes autour de moi qui semblent baigner dans l'insouciance. Ce n'est qu'au bout de cinq bonnes minutes après le début de la confrontation de regards que la vieille dame se met à parler :
-Soit heureux, tu as été choisi par le maître grâce à la richesse de ton esprit, c'est un grand honneur, ton sacrifice permettra au grand Bortha-Darwo de gagner en puissance, je lui dois la vie éternelle. Tu dois te réjouir ton existence misérable va bientôt avoir un but bien plus grand que tout ce que tu peux imaginer !
Après ces dernières paroles, un vent d'un froid intense se fait ressentir et un portail se matérialise au centre de la pièce. Une accumulation de chairs putréfiées s'extirpe du vortex, des milliers d'œil fous s'agitent à travers des paupières grossières. La forme finit par occuper la majorité de l'espace libre. De l'amas de chair s'extirpent deux extensions semblables à des tentacules qui tendent vers moi un plateau avec une cloche. L'une des tentacules pose le plateau devant moi, tandis ce que l'autre s'enroule sur la cloche, et me dévoile le contenu. Sur ce plateau trône une tête coupée en décomposition avec mon visage. Le rire sadique de la vieille édentée ainsi que mon propre cri de terreur me débarrassent finalement de ce terrible songe, et je me réveille en sursaut.
Il me fallut un long moment pour reprendre mes esprits, le temps pluvieux avait laissé place à un soleil resplendissant, j'aperçois même un arc-en-ciel au loin. Alors que je contemple le magnifique spectacle de la désintégration de la lumière, le fond de mon esprit est toujours hanté par la scène horrifique produite par mon inconscient. Plus j'y repense, et plus cette terrifiante expérience onirique me parait étrange. Le sentiment d'immersion était bien plus fort que jamais, si bien que tous les détails sont toujours bien ancrés dans ma mémoire, alors que les rêves s'effacent en général dès le réveil. Qui n'a jamais été frustré en tentant de se souvenir d'un rêve joyeux qui s'effiloche dans les méandres de l'oubli ? Je tente tant bien que mal de me débarrasser de ce songe en occupant mon esprit. Mais ni la peinture ni la musique ou même la lecture ne me libérait et c'est avec une terrible angoisse que je pars me coucher le soir venu. Fort heureusement aucune vision indésirable ne vint parasiter mon sommeil cette nuit-là, et je ne pus me préparer sans trop de difficultés à affronter la nouvelle journée qui m'attendait.
J'exerce la profession d'hôte d'accueil dans une auberge de jeunesse en pleine campagne irlandaise. Ce n'est pas le travail idéal pour étancher la soif créative qui regorge en moi mais les somptueux paysages irlandais et la chaleur humaine de ses habitants compense le vide de la vie quotidienne. Je m'estime heureux de la vie que je mène, bien que parfois certains soirs, un sentiment de solitude tenace vient ternir ce paisible tableau. C'est le début de l'année et il n'y a pas beaucoup de clients à cette période de l'année, surtout ici dans le comté de Donegal qui possède un climat très rude, plus humide, froid et pluvieux que n' importe où ailleurs en Irlande. L'auberge est donc presque vide, et le souffle du vent qui se répercute sur les murs donne à l'ambiance générale un côté sinistre. Il n'y eu aucun évènement particulier ce jour-là et je devais bien laisser ma place à mon collègue en fin de soirée. Peu avant le fin de mon service la somnolence commençait à me gagner lorsque la porte s'ouvre à la volée, me faisant quitter ma torpeur d'une manière peu agréable. Une dame âgée se tient devant le seuil de la porte, et je suis surpris qu'une personne de son âge puisse pousser une porte avec une telle violence. Elle s'approche du comptoir lentement et un malaise profond m'envahit au fur et à mesure que la lumière du hall me dévoile sa silhouette, sans que je sache pourquoi. Elle me demande une chambre. Tentant de masquer mon malaise de mon mieux, je lui demande son nom et elle me répond :
-Mon nom ? Tu le connaîtras bien assez tôt.
Je relève la tête et c'est alors que je comprends aussitôt d'où vient mon sentiment de malaise, il s'agit de la vieille dame de mon cauchemars de la veille.
-Tu croyais que je n'étais qu'un rêve ? Non, je suis là devant toi et je vais rester dans les parages. N'essaie pas de me suivre, tu ne me verras que si je le veux et moi je peux te voir à tout moment !
Le choc est tellement violent que je ne réagis pas et me retrouve incapable de bouger quand elle quitte l'hôtel. Je fini par reprendre mes esprits et je me précipite à sa poursuite. Et c'est là que je réalise que le temps est passé de légèrement pluvieux à catastrophique en quelques minutes. Les trombes de pluies ajoutées à l'obscurité déjà bien installée ne me laisse aucune chance de voir la moindre trace de la vieille femme. Je rentre dépité et ne dit pas un mot à mon collègue qui vient me remplacer, il est hors de question que je passe pour un fou. Je regagne ma vieille maison en proie à de multiples questionnements ce soir là, qui est cette femme ? Est-elle réelle ? Est-ce que tout cela n'est qu'une hallucination ? Je n'ai jamais été victime de visions imaginaires mais la situation est tellement étrange que je viens à imaginer cette possibilité. Ma vie solitaire ne permet guerre à mon esprit de s'occuper pleinement, aucune distraction ne parvint à chasser l'image de la vieille femme terrifiante, et la nuit qui approche ne me laisse présager rien de bon.
Mon sommeil fut perturbé par de nombreuses visions de cauchemars et le peu de repos qui en a découlé ne me permet pas de partir travailler dans les meilleures conditions. Sur le trajet le peu de personnes que je croise me semblent suspectes, alors que je suis familier avec tous les habitants du secteur. J'ai l'impression que tous me dévisagent. C'est au moment où je m'imagine de quelle façon le vieux Duncan pourrait me tuer que je la vois de nouveau. Entre deux tombes du cimetière local, elle me dévisage. Nos regards se croisent et je pense à fuir, mais le courage me revient et je pars à sa rencontre. Mais au moment où j'entame ma progression vers elle, celle-ci me tourne le dos et se dirige vers les champs, à l'opposé de la route. J'accélère le pas, mais elle fait de même, je tente de l'interpeller mais elle ne réagit à aucune de mes injonctions. Je me mets à courir mais elle se déplace encore plus rapidement que moi. C'est complètement incohérent qu'une femme de son âge se déplace à une telle vitesse, elle gagne même du terrain alors que je cours à vive allure derrière elle. Je traverse les champs, longe des lacs, tout va si vite et je perds le fil, je n'ai plus aucune notion du temps, si bien que le soleil est haut dans le ciel lorsque je me retrouve perdu dans une forêt que ma mémoire ne parvient pas à identifier. Je l'ai poursuivit pendant plusieurs heures, c'est insensé, je me sens vidé et pourtant je ne suis pas victime de la fatigue, c'est comme si toute mon essence vitale, tout ce qui fait de moi ce que je suis s'était envolé. Il ne me reste plus que mes sens pour me guider. J'ai perdu la trace de la vieille femme dans cette forêt, il n'est plus question de courir, il ne me reste que le souhait de quitter cette forêt oppressante. Plus j'essaye de trouver une sortie, plus les arbres semblent nombreux et imposants, l'espace se remplit pour ne me donner plus qu'une sensation d'étouffement de plus en plus insupportable. La cyme à rapidement barré la route aux rayons du soleil et la lumière à presque totalement disparue lorsque je découvre enfin quelque chose de nouveau.
Une colossale statue de pierre représentant une créature difforme, semblable à un immense amas de chaires, d'œil et de tentacules. Derrière la statue se trouve un vieux temple et des colonnes en ruines entourent l'ensemble. Debout au milieu de l'autel se trouve la vieille femme en train de psalmodier de sombres formules. En m'approchant de la statue, je reconnais clairement la créature qui m'a attaqué dans mon songe. Les yeux révulsés de la sorcière me fixent de leur regard vide. Sa funeste prière s'interrompt, sa bouche se fend d'un large sourire, elle écarte les bras et au même moment, je me retrouve complètement paralysé, incapable de parler ou de crier, je suis le jouet d'un sombre démon à l'apparence humaine. J'entends une nouvelle litanie, des êtres encapuchonnés s'approchent en priant dans une langue archaïque. Je reconnais le nom de Bortha-Darwo dans les incantations. Au moment où tous espoirs semble perdus, il se passe l'événement qui confirme ce sentiment. Je vois la sorcière se contorsionner, son corps semble sous l'emprise d'une gigantesque et invisible créature qui ne montre aucun respect pour la carcasse pitoyable. Elle s'élève dans les airs, ses os craquent, ses membres s'allongent et je vois un tentacule sortir de sa bouche, suivis de plusieurs autres, son corps se couvrant d'œils grotesques et démesurés. En quelques secondes à peine, Bortha-Darwo avait regagné sa véritable apparence, celle du monstre de mon cauchemar. Je suis tellement hypnotisé par la monstrueuse transformation que je ne remarque que tardivement que mon propre corps gisait à mes pieds. Je suis mort sans m'en rendre compte et je parvins à contempler mon propre cadavre, avant qu'il ne se fasse dévorer par l'entité. Je réussis à l'éviter, et je me précipite vers le ciel, mais celui-ci devient rouge et noir, et les tentacules réussirent même à emprisonner le monde astral. Je sens mon âme disparaître sous l'amas de chair putride et les chants litaniques des silhouettes encapuchonnés se poursuivre dans un silence terrible.