Le souffle du Kilimandjaro

lebuc

Si c'est ainsi, j'écoute tonton :

« Montez dans les trains, allez dans les ports, dirigez-vous vers des salles d'embarquement ! »

Une incitation au voyage qui est devenue une nécessité dans ce triste quotidien.

Hier soir j'ai téléchargé mon billet interail soit 1 mois de trajets sur l'Europe. Un train couchette passe me chercher dans 1 minute à destination de Naples, ses ruelles et ses pinces à linge. J'ai laissé ma valise de routine à la maison. Je pars léger. Entre petites bousculades et quelques collés serrés rythmés par les soukousses du train corail j'atteins mon compartiment.

Mes compagnons de voyage, deux ritals biens peignés et un jeune kife-surfer bien décoiffé sont assis sur leurs plumards.

 

« C'est pas marqué mais c'est une classe affaire ici, on parle business. Ça serait mieux que tu changes de compartiment » me lance l'un des ritals.

Je réfléchis rapidement. Puis c'est quoi, ils vont pas me faire galérer d'entrée ceux-là.

« Non c'est bon, je m'installe en haut et faites vos affaires. J'en ai rien à faire ».

Les ritals se regardent en balançant leur menton de haut en bas. Le jeune surfer me fixe les sourcils au zénith. La porte coulissante se referme, je jette mon sac sur le lit côté plafond.

Un des ritals me fait signe avec un revolver de m'asseoir à côté du jeune.

« Putain je me crie intérieurement ».

Il prend la parole :

« Tu l'as cherché. Enzo et moi-même sommes des trafiquants en plein mercato. Tu ne quitteras plus ce compartiment au moins jusqu'à la frontière italienne. On traquait le jeune depuis quelques temps, toi t'as voulu nous rejoindre. Que tu le veuilles ou non, on va s'entraider. Tu veux voyager, avoir des émotions, nous on veut de l'oseille ».

« Génial...vous allez m'enfiler des saucisses de coke dans la bouche ? »

« Non non. C'est une affaire de clandestins. Lampedusa ça te parle ?

« Mouai »

« Et bien Lampedusa c'est bouché, le trafic maritime est surbooké. On veut donner un nouveau souffle au business ».

« Super » je me navre intérieurement.

« On t'en dira plus demain. Il est l'heure de s'assoupir. Si tu veux sortir du compartiment, on jette ton corps par la fenêtre, si tu veux pisser, tu pisses par la fenêtre. Bonne nuit ».

 

Et bien voilà. Mon instinct de voyageur est transcendé par la pègre. Faut que je prenne ça cool sinon les battements de mon cœur vont m'empêcher de dormir. Le revolver a l'air vrai. Je vais donc rester solidaire à l'équipage. On verra plus tard si ça sent trop le moisi, on tentera peut-être une échappée.

 

Escale en gare de Naples. On monte dans une berline pour Catane, en Sicile.

J'écoute attentivement les instructions adressées au jeune surfer. De Tunis aux îles du Cap Vert il va superviser la formation de profs de kite surf. Il semble ravi et méfiant. Moi, on m'explique que je vais prendre plusieurs avions pour me rendre à Moshi aux portes du parc du Kilimandjaro. Je ne me pose plus de questions. Sous couvert d'une boite de BTP je dois recruter des voyageurs pour l'Europe.

 

1 an, 80 jours et 7 minutes plus tard, c'est le moment. La coupe du monde de Kite Surf ouvre ses voiles à Tarifa. La nuit, des centaines d'embarcations de pêcheurs en provenance de ports de fortunes du littoral africain (de Tunis à Nouadhibou !) se sont rapprochés du détroit de Gibraltar. A bord, équipés de kite surf fait mains, d'indénombrables candidats à l'Europe viennent se mêler aux milliers de voiles déjà présentes dans le delta. Apocalypse à Tarifa. Les polices des mers, les douanes sont dépassées. On ne sait plus qui est qui. Les vans de surfeurs servent de relais. Des milliers de migrants investissent l'Andalousie en quelques heures. Le flamenco n'a qu'à bien se tenir. Toutes les polices d'Europe sont en alerte et envoient leurs corps habillés vers la péninsule ibérique.

 

A mon tour, je donne le départ. Au sommet du Kilimandjaro, des milliers de Wing Suit prennent leur envol. Selon le souffle du volcan, les directions sont aléatoires : Paris, Athènes, Rome… A l'instar des oiseaux migrateurs, le ciel européen est recouvert de capes. Ces Hommes volants se font ravitailler par des pélicans blancs à hauteur du Soudan, plus tard des mouettes prennent le relais tenant dans leur bec des sardines. Étonnamment les derniers candidats sont une centaine de Roms à destination de Jérusalem, certains qu'ils ont droit à une part de la ville sainte. Sans trahir les conseils de tonton , je prends à mon tour mon envol des hauteurs tanzaniennes. Malgré une petite frayeur en croisant le regard de l'aigle botté du Congo, je survole peinard les chutes de Boyoma.

                                                             FIN

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