Le Souhait

Florian Lapierre

Dans un phare, vit un vieil homme incapable de rêver. Un soir, deux étranges personnes trouveront refuge dans ce bâtiment. Durant cette nuit tous les vœux seront exaucés. Illustration: Louisa Bouneau


La jeune femme enjamba les marches afin de remonter à l'étage supérieur. Elle commençait à sentir que l'air était plus frais et que l'odeur de la mer s'humait depuis l'intérieur du bâtiment. Une fois en haut, elle jeta un rapide coup d'œil sur un fil qui virevoltait tranquillement au milieu de la pièce. Là, elle comprit qu'une trappe menait plus haut encore.

Il devait s'agir du sommet du phare.

Devant elle se tenait le vieil homme, assis face à l'unique fenêtre de ce lieu. Le sommeil le fuyait pareillement, étant donné qu'il regardait d'un air absent le tumulte des vagues, s'entrelaçant parfois sous le ciel couvert de lumières. L'orage était passé et les nuages avaient disparu.

Le destin était fourbe, pensèrent les deux comparses.

L'homme bougea légèrement la tête sur le côté pour signaler qu'il avait remarqué la présence de ses invités.

—Vous ne trouvez pas le sommeil vous non plus ? Lança-t-il, au jeune et étrange couple.

— Non, il est vrai que nous avons été troublé par quelques rêves sans intérêt, répondit le jeune homme.

— Sans intérêt ? S'esclaffa le vieil homme. Allons bon jeune garçon, il n'y a en ce monde aucun rêve qui soit sans intérêt. Il n'y a rien de plus beau que de rêver voyons, renchérit-il.

— Je ne pense pas que nous parlons de la même chose cher monsieur, il s'agit là de rêve existant exclusivement dans notre conscience, pas de...

— Enfin jeune fille ! S'exclama de nouveau l'homme, emporté par l'émotion. Un rêve reste un rêve, il est un but jugé inaccessible par nous-mêmes et qui peut être seulement touché du bout des doigts. Telle une carotte tendue à un âne pour le faire avancer. Que ce soit une scène inventée par notre inconscient lors d'un profond sommeil, ou bien l'objectif tant désiré par notre conscience éveillée. Il s'agit dans les deux cas d'une utopie qui existe, non pas dans le présent ou dans la vie, mais bien exclusivement dans notre imagination. Et cela est un bien important et une liberté trop précieuse pour être considéré sans aucun intérêt.

Aucune réponse ne s'en suivit.

Les deux jeunes non rêveurs, gardèrent leur yeux rivés sur le vieil homme qui s'était soudain calmé. Il n'y avait eu ni colère ni reproche dans sa voix. Seulement de la passion et le jugement des décennies passées. Chose à laquelle, la jeunesse ici présente n'avait pas assez de recul pour juger ces propos.

C'est pour toutes ces raisons, que celle-ci ne répondit pas. Il aurait été impoli de nier la conviction de leur hôte. De plus, ces mots ne s'étaient pas envolés sans attention. Au fond d'eux, une réflexion venait de germer. Et cela, ils ne voulurent pas se l'avouer.

Quand le temps fut suffisamment passé, le jeune garçon posa la question qui taraudait actuellement son esprit.

— Étiez-vous un astronome ?

Un sourire nostalgique se dessina sur les lèvres du rêveur.

—Oui, enfin plus ou moins.

—Pourquoi avez-vous abandonné vos affaires ? Demanda la jeune femme, qui repensa à la poussière recouvrant les cartes et les lentilles de verre.

Le visage du vieillard se fit plus triste.

— Et bien, dit-il comme si cela était d'une évidence. Et bien parce que je suis trop vieux et que je ne vois plus aussi bien qu'avant. La beauté des astres, les nuées d'étoiles, le blanc grisé et magique de la lune, tout cela est brouillé par mes vieux yeux. Je ne perçois plus le monde correctement. Je ne perçois plus le monde comme avant.

À ces paroles, ils ne surent de nouveau quoi répondre. Il s'agissait de comprendre la détresse d'un vieil homme qui ne trouvait plus sa place dans un monde qui avait évolué sans lui. D'un ermite ayant quitté ses semblables, dans le but de pouvoir contempler seul les cieux nocturnes. Il était impossible pour eux deux de comprendre un homme si différent.

Pourtant ils essayèrent.

—S'agit-il de votre rêve ? Pouvoir contempler les étoiles de nouveau, demanda la jeune femme visiblement très attentive.

Il tourna le visage vers la brume noire qui divaguait dans l'air au-dessus de la mer. La lumière éclairait seulement une partie de son visage, plongeant l'autre dans une obscurité accentuant ses cernes et son air épuisé. Il ne devait plus dormir depuis très longtemps.

—Cela n'est qu'une conséquence d'un mal bien plus pernicieux. Cela fait des années que je ne rêve plus. Cela fait des décennies que j'ai perdu les étoiles dans les yeux. Cela fait bien trop longtemps que je ne l'ai point revu.

—J'ai du mal à vous suivre, avoua le jeune homme qui était sur le point de laisser tomber.

L'homme au phare, ne répondit pas de suite. Il plongea dans ses pensées et revit ses rêves fragmentés, perdus au fin fond de lui.

—Je veux de nouveau pouvoir rêver, afin de revoir ce que je n'ai jamais pu avoir.

Il fixait la lune.

Celle-ci se démarquait nettement du reflet de la flamme sur la vitre. Son attraction était visible et les deux interrogateurs se demandèrent si le vieillard n'avait pas passé toutes ses nuits à regarder en vain l'astre brillant. Cette déduction expliquerait pour beaucoup son état déplorable et son manque d'énergie flagrant.

—Je ne vais pas vous mentir, bien que je ne vous doive rien, ajouta l'homme qui ne rêvait pas. Je vais bientôt partir, m'élever vers les cieux et devenir l'une d'entre elle. C'est inévitable.

—Mais n'est-il plus possible pour vous de rêver ? Interrogea la jeune fille, qui ne connaissait qu'une seule réponse à sa question.

Ainsi qu'une seule solution à ce problème.

—Non, je suis à bout de force.

Cette fois ci, les deux penseurs durent croiser leur regard une nouvelle fois. On put croire à un désaccord lorsque l'un d'entre eux fronça les sourcils, afin de se faire comprendre. Malgré cela, les présentations s'en suivirent.

—Il se trouve que le hasard fait bien les choses, annonça le jeune homme qui céda envers sa partenaire.

Il toussa brièvement avant de se présenter.

— Nous sommes justement en possession d'une machine permettant de résoudre votre problème.

— Le fruit de longs travaux financés par un groupe très restreint de personnes en fin de vie et dont les réserves dépassent toutes les espérances.

—Pour faire simple, nous pouvons, grâce à cette dernière, créer de toutes pièces un rêve dans l'inconscient ensommeillé de n'importe quel humain à partir de multiples souvenirs.

Le vieux rêveur écoutait attentivement.

—Ce projet à abouti il y a bientôt un an, avec la création d'un appareil permettant la manipulation de la case mémoire dans le cerveau. Ainsi, par divers procédés, nous fabriquons de A à Z le rêve de l'être humain, afin de lui permettre d'accomplir des choses qu'il n'a pas pu accomplir avant sa mort. Nous permettons, en quelque sorte, d'exaucer le dernier vœu d'une personne mourante.

— Toutefois, rajouta l'homme, cette opération ne peut s'exécuter qu'en présence de deux personnes, nous-mêmes. La première, que nous appelons Façonneur, créée entièrement le rêve qui va être utilisé. Enfin, la seconde est nommée Superviseur, son rôle est de contrôler l'état du rêveur et de surveiller le bon déroulement du rêve, tout en prévenant le Façonneur lorsqu'un imprévu survient.

Impassible, le vieil homme ne savait quoi penser.

Était-ce possible ? Un dernier vœu ? Un rêve avant de s'endormir sans jamais se réveiller ? Il allait bientôt rejoindre les étoiles dans un autre monde, alors autant essayer de les atteindre dans celui-ci.

Cependant, quelque chose le titilla et l'extirpa de ses pensées.

—C'est pour cette raison que vous vouliez traverser la mer ? Une des personnes qui vous a financé a besoin de votre invention avant de passer de l'autre côté ?

Les deux scientifiques hochèrent la tête de concert.

— En effet, cet homme attend notre venue. Il sera la dernière personne à bénéficier de la machine. Du moins, nous ne savons pas quelle tournure cela prendra, lorsque mes travaux seront rendus publics.

Un échange de regard passa entre les deux concernés. Le gardien du phare ne vit pas le visage de la femme, mais sa réaction suscita une brève interrogation dans son esprit. Toutefois, une autre question lui vint en priorité.

— Voulez-vous que tous les gens puissent avoir accès à cet appareil ? Demanda le vieillard qui se méfiait de quelque chose. À vrai dire, il se posait encore la question de savoir si ce serait une bonne chose de la commercialiser ou de banaliser son usage.

L'indécision se dessina furtivement sur les traits des deux chercheurs.

— Cette découverte a eu besoin d'un financement très intense. Car ce sont les personnes les plus investies et pressées de faire aboutir les recherches et possédant une grande fortune à dépenser avant de mourir qui ont financé la majorité du projet.

—Et ce sont elles-mêmes qui en profitent jusque-là, affirma l'homme au phare qui n'attendait pas de réponse.

Il n'en eût pas.

— À quoi bon créer une machine capable de façonner l'imaginaire si les plus démunis ne peuvent en profiter ? Demanda-t-il, n'attendant toujours pas de réponse.

— Les plus pauvres n'ont pas de temps à perdre avec des fantasmes irréalisables, fit le jeune garçon à l'homme incapable de rêver. Ils doivent se concentrer sur la vraie vie, cette réalité cruelle et impitoyable qui ne manque pas de les rattraper au premier écart. Ils n'en ont pas besoin.

— Nous avons tous besoin de rêver, conclut le vieillard en désaccord.

Le second membre du duo de scientifiques se fit plus discret. La jeune femme écoutait la discussion avec attention, sans rien ajouter, ne soutenant plus de façon ostentatoire son collègue.

Et celui-ci le remarqua.

Il ne fut pas le seul à s'en apercevoir, car l'ermite voulut aussi connaître l'avis de cette personne.

— Qu'en penses-tu ?

Elle leva les yeux vers le vieil homme. La question lui était adressée personnellement, son compagnon n'avait pas son mot la dessus.

— Nous pensons…

—Non, le coupa net son interlocuteur. Ton avis, propre à toi uniquement.

C'était insensé.

En quoi l'avis d'une seule personne influencée par des émotions, un passé intrinsèque et des relations hasardeuses qu'elle avait eus avec le monde toute sa vie, pourrait aider cet homme à comprendre ce qu'il ne comprenait pas. Après tout, son partenaire permettait justement de raisonner sa façon de réfléchir, pour que leurs deux facettes drastiquement différentes, se complètent et ne forment qu'une seule pensée unique et idéale.

Alors pourquoi vouloir son seul avis ? Pour pouvoir contrer l'argument de son acolyte, supposa-t-elle. Mais, ce qu'avait exprimé son collègue, était-ce le résultat d'une pensée collective, ou bien aurait-il laissé ses sentiments personnels parler d'eux-mêmes ? Ces questions lui brûlèrent les lèvres et elle aurait souhaité l'opinion de son ami. Cependant, elle devait répondre, en toute sincérité.

—Je...,bafouilla-t-elle. Je pense que toutes les personnes qui ont un souhait et qui ne possèdent plus de temps pour le réaliser, devraient bénéficier de cette machine à rêver pour apaiser leurs âmes tourmentées, avant de passer de l'autre côté.

L'homme au phare sourit lorsqu'il entendit cela.

Ce ne fut pas le cas pour le scientifique qui affichait un air où se mélangeait surprise et outrage. D'un geste nerveux, il se gratta le cuir chevelu brun. Il regardait de plus en plus sa compagne qui, elle aussi, dut jeter plusieurs regards à son compagnon, afin de le comprendre. Leurs émotions transparaissaient enfin sur leurs visages auparavant figés dans le marbre.

L'hôte des lieux les trouva immédiatement plus humains et vivants. Car ce comportement aseptisé avec lequel ils étaient venus l'avait un peu effrayé. Mais les progrès n'étaient pas encore suffisants. Bien que son intuition lui annonça que cela ne saurait tarder.

Mettant de côté ses pensées, il revint au sujet qui accaparait son attention. Cet outil avait la capacité de fabriquer des rêves.

— Cet engin, fonctionne-t-il ? L'avez-vous ici ?

—Évidemment, nous devions nous rendre de l'autre côté de la mer avec la machine, répondit l'homme avec véhémence.

Quand il se rendit compte qu'il s'était emporté, il regagna une attitude se voulant neutre. Il était étrange de ne pas vouloir montrer ses émotions. Toutefois, ce n'était pas ce qui absorbait l'attention du vieil homme.

Lui, voyait un tour du destin.

—Cela ne peut pas être un hasard, vous êtes exactement ceux dont j'ai besoin, s'écria-t-il en se levant avec une joie non feinte. Vous pouvez me faire rêver !

—Notre arrivé ici n'est que pure coïncidence, rectifia le jeune scientifique refusant d'admettre une chose aussi absurde. Ceci est l'œuvre de la plus grande hasardise.

—Quelle bêtise racontez-vous ! Ce grand hasard comme vous dites, n'est que le fruit d'une force majeure et indéfinissable qui, par le plus grand des mystères, vous amène à mon chevet alors que la seule chose que je souhaite est de rêver une dernière fois, une seule et dernière fois avant de partir définitivement. Et qu'est-ce que la mer m'amène, juste avant que je ne m'endorme pour de bon ? Vous et cette machine que je n'aurais osée imaginer. Non jeune homme, je ne crois pas aux coïncidences, car il n'est nulle autre coïncidence que la suite d'événements qui constituent la vie.

Le vent siffla contre la fenêtre donnant sur le paysage bercé d'eau bleue nocturne sous une pleine lune. Cet astre luminescent semblait attirer vers lui tous les regards du monde lorsque la nuit tombait pleinement. Il était une source pour certains, un point de repère pour d'autres.

Les vagues se mirent à remuer avec une ardeur nouvelle, frappant avec une frénésie croissante les rochers autour du phare isolé.

—Écoute, intervint sa jeune collègue qui s'adressa à voix basse à son comparse. Nous sommes bloqués ici jusqu'à ce que le jour pointe là-dehors. Si nous devons passer tout notre temps à attendre ce moment, pourquoi ne pas en profiter pour aider ce pauvre monsieur qui requiert nos services.

Sa question était rhétorique, elle avait déjà pris sa décision. Son binôme n'hésita pas longtemps. Après tout, c'était leur travail de rendre ce dernier service.

C'était pourquoi ils s'étaient engagés en mer.


La lune était à son sommet, éclairant pleinement la mer agitée par la tempête somnolente. Le phare émettait une lumière tournoyante dans les nuages sombres, gorgés d'eau et de tonnerre. Mais le bâtiment restait là, planté au milieu des vagues qui tentaient d'atteindre son sommet, afin de l'engloutir. L'écume et la pluie s'écrasaient contre le verre de la fenêtre qui tremblait à chaque assaut.

Le vieil homme se tenait là, assit face à ses invités. Il portait un casque étrange qui reposait lourdement sur son crâne et obstruait partiellement sa vue. Il sentait de froides électrodes en contact avec sa peau fragile et marquée par les âges.

Les deux scientifiques se tenaient à côté d'une petite table, où leurs mallettes blanches reposaient dessus, bouches béantes. La première, révéla ladite machine dans un entremêlement de connectiques, de câbles et de tôles reliées en forme sphérique. L'homme posa l'orbe sur une table non loin du vieillard et brancha l'appareil au couvre-chef des plus atypiques. La seconde, une fois ouverte, découvrit deux écrans qui, une fois allumés et connectés à l'engin, affichèrent plusieurs courbes et données fluctuantes.

Ne comprenant pas leurs actions, l'homme au phare essaya de voir tant bien que mal leurs manipulations. Mais la fatigue le troubla. Il se sentait faible et harassé par une voix intérieure. Cette perfide conscience tentait de lui faire lâcher prise en lui promettant que, s'il se laissait aller, tout irait mieux, que ses douleurs disparaîtraient et que le calme serait à jamais présent. Néanmoins, il se força à plier les doigts afin que ses articulations le fassent souffrir, l'ancrant fermement dans la réalité. Il ne voulait pas partir.

Pas de cette façon.

Le jeune homme s'approcha de lui, se grattant son crâne presque rasé.

— Je vais vous expliquer la démarche qui va suivre. Vous allez m'écouter et surtout faire ce que je vous dis de faire.

Il hocha la tête. À présent, il devait s'en remettre à cet inconnu.

— Bien, déclara la jeune tête pensante. Tout d'abord, nous allons devoir différencier le réel de l'imaginaire. Pour cela, rien de plus simple, je vais vous demander de vous concentrer dans un premier temps sur un souvenir qui a existé et qui vous a marqué. Une fois cela fait, je vais pouvoir créer un souvenir fictif dans votre passé. Ce processus est très important étant donné que le paramétrage aura lieu à ce moment là. Alors il faudra l'exécuter parfaitement. Une fois tout cela fait, l'engin sera configuré pour pouvoir créer un rêve de toute pièce, et ainsi notre travail sera accompli. Est-ce bien clair ?

Il opina une fois de plus. Cela n'avait pas l'air si compliqué. Pour lui en tout cas.

La jeune femme s'était installée devant un des écrans qui affichaient moultes informations incompréhensibles durant les opérations.

Cette dernière remarqua que l'homme au phare fixait son attention sur elle et qu'il devait très certainement s'interroger sur le rôle qu'elle allait jouer. Avec un sourire bienveillant, elle entreprit de lui expliquer.

— Je veillerai sur vous depuis cet écran de contrôle qui gère aussi votre état de santé. Nous pouvons ainsi voir ce qu'il se passe dans vos souvenirs ainsi que dans vos rêves. Le but étant de réagir efficacement. Je sais que cela s'affiche comme du voyeurisme, mais nous ne pouvons procéder autrement, s'excusa-t-elle pour finir.

Le vieil homme ne répondit pas, ou plutôt pas à ces explications.

— Quand commence-t-on ?

— Maintenant.

Les fantômes chassèrent son esprit dans les méandres de son cerveau. Une brume invisible pénétra chaque recoin de son crâne, débusquant tous ses souvenirs enfouis et oubliés. Rien n'y échappa, son intimité n'était plus et tout ce qu'il était s'étala sans artifice devant lui et les deux témoins. Spectateurs de cette publication de l'édifice qu'il s'était construit autour de sa vie, ils regardèrent d'un air indifférent, le passé défiler. Les désirs refoulés, les sentiments inavoués et même les rêves perdus. Ces fantasmes éthérés impossibles à saisir et qui pourtant se trouvent partout en tout instant.

Il voyait tout. Il se souvenait de tout.

— On commence.

C'était une voix extérieure à sa tête qui lui avait parlé. Car, à l'intérieur de lui, il connaissait toutes les voix et c'étaient le plus souvent les siennes.

— Pensez à un souvenir réel. Quelque chose de fort qui vous a marqué dans votre vie.

Il pensa alors et plongea dans l'antre révélée au creux de son âme. Survolant les parterres fleuris des champs de tulipes, contournant les crevasses obscures aux vides sans fond, scrutant chaque visage figé dans le mur des esquisses et se remémorant les cours du temps les plus forts.

Il en avait un.

Un souvenir qu'il souhaitait revivre. Un moment où il aurait voulu revenir en arrière pour changer le cours du temps. Un regret profond d'un acte inaccompli. Alors, il pensa à ce qui l'avait toujours marqué. Ces choses, bien qu'elles ne se voient pas, sont comme des cicatrices tracées au couteau dans le cœur et dans l'âme.


Ce jour là, le soleil surplombait la montagne, baignant les arbres d'une lumière dorée éblouissante. Les rires des enfants courant dans les bois débordants de nature s'envolèrent comme un battement d'ailes d'oiseaux. Une somptueuse maison avait été réservée pour un fabuleux événement et les convives aidaient en tout point à finaliser les préparatifs en vue de la soirée fatidique.

De part et autre de chaque couloir, des songes étaient posés afin d'embellir le passage, tandis que des roses ornaient les murs blancs dans un bouquet de couleur arc-en-ciel. Les grandes tables portant les nombreux plats garnis de vert, se mêlant à une harmonie jaune jusqu'au rouge saignant, étaient dressées de nappes en soies blanches éclatantes, bordées par de la dentelle brodée. Les adultes discutaient, tout en travaillant ardemment au bon déroulement de la soirée à venir. Trop occupés par leurs affaires, ils ne s'attardèrent pas le moins du monde aux enfants qui trouvèrent plusieurs occupations.

Ils se trouvaient dans le jardin avoisinant le bois, donnant après plusieurs longues minutes de marche sur une pente qui révélait des terrains plats et plusieurs champs fertiles. La nature vaste et riche offrait de nombreuses possibilités de jeux, allant du cache-cache derrière les épais troncs, au chat dans les longs sentiers battus.

Il était d'ailleurs intéressant de constater que les autres enfants préféraient être une souris et donc une proie plutôt qu'être chasseur. Sûrement parce que cela était plus stimulant.

Lui ne connaissait aucun des autres gamins avec lui.

Ils étaient six, d'âges très proches, jouant à l'écart des plus vieux qui n'avaient plus l'envie de courir et de se fatiguer.

Plus tard, il ne voudrait pas grandir.

Quoique, il avait besoin de grandir pour devenir adulte et accomplir son rêve. Pour l'instant, il était apparemment trop jeune pour ça, du moins c'était ce qu'on lui disait. Cela ne l'empêchait pas de rêver, d'espérer et de croire. C'était une liberté bien trop agréable pour s'en priver.

Le groupe, que les autres enfants et lui-même formait, avait donc pour but de passer cette très longue soirée qui n'avait pas autant de sens pour eux. Cependant, il s'agissait d'une soirée mémorable et très symbolique lui avaient déclaré ses propres parents.

C'était un mariage après tout.

Puis, à l'approche du crépuscule, il avait déjà remarqué à plusieurs reprises une fille qui avait rejoint leur petit groupe. Elle n'était pas la première fille qu'il voyait, ni d'aujourd'hui, ni d'aucun jour précédent. Toutefois, le cœur avait ses raisons que le cerveau ignore, et il se gardait bien de les partager avec quiconque.

Alors il chavira et il n'eut plus d'yeux pour personne d'autre.

Son sourire, son regard, sa chevelure, tout lui plaisait. Il percevait une senteur différente dans cet océan d'odeur. Les lavandes qui envahissaient habituellement l'air ne captaient plus son attention, car son odorat s'y était habitué. Et c'est pour cela qu'il remarqua immédiatement ce parfum léger et flottant jusqu'à ses narines. Cet enivrement entêtant marquait ses pensées et il savait sans aucun doute que ce qu'il humait avec plaisir venait de cette nouvelle venue.

Elle prenait tous ses sens en otage.

Oui, il était obnubilé par cette fille. Il avait une furieuse envie d'aller la voir, de lui parler, de passer toute la soirée avec elle. Il se sentait bête mais la sentence était irrévocable.

Il était tombé amoureux.


Sa conscience le rappela doucement, l'extirpant de sa rêverie. Une grande tristesse l'imprégna sans pourtant l'empêcher de sourire.

— J'ai rêvé, annonça-t-il tout bas.

— C'était un souvenir, corrigea l'homme. Vous avez revu un souvenir de votre passé, nous ne sommes pas encore passé à la phase du rêve.

Ces paroles tombèrent dans un puits sans fond. Le sourire béa du vieux gardien du phare marquait toujours nettement son visage. La jeune femme, qui était restée les yeux rivés sur son écran de contrôle, avait vu la scène comme il l'avait vécue. Et à l'inverse de son collègue, elle comprit la raison de son bonheur.

Toutefois, il fallait maintenant qu'il choisisse quel vœu il allait exaucer. Quelle serait sa dernière expérience imaginaire avant que le temps ne l'emporte dans sa course.

— À présent, il faut décider du rêve que vous voulez faire, déclara-t-elle sans plus de préambule. Ainsi vous le vivrez de la même façon que vous avez revécu ce souvenir de votre vie d'antan. Cela vous paraîtra réel et ainsi vous pourrez ressentir pleinement cet accomplissement de vous-même.

De biens jolis mots pensa-t-il, en réponse à ce qu'elle lui expliqua. Mais après tout, cela était très certainement vrai et peu lui importait.

Il n'avait plus rien à perdre.

— Je…

Il rassemblait ses pensées, ses brefs souvenirs et ses souhaits bien lointains. Les deux personnes le regardèrent ainsi de longues minutes. Les yeux de la chercheuse tentèrent de percer la couche de mystère qui enveloppait le vieil homme. Le vieil homme avait les yeux clos, mais ne dormait pas pour autant, elle le savait car elle le ressentait. Une remarque pas très scientifique, se fit-elle après réflexion.

Néanmoins, elle avait raison.

Au cœur de cette pièce illuminée par la chaleur de la flamme posée sur la table à ses côtés, l'ombre de son compagnon dansait devant le gardien du phare, alors qu'il ne bougeait pas d'un pouce. Son instinct ne l'avait pas trahit pour autant car l'homme qui avait la tête dans les nuages, regardait celle qui lui avait posé la question. Le voile nocturne recouvrant la Terre était nettement visible depuis la fenêtre. Les étoiles formaient comme une toile de fond derrière lui et l'astre de la nuit se découpait dans le coin supérieur droit du cadre, éclairant de sa hauteur le vieillard.

— Je veux, déclama-t-il, non je souhaite.

Il se reprit en baissant légèrement le regard avant de le remonter avec une conviction nouvelle. Oui, la flamme du désir brûlait en lui.

— Je souhaite aller sur la lune. 

  • juste parfait, en vrai, j'ai vraiment rien à dire, j'ai eu les larmes au yeux quand il a vue la jeune fille et j'ai adoré la dernière phrase, vivement la suite. Force à toi.

    · Il y a plus de 6 ans ·
    Autoportrait 1

    bones

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