Le Squale

Michaël Frasse Mathon

Un jeune homme s'aventure dans l'eau à la tombée de la nuit.
J'avais décidé de nager, le plus loin possible. J'ignorai jusqu'où je pourrais aller, peut-être moi noierais-je au large, mais je n'en avais cure. Tout ce que je désirais, en cet instant, c'était de quitter cette île de malheur, laisser sur le rivage mes problèmes, ma famille qui ne me comprenait pas, qui se fichait de ce que je ressentais. Quand on est adolescent, on n'est compris de personne. Le soleil commençait à décliner, quand j'entrai dans l'eau. Je ne m'étais pas montré de la journée. Mes parents pouvaient être à ma recherche, je m'en moquais éperdument. Qu'ils aillent au diable ! En quelques brasses, je m'éloignai du bord jusqu'à être hors visibilité. Quand je fus suffisamment éloigné, je nageai encore.
J'étais dans l'eau depuis un moment déjà. Je distinguais pratiquement plus la plage, ni même les contours de l'île. Face à moi, il n'y avait rien d'autre qu'une infinie étendue d'eau. Il faisait de plus en plus sombre. Bientôt, je nagerais dans le noir complet.
La première chose que je vis, dans la pénombre naissante, fut son aileron, majestueux et intimidant, terrifiant serait le mot le plus exact. Une peur primitive s'empara aussitôt de moi. Je voulais fuir, nager à toute vitesse pour regagner la terre, ce qui m'était impossible. Le requin aurait vite fait de me rattraper et ne ferait qu'une bouchée de moi.
Comme tout habitant de l'île, j'étais au courant des risques de croiser un requin, si je m'éloignais trop. Les eaux de la Réunion en sont infestées et connues pour son nombre d'attaques mortelles. Je n'en avais pas pris conscience en me jetant dedans, ce soir. La carapace de tortue de mer déchiquetée sur la plage, sans doute broyée par les mâchoires d'un squale, sonnait pourtant comme un avertissement. Comment avais-je pu être aussi stupide ? J'avais beau être bon nageur, j'allais le payer de ma vie.
Le requin n'attaque pas l'Homme par goût pour sa chair. La plupart du temps, il se trompe de cible en vous prenant pour un phoque, ou une tortue. S'il vous attaque délibérément, c'est pour une autre raison. Ou l'animal meurt de faim et son acte n'est qu'un geste désespéré pour survivre, ou alors il défend son territoire. A voir la manière dont celui-ci rodait autour de moi, son aileron apparaissant et disparaissant de la surface, je devinais qu'il s'agissait de la dernière option.
J'appréhendais le moment où le squale allait jaillir des eaux sombres, la gueule béante. Comment me défendre ? Je n'avais pas le moindre harpon, ni aucun couteau. De toute façon, il est très difficile de percer le cuir d'un requin avec une arme. J'avais entendu dire que la zone sensible des squales se situait au niveau du nez. S'il s'en prenait à moi, j'essaierai de le frapper fort à cet endroit-là.
Et si ses mâchoires étaient suffisamment grandes pour m'engloutir tout entier ? Je me souvenais du film Les Dents de la mer, de ce grand blanc géant qui m'avait terrorisé étant enfant. Je m'imaginais avoir affaire à un animal de cette taille. En fait, je n'étais pas loin de la vérité.
Sans être spécialise en la matière, je savais qu'au moins deux espèces dangereuses habitant les côtes réunionnaises : le requin bouledogue et le requin tigre, plus grand. A en juger par sa taille, je devinai qu'il appartenait à la deuxième catégorie. Le requin-tigre est un chasseur solitaire, un des rares qui a tendance à se nourrir de n'importe quoi passant à sa portée, ce qui le met en marge de la plupart de ses congénères. C'est un animal vicieux, qui peut vous attaquer à quelques mètres du bord de l'eau. Je m'attendais à être happé à tout moment. Je sentis tout à bord un courant d'eau au niveau de mes pieds. Une masse importante venait de passer en dessous de moi. Je rétractai instinctivement les jambes et les bras, me retrouvant en position fœtale. J'avais ainsi moins de chances de me faire arracher un membre. Je vis son aileron apparaître une nouvelle fois, puis le requin plongea.
La minute qui suivit fut la plus longue de mon existence. Je comptais les secondes. L'eau à la surface était désormais aussi calme que celle d'un lac. Le jour commençait à disparaître. Si l'animal venait à surgir, je n'étais même pas sûr de pouvoir le voir. Je sentirais seulement ses dents, longues et affûtées, s'enfoncer dans ma chair, avant qu'il ne me taille en morceaux.
J'en étais là de mes réflexions quand il y eut un éclaboussement, tout près de moi. Je sursautai. Sans doute la queue du requin qui s'agitait à la surface. Le squale avait pour lui l'avantage du terrain – il était dans son élément, moi pas – mais aussi l'obscurité, sans parler de sa taille et de sa force.
Pendant la dernière minute, j'avais eu le temps de me repasser tout le fil de mon existence, de ma naissance à l'école, en passant par mon premier amour et ma vie de famille. D'un coup, mes parents ne me paraissaient plus aussi antipathiques. J'avais envie de les revoir. En fait, j'éprouvais une forte envie de vivre. J'attendais désormais le requin de pied ferme. J'avais peur et pourtant, j'étais prêt à en découdre. Si je devais mourir ce soir, ce serait en luttant pour ma vie.
Le requin se montra finalement, surgissant de l'eau, mâchoire grande ouverte. Je crus ma derrière heure arrivée, hors il me manqua de peu. Mon cœur rata un battement dans ma poitrine. Les requins ont une mauvaise vue, et la tombée de la nuit ne devait rien arranger. Je m'attendais à un nouvel assaut, rapidement. De mon côté, j'étais épuisé. Cela faisait un moment que je nageais en faisant du surplace et j'étais à bout de forces, sur le point de couler. Hors de question de faire la planche pour autant; ce serait m'offrir à lui sur un plateau !
Le monstre repassa près de moi en essayant de me happer. De la tête à la queue, l'animal devait mesurer quatre ou cinq mètres ; c'était comme de se faire dévorer par un gros camion de mer ! Il réessaya de nouveau, sans succès. J'étais surpris du manque de précision de la bête ; on considère les requins comme de parfaites machines à tuer mais ils sont faillibles. Parfois, ils sont fatigués, comme nous. Je savais pourtant que la chance ne me sourirait pas indéfiniment. La prochaine fois qu'il passerait à proximité, je le frapperai de toutes mes forces.
Je m'attendais à ce qu'il m'attaque par le côté, comme les fois précédentes, mais c'est face à moi qu'il surgît. Cette fois, c'était la fin ! Par réflexe, j'envoyai mes deux bras en avant pour me protéger et le requin m'entraîna avec lui sous l'eau. Buvant la tasse, je tapai sur son nez à plusieurs reprises et il battit en retraite. Je regagnai la surface en prenant une grande inspiration. Regardant autour de moi, je ne détectai pas sa présence. Étais-je parvenu à le faire fuir ? Cela me semblait trop facile.
Par miracle, j'avais échappé à ses dents. Ou bien m'avait-il eu, sans que je m'en rende compte ? On dit que les victimes de morsures de requin ne ressentent pas de douleurs immédiates. On dit aussi qu'ils vous mordent une première fois puis vous lâche, avant de mordre une nouvelle fois. Quoiqu'il en soit, je m'attendais à ce qu'il réapparaisse.
Finalement, le colosse se montra de nouveau, m'attaquant par le flan. Comme la fois précédente, je tentai de l'agripper et nous plongeâmes ensemble. Ma main glissa le long de sa peau lisse, jusqu'à s'accrocher à ses branchies. Je tenais peut-être la solution pour me débarrasser de lui. Sans réfléchir, je l'enfonçai à l'intérieur, rencontrant aussitôt une matière visqueuse. Le requin se débattit de toutes ses forces mais je tins bon, m'agrippant comme un cow-boy lors d'un rodéo. Finalement, l'animal finit par me projeter à la surface et, agité de spasmes, me heurta avec sa queue.
Quand je repris connaissance, je flottais avec la tête sous l'eau. Ouvrant les yeux, je me dépêchai d'inspirer l'air que réclamaient mes poumons. Je toussai et regardai nerveusement, de tous les côtés, pour m'assurer qu'il n'allait pas revenir m'attaquer. Je l'aperçus alors, à une dizaine de mètres de moi, grosse masse inerte flottante. Je n'arrivais pas à croire que je l'avais tué. Quand on affronte une bête pareille, on ne pense pas en sortir vivant, encore moins en venir à bout ! C'était pourtant le cas.
Je ne pensais plus pouvoir nager longtemps. Si le requin n'avait pas eu raison de moi, la noyade allait s'en charger. L'ironie de la situation me fit sourire, malgré moi. Je me demandais alors laquelle des deux morts étaient la plus horrible.
Une idée me vint alors : je n'avais qu'à m'accrocher à son cadavre et laisser les vagues me ramener jusqu'au rivage. Peu importe le temps que cela prendrait, je serais en sécurité.
Pendant que nous dérivions, je réfléchis à ce qui venait de se passer. Je venais d'affronter une bête énorme, mortelle et, grâce à mon intelligence humaine, j'avais trouvé un moyen de la neutraliser par la seule force de mes mains. J'en tirais une certaine fierté. Bien sûr, j'étais contre cette pêche de masse qui décime les requins mais ici, la situation était différente. Nous étions à armes égales. Je n'éprouvais donc aucune culpabilité. La Nature m'avait lancé un défi, que j'avais relevé. Mû dans une irrésistible volonté de vivre, je puisai dans mes dernières forces pour nager jusqu'à la carcasse, grimper dessus et m'y affaler.
Le soleil commençait à se lever. J'avais dormi un peu. En approchant du rivage, je ressentis une joie indescriptible. J'allais rentrer chez moi sain et sauf. Je délaissai la carcasse pour regagner le bord à la nage, me croyant tiré d'affaire. Il ne me restait qu'une cinquantaine de mètres à parcourir, lorsque je le vis surgir, en face de moi.
Un nouvel aileron.

Le 26/08/17


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