Le Temps d'un hiver

Jessica Lumbroso

Extrait : Une histoire d'amour qui campe mes personnages à 8 ans d'intervalle, entre adolescence et âge adulte. Une histoire centrée sur les sentiments, quels qu'ils soient et sur les aléas de la vie.
L'air, en ce lundi 7 décembre 2010, embaume de senteurshivernales. Cette date, à marquer au fer rouge, restera gravée en moi comme unmalheureux retour aux sources, après huit ans d'absence.À chaque expiration, une brume de vapeur se forme devant mes lèvres, en un finnuage que je m'amuse à chasser d'un mouvement rapide de la main. Le froid s'estinstallé depuis mi-novembre, anormalement tôt pour la saison. Et emmitoufléedans mon épais blouson, les mains, la tête et le cou enveloppés dans de chaudeslaines, je remonte la rue bordée de neige. Le poids de mon corps m'impose unrythme lent et régulier tandis que j'avance courbée. Les muscles tendus, lesmembres courbatus, je suis fatiguée de ce trop-plein d'exercices. Mais cettelassitude physique, cette douleur du corps, vaut mieux que l’étau qui enserreviolemment mon cœur et m'asphyxie. Cette douleur, je tente de la refouler partous les moyens – l'apaiser serait impossible, voilà longtemps que je l'airéalisé.
Avancer, toujours plus loin,suivre un but fixé au préalable, trouver le courage de mettre un pied devantl'autre. Tout cela me donne la sensation de marcher jusqu'à la potence. Je mesens lourde, lourde de tout ce poids qui nous sépare, toute cette tristesse,lourde de toutes ces années révolues.
La neige crisse sous mes pas,faisant ressurgir de lointains et fugaces souvenirs d'une enfance trop tôtoubliée. Les maisons alentour, bordées d'arbres effeuillés, sont recouvertesd'une fine couche blanche, comme si la neige avait déposé son doux manteau surle toit du monde.
La rue, que j'empruntais sisouvent par le passé, me semble aujourd'hui interminable. Longue et tortueuse,serpentant entre les demeures. Je traîne des pieds, incapable d'accélérer lacadence.
Dans ma poitrine, mon cœur jouedes timbales violemment, cognant fort. Je perçois presque le son qu'il fait : po-dom, po-dom, po-dom... ; tandis quele sang bat contre mes tempes, résonnant dans mes oreilles. J'inspireprofondément, ravalant ce flot d'émotions, de sensations et de souvenirs quim'envahit encore.
Bientôt, je vois se dessiner lescontours familiers de mon ancien foyer. Celui d'une enfance pas toujours facile– un père absent et effacé ; une mère autoritaire – mais qui m'a fuie sansprévenir, et qu'il m'arrive de regretter. Non pas que cette période me manque,bien au contraire, mais il m'arrive parfois d'avoir le sentiment désagréable den'en avoir pas profité. Si on m'en avait donné l'occasion, j'aurais sûrementsouhaité recommencer de zéro, tout effacer, gommer les imperfections de la vieet redessiner mon passé, en y changeant les règles.
Je m'arrête. Je suis arrivée.Seule la grille en fer forgé du jardin me sépare de mon enfance. Cette maison,dans laquelle j'ai vécu durant presque treize ans, se détache victorieuse,droite sous la neige. Dix mètres d'une allée pavée, que l'herbe follerecouvrait d'ordinaire, me séparent d'elle, quatre marches de perron, et enfinle porche, la porte d'entrée, la chaleur du domicile...
Malineski. Ce sont encore lesmêmes neuf lettres qui ornent la boîte aux lettres, celles de mon propre nomque j'ai souhaité si souvent abandonné. Malheureusement, aujourd'hui encore,âgée de vingt-six ans, je m'en trouve affublée.
Je revoie tant de jeux dans cejardin, tant d'amis derrière ces fenêtres, mais aussi tant de cris, d'amour, delarmes et de rires. Une image fugitive glisse devant mes yeux, comme pour meremémorer mon triste passé, un film un peu flou que je revoie pourtantprécisément : le bruit sourd de la porte en chêne claquant contre ses gonds, etmoi, fraîchement majeure, dévalant à toute vitesse les quelques marches, un sacde randonnée vissé sur l'épaule, les larmes inondant mon visage... Je contemplecette apparition, telle un fantôme, angoissante réminiscence d'un autre tempsqui n'a de place que dans ma mémoire, alors même que déjà le spectre s'en vasans un regard.
C'était une autre époque. Uneétape de ma vie trop importante pour l'oublier, mais que je m'évertue à mettrede côté, quelque part dans ma mémoire, à l'abri des colères du temps.
Pour chasser mes amères pensées,je pose ma main sur la poignée incrustée du portail et l'actionne. La porteglisse en ouvrant le passage, me laissant perplexe. Un panaché de sentimentsdivers m'envahit : la peur, l'appréhension, le soulagement aussi.
Franchir le seuil de cette porte,c'est comme faire un pas en territoire inconnu, avec l'impossibilité de fairedemi-tour. Les années, longues et heureuses, ont laissé un vide dans nos vies.Dans la mienne, du moins. Et je ne sais pas ce qui m'attend derrière cetteporte. La famille, l'amour, la chaleur d'un foyer, tout ce dont j'ai été privéeplus jeune, sont un lointain rêve. Un rêve que je n'ose plus espérer. Je n'aiplus l'âge de croire au Père Noël, pourtant, il m'est souvent arrivé d'espérerun miracle, d'enfin entendre mes parents prononcer des mots magiques quiauraient effacé les erreurs, raccommodé nos cœurs, et m'auraient fait réaliserla profondeur de leurs sentiments. Mais jamais un mot d'excuse n'a franchi leslèvres de ma mère ; jamais un mot d'amour, celles de mon père. L'attentetue à petit feu l'espoir, le poignardant sans vergogne, et je n'ai d'autrechoix que de vivre avec.
Passer cette porte, c'est passeroutre nos conflits, outre cette haine rongeant mon cœur. Qu'il est doux etfacile de franchir le seuil de l'amour, de transformer des sentimentspassionnés en une animosité terrible qui ronge lentement, mais aussi sûrementqu'un chien son os !
Il me faut beaucoup de couragepour pousser cette porte. Un courage que je n'ai pas, et que je tentedésespérément de trouver. Mes jambes me mènent lentement dans le jardin,laissant des empreintes de mon trente-neuf fillette dans la neige immaculée,tandis que mon cerveau réfléchit à vive allure à toutes les possibilités. Etpresque comme un automate, je gravis les marches du perron et de nouveaum'arrête. Il n'y a plus que la porte en chêne entre moi et l'inconnu.
Il m'a fallu quelques minutes pourme résigner, et décidée, je tourne la poignée. Aussitôt, Caramel, le chat dufoyer, s'échappe, tel un courant d'air, ne me laissant pas l'occasion de lerattraper. Ce petit animal n'avait que trois ans lorsque j'ai quitté la maison.Aujourd'hui, huit ans plus tard, il ne me semble pas beaucoup plus gros, justeun chouia, mais toujours aussi avide de pouvoir sortir à l'air libre. D'ici unedizaine de minutes, il reviendra miauler à la porte pour se remettre au chaud.Aussi, je le laisse là et referme la porte derrière moi.
L'odeur qui m'assaille – unmélange de tabac froid et de vanille – ravive des souvenirs que je pensais à jamais oubliés. Cette odeur, typique de chez eux, queje m'étais évertuée à ne jamais reproduire depuis ma fuite, et que j'esquivaispar tous les moyens.
Il règne une chaleur réconfortantedans l'entrée, qui me soulève le cœur. Je me rends compte que j'ai soudainbesoin d'une épaule sur laquelle poser ma tête, une main apaisante pour calmermes soucis. Je sais pourtant que ce n'est pas la bonne adresse pour une tellerequête. Pourtant, je ne peux plus faire comme s'ils étaient de parfaitsétrangers, des inconnus sans noms, sans même d'image. À force de vouloireffacer leur présence, je suis parvenue à partiellement les oublier.
Malgré tout, je sens poindre à mesyeux des perles d'eau qu'il m'est désormais facile de contenir. Il s'agit là demois entiers de faux-semblants, d'un visage digne à garder devant autrui, alorsqu'au fond de moi, le cœur suinte d'une vive douleur, et l'envie me prend debaisser les bras, d'abandonner toute résistance, et de me laisser submerger.
Personne ne vient m'accueillir. Jen'entends même aucun bruit dans la maison. Il n'est cependant pas très tard.Dix-sept, dix-huit heures tout au plus. Je sens pourtant l'épuisement d'unejournée d'efforts physiques et mentaux m'atteindre, et un bâillement m'échappe.Je n'ose me manifester, de peur de n'avoir rien à dire. Repousser les conflits,encore et toujours.
Je pénètre dans le couloir. Laporte à ma droite, anciennement ma chambre, est close, mais je ne me risque pasà l’ouvrir. En face, une porte menant aux escaliers, un montant jusque dans lachambre des parents, l'autre descendant au garage. Là encore, je n'entre pas.Sur la gauche, un couloir menant au salon, puis à la cuisine. Des meublesl'encombrent, empêchant d'y circuler aisément. Dans le salon, le téléviseur estéteint, le canapé vide. Les meubles ont tous changé, si bien que j'ail'impression d'être chez des étrangers. Seules les photographies dans lescadres posés çà et là m'apprennent que j'ai bel et bien frappé à la bonneporte. La cuisine est également vide.
À croire qu'il n'y a personne.
Prise d'une soudaine envie dem'allonger, je reviens lentement sur mes pas, et me poste devant ce qui fut laporte de ma chambre. Mais j'hésite à entrer. Et si, ici aussi, toute trace demon existence avait disparu, au profit d'un quelconque hobby de ma mère ?M'armant de courage, j'ouvre.
Mon cœur se soulève tandis que mesyeux scrutent la pénombre. Rien n'a changé. Comme si ces huit ans n'avaientjamais existé. Je me retrouve dans ma chambre, telle que je l'ai laissée cefameux jour d'été, avant de prendre la fuite. C'est comme un retour auxsources, étrangement apaisant. Les murs me semblent toujours aussi ensoleillés,peints en jaune orangé – cette couleur dont je désirais, plus jeune, parsemerles murs de toute la maison – et que j'avais peinte moi-même.  Mon lit, défait, est un témoin demon ancienne présence. Chaque chose, chaque objet, est à l'emplacement exact oùj'avais l'habitude de le laisser.
Près de la fenêtre, unrocking-chair tangue lentement, comme de lui-même, seul meuble étranger à lapièce. Je m'avance doucement, traînant des pieds, et réalise que la chaise àbascule est occupée. La lumière de cette fin de journée éclaire ses traitstirés, l'illuminant d'un halo, telle la représentation qu'on se ferait d'unange. Elle dort à poings fermés, cette femme qui me semble presque uneétrangère. Celle qui m'a mise au monde et contre qui je me suis autrefoisrebellée. Tant de conflits, par le passé, nous ont séparées ! Aujourd'hui,je suis là pour les dépasser.
Ses frêles épaules sont cachéessous une fine couverture, tandis que sa tête repose sur un oreiller. N'osantpas la réveiller, je rejoins le lit et m'y installe, soudain lourde d'un poidsnouveau.
Je laisse aller ma tête surl'oreiller, qui sent le renfermé. À croire que même les draps n’ont pas étéchangés.
Je retrouve ma chambre d'enfance,mon univers de petite fille. Celui que j'ai quitté huit ans auparavant. Mais jene suis plus la même. Plus cette enfant rebelle qui tentait désespérément de setrouver, de trouver un but, quelque chose à quoi se raccrocher. Aujourd'hui, jeme sens vieille, comme si ma jeunesse m'avait échappée.
Je ferme les yeux. Et comme chaquefois, une image s'impose à mon esprit. Une douce image qui pourtant me faitsouffrir. Un visage que je tente désespérément d'oublier. Je les rouvrerapidement. Depuis trois mois, je crains le sommeil. Des démons, qui dévorentmes nuits, m'empêchent de fermer les yeux. Mon cœur atrophié ne supporte plustous ces souvenirs, tous ces doux rêves qui hantent mes nuits, me laissantseule et désespérée au réveil. Si je dois continuer à rêver, c'est pour nejamais plus m'éveiller, toujours rester auprès de lui. Est-ce trop demander ?
 
J'aitout de même fini par m'endormir. Et rapidement. J'étais épuisée. Mon rêve,magnifique, et pourtant d'une telle simplicité,m'a fait monter les larmes aux yeux, comme chaque nuit. Pourtant, du plusprofond de mon sommeil, j'ai senti qu'on posait une main douce et chaude sur matête. Une main qui n'appartenait pas au souvenir.
C'est une douce odeur de bacon mechatouillant les narines qui m'éveille brusquement. J'ouvre les yeux etcontemple la pièce tout autour de moi, presque affolée. Il me faut quelquesinstants pour me souvenir du périple de la veille. Revenue sur les traces demon passé. Tout, ici, représente désormais ma réalité.
J'éclate en sanglots.
Encore un rêve que je laisses'échapper. Un rêve où nous étions ensemble, lui et moi, mémoire des joursheureux. Comme si son abandon n'avait jamais existé.
Les larmes coulent inlassablement,détrempant mes joues, et semblant ne jamais vouloir s'interrompre. J'avaispourtant cru qu'après tout ce temps, je me serais sentie plus légère ! Ons'habitue à tout, alors pourquoi n'arrivé-je pas à m'y faire ? Chaque nuitreste un appel à la mémoire, un éclat dans la pénombre. Mes journées sont unenfer. Je vis un véritable cauchemar. Cauchemar que tout ceci ne soit querêves.
Mon cœur étouffe, si bien que jene parviens pas à reprendre mon souffle. Il me faut me ressaisir. Comme tousles jours, réapprendre à vivre avec. Le poids de ma peine me tasse, m'empêchede jouir de la vie.
Avec force, j'apaise mes larmes,cherchant par là-même à faire taire mon cœur. J'essuie vivement mes joues en meredressant. Je ne peux pas affronter mes parents dans cetétat déplorable. Car voilà que se profile le moment tant redouté. Notre premieréchange depuis ma fuite.
Péniblement, je sors du lit, ledos en compote. Je tente de m'étirer, mais mon ventre imposant m'en empêche.Malgré les trois mois écoulés, je ne m'y suis pas encore habituée. Puis jerejoins à pas feutrés la salle de bain. La pièce exiguë contient tout de mêmeune baignoire assez grande pour que je puisse y étendre les jambes. Ici aussi, rienn'a changé. Les murs au carrelage beige, la baignoire en pied que mes parents – décidément, ce possessif me fait l'effet d'une injure... –ont également fait carreler, le lavabo... Seul mon reflet dans le miroir estdifférent. Ce reflet dont je devrais avoir honte. Mon visage est boursouflé,tiré, cerné, et j'ai les yeux rouges et gonflés par ces torrents de larmes quine me quittent plus. Mes cheveux, à l'image de ma personne, sont hirsutes, enbataille, attachés en un grotesque chignon. Voilà longtemps que je ne prendsplus la peine de m'occuper de moi.
Je m'asperge le visage d'eaufraîche, espérant faire disparaître les traces de la souffrance. Chose que jeréussis partiellement. Plus présentable, j'inspire profondément. Laconfrontation qui va s'ensuivre ne m'enchante guère, mais je ne peux yréchapper éternellement.
Comme dans un souvenir, j'empruntele couloir menant directement à la cuisine. L'odeur de bacon si délicieuseflotte encore dans l'air. Mais je suis angoissée. Et pour cause. Je ne sais pascomment aborder ce retour aux sources. Était-ce réellement le bon choix ?J'aurais souhaité tourner les talons, remonter le temps d'une petite année,profiter, insouciante, de la vie.
Des bruits de vaisselle, deconversations, ainsi que le son du téléviseur, me parviennent. Il semble yavoir du mouvement dans la cuisine. Avec appréhension, je passe enfin la têtepar l'entrebâillement. Sur la table, poussée contre le mur de gauche, estdressé le couvert. Trois assiettes. Du pain, de la brioche, de la confiture depomme, du Nutella... Un vrai petit-déjeuner de roi, chose que je n'ai mêmejamais connue du temps où je vivais encore ici.
Sibylle, une poêle à la main, sertles œufs brouillés en parts égales dans les assiettes, tandis que Patriceretourne le bacon dans une seconde poêle. Je réalise soudain que je n'arrivepas à les appeler mes parents. Tant de choses nous ont séparés !
Je me racle la gorge. Ilsredressent alors la tête.
« Jenna... », souffleSibylle, ma mère, un sourire au bord des lèvres.
Sûrement est-ce le fait de me voirlà, devant elle, qui lui fait monter les larmes aux yeux, qu'elle s'évertue àles chasser. Je vois enfin d'où je tiens ce désir de ne jamais pleurer face àquiconque, de porter seule ma tristesse, ma peine et mon désespoir.
Je pénètre enfin dans la pièce,les doigts triturant un pan de mon pull en laine, inquiète de leur réaction.
Les sourires sur leurs lèvresdisparaissent progressivement. C'est ce que je craignais, pourtant, je me forceau calme, au silence. En attente du verdict qui tombera comme un couperet.
Sibylle pose une main sur le brasde son mari. Je sais qu'ils ne perçoivent que le ventre gonflé sous monpull-over, image sûrement choquante, de leur fille, encore une enfant quandelle s'était enfuie. Cet homme – que je dois dorénavant réapprendre à appeler papa– doit sûrement ressentir le besoin de s'asseoir car c'est ce qu'il fait,tandis que « ma mère » reprend contenance, comme toujours, etm'invite à m'installer à table. Je la remercie du bout des lèvres.
« Chér... Je veux dire Jenna,tu as faim ? interroge Patrice.
— Comme un ogre. »
Avec un sourire, je dévisage monpère. Peut-être est-ce un peu trop tôt pour plaisanter à ce sujet. Pourtant,ils ne me font aucune remarque, et je leur en sais gré.
Maman nous rejoint à table et nousdébutons le déjeuner dans un profond silence. Heureusement, le téléviseur, entoile de fond, crache d'interminables paroles qui comblent les blancs.
Je sens leurs regards peser surmoi, mais je suis incapable de parler. Pas maintenant. Pas de ce qu'il m'estarrivé. Encore moins de mon état.
« Tu vas bien ? »m'interroge soudain maman, nous sortant tous trois du silence.
J'inspire bruyamment avant demurmurer :
« Ça peutaller. »
Mais ne souhaitant m'attarder surma condition, j'enchaîne rapidement :
« Et vous ?Quoi de neuf au travail, papa ? »
Dans ma bouche, ce dernier motsonne étrangement faux.
« Toujours la même chose. Ona agrandi le magasin, en rachetant l'entrepôt d'à côté. C'était une bonneaffaire. La boîte tourne mieux, aujourd'hui.
— Cool ! Et toi, maman ?Quelles nouvelles ?
— Pas grand-chose non plus. Commele magasin de ton père nous rapporte assez d'argent pour pouvoir largementsubvenir à nos besoins, j'ai réduit mes heures. Je travaille à mi-temps,toujours dans mon cabinet d'expert-comptable. Mais au moins, je peux passerplus de temps à la maison. »
Je hoche la tête, mais rien ne mevient pour enchaîner, et nous retombons dans le silence. Maman demeure muettele reste du repas, étrangement silencieuse. Je ne l'ai jamais connue ainsi.Elle qui était toujours à y aller de sa critique. Elle doit pourtant bien avoirde la rancœur, des sentiments à exprimer !
Malgré leurs regards pesants, jeme sens étrangement mieux. J'ai l'impression d'effacer lentement les dernièresannées. Et loin de m'attrister, ça me soulage.
Caramel vint miauler en sefrottant tout contre ma jambe et, avant même que j'aie pu lui donner quoi quece soit à manger, il saute allègrement sur mes cuisses et vient sniffer près demes lèvres. Un nouveau miaulement lui échappe.
« Je vais le nourrir »,murmure papa en se levant.
Il attrape le chat et le repose ausol. Puis il ouvre un placard sous l'évier et en sort une boîte de pâté pourchats qu'il déverse dans une gamelle.
Nous finissons le repas dans unprofond silence. Puis j'aide ma mère à débarrasser et rejoins ma chambre.
Tout me semble soudain si vieux,ici, si désuet... Pourtant, rien n'a changé. Cette pièce me semble tout de mêmeêtre sortie d'un autre âge.
Contre le mur de droite se dresseune commode d'un blanc cassé sur laquelle trône fièrement le téléviseur. Toutautour reposent encore toutes mes anciennes peluches, mes poupées de porcelaineque ma grand-mère paternelle m’offrait pour chaque Noël, mes photographies...Des photos prises dans mon enfance, dans mon adolescence, lorsque je me sentaisdevenir femme. Tandis que je caresse un gros ours gris, mon préféré dont je meservais comme oreiller plus jeune, je contemple le plus grand des cadres, caléen évidence entre deux énormes peluches. L'image nous représente tous les deux.Alec et moi. Cette photo avait été prise voilà presque dix ans, lors d'unesortie entre amis. À l'époque, j'en comptais six, les plus chers et lesmeilleurs jamais eus, avec lesquels je passais tout mon temps. Mais Alec étaitbien mon ami le plus cher, le plus vieux également. Et je l'avais trahi.
J'attrape le cadre. Je me souviensparfaitement de cette journée. Alors qu'Alec souhaitait me photographier, jem'étais débattue si bien que le cliché avait été pris en pleine débâcle, nousexplosant en très gros plan, riant aux éclats. Je souris en effleurant levisage de mon ami. Puis repose le cadre.
Il ne l'est plus. Alec appartientà mon passé et jamais plus je ne le retrouverai. Malgré le nœud dans mon cœur,je me suis fait une raison.
Sur la photo suivante, je suis encompagnie d'Élisabeth. Liz est la seule autre fille de mon ancien grouped'amis. La seule dont j'ai encore des contacts. Et grâce à qui je suis là,aujourd'hui.
Enfin, la dernière image a étéprise dans mon garage, du temps où nous nous réunissions tous les sept pourjouer de la musique. Tous les sept là : Al, Liz, Max, Chris, Jeff, Baba et moi.
Il y a d'autres photographies,mais plus petites, incrustées dans les meubles çà et là, que je ne préfère pascontempler. La nostalgie m'envahit bien assez tous les jours.
Je délaisse prestement lessouvenirs et ouvre le dernier tiroir de ma commode. J'y trouve des drapspropres que j'attrape au hasard.
« C'est unefille ou un garçon ? »
Pliée par-dessus le lit, les mainsencombrées de la couette, je sursaute et tourne la tête vers l'entrée. Maman medévisage de la porte. Je l'ignore tout d'abord, me détourne et reprends mesaffaires. Mais je lui réponds quand même, du bout des lèvres, comme quelqu'unqui n'a pas parlé depuis très longtemps :
« Un garçon.
— C'est bien. »
Elle marque une courte pause avantd'ajouter :
« Attends, je vais t'aider. »
Et ensemble, nous changeons lesdraps, comme avant.
« Merci. »
Je m'installe sur le lit, déjàépuisée. Maman vient me rejoindre.
« Et merci aussi de n'avoirrien changé ici. C'est très agréable. J'ai tout un tas de souvenirs qui mereviennent en mémoire.
— Elle t'aurait attendue jusqu'àla fin, en l'état... »
Doucement, maman pose sa main surmon genou, comme pour tenter de me communiquer de la chaleur par ce simplegeste. Puis elle se redresse. Avant de quitter la pièce, elle me fait denouveau face :
« Chérie... Pardon, lesvieilles habitudes ont la vie dure. Jenna... Je sais que tu n'as jamais vouluécouter le moindre de mes conseils. Je l'accepte. Mais il y a des gens qui sesont fait beaucoup de soucis pour toi. »
Je hoche la tête, signe que j'aisaisi le message. Ma mère partie, je m'installe sur le rocking-chair, face à lafenêtre, à la place même où je l'ai trouvé la veille. Dehors, il neige. De grosflocon, que je regarde descendre jusqu'à toucher le sol, qu'ils recouvrentd'une nouvelle couche de peinture blanche. Le ciel, d'un gris pâle, ne laisserien transparaitre. Et, perdue en pleine contemplation, je plonge au cœur mêmede mes souvenirs.

 © Jessica LUMBROSO, déposé sur Copyright France (http://www.copyrightfrance.com/)
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