LE TESTAMENT DE LA TANCHE

Evelyn Dead

Une aventure de Jean-Jacques Trou Noir... (version remasterisée)

1. JJTN flambe.

Jean-Jacques Trou Noir est le plus grand pirate de l'univers connu. Et tant pis pour ce que d'autres pourront vous raconter.
Il descend d'une lignée presque éteinte, ses ancêtres sont beaucoup trop grands pour nous. À l'instar de ces illustres, il est capable de mouvements grandioses. Comme de ratages inoubliables. 
Dans ce dernier registre, la récente perte du Belouga, son bateau bien-aimé, reste une brûlure cuisante que rien n'apaise. Et même si tout n'est pas noir (après tout, il a sauvé du désastre Mathilda, son ordinateur de bord polyvalent, ainsi qu'un bon pactole sous forme d'une cassette pleine de crédits républicains), JJTN a comme un pincement au cœur cet après-midi-là, dans ce hangar illégal et surchauffé, tandis qu'il suit un petit pécari à moustache, franc représentant de la race dominante sur la planète commerçante Campagne-P2.
Haletant, le cochon courtaud transpire à grosses gouttes comme il trottine vers le centre du hangar, où se dresse une grosse forme vaguement rectangulaire que recouvre une bâche poussiéreuse suspendue à quelques câbles métalliques. 
Une télécommande plus tard, la bâche se soulève dans un ronronnement paresseux et dénude un navire de l'espace à la robe mate et au faciès immédiatement agressif, malgré de bonnes grosses joues de part et d'autre de la cabine de pilotage.
Une bouffée de fierté gonfle le poitrail du pécari.
JJTN fronce les sourcils, plus circonspect. Il s'éponge le front d'un revers de main.
- Copain, couine le cochon, je te fais le Maracuja ici présent, splendide drakkar classe E, en parfait état, à moins de treize millions ! Tu peux fouiller les orbites, t'es pas près de revoir une occasion paraille !
- On dit « pareille », maugrée JJTN.
- Quoi ?
- Laisse tomber...
Le pécari s'approche, baisse le ton, compatissant.
- Allez, Trou Noir, reste en selle. Je sais que ton Belouga te manque, mais que veux-tu ? C'est un de ces trucs contre lesquels tu ne peux rien. Facilite-toi la vie... Hé, tu sais quoi ? Tu me fais de la peine ! Hé, les mecs !...
Le pécari pivote sur lui-même, dans un élan dramatique légèrement sur-joué. Les bras grand ouverts il harangue la foule mais le hangar est désert.
- Les mecs ! Jean-Jacques Trou Noir me fait de la peine ! C'est pas beau, ça ? C'est pas croyable...
- Bon, abrège, coupe le pirate, saoulé. Je t'en donne dix millions. Et tu assures la révision et le plein. Et les munitions aussi. Je décolle dans la soirée.
- Dix millions ! s'étrangle le cochon. Rhaaaa ! T'es quand même gonglé !
Sans relever, JJTN s'approche du Maracuja. Il dévisage longuement l'appareil, jaugeant ses lignes, évaluant son allure. « Laid et pataud », se dit-il. « Un batracien stellaire. Et puis, un classe E… » Autant dire une antiquité. Pourtant, quelque chose au fond du regard du vaisseau l'intrigue et l'attache, peut-être, insidieusement… 
Trou Noir pose une main sur la carlingue tiède et sale. Il écarte les doigts en éventail, comme s'il cherchait à capter une essence, un fluide. La caresse s'attarde... « Et en même temps, ajoute-t-il en lui-même, ai-je le choix ? »
Il se tourne vers le cochon ruisselant dont l'humeur a viré au maussade.
- On dit « gonflé », lui assène le pirate. Et puis je me suis renseigné, ce bateau est en cale sèche depuis cinq ans. Il a pas frôlé un astéroïde depuis un bail, alors tu peux fouiller toi aussi les orbites, mon copain, t'es pas près de revoir un acheteur qui paie content une somme pareille !
Le cochon calme le jeu, les oreilles basses.
- Ok, ok, pirate, t'as gagné, soupire-t-il. Dix millions. Profite de nos fast-foods, je t'appelle dans une paire d'heures. Le Maracuja est à toi.
Un check de mains scelle le deal. Jean-Jacques Trou Noir lance un dernier coup d'oeil à son nouveau destrier avant de tourner les talons.


2. JJTN plane.

JJTN, enfoncé dans un large fauteuil de cuir sérieusement craquelé. Trou Noir à la barre de son nouveau bateau. Face à lui, de l'autre côté des vitres plexi, le hangar écrasé de lumière depuis que son toit s'est rétracté pour permettre le décollage.
Le pont du Maracuja a été briqué. Une odeur de propre flotte dans l'atmosphère. Ce parfum de désinfectant, pas désagréable, met un peu de  baume au cœur du pirate magnifique. Autour de lui, les bancs de commandes clignotent de toutes leur diodes. 
JJTN fouille dans une poche de sa tunique et trouve une petite clé électronique qu'il décapsule avant de la ficher au bon endroit, dans le bras droit de son fauteuil. « Marrant, se dit-il, j'ai passé mon permis sur un bahut de cette classe... » Un sourire fatigué étire un coin de sa bouche.
La clé électronique bipe juste avant qu'une belle voix grave ne s'éveille dans les haut-parleurs de la cabine de pilotage. Un timbre fascinant, létal de sensualité.
- Capitaine, on ne se refuse rien...
L'ironie ne se cache pas. JJTN s'indigne sans vraie conviction.
- Hé, ça va, ok ? fait-il. On s'en sort pas trop mal. Et ça m'a quand même coûté dix briques...
- J'ai dans l'idée que ce n'est qu'une mise de départ, et que tu voudras dans un second temps investir beaucoup plus pour faire de ce rafiot un navire digne de toi.
- Clever girl. Tu lis dans ma cervelle, Mathilda. Dis-moi un peu comment tu te sens, là-dedans.
Mathilda prend quelques secondes pour répondre.
- Les systèmes électroniques ne sont pas de la toute première jeunesse, mais je devrais m'en tirer. Je ne vais pas faire la difficile. Pas plus que toi.
- Parfait, Chérie. Maintenant, allume les gaz et barrons-nous de cette planète qui pue le purin !
Un grondement sourd monte des entrailles du Maracuja. La carlingue se met à frissonner tandis que l'ordinateur de bord prend possession du navire et procède au lancement de ses moteurs. Trou Noir de son côté appuie sur quelques boutons et saisit la barre, des deux mains. Un instant bizarre, la pression qui change, et puis le bateau s'arrache du sol et commence à s'élever, avec une assurance presque inattendue.
JJTN a le sourire aux lèvres, et la dernière fois remonte à quelque temps.
- Allez, Beauté, feu ! Emmène-nous vers les étoiles !
Le navire se cabre, aussi majestueux qu'il peut l'être. Sa vilaine proue se tend de tout son orgueil vers la voute bleu azur et les promesses du cosmos que le toit du hangar, béant, dévoile sans retenue. Les moteurs se gonflent d'énergie... L'instant d'après, dans un hennissement suraigu, le Maracuja part. Comme une fusée ! 

- Mathilda ? Vitesse de croisière. Cap sud sud-est, sous le vent, comme ils disaient...
- À vos ordres, Capitaine !
JJTN se laisse aller en arrière, étendant ses longues jambes. Le cuir du siège de pilotage est resté souple, moelleux, malgré son état. 
Le regard du pirate balaie le pont avec curiosité, et plus de bienveillance qu'une heure auparavant, quand il y a posé les pieds. Le Maracuja est effectivement un vieux modèle, rugueux à la manoeuvre, mais qui compense son manque d'ergonomie par une fiabilité à toute épreuve, pour peu qu'il soit régulièrement entretenu. Il est moche et lourd, mais en vitesse de pointe, avant débridage, ses deux moteurs robustes, triplement filochés, rendent une puissance qui le ramène sans problème au niveau de croiseurs de classe C, voire B (si l'on parle de l'avant-dernière génération). Pas sûr, finalement, que JJTN ait tiré un si mauvais numéro. Les soutes sont propres, spacieuses, capables d'embarquer un bon butin. Et puis de toute manière, il lui reste à passer entre les mains expertes de Motu-Motu. Cette vieille tanche sera sans doute attristée par la perte du Belouga, mais en même temps ravie de se mettre à l'ouvrage sur un nouveau bateau. Un peu d'huile de coude, quelques clés à molette, et la magie opèrera. Le Maracuja, après ça, sera devenu tout autre. Prêt pour une nouvelle vie dans l'espace !
Quand à lui, Trou Noir, il prévoit déjà de passer quelques longues heures les fesses à l'air, sous les tiges expertes de Lila, la meilleure plante masseuse qui se puisse trouver. Joliment odorante, absolument soyeuse, Lila est d'une conversation de surcroit toujours agréable, simple et futile. Le pirate soupire du plaisir à venir.
Derrière les larges baies plexi qui ceinturent le pont, toute une galaxie de lumières se déroule avec indolence. JJTN se laisse bercer. Il se perd et s'oublie au sein de ces myriades d'étoiles chatoyantes. Leur scintillement l'hypnotise et le rassure…
Quand on y pense, quel destin que celui de pirate de l'espace ! Un job parfait pour une âme aventureuse et cependant contemplative, comme la sienne. Bien sûr, il faut parfois faire le coup de feu. Et même payer de sa personne, plus souvent qu'à son tour. Mais quelle récompense que ces panoramas inédits et ces moments stellaires suspendus, totalement assourdis... 
Poète, Jean-Jacques Trou Noir, et sûr de lui. Abandonnant finalement le pont à sa fidèle Mathilda, il se lève de son siège et retourne vers sa chambre.


3. JJTN embauche.

Le Maracuja en cale sèche, de nouveau. Mais cette fois-ci, c'est du très temporaire.
Imaginez un rêve de touriste. Un lagon sublime, d'un bleu-vert qui vous laisse à genoux. L'un des milliers qui parsèment la surface de Bethesta-8C, une minuscule planète du système Doliprane. Un coin des plus discrets, et un population totale qui avoisine les... cinq âmes. 
Après s'être enduit de crème pour protéger ses tatouages, JJTN s'est jeté dans l'eau tiède et cristalline. La plage rayonne sous le soleil du milieu de la matinée. Les orteils du pirate sont plantés dans un sable parfait. De grosses raies joueuses glissent autour de lui, frôlant ses mollets, quémandant caresses et friandises sous forme de morceaux de thon cru dont elles ont pris la paresseuse habitude.
Le Maracuja s'est posé dans une grande clairière bordée de palmiers, en amont de la plage. Dans la moiteur qui enfle, Motu-Motu s'affaire, dans et autour du bateau.
Les doigts du bonhomme vont vite, extrêmement précis, tandis que ses branchies béent sous la concentration. De par les galaxies, l'expertise de Motu-Motu est proverbiale, pratiquement légendaire. Et il ne monnaie ses services qu'à une poignée de privilégiés. Les outils qu'il utilise sont uniques, il les fabrique lui-même. Ce que cette créature peut faire d'un vaisseau lambda se paie très cher, mais il n'y a pas d'équivalent. JJTN s'est délesté de ses derniers deniers. Il compte sur la vieille amitié qui le lie à la tanche pour arracher un crédit supplémentaire.

Lorsque le soleil s'efface, le crépuscule s'éveille et avec lui toute la vie bruyante de l'anse. Assis sous une véranda de bambou ouverte sur le lagon, Trou Noir sert deux verres de rhum et en pousse un vers Motu-Motu qui vient de le rejoindre après avoir terminé sa journée. Le mécanicien pose son séant sur un banc de bois minimal et finit de s'essuyer les mains dans un chiffon crasseux. Sa face de poisson est maculée elle aussi. Les deux amis trinquent dans le parfum de l'alcool, sucré et piqué d'agrume, qui embaume la fin du jour.
Le pirate et la tanche échangent un sourire.
- JJ, comme j't'ai dit, j'en ai pour une petite semaine...
- T'es le meilleur, le coupe Trou Noir.
- Ouais, bon...
Le mécano hésite. Son regard globuleux plonge dans les profondeurs de son petit verre.
- Au sujet du crédit, j'me disait qu'on pouvait trouver aut'chose...
JJTN dresse l'oreille, curieux, et attend la suite. Motu-Motu peine à la sortir.
- Euh, je sais pas si je t'ai déjà parlé de ma petite nièce, Cassiopée... Elle est en âge, maintenant, tu vois, et, euh... Et bin... Je m'demandais si tu la prendrais pas en stage, avec toi, sur le Maracuja...
La demande prend JJTN totalement au dépourvu.
Durant quelques secondes, il ne se passe rien. Sauf que le verre du pirate s'est immobilisé à mi-chemin de ses lèvres. Il le repose lentement. Et part dans un énorme fou-rire. Un truc qui confine au hurlement, au hululement, un truc qui lui tire des larmes et manque de le faire s'étouffer. Motu-Motu s'écrase sur son banc. L'homme-poisson se sent soudain ridicule, avant de quand même sentir poindre une légère vexation. Faute de mieux il vide son verre avant de s'en servir un autre. 
JJTN s'arrête finalement de rire. Mais dévisageant son ami qui boude, il repart dans une nouvelle crise d'hilarité, plus tonitruante encore.

Un peu plus tard, sous une grosse lune tropicale, Trou Noir touche à peine à son assiette. Il a compris que Motu-Motu ne plaisantait pas, tout à l'heure, et ça ne le fait plus rire du tout. Il cherche une porte de sortie.


4. JJTN frime.

Motu-Motu tient les délais qu'il annonce. 
Après six jours de travail, au matin du septième, il descend sur la plage qui s'échauffe déjà sous un soleil franc. Tournant le dos au lagon, les doigts dans les oreilles pour protéger ses tympans fragiles, il regarde le Maracuja s'élever en sifflant au dessus des palmiers. 
La vieille tanche encore une fois a fait de la magie. Il arbore un large sourire, et ses yeux vairons s'emplissent d'une émotion qu'il ne cherche pas à contenir.
Dans le bateau qui décolle, on se justifie comme on peut.
- Alors ça… C'est plutôt inédit ! se moque Mathilda.
- Oh, ça va, hein ? Je pouvais pas vraiment refuser… se défend JJTN.
- Quand même, poursuit l'ordinateur de bord, une pirate stagiaire ! On aura tout vu !
Trou Noir croise les doigts sur sa poitrine et soupire. C'est vrai que la situation est pour le moins particulière. 
- Tu peux me dire ce qu'elle fabrique en ce moment ?
Il ne faut qu'un instant à Mathilda pour scanner les coursives et toutes les pièces du navire.
- Elle visite. Elle fait le tour du propriétaire. Elle prend ses marques, comme tu lui as dit.
- Pfff… Bon, tu la lâches pas d'une semelle, grogne le capitaine.
- Sinon, on a une destination ? demande Mathilda.
- Ouais, prends le vecteur 345-A6. Attends d'avoir quitté l'atmosphère et mets les gaz, je veux voir ce que ce gros tas a dans le ventre, maintenant que la tanche y a mis du sien. Je veux voir si j'ai pas payé pour rien…
JJTN s'arrache à son fauteuil, gentiment énervé.
- Dans l'intervalle, j'me tire, ajoute-t-il. Si plus de nouvelle, réveille-moi pour le diner.
Et il quitte le pont, drapé dans son agacement et sa mauvaise foi.

Sur la plage, Motu-Motu garde le museau en l'air jusqu'à ce que Maracuja ne soit plus qu'un minuscule point dans le ciel. Alors seulement il baisse la tête et essuie son regard brouillé de larmes. 
L'homme-poisson remonte en trottant vers sa cabane, sans grande conviction, cependant, et même si le sable commence à chauffer la plante de ses pieds. 
Un instant plus tard, tandis qu'il trouve refuge dans la pénombre encore fraiche de la nuit passée, son attention est attirée par quelque chose sous un petit meuble de rotin. Il se penche pour ramasser l'objet. Ses doigts se referment sur un morceau de tissu qu'il reconnait immédiatement. 
- Cassiopée…, murmure-t-il. T'as oublié ton chapeau…
Le vieil oncle empli de fierté, mais consumé de tristesse, ravale mal un sanglot. Il serre contre sa poitrine un galurin de velours côtelé d'une jolie couleur prune, tout imprégné d'un parfum familier.

                                                         ***

La jeune fille intimidée garde les yeux baissés vers son assiette. Elle joue de la pointe de sa fourchette avec des machins qui doivent être des petits pois, mais jaunes.
Elle vient d'avoir seize ans. Sa jolie chevelure rousse est nouée en une longue queue de cheval, toute simple. Ses pommettes à la rondeur encore enfantine sont constellées de taches de rousseur.
Elle a quitté sa planète il y a presque seize heures, et n'a pas dit grand chose jusque là. JJTN se sent un peu gauche, lui aussi.
- Alors comme ça, avance-t-il en remplissant leurs verres, t'es la nièce de la tanche ?…
- Euh, oui, c'est ça, répond la gamine d'une petite voix.
- Et… Y en a d'autres des comme toi ? Enfin, j'veux dire…
- Non, non, j'suis sa seule famille. Y a que nous deux, quoi.
- Han han, ok… fait Trou Noir.
Un blanc dans la conversation. Quelqu'un renifle.
- Tu sais, continue le pirate, le truc, c'est que je sais pas trop par quoi commencer…
Cassiopée relève la tête, tout sourire. Son regard étincelle. C'est comme si elle n'avait attendu que ces mots.
- Moi, j'ai plein d'idées ! lance-t-elle dans un cri du coeur.
JJTN hausse un sourcil. Délaissant son repas, la jeune fille prend une grande inspiration mais elle n'a pas le temps de poursuivre. Un énorme BAOOUUUM fait sursauter le Maracuja. Le bateau grogne et prend immédiatement une gite sérieuse. L'éclairage dans la cuisine comme ailleurs vire au rouge, tandis que la belle voix grave de Mathilda envahit les haut-parleurs, teintée d'une très légère urgence.
- Que tout le monde attrape un truc et s'y cramponne !!! crie l'intelligence artificielle.
Cassiopée et Trou Noir, dans un bel ensemble, ont tous les deux saisi le rebord de la table. Une seconde plus tard, un second choc secoue le navire. La gamine dévisage le pirate, tétanisée de trouille. Tout penche. Ce qu'il restait du diner s'envole tout autour, petits pois en tête. Les assiettes valsent au son des alarmes qui font une java assourdissante.
- Garde ton calme, fillette ! tente JJTN par dessus le vacarme. Mathilda !?..
En réponse, l'ordinateur corrige l'assiette du Maracuja, qui retrouve vite son équilibre. Le capitaine en profite pour se ruer hors de la cuisine, sa stagiaire sur ses talons.
L'instant d'après, le seul maître à bord est à la barre de son bateau, sur le pont. Tout en bouclant sa ceinture de sécurité, il désigne un siège sur sa gauche, près d'un banc de commandes.
- Tu t'assoies et tu observes ! ordonne-t-il. 
Cassiopée obéit sans moufter. Son coeur de stagiaire bat à tout rompre. La peur cède du terrain à une excitation qui lui enflamme les joues.
- Mathilda, au rapport ! continue Trou Noir.
- Par bâbord. Une galère de classe A. Le fils de chien se cachait derrière des déflecteurs trans-déviants sub-lumineux, plutôt perfectionnés. Quasiment impossible à détecter jusqu'à ce qu'il fasse feu sur nous. Ou on se croise par hasard, et il tente sa chance, ou il nous suit depuis un petit bout de temps.
- Il sait pas qui on est ?? On a dû oublier un truc... Estimation des dégâts ?
- On encaisse. Les boucliers sont à 70 pour cent. Oups, une autre torpille à photons nous arrive dessus…
- Ah non ! s'écrie JJTN. Pas trois fois ! Porte-nous dans son nez, ma Belle, batteries de proue armées !
Mathilda s'exécute illico. Le Maracuja, plus petit et plus véloce, circonvolue dans le vide stellaire jusqu'à piquer plein gaz vers son assaillant. Les deux vaisseaux se font maintenant face, mais le classe A a une torpille d'avance !
- Capitaine, impact dans dix-huit secondes...
- Qu'est-ce qui va se passer ? demande Cassiopée de nouveau inquiète.
Trou Noir se tourne vers elle, un sourire carnassier éclairant son visage.
- T'en fais pas, fillette. J'ai vu ça dans un film. Ce gros lourdaud ne va pas en revenir !
Beaucoup d'assurance dans la voix du pirate. Seize secondes plus tard, la torpille à photons se disloque sans exploser sur le bouclier énergétique nasale du Maracuja.
- Pas assez de temps pour s'armer, l'andouille ! explique Trou Noir. Tiens, celle-là, il la fera pas une autre fois, je te le promets. Mathilda, batteries de proue, FEU !!
Une secousse ébranle gentiment le pont sous les pieds de Cassiopée comme les canons à l'avant crachent leur rafale de laser. L'adversaire, en face, encaisse sans frémir.
- Ok, c'était de la poudre aux yeux, reconnait JJTN. Juste pour qu'il sache que lui et moi, on danse bien le même menuet. Attention, tout le monde, on se cramponne !... Mathilda, latérale gauche... MAINTENANT !
Lancé à pleine puissance, le Maracuja glisse vivement sur une aile et s'efface, juste à temps pour ne pas s'emplafonner l'ennemi et s'écraser comme une mouche sur un plexi-brise ! Les yeux de Trou Noir brillent maintenant d'un appétit féroce. Il est secoué de salves de rire que les oreilles de sa stagiaire enregistrent pour plus tard.
Le Maracuja remonte son opposant, par babord, sur toute sa longueur. Trop vite pour les canons de la grosse galère, qui défouraillent sans jamais faire mouche ! Trou Noir a posé son index sur un bouton bleu. Il attend le bon moment. Qui finit par arriver.
- Tiens, copain, un suppo et au lit ! s'exalte le pirate en pressant le bouton.
Un canon détonne, un projectile file, traverse le vide qui sépare les deux vaisseaux et vient percer la coque du classe A. JJTN tire à lui la barre du Maracuja. Le bateau part en chandelle et détale, jusqu'à être hors de portée de son adversaire.
L'accélération a écrasé Cassiopée au fond de son siège. Elle est en nage, complètement échevelée, mais un sourire idiot et ravi dévoile toutes ses dents. Trou Noir du coin de l'oeil vérifie que tout roule pour elle, et décide de frimer un petit peu :
- Fin du premier round, on va tout de suite compter les points… assure-t-il. Mathilda, envoie le message suivant à nos nouveaux amis. Ils ont un atomique coincé entre deux molaires. Ou ils sortent le drapeau blanc, ou c'est la dernière escale. S'ils doutent, ils peuvent scanner leur gros cul.
- Je comprends rien, murmure Cassiopée.
- Un cadeau de ton grand oncle, fillette. Il me l'a fait gratuit. Figure-toi que je leur ai envoyé un missile atomique creuseur dont je commande la détonation. Ils sont faits comme des rats ! Enfin, c'est mon avis.
- Capitaine, le classe A nous répond, annonce Mathilda. Ils s'identifient comme le Cocyte. Et aussi ils se rendent. Leur navire, leur cargaison ainsi que leur pavillon sont à toi.
JJTN claque sa cuisse du plat de la main.
- Et c'est un K.O. !!!


5. JJTN hisse les couleurs.

Debout sur le pont, les bras croisés derrière son dos dans une position très solennelle, Jean-Jacques Trou Noir laisse son regard errer dans l'immensité cosmique mystérieuse et chamoirée.
- Qui commande ce rafiot d'ignorants ? se demande-t-il. En général, on évite de se frotter à moi...
La voix basse et sensuelle de Mathilda l'interrompt dans ses réflexions.
- Altor Makak, capitaine du Cocyte, te présente ses excuses, il ne savait pas que c'était toi. Il implore ta miséricorde.
Trou Noir reste dubitatif.
- Ok, personne ne connait encore mon nouveau bateau, mais... Oh, dis donc ! Oh, les idiots ! On a oublié de hisser notre pavillon ! Tu parles d'une bourde, pour un pirate... Tu m'étonnes qu'il ne m'a pas reconnu !
Cassiopée pouffe, dans son coin, une main devant la bouche. Le capitaine pirate se retourne vers elle, faussement courroucé.
- Tiens, rigolote, fait-il, au lieu de te moquer, tu ferais mieux de m'aider à trouver ce qu'on va extorquer à ce Makak, en plus de tout son butin...
- Des esclaves ! répond la gamine, sans hésiter.
JJTN ouvre des yeux ronds.
- Ben…, poursuit la demoiselle, c'est pas ce que vous faites, vous, les pirates, le commerce des esclaves ?
- Ouais, c'est sûr, si tu veux… hésite Trou Noir, visiblement embarrassé. C'est vrai que parfois, les pirates, bon… Mais moi, c'est pas trop mon truc, les esclaves… Et pis, avec toi à bord...
- Ah non, ah non !! Tu chopes des esclaves ! Et si tu les tortures, je pourrai prendre des photos. C'est pour mon rapport de stage... Allez, pirate ! Fais ton job de pirate !
Décontenancé, JJTN se gratte la nuque. Ce n'est pas vraiment de cette manière qu'il envisageait son retour aux affaires. Et il est hors de question qu'il se laisse dicter sa conduite par une péronnelle même pas sortie de l'adolescence. Fichu Motu-Motu...

Le vaincu paie son tribu. Le Cocyte se fait dépouiller du produit de six mois d'escarmouches spatiales. Sous la pression de Cassiopée (qui prend un peu plus d'assurance à mesure que les heures s'écoulent), JJTN se force à prendre un esclave. En l'occurence, une très jolie femme détenue par Altor Makak. « Dès que nous nous serons éloignés, ne t'inquiète pas, je te libère », lui glisse Trou Noir à l'oreille en la conduisant vers sa cellule. « C'est pour la gamine, elle est en stage… »
Mathilda désamorce l'atomique, et chacun reprend sa route. Quatre âmes peuplent à présent le Maracuja. L'une d'elles garde les fers aux pieds, et elle est vraiment très jolie, ne cesse de se répéter Trou Noir.

Un peu plus tard ce jour-là, après le diner, et tandis que Cassiopée découvre émerveillée la grande bibliothèque dématérialisée de Mathilda, véritable caverne d'Ali Baba remplie de chefs d'oeuvre d'aventures terrestres, maritimes ou spatiales, le capitaine s'esquive et rejoint sa prisonnière dans la petite cellule aménagée pour elle à l'arrière du navire. 
Accroupie dans un coin, la fille lève un visage fatigué mais qui s'oblige à la dignité. Son regard, d'un bleu farouche, veut défier celui de son nouveau geôlier. Elle n'a pas touché à son plateau repas, et pourtant il y a ces délicieux petits pois jaunes.
Avisant les menottes magnétiques qui ceignent les chevilles de son « esclave », le pirate lance, vraiment désolé : 
- C'est pas très gentleman de t'entraver de la sorte, mais je t'ai dit, c'est pas pour longtemps…
- Je suis Galaga ! le coupe la prisonnière d'un ton bravache. Et te fatigue pas, je connais les chiens de ton espèce ! J'étais prisonnière sur le Cocyte depuis six mois alors finissons-en vite !
JJTN hausse les sourcils.
- Galaga... Galaga tout court ? Et puis, tu veux finir quoi, exactement ?
La jeune femme soupire. L'ombre de la fatalité passe sur son beau visage. À cet instant, la fatigue et le désespoir l'emportent. Elle paraît ne plus se soucier de son sort. Trou Noir s'accroupit face à elle.
- Bon écoute, chérie, t'as pas bien compris ce que je t'ai dit tout à l'heure. Les esclaves, c'est pas mon truc. Moi, mon truc, c'est l'argent. Alors t'as pas à t'en faire. Je vais te ramener là d'où tu viens, te rendre à ta famille en échange d'une petite somme, et puis disparaître, pfffuit ! Tout ce que t'as à faire, c'est me filer une adresse. Dès que ma stagiaire fait dodo, tout à l'heure, je te sors de là et je te laisse prendre une douche. Je fournis le gîte et le couvert, évidemment, d'ici à ce qu'on arrive. Tu te tiens juste à carreau, c'est tout. 
Trou Noir écarte les mains pour appuyer son indiscutable sincérité. Les yeux de Galaga s'arrondissent d'incrédulité.
- Si ce programme te convient pas, poursuit le capitaine, je te garde en cellule et je te lâche dans la prochaine orbite pas trop sauvage, et tu tentes ta chance dehors comme une grande. Voilà. Il est hors de question que je me complique la vie. À toi de voir. Je repasse tout à l'heure.
JJTN se relève et sur un dernier regard empli de bienveillance, il quitte la cellule.
À peine a-t-il posé le pieds dans la coursive qu'une Cassiopée surexcitée lui saute sur le poil.
- Alors, tu vas la torturer ?
Trou Noir vois rouge, dans la seconde. Soufflé qu'il est, et agacé, par le culot de la jeune impatiente.
- Non mais ! T'écoute aux portes ?? J'y crois pas ! Louloutte, laisse-moi te dire une bonne chose, et c'est la dernière leçon de la journée. (La tête de Cassiopée s'enfonce dans ses épaules, elle ne moufte pas.) Les pirates et les esclaves, tout ça, c'est pas forcément comme dans les bouquins. Alors tu vas t'enlever de l'esprit ces idées bizarres, et puis tu files dans ta chambre !!
La stagiaire détale sans insister. Le capitaine la suit du regard en fulminant, jusqu'à ce qu'elle ait tourné au fond à gauche. L'oncle de la gamine a fait un boulot dément sur le Maracuja, on n'en disconvient pas. Mais d'un autre côté, faut pas trop lui courir sur le haricot, à Jean-Jacques Trou Noir. Il peut s'énerver.


6. JJTN montre son corps.

- Qu'est-ce que c'est que ça ?
- Ça, c'est le job, gamine !
Jean-Jacques Trou Noir et Cassiopée se tiennent côte à côte devant l'écran d'un simulateur. Ils passent en revue les différents types de situation que l'on peut rencontrer dans cette partie de l'univers, et quelles stratégies s'y appliquent. 
Le pirate se sent de plus en plus à l'aise dans son rôle de professeur. Quant à sa stagiaire, en trois jours seulement, elle s'est mis le Maracuja dans la poche. Volontaire, infiniment curieuse, prompte à prendre des initiatives ou proposer de nouvelles voies… Elle commence à vraiment plaire à Trou Noir et Mathilda.
Cet après-midi là, le capitaine contemple les fines mèches rousses qui viennent gentiment griffer le front de l'adolescente. Dans les pupilles de Cassiopée (d'un très bel émeraude) tournoient les reflets de ce savoir inédit qui s'offre à elle comme un trésor sans fond. 
Une sorte d'étrange mélancolie effleure tout à coup JJTN. Cassiopée… Quelle étrange situation... Une question reste en suspens, quand même : quelle est la durée normale d'un stage tel que celui-là ? Motu-Motu n'a rien mentionné à ce sujet.
Pour l'instant, les cours sont passionnants, qu'on les dispense ou les reçoive.
- Les galions de classe U ou V sont les proies les meilleures, affirme le maître et commandant du Maracuja en désignant du doigt un modèle sur l'écran bleuté. Ils sont ventrus, ils sont lents. Leurs soutes regorgent généralement de denrées rares ramenées des régions les plus riches, ou les plus reculées… Le pied ! 
Pressée contre lui, Cassiopée est extatique. Sa concentration est à son maximum. Elle ne boit pas les paroles de son maître de stage, elle les respire, elle les absorbe. Elle s'en revêt avec l'appétit qu'aurait un mendiant à moitié nu pour un épais manteau au coeur de l'hiver le plus rude. C'est le rêve de toute sa courte vie qui se déroule sous ses yeux affamés.
- Et si tu comptes les aborder de l'intérieur, le mieux est encore de te faire passer pour un prisonnier, et alors...
JJTN s'interrompt. Il se tourne en même temps que son élève vers l'entrée de la cabine, dans laquelle se tient Galaga. 
- Mademoiselle..., fait Trou Noir en guise de bienvenue.
- La douche était délicieuse, merci beaucoup, lui sourit la jeune femme.
- Elle est belle, laisse échapper Cassiopée du haut de ses seize ans.
JJTN veut la faire taire d'un discret coup de coude. La gamine a pourtant raison. L'ex-prisonnière se révèle redoutablement séduisante dans une robe de satin sombre d'inspiration arcturienne dérobée dans les soutes du Cocyte. Perturbé, Trou Noir s'efforce de garder la tête froide. Et pour ce, il brise cet instant suspendu.
- Les girls, lance-t-il, si vous vous sentez en appétit, je vous convie dans le petit salon à un dîner de fête !
- Lunch break, hurle Cassiopée en les bras au ciel ! 

Un peu plus tard, Galaga et JJTN se sont isolés sur le pont. Un verre de cognac tiède et odorant à la main, ils contemplent les étoiles en silence.
- Tu ne m'as toujours pas donné d'adresse, finit par demander le capitaine.
- La barrière d'Orion, répond évasivement la jeune femme. La sixième planète. Mais je te préviens, tu seras déçu par la récompense. Ma famille n'est pas très fortunée.
- Il est fort possible que je ne demande rien. Je peux choisir d'être gentleman jusqu'au bout...
Galaga se retourne et scrute le visage de son libérateur. 
- Tu es décidément inattendu, pour un pirate stellaire... 
Elle se rapproche de lui. Son souffle est plus enivrant qu'une liqueur. Sa voix se fait murmure... 
- Je sais le regard que tu poses sur moi, capitaine... 
Se hissant sur la pointe des pieds, Galaga vient presser ses lèvres contre celles de Trou Noir, qui répond instantanément à son baiser. 
Le Maracuja change de cap, imperceptiblement. 

Serrée contre lui dans le grand lit, appuyée sur un coude, Galaga suit de l'index le tracé rose pâle d'une des nombreuses cicatrices qui barrent le torse viril de JJTN. Lui tire avec délice sur un cigare d'épices, un mombra corellien. Crapottant, il rejette dans l'air de lourds volutes qui voluptueusement virevoltent et s'enroulent sur eux-mêmes en se mordant la queue. Bref.
Le Maracuja ronronne, l'univers tout entier est au repos. Trou Noir vit l'un de ces moments de calme qu'une nature plus pessimiste regarderait comme une anomalie entre deux mauvaises nouvelles.
- Crois-tu au destin, capitaine ? demande soudain Galaga d'un ton enjôleur. 
JJTN crache une bouffée.
- Crois-tu que tu pourrais mourir, ici et maintenant ?
- Quelle drôle de question, répond le pirate. Je n'ai pas de dieu, si c'est ce que tu veux savoir.
- Non, ce que je veux savoir, c'est si tu t'attends à ce qui va arriver...
JJTN sent tout à coup contre sa carotide la pointe minuscule d'une bague venimeuse. L'anneau d'argent enserre l'annulaire gauche de Galaga. 
L'atmosphère dans la chambre change du tout au tout, en une seconde.
Ne pas bouger, surtout. Se faire minéral. Laisser le mombra se consumer tout seul.
- Tu connais le Gom-Jabbar, mon grand ? Le poison des prêtresses sorcières ?
La voix de Galaga, aussi sèche et froide qu'une lame impatiente. JJTN acquiesce d'un hochement de tête.
- Ce que tu sens contre ton coup, c'en est une variante. Une pression plus affirmée, et l'aiguille perce ton derme. Et tu seras mort dans la minute.
Dans le regard du pirate se lit une question : quoi, contre la vie ?
- Ton bateau et ton argent, qu'est-ce que tu t'imagines ! crache Galaga. Mais je ne suis pas un monstre, moi non plus. La mioche et toi, je vous laisse une chance, dans une capsule de survie. Ce système est assez bien peuplé, vous pouvez vous en sortir...
Un instant s'écoule. Et puis, dans les pupilles du pirate s'affiche le renoncement. La pression de la bague sur sa peau fine se relâche. Dans l'autre main de Galaga est apparu un revolver. Ça non plus, on ne l'avait pas vu venir. 
La jeune femme se lève du lit, en tenant son adversaire en joue. JJTN se redresse sur le matelas, massant machinalement sa gorge qui picote. 
- Bien joué, en tout cas, dit-il. Galaga est une invention, j'imagine. Tu dois être Altor ?…
Galaga éclate d'un grand rire, avant de répondre.
- Tu es tombé dans le piège le plus bête qui existe ! Tu as perdu la main, clairement, Trou Noir. Dire que tu te fais encore passer pour le plus grand pirate de l'univers connu ! C'est à se tordre.
JJTN rit à son tour en secouant la tête, incrédule.
- Je suis bien obligé d'admettre que tu as raison. Sans cette histoire de stagiaire, j'aurais été plus prudent...
- De quoi tu parles ? demande Galaga.
La porte de la chambre glisse soudain devant Cassiopée qui se fige en découvrant la scène.
- Capitaine…, fait la gamine, alarmée.
Galaga s'est immédiatement tournée vers elle et pointe son arme dans sa direction. Une vilaine expression déforme son beau visage. JJTN lève les mains en signe d'apaisement.
- Wow, wow, wow ! On reste calme, tout le monde ! Cassiopée, c'est rien, tout va bien, louloutte, tout va bien, mais tu fiches le camp, ok ? 
- T'as compris ? hurle Galaga ! Tu dégages !
Saisie, Cassiopée fait oui de la tête. Elle recule de deux pas dans le couloir. La porte glisse dans l'autre sens et se referme sur elle.
- Revenons à nos moutons, toi et moi…, fait Galaga vers JJTN.
Mais une seconde plus tard, la porte s'ouvre à nouveau. Cette fois Cassiopée tient dans ses deux mains un énorme crypto-laser. Elle lève l'arme avec difficulté. Elle vise sans réfléchir, au jugé. Elle tire. Frappée de plein fouet par une rafale orangée qui la soulève littéralement, Galaga va heurter le coin du mur en arrière avant de chuter lourdement sur la moquette, raide.  
Trou Noir a sursauté si violemment qu'il s'en est projeté hors du lit. Il se relève, rejoint d'une enjambée le corps de Galaga et vérifie d'un coup d'oeil qu'il n'y a plus rien à craindre.
Il se tourne ensuite vers l'entrée de la chambre.
Livide, Cassiopée parait en état de choc. Ses mains tremblantes serrent son laser à s'en briser les phalanges, et ses yeux sont grand écarquillés.
JJTN se précipite vers elle et la prend dans ses bras.
- Tout va bien, louloutte… Tout va bien…


7. JJTN en doit une.

Attablés dans la cuisine du Maracuja, le pirate et sa stagiaire se font face. Deux tasses de café noir fument entre eux. 
Personne ne l'ouvre. 
De larges cernes bleutées marquent le contour des yeux de Cassiopée, mais la gamine va un peu mieux. Elle se remet doucement de l'incident. JJTN, comme souvent, est perdu dans ses réflexions.
La belle voix grave de Mathilda emplit soudain l'espace.
- Toujours aucune trace du Cocyte, Capitaine. Veux-tu que je continue à sonder les environs en arrière plan ?
- Laisse tomber, fait Trou Noir. Ça n'a pas vraiment d'importance, on ne va pas leur courir après. Galaga paraissait si sûr d'elle... Je me demande combien de temps ils vont l'attendre.
Le silence revient dans la cuisine. Cassiopée fixe un point imaginaire sur la table, entre deux paquets de biscuits (des bastognes et des pépitos). JJTN respecte le mutisme de la jeune fille, jusqu'à ce qu'elle décide de le rompre.
- Elle est morte ? dit-elle d'une voix enrouée.
- Oui, répond simplement Trou Noir.
Cassiopée frissonne.
- J'ai tout rangé pendant que tu te reposais, ajoute-t-il. Tu as dormi dix-huit heures, tu imagines ?
Elle fait non de la tête. Et puis, un tout petit sourire se met à clignoter sur ses lèvres gercées.
- Pas prête d'oublier cette leçon…
- Hey !... fait le capitaine en tendant la main pour effleurer la joue tiède de sa stagiaire. Mais c'est que tu reprends du poil de la bête !
Ils rient doucement. Cassiopée avale une gorgée de son café. Il est très chaud et amer, elle grimace.
- Pour résumer, fait Trou Noir avec bienveillance, tu rentres chez les gens sans frapper, zéro politesse, et en plus tu m'as chouré un flingue. Et pas le plus petit…
La fautive baisse la tête, rougissante.
- Je... me suis dit qu'un vrai pirate allait pas sans arme... Je te jure que j'allais t'en parler ! se défend-elle. Et c'est vrai qu'il est gros, ce laser, mais il m'a bien plu…
JJTN rit à nouveau.
- Il est trop gros pour toi ! 
Cassiopée hausse les épaules.
Le capitaine la regarde, fier et attendri. Sa stagiaire. Sa toute première stagiaire.
- Ça m'apprendra à ranger mes flingues, dit-il. Tu sais que je t'en dois une, au fait ? Et une vraie ! Tu m'as sauvé la vie…
- J'voudrais rentrer, lâche la gamine d'une petite voix. 
JJTN ne dit rien.
- J'voudrais rentrer voir Motu-Motu. J'sais pas si j'veux devenir pirate...
Elle relève timidement la tête. Ses yeux brillent et son menton tremble un peu.
- Tu m'en veux pas ? ajoute-t-elle.
Il lui sourit avec tendresse. Elle renifle, essuie d'un revers de manche les larmes qui coulent, et avale vite une autre gorgée pas bonne.

                                                          ***

Le Maracuja touche à peine le sol de la clairière que déjà Cassiopée ouvre le sas de débarquement et saute, sans attendre que la passerelle se mette en place. Elle court vers la plage en criant le nom de son grand oncle. Elle atteint la cabane, surgit sous la véranda et s'arrête net. Quelque chose ne va pas. Elle le sent. Quelque chose n'est pas du tout comme d'habitude.
Lila sort à cet instant de l'habitation et s'approche d'elle.
Lorsque JJTN les rejoint, Cassiopée s'est effondrée en larmes dans les tiges et les feuilles de la plante masseuse.

Un peu plus tard, ils marchent tous les trois le long de la plage. Le lagon fait comme un tapis de diamants sous le soleil déclinant. Le jour plonge vers la nuit.
Cassiopée sert contre elle le chapeau de velours côtelé qu'elle avait oublié.  Ses yeux sont gonflés et rougis. JJTN pense à la lettre manuscrite que Motu-Motu avait laissé pour eux dans la cabane, et qu'il vient de relire pour la cinquième fois.
La vieille tanche avait bien vu le truc. 
Incurablement malade, quelques semaines de survie tout au plus. Le coup du stage, pour mettre sa petite nièce entre les mains de la seule autre personne dans l'univers en qui il ait jamais eu confiance. Le seul type assez fort, d'après lui, pour prendre soin de Cassiopée. Et assez bête pour gober l'hameçon.
Reste l'atelier d'un super mécanicien, sur une toute petite planète quasi vierge qui ferait un super camp de base. Reste un lagon splendide. Et un classeur de notes claires et exhaustives sur la maintenance du Maracuja. « Avec mes outils, elle saura y faire, crois-moi, c'est de famille. Fais-lui confiance, Trou Noir. S'il te plait. », a écrit la tanche à la fin de sa lettre.
Reste une jeune stagiaire, orpheline et plutôt douée.

Secouée par un nouveau sanglot, Cassiopée se jette soudain dans les bras de Jean-Jacques Trou Noir. Le plus grand pirate de toute l'histoire de l'Univers serre la jeune fille fort contre lui, et se dit qu'il va falloir lui trouver un crypto-laser à sa taille. Il sourit, tandis que Lila la plante masseuse prend le frais dans les vaguelettes dorées.



FIN



(JJTN reviendra dans Le Retour de la fine fleur.)


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