Le trader et le hacker qui détestaient les mollahs
puremorning
§ 1 - Téhéran
Keyvan Varjavand admira le profil parfait de Lila. Son foulard, noué négligemment autour de sa tête, laissait échapper quelques mèches. Une frange légère couvrait son front, soulignant ses yeux vert émeraude, maquillés d'un trait d'eye-liner. Sa peau claire, tel un écrin, rehaussait sa bouche pulpeuse fardée de rouge sombre. Assurément, Lila était une des plus jolies filles qu'il connaissait et dont il était follement épris.
Ils étaient assis, collés l’un contre l’autre, au fond de ce café, fréquenté par les étudiants des universités toutes proches ; il savourait sa compagnie, loin des interdits de la société iranienne. Il prit sa main discrètement et la serra très fort.
Lila Barvandi rougit, baissa la tête, le regarda de biais puis lui sourit.
– Eh Keyvan arrête de me regarder ainsi, on dirait que...
Soudain, une clameur venant probablement de la grande avenue toute proche, couvrit la voix de Lila. Une agitation fébrile s'empara de tout le monde.
– Viens, viens vite Keyvan, ça doit être la manif, nous devons y aller !
Elle se leva brusquement, attrapa la main de Keyvan en lui lançant un regard admiratif. La salle se vida soudain. Filles et garçons sortirent du café pour rejoindre la manifestation. Le petit groupe, insouciant, se dirigea gaiement vers l’avenue de Téhéran.
Quelques minutes plus tard, les étudiants débouchèrent, ébahis, sur la plus grande avenue de la ville. Ils furent surpris et impressionnés par cette foule compacte, qui avançait en hurlant «Manimredba tricheur, élections truquées, liberté et démocratie pour le peuple ! Issa, Issa président !».
– Les mollahs ne doivent plus décider de notre vie ! cria un jeune homme qui se trouvait près de Keyvan.
La foule immense scandait des slogans en levant des bras rageurs. La grande avenue de Téhéran était noire de monde, envahie par une immense marée, d'hommes et de femmes déferlant de toutes les rues, l'alimentant sans cesse. Keyvan regardait son amie Lila, qui hurlait aussi sa rage et sa joie de manifester. Plus la peine de se cacher, la révolte abolissait momentanément les interdits. Keyvan avait pu prendre la main de cette fille dont il était éperdument amoureux et lui avait même volé un baiser, chose inimaginable en Iran.
Tout à coup, des détonations retentirent, à peine couvertes par les cris de la foule. Elles venaient d'un immeuble en construction sur la droite.
– Lila, baisse-toi ! cria Keyvan en tirant le bras de son amie vers le sol et en la poussant contre le rideau de fer baissé d'un magasin pour la protéger. Il sentit tout à coup un poids mort qui tombait sur lui. Lila s'effondra, touchée à la tête.
Les hurlements et les cris des manifestants, mélangés aux tirs, provoquèrent des bousculades et plusieurs personnes tombèrent au sol.
Keyvan s'agenouilla près de Lila, couverte de sang, la tira le long d’un mur faisant un angle avec une épicerie et une petite ruelle, afin de la protéger des piétinements. Il se leva pour appeler de l'aide mais tel un torrent de boue, il fut emporté par la foule terrorisée qui s'enfuyait pour échapper aux balles des basidjis, postés dans les étages de l'immeuble et qui tiraient par les fenêtres. Il tenta en vain de revenir vers elle, mais à peine avait-il réussi à faire quelques pas qu'il fut tabassé et arrêté par un groupe de miliciens. Poussé vers un camion, il hurla :
-Lila, Lila, elle va mourir, elle est blessée ! Affolé, il ne vit pas le milicien derrière lui qui lui assena un violent coup de crosse sur la tête. Il vacilla...
Le camion, chargé d'émeutiers, franchit le portail de la grande prison, située au Sud Est de Téhéran. Les prisonniers furent poussés dans une grande cellule, sans autre forme de procès. Keyvan, revenu à lui entre-temps, se rappela soudain, la terrible scène et les coups de feu. Il revit son amie ensanglantée, allongée par terre. Il se mit à hurler sa rage, son désespoir d'être ainsi enfermé alors que, peut-être, Lila était en train de mourir sur le trottoir. Ou tout simplement était-elle déjà morte.