Le trader et le hacker qui détestaient les mollahs (§ 3 )

puremorning

§ 3 - Reza

 

Le soleil rougeoyant du soir tentait une ultime percée, mais disparut lentement derrière la coupole bleue de la mosquée. Les passants peu nombreux semblaient accablés par la chaleur étouffante de la fin de l'été qui ne s'avouait toujours pas vaincu. Ils pensaient sans doute à tous ces terribles événements qui secouaient la ville depuis trois mois et dont personne n’osait prédire la fin.

Des manifestations avaient lieu tous les jours dans la rue. Dès la nuit tombée, des jeunes gens plus prudents criaient leur rage et leur désespoir sur les toits et leurs cris étaient relayés, tel un ricochet vocal, de toit en toit comme s'il ne fallait jamais perdre le fil de la haine du régime féodal en place.

Un homme, élégamment habillé d'un costume beige foncé et d'un chapeau de paille, pressait le pas. Il s'arrêta un bref instant devant une boulangerie et tourna doucement la tête pour observer discrètement derrière lui. Il se rendait chez son ami Rusham Varjavand. Il passa devant le n° 5 de la rue Shira où il habitait, mais hésita à sonner à la porte.

Méfiant, il renonça et continua son chemin. Il ferait demi-tour dès que possible. Il voulait être sûr que personne ne le suivait. Depuis les récentes élections truquées, Reza se méfiait et pensait qu'il était surveillé.

Son attention fut attirée par la jolie fontaine qui paradait à l'angle de la rue qui tournait vers la gauche. Juste derrière celle-ci, un monumental hibiscus trônait, fier de ses milliers de fleurs roses qui cachaient l'entrée d'une ruelle. Reza Baarahi pressa le pas et la remonta lentement sur quelques mètres. En se retournant il pouvait voir, discrètement cachée derrière la fontaine, la rue d'où il venait, baignée de lumière ocre.

A travers l'épais feuillage, il observa les promeneurs. Une femme voilée, accompagnée d'un enfant boudeur tourna vers la gauche. Ce vieil homme qui marchait avec difficulté semblait bien inoffensif. Un groupe de jeunes garçons arriva, riant et parlant fort. Rien d'anormal. S'il était suivi, pensa-t-il, l'homme serait seul, pour observer.

Tout à coup, la silhouette d'une vieille Mercedes noire, aux vitres fumées, apparut au bout de la rue. La peur était désormais sa meilleure alliée. Elle le tenaillait, à chaque fois qu'ils devaient tous se réunir et aiguisait ses sens comme jamais auparavant. Les perquisitions se multipliaient au domicile des sympathisants et opposants, supposés ou non, au régime. Un soupçon suffisait à la police pour arrêter quelqu'un et le faire enfermer.

S'il était suivi, il ne voulait pas compromettre Rusham, son ami de toujours.

Depuis les élections contestées de juin qui avaient secoué la ville et provoqué d'immenses rassemblements populaires dans tout le pays, mais plus particulièrement à Téhéran, il régnait un sentiment de liberté et de terreur mêlées.

De nombreux manifestants avaient disparu, arrêtés dans la rue par les terribles basidjis. Des universitaires, des journalistes et des intellectuels avaient également fait partie de rafles et on ne savait pas où ils se trouvaient. La majorité des Iraniens pensaient que la mobilisation était trop importante et que bientôt cette dictature serait renversée. Le prix à payer serait très lourd, les vies humaines ne comptaient pas.

La société iranienne était complètement verrouillée et beaucoup d’Iraniens n'hésitaient plus à s'opposer au régime tyrannique des mollahs. Mais l'affrontement dans la rue était trop dangereux et certains opposants préféraient opter pour des moyens plus discrets mais tout aussi efficaces.

C'est ce que pensaient un certain nombre d'amis de Reza, qui ne se connaissaient pas tous encore, et qui se rencontreraient bientôt. Ils ne se doutaient pas que leur mobilisation allait changer le cours de leur vie et ébranler la société iranienne.

Reza resta caché derrière la fontaine et se rappela le prêche de vendredi dernier, celui du guide suprême, l'ayatollah Mohammad Alimeh qui menaçait les contestataires en déclarant que «le régime ne faiblirait pas pour ceux qui osent braver le gouvernement». Les gardiens de la révolution, de leur côté, mirent en garde les manifestants, tant à la radio, qu’à la télévision, dans les journaux et même sur leur site Web,  du risque d'une «sévère répression », pour tous ceux qui troubleraient l'ordre public en proférant des «slogans contre le guide suprême de la révolution» aux ordres du grand Satan, les États-Unis.

Afin de terroriser davantage les opposants, des photos de manifestants étaient affichées sur le site internet du ministère de l'intérieur en invitant chacun à dénoncer quelqu’un s'il le reconnaissait.

La répression, chaque citoyen iranien savait bien ce que cela signifiait. L'adversaire malheureux aux élections de juin, Issa Azary, dont tout le monde pensait qu'il allait être élu, était devenu très populaire. Sa non-élection fut un choc tant ses supporteurs étaient certains qu'il allait être élu. Pour tous ces Iraniens qui voulaient le changement, les résultats avaient été honteusement truqués et leurs espoirs s'envolaient.

La répression qui suivit les élections fut terrible. Plusieurs milliers de personnes furent arrêtées et se trouvaient toujours derrière les barreaux. Les procès étaient collectifs, ultra médiatisés par la presse officielle dans un premier temps. Puis ceux-ci continuaient à se tenir à huis clos, sans avocat, sans indication précise sur la date du verdict. Par ailleurs, le  gouvernement muselait les journaux et faisait fermer les sites Internet de l'opposition. Il y avait même eu l'arrestation de trois petits-fils d'un grand ayatollah dissident, Hossein Ali Mantazer, proche des milieux réformistes.

Le principal opposant au régime, Issa Azary, annonça que les exactions commises par les gardiens de la révolution étaient la preuve même que le régime était prêt à commettre des crimes envers d'honnêtes citoyens pour protéger son pouvoir. La contestation se nichait à l'intérieur même du pouvoir iranien. Tout le monde se méfiait de tout le monde. Comme au temps de l'Union Soviétique.

Car à force de tenir tête, une vague réformiste était parvenue à emporter dans son sillage un large éventail de mécontents : des jeunes apolitiques épris d'un changement de régime jusqu’à certains conservateurs, choqués par la tentation du régime de basculer vers la dictature. « Le pouvoir tremble, mais personne n'est en mesure de prédire l'issue de ce bras de fer inédit », pensait Reza.

 Aucun des participants aux manifestations, non plus que les sympathisants ne voulaient pas baisser la garde. Jamais, depuis la venue au pouvoir des mollahs en 1979 et les terribles répressions qui s'ensuivirent contre les intellectuels en particulier, la censure et la surveillance envers ceux dont le pouvoir craignait les influences, ne s'étaient autant accentuées.

Les universitaires dont faisait partie Reza étaient surveillés. Il soutenait Issa Azary et cela était déjà un crime. Les renseignements généraux iraniens avaient établi des fiches sur tous les intellectuels, les journalistes, les universitaires.

Ils voulaient faire savoir au monde entier que les Iraniens aspiraient à un monde libre, qu'ils n’étaient pas à l'image de ces fanatiques islamiques illuminés qui hurlaient leur haine de l'Occident dans les rues et que relayaient complaisamment les médias officiels.

Reza observa la voiture qui arrivait très lentement. Les vitres fumées, légèrement baissées, ne laissaient qu'entrevoir des ombres. Reza s'approcha davantage de la fontaine pour se cacher. Il devait dire à Rusham qu'ils devraient trouver désormais d'autres lieux pour se réunir. Cela devenait trop dangereux de se voir chez l'un ou l'autre. La voiture tourna lentement pour poursuivre son chemin. Cette voiture le filait peut-être, mais il n’en était pas tout à fait certain, et comme tous les fichés par le régime, il devait faire l'objet de surveillance.

Heureusement qu'il avait eu l'idée de poursuivre vers la ruelle. Il continua promptement son chemin dans le dédale des ruelles commerçantes. Il déboucha sur la place Barmi, la traversa et se dirigea rapidement vers la grande cour de la mosquée.

Il y serait en sécurité le temps de reprendre ses esprits. Reza devait prévenir que ce soir il ne pourrait rencontrer son ami. Trop dangereux. Il s'assit sur un banc et composa, avec son portable, le numéro de Rusham :

– Bonjour Rusham, dit-il. C’est Reza.

– Bonjour Reza, que Dieu te garde. Que se passe-t-il ?

– Je ne peux pas venir prendre le thé avec toi, comme nous en avions convenu. Je dois aller voir mon petit-fils Mushi qui est malade chuchota Reza.

– J'espère que ce n'est pas trop grave, répondit Rusham. Apporte-moi un paquet de thé quand tu viendras, tu sais celui que je préfère !

– Entendu Rusham, je te rappelle.

Rusham avait compris son ami. Ils avaient mis au point une série de messages  codés qui signifiaient différentes situations d'urgence. S'il l'un d’eux appelait pour dire qu'il ne pouvait pas prendre le thé, cela signifiait qu'il avait un problème et qu'il devait renoncer à sa visite.

Apporter un paquet de thé était le signal pour un rendez-vous dans le parc Iransharh. Reza et ses amis appelaient toujours avant le rendez-vous chez l'un ou l'autre. Le message était clair : la visite était annulée, car il se passait quelque chose de dangereux mettant leur sécurité en jeu.

Lorsque Reza appelait sur son téléphone portable, il faisait attention à ne citer aucun mot-clé susceptible d'alerter le Ministère de la Sécurité intérieure. Le vocabulaire devait être neutre et banal.


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