Le trèfle à quatre feuilles

eroliange

Eroliange :

Le trèfle à quatre feuilles

Prologue

Vendredi 13 Janvier.

L'année? Je ne m'en souviens plus. La mémoire est bizarrement sélective, parfois, voire toujours, ou l'année n'a-t-elle, tout simplement, aucune importance dans ce récit.

Atmosphère grise, lourde, électrique. De ces temps un peu mystiques, qui sembleraient annoncer un changement prochain, une évolution de la matière, rythmée par des craquements lumineux. Un ciel qui se fissure, pour laisser entrevoir derrière, la lumière.

Lendemains aux antipodes de l'actuel.

Mais malgré ces fissures qui se referment instantanément, ce sont faufilées quelques bribes de ces changements.

Aujourd'hui, demain?

Mieux, moins bien?

Qui le sait?

Eric

La femme idéale n'existe pas. Pour personne.

J'aime les puzzles.

Chaque morceau d'un puzzle est différent d'un autre. Il n'y en a pas deux identiques, mais chacun occupe sensiblement la même surface. Chaque morceau a une forme, des teintes, particulières. Qu'il soit dodu, concave, à angle droit, plat, qu'il soit jaune, bleu, vert, tricolore, multicolore, il intrigue, il séduit, par sa complexe inutilité. Puis il lasse, on le pose et on en prend un autre. Après avoir regardé chacun de tous les morceaux, on voit se dessiner l'entité qui les contient tous : le puzzle.

En observant le résultat, on ne peut qu'être surpris, en voyant que la somme de ces entités si distinctes a donné un résultat si homogène et esthétique, mais qu'il faut si longtemps pour atteindre ce but.

Si je vous avouais, sans misogynie aucune, que je vois la femme comme un morceau de puzzle. Chaque femme est différente. Chaque femme est belle, intrigante. En faisant la somme de ces conquêtes, plus ou moins éphémères, de leurs qualités respectives, de leurs beautés uniques, j'obtiens la femme idéale. Elle est immatérielle, certes, mais pour moi, elle se matérialise dans mes rêves, et mon bonheur, dans ces moments, est intense, que dis-je, il est à son paroxysme. C'est un puzzle dont le dessin évolue au cours du temps, et à l'infini.

Et ce soir, je vais découvrir une autre partie du puzzle, de mon puzzle.

C'est mon jouet.

Faire l'amour est une extase, mais le couple, la fidélité, sont des contraintes infligées par un système dans lequel il n'y a plus aucune valeur à laquelle se raccrocher.

Le couple, c'est supporter tout à deux, et je me porte bien tout seul.

J'ai tous les avantages de l'amour sans en avoir les contraintes.

Lassitude, monotonie. Comme l'amour est triste et désespéré.

Pourquoi rester amarré au port, lorsque la mer vous attend?

Bon, un peu de parfum, un costume, et allons découvrir cette superbe créature, qui me mènera jusqu'au petit jour, dans le plaisir.

Une nuit d'amour.

Quel vieux couple pourra se vanter d'avoir passé une nuit complète à faire l'amour, à se redécouvrir après des années.

Oublier le temps, le sommeil, le lendemain, pour ne plus s'occuper que de l'autre, l'autre moitié de l'entité vouée au plaisir.

Être guide, puis touriste.

Être magicien, puis animal.

Être altruiste ou égoïste... et toujours en jouir.

La société, la banalité, la durée, tue la liberté, la vie, le peu de joies que nous ayons autorisées.

Et je veux vivre sans prisons.

Marie

Que mes yeux soient ouverts, qu'ils soient fermés, toujours la même image inlassablement. Comme un tatouage indélébile sur mes pupilles.

On m'avait dit que le bonheur pouvait être intense, mais qu'il était toujours éphémère. Mais on m'avait tut que la douleur pouvait être tout aussi intense, et qu'elle s'ancrait en vous pour ne plus vous lâcher.

Une longue nuit peuplée du même rêve, de la même image, si douce avant, qui oppresse, qui compresse, maintenant. Un étau qui se serre autour de votre tête, toujours plus, et qui vous empêche de penser à autre chose qu'à la douleur.

Penser à demain est un drame, car demain pourra être pire, peut-être un peu mieux, qu'aujourd'hui, mais il sera toujours aux antipodes d'hier.

L'espoir vit quand vous n'avez connu que le médiocre, mais lorsque vous avez touché le ciel, vous savez que vous ne le toucherez jamais plus.

Que vaut la vie sans espoirs, sans buts?

Juste le rejoindre, en espérant que quelque part, nous pourrons nous rejoindre. Et même si nous ne pouvons nous rejoindre, ici, il n'y a plus rien pour moi.

Une petite route de campagne.

Des virages.

La fin du jour.

Le brouillard.

Un virage.

Un arbre.

La taule a hurlé sa douleur.

L'arbre gardera cette cicatrice.

Une lumière bleue a tournoyé dans le ciel.

Etienne

« Tu sens la matière qui t'entoure, tu la sens? 

Elle t'enveloppe, elle t'envahit, elle échange avec toi.

Essais de les voir. Vois les, les ions, les atomes, les molécules. Ils te portent. Ils te transportent. Il sont là pour ton plaisir. Tu les attire et ils t'aiment. Abandonne toi à leurs caresses. Chaque entité te fournit une imperceptible caresse, mais à tous, ils te fournissent la jouissance.

Ouvre toi. Ouvre toi à eux.

Devient antenne, satellite du plaisir. Vas-y bouge. Vas-y cris.

Tu es magnifique.

Tu es divine.

Grâce à toi, ma toile est une merveille, et en regardant le tableau, j'ai envie de devenir une particule minuscule pour pouvoir te donner tout le plaisir qui m'est possible. Être un débris d'atmosphère pour te caresser dans des endroits que nul n'oserait imaginer. »

- Qu'attends-tu? Sois mon atmosphère.

Mona

Acheter.

Vendre.

Gagner des sommes folles, si folles que je ne pourrais jamais tout utiliser dans sa totalité.

Comment mieux se prouver que l'on vit, que l'on est, que l'on a de la valeur?

L'être supérieur sait nager dans toutes les eaux.

La possession, la richesse, coûte que coûte.

La religion était un leurre pour enrichir les fainéants.

Son règne est dépassé, même s'il n'est pas encore mort, car il reste des crédules.

Maintenant, la religion c'est le capital, la finance. S'il y avait un Dieu, il y a longtemps, qu'il se serait manifesté, à se savoir détrôné, par une de ses colères dont il pourrait avoir le secret.

Au lieu de ceci, aujourd'hui, il y a une multitude de petits dieux, humains par leurs biologies, inhumains par leurs moralités.

Je suis consciente que je suis méprisée, parce que j'ai réussi à déjouer tous les pièges de la société, et même, à m'en faire des tremplins, et y compris LE piège : ma condition de femme.

Mais, moi aussi, je les méprise tous.

Je suis méprisée, je n'ai pas d'amis, pas d'amours, pas d'enfants, mais je suis fière de ma réussite, de ma vie.

De temps en temps, il a fallut que je m'humilie un peu, il est vrai. Mais je n'en garde aucun regret, d'ailleurs, j'ai même parfois éprouvé du plaisir.

Ce soir, par contre, un repas, une signature, une transaction et je finis la soirée allongée dans le lit d'un homme qui pensera qu'il est irrésistible dans son machisme primitif, ou bien que je l'ai fait car j'ai conclu l'affaire. Alors qu'il ne sera qu'un instrument de plaisir, de mon plaisir. Car la richesse ne m'ôte pas le fait que je suis femme, une femme avec ses envies et ses besoins, de caresses, de chair, de chaleur.

Positif

Laboratoire d'analyse sanguine.

Quatre personnes entrent quasi simultanément pour récupérer leurs résultats, tels des automates.

Chacun récupère l'enveloppe, et paie ce qu'il doit.

Les quatre personnes sortent à peu près en même temps du laboratoire.

Un homme et une femme, se rendent dans leurs voitures respectives, garées côtes-à-côtes, tandis que les deux autres personnes pénètrent dans un café tout proche, rempli de monde, de bruit et d'anonymat, pour s'asseoir à des tables différentes, et commander un café.

Quatre paires de mains tremblantes, dans leurs anxieuses moiteurs, se mettent maladroitement à décacheter les enveloppes. Elles sortent de ces enveloppes, des feuilles blanches, sur lesquelles sont imprimées les résultats.

Positif : la mort.

Négatif : la vie.

Paradoxal.

Quatre personnes.

Quatre inspirations profondes, un dernier battement de cœur, dans l'ignorance, et le verdict final.

Positif.

Les mains se crispent sur la feuille de papier.

Les cœurs battent de plus en plus forts, comme pour montrer qu'ils sont en vie, qu'ils se battront. Mais ils manquent de place, pour ce corps subitement devenu trop petit pour contenir tant de puissance.

Le sang afflue pas saccades volumineuses aux cerveaux.

Le sommet du crâne veut se dérober sous ces attaques de vie.

Les yeux se sont brouillés, sous les coups rythmés des percussions biologiques, qui compressent, et ainsi essorent, assèchent, vident, les parties poreuses des particules faciales, pour décoller l'affiche, la façade.

Cette eau, ces fluides, déborde au niveau des yeux, et rend flou, puis efface les images autour.

Seuls.

Silences.

Combien de temps?

Les cafés ont refroidi.

Les clés sont restés immobiles, laissant sans vie la mécanique.

Puis, subitement, les mains se sont détendues, les feuilles de papier se sont échappées, avec leurs vérités.

Eric et Mona mettent leurs mains sur les clés de contact, et démarrent en même temps.

Marches arrières pour sortir du parking.

Une voiture braque vers la gauche, l'autre vers la droite.

Le choc.

Dans le même laps de temps, Marie et Etienne se lèvent de leurs chaises pour se diriger vers la sortie du café.

Arrivés devant la porte, leurs yeux se croisent, rougis par les pleurs, un bout de papier froissé au bout des doigts.

Mona et Eric descendent de leurs voiture, furibonds, claquant les portières, et déblatérant toutes sortes d'insultes sur l'autre, prêts à s'entretuer, et... leurs regards se croisent.

Deux couples de paires d'yeux qui se rencontrent. Comme si leurs malheurs étaient affichés au niveau de l'iris, comme une information qui défile sur un écran d'ordinateur.

Ils se rencontrent, ils se comprennent sans se parler, lisent à livre ouvert à travers la façade.

Rencontres à l'empreinte divine? Aléas du hasard? De la vie?

Eric ose demander à Mona si elle ne veut pas aller régler ce problème dans ce café, tout près.

Mona accepte.

Pendant ce temps, Etienne et Marie entrent à nouveau dans le café et s'installent face à face.

Quelques instants plus tard, Eric et Mona font de même, aux places qui jouxtent la table de Etienne et Marie.

Aucun mot n'est sorti.

Personne ne veut rien dévoiler ,et les regards restent baissés sur les mains.

Silence de deux à trois minutes.

Leurs silences.

Autour, tout est animé des mêmes conversations sportivo-politiques, comme tout bar, comme tous soûlots, comme tous machos.

Puis le barman rompt le silence en déposant les cafés sur les tables.

Quatre paires d'yeux se sont relevés, pour se rencontrer et pour se comprendre.

Pour comprendre qu'ils sont seuls, rejetés de toute vie normale dans ses principes de base. Pour comprendre qu'à plusieurs, il est peut être plus facile de lutter dans cette bataille contre un invisible ennemi, cruel et sans concession.

- Etienne.

- Mona.

- Eric.

- Marie.

Et ils se tendent les mains, pour se les serrer, par convention, ou pour se toucher, pour se démontrer mutuellement qu'ils sont encore en vie, que le contact leur est encore permit, accordé.

Puis les yeux se scrutent, pour se mettre à montrer leurs tristesses, leurs abattements, la fin de leurs espoirs en des devenirs tels leurs rêves d'enfant.

Comme un abandon, des larmes se mettent à apparaître, impudiques, roulent sur des épidermes déjà érodés, peu de temps auparavant.

Qui a montré ses larmes, a montré son cœur, a donné une partie du code de ce coffre fort qu'est l'âme.

Ils n'ont pas parlé, mais ils savent.

Ils savent que leurs vies sont en train de changer de direction, pour suivre une route, tous sensiblement la même, qui ne se dévoilera qu'au fur et à mesure, dans ses côtes, ses descentes, ses virages, ses lignes droites, ses trous, ses bosses, mais dont la destination est irrémédiablement connue.

La solitude est le privilège des gens heureux, la punition des gens malheureux.

Ils seront quatre pieds pour soutenir une même table, un même malheur.

Une absence

Les journées de vie supplémentaires s'écoulent.

Ils se rencontrent de plus en plus fréquemment, leurs intimités est de plus en plus grande.

Leurs vies se résument de plus en plus à ces unique présences.

Ils se sentent à la fois parias, rejetés obstinément de leurs passés, honteux devant ces gens qui jugent, et aigris de voir que les petits malheurs anodins de ces gens là prennent tant de place, d'importance, alors que le leur, leur semble presque surmontable.

Leurs vies sociales a presque cessée.

Se contenter de l'essentiel, du vital.

Le temps est trop précieux.

Cela fait presque six mois qu'ils se regardent pour voir si l'un ou l'autre donne des signes de fin proche, tout en s'effrayant de plus en plus de cette hantise d'en découvrir un, effectivement.

Mais depuis quelques jours, Marie ne se présente plus à leurs rendez-vous, ne répondant plus au téléphone, ni lorsque Eric, Etienne ou Mona passent chez elle.

Les inquiétudes des trois s'intensifient.

Etienne compose le numéro de téléphone de Eric.

Une sonnerie.

- Allo.

- Eric?.

- A c'est toi Etienne. Alors?.

- Toujours pas de nouvelles.

- Je suis de plus en plus inquiet.

- Moi aussi.

- Je vais appeler Mona.

- C'est ça. Si elle n'a pas de nouvelles, il va falloir que l'on sache d'une manière ou d'une autre.

- Je l'appelle.

Eric pianote sur les quelques chiffres qui le séparent de la voix de Mona.

- Allo.

- C'est Eric.

- Toujours pas de nouvelles?.

- Je t'appelais justement dans l'espoir que tu en ais.

- Non.

- J'ai peur que....

- Moi aussi... je passe te chercher, puis on va chez Etienne pour en discuter, ok?.

- Je t'attends.

Quelques minutes plus tard, l'interphone de Etienne retentit.

- Oui.

- C'est nous..

- Je vous ouvre.

A peine ont-il franchi le pas de la porte qu'Etienne demande :

- Alors?

- Rien, réponds Mona d'une voix grave.

- Je m'en doutais un peu, mais....

L'appartement d'Etienne est spacieux, presque nu de tout meuble, ce qui accentue l'impression d'espace. Il est couvert de peintures assez sombres dans leurs teintes ainsi que dans leurs sujets, qui se ressemblent tous, ayant tous un rapport avec la mort.

- Que va t-on faire, on ne peut pas rester comme ça?, lance Eric.

Mona s'impose :

- Je propose que ce soir nous nous rendions chez elle, et que nous rentrions chez elle, qu'elle nous ouvre ou pas, qu'elle soit là ou pas.

Des retrouvailles

La nuit s'est levée avec ce qu'elle a de plus sombre.

Trois silhouettes s'approchent de l'entrée d'un immeuble anonymement noyé dans la multitude d'autres immeubles.

Des petites touches, des chiffres inscrits dessus.

Qui gagne à la loterie?

Un doigt appuie sur la touche 412.

Attente de quelques secondes.

Personne ne répond.

Le même doigt se met à appuyer – attente – ré-appuyer sur l'interphone, mais ce dernier reste muet.

Eric, Etienne et Mona s'observent.

Mona s'approche et appuie sur une sonnette au hasard.

Pas de réponse.

Sur une autre.

- Oui?.

- J'habite l'étage au dessus du votre et en allant porter les poubelles à l'extérieur, la porte s'est malencontreusement refermée derrière moi, et j'ai laissé les clés chez moi. Auriez-vous l'amabilité de m'ouvrir?

- Avec plaisir.

Un son de criquet à l'agonie.

Etienne pousse la porte.

- C'est bon?, demande la voix anonyme.

- Merci beaucoup, répond Mona, et bonne soirée.

Ils entrent dans le hall de l'immeuble, se dirigent vers les ascenseurs.

Une porte coulissante s'ouvre, et ils s'engouffrent dans cette cage.

La touche quatre s'éclaire sous la pression du doigt de Mona.

Mouvement.

Un, deux, trois passent rapidement.

Un ralentissement, un arrêt. Le quatre s'éteint et la porte s'ouvre.

Ils sortent rapidement de l'ascenseur et se dirigent vers la porte 412.

Ils sonnent.

Aucune réponse.

Ils recommencent.

Rien.

Eric trépignant d'impatience, frappe à la porte et se met à crier :

- Marie, c'est nous, ouvre.

Aucun bruit, aucun mouvement perçu derrière la porte.

- Ouvre, on sait que tu es là, s'il te plaît.

La porte ne s'ouvre toujours pas.

- Tu crois qu'elle est partie, qu'elle n'est plus chez elle, qu'elle est partie? Tremble Etienne.

- Non répond Mona, elle nous aurait prévenu.

- Et si elle était...

- Etienne, arrête donc de dire des bêtises, ce n'est pas si rapide, et ce n'est pas le moment, s'énerva Mona.

- Qu'en sais tu? Gémit Eric.

- Arrêtez et laissez moi faire.

Mona se met contre la porte, frappe violemment, puis hurle :

- Marie, ouvre nous tout de suite, ou nous défonçons la porte. Ouvre.

Rien.

- Bon, je compte jusqu'à dix et il faudra que tu changes ta porte.

- Un, deux, trois, quatre cinq, six, sept, huit, neuf, neuf un quart, neuf et demi, neuf trois quarts, dix. Eric vas-y.

- Pourquoi moi, s'étonne Eric.

- Bon, Etienne alors.

- C'est bon, j'y vais, dis Eric.

Eric s'élance et heurte la porte dans un bruit sourd.

La porte ne bouge pas, mais au bout de quelques secondes, un bruit de clé dans la serrure... du mouvement.

La porte s'ouvre.

Blanc et noir.

Ces deux couleurs se jettent à leurs trois visages pour choquer leurs mémoires.

Blanc, son visage. Noir, ses vêtements.

Des yeux rouges colorent une face usée par les larmes qui coulent comme des torrents qui érodent leurs lits, pour ne laisser, lorsqu'ils se retirent, que des crevasses, et cicatrices.

Mona prend Marie dans ses bras et la serre contre elle.

- Qu'y a t-il? Pourquoi es-tu dans cet état? Demande Mona, maternelle.

- Rien, je voulais être seule, réfléchir.

- Plus tu t'enfermes sur toi même, plus tout est noir.

- Et nous tu nous oublies, dit Eric en passant le pas de la porte tout en se frottant l'épaule.

- Excusez moi, tremble Marie. Entrez.

L'appartement est coquet, rempli de bibelots plus ou moins exotiques, ramenés de ci, de là, comme souvenirs de lieux, servant à stimuler la mémoire, mais qui sont trop banalement cachés au milieu de tant d'autres, qu'ils ne rappellent plus rien. Ils servent juste à donner un ton de bon goût dans une pièce stupidement identique à tous les gouts bourgeois féminins, qui encombrent, mais que l'on ne voit pas.

A côté de cela, des meubles de même style dans chaque pièce, pour ne pas choquer, ou pour enthousiasmer l'œil du visiteur, et aucune miette de désordre. Seuls quelques mouchoirs en papiers jonchent le tapis du salon.

La poussière qui tapisse les moindres recoins donne une impression fantomatique à l'arrivant.

Ici, on respire, mais on ne vit pas.

- Bon, qu'est ce qui te mets dans cet état? Demande Mona, une fois tout le monde divisé entre le canapé et les fauteuils du salon.

- Rien. Rien de grave.

Et Eric, d'une voix irritée :

- Comment, rien! Tu ne réponds plus au téléphone, ni à l'interphone depuis une semaine, nous sommes presque obligés de défoncer la porte pour pouvoir entrer, et il ne t'arrive rien. C'est la meilleure!

- Calme toi, dit Mona, voyant les yeux de Marie s'humidifier.

- Que je me calme? Nous étions morts d'inquiétude depuis une semaine et tu veux que je me calme? Nous sommes dans le même bateau, que tu le veuilles ou non.

- Arrête, s'énerve Etienne, regarde-la, elle pleure.

Mona prend Marie et la serre dans ses bras, amenant son visage entre ses seins, maternelle.

- Ne pleure plus, nous sommes la, lui dit-elle d'une voix rassurante.

Eric s'approche tout penaud des deux femmes.

- Marie, excuse-moi. Cela fait une semaine que je me fais du mauvais sang pour toi, et j'ai craqué.

- Ce n'est rien, gémit Marie, d'une voix enrouée par le chagrin, c'est moi, c'est de ma faute.

- Qu'est ce que tu as? Demande Etienne.

- Du désespoir.

- Le désespoir de ta situation te met dans cet état? N'a t-on pas réussi à te faire oublier ton désespoir en noyant le notre?

- C'est autre chose.

- Quoi de pire?

- Mon mari.

- Ton mari, s'écrient t-ils en cœur.

- Oui, mon mari, dit Marie d'une voix de rage désespérée. Il ne m'aimait plus. Il avait une liaison avec une soi-disant collègue de travail. Une chienne, oui, qui écarte les jambes pour écarter les obstacles à sa promotion.

- Comment l'as tu appris?

- J'ai récupéré, à sa mort, les affaires qui se trouvaient à son bureau et qui lui appartenaient. Jusqu'à présent, je n'avais jamais voulu les regarder. J'avais déjà trop mal. Et il y a quelques jours, j'ai eu besoin de m'imprégner de lui, car je voulais le rejoindre, une fois de plus. J'ai ouvert le paquet, j'y ai vu ma photo, puis d'autres photos, et des lettres, et, et...

En pleur, elle n'arrive plus à balbutier un mot.

Mona la serre un peu plus dans ses bras.

- Ce n'est rien, nous sommes là, lui dit tendrement Mona.

Eric et Etienne s'approchent et les prennent toutes deux dans leurs bras.

- Ce n'est rien, soufflent-ils, tel une brise légère et chaude qui annonce les beaux jours.

Etienne soulève le menton de Marie, puis met son visage devant le sien :

- Nous sommes là, nous sommes une famille, maintenant, unie, devant tout, car tout nous est obstacle, et que rien ne se fera seul. Regarde nous. On s'aime comme jamais, je suis sûr, aucun couple ne s'aime.

- Mon mari disait, lui aussi, qu'il m'aimait, et voit ce qu'il m'a fait. Quoique je fasse, j'ai toujours droit à une punition, gémit Marie.

Marie se remet à pleurer.

Mona la serre contre elle en sanglotant.

- Que veux tu qu'il t'arrive de pire qu'il ne t'arrive déjà, dit Mona, d'un ton triste.

- Vous perdre. Vous êtes ce qu'il me reste et je sais que je vais vous perdre, irrémédiablement.

- Oui, dit Eric en pleurs, mais il nous reste du temps, peu, je te l'accorde, mais essayons de ne pas le gâcher.

- C'est facile pour toi, tu ne sais pas ce qu'est l'amour, s'énerva Marie.

- arrête Marie, dit Mona d'un ton ferme, tu vas trop loin.

- Excuse moi Eric.

- Ce n'est rien, tu n'as pas tort. Je ne savais pas ce qu'était l'amour, et il faut que je me retrouve face à la mort pour le découvrir enfin. Tu sais, si je n'ai jamais aimé, c'est que je recherchais justement tout ce dont je rêvais dans une seule femme.

- Et tu l'as trouvé? demande Etienne.

- Pas dans une femme. Dans deux femmes et un homme. Je me disais, au début, que la chance ne m'avait pas réellement sourit, et que, pour le coup, elle m'avait carrément rejetée. Finalement, en vous regardant, en nous voyant, je me dis que, finalement, j'ai une chance folle. Je suis enfin heureux.

Et Marie, doucement :

- C'est touchant ce que tu dis. Tu sais, quand j'étais jeune, je vivais dans la campagne, et je battais les prés à la recherche d'un trèfle à quatre feuilles. Un seul. Jamais. Jamais je n'en ai trouvé. Je me demande si j'en trouverai un aujourd'hui.

Et Etienne, gaiement :

- J'ai une petite envie d'aller me dégourdir à la campagne, pas vous?

Mona, surprise :

- A la campagne? Maintenant? Tu as vu l'heure?

- Préparons un bon café. On prend ce qu'il faut pour un bon pique nique, pour demain, et on passe la journée à chercher un trèfle à quatre feuilles.

Marie, dans un sourire enfantin :

- Arrête de te moquer.

- Non, il ne se moque pas, reprend Eric. Commençons à préparer notre escapade. Un peu d'air frais et pur ne peut pas nous faire de mal.

Une ballade en forêt

La voiture ralentit, avant de s'immobiliser complètement sur les bords d'un chemin forestier.

Frein à main.

Les quatre portes s'ouvrent.

Eric, tout en se levant du siège conducteur, demande si tout le monde avait bien supporté le voyage.

- Ah, ça! On ne risquait pas d'avoir peur, le taquina Mona en souriant. J'ai seulement cru que l'on n'arriverait pas avant la nuit.

- Vous avez vu, il y avait de superbes maisons, à la sortie du village, dit Marie. J'adore les maisons anciennes, en grosses pierres.

- Anciennes, comme le style de conduite à Eric, rigola Etienne.

- Au retour, je vous fais Sébastien Loeb, lança Eric.

- A quatre vingt dix ans, fit Etienne.

- Très drôle, se vexa Eric. Bon, et si nous débutions notre grande œuvre?

- Allons à la recherche du trèfle à quatre feuilles perdu, chanta Mona.

- La quête de notre Graal, continua Etienne. Bon, il faut se diviser pour être efficace.

- Mais rester par deux, afin de mieux déjouer les embûches, ironisa Eric, car la forêt est pleine de dangers : des écureuils volants, des souches carnivores. Marie, tu m'accompagnes?

- Oh oui, Indy!

A peine avaient-ils fait quelques pas que Mona s'écria :

- Je suis attaquée, au secours, un vers de terre géant.

Etienne d'un bond se trouva à côté de Mona et regardant le minuscule vers de terre continuant sa randonnée impassiblement, s'écria :

- Si tu veux la toucher, il faudra d'abord me passer sur le corps.

Puis se penchant sur le vers de terre, il poussa un grand cri, avant d'ajouter :

- C'est le cri qui tue les vers de terre géants, tu l'as cherché.

Derrière lui, Mona s'écroula sur le sol.

- Mince, je me suis encore trompé, fit Etienne d'un air déçu.

Et l'on entendit quatre éclats de rire raisonner dans cette forêt dont le silence, jusque là, n'était troublé que par le vent et le mouvement de la faune et de la flore autochtones.

Des rires, comme boutades à leurs destins, éponges de tous les pleurs versés depuis quelques mois. Prisonniers, condamnés à la peine capitale, mais riant au nez des geôliers.

Plus d'une heure s'égraina.

- Alors? Cria Etienne, voyant au loin s'approcher Eric et Marie.

- J'en ai trouvé un, fit Marie, un magnifique.

- Super, continua Eric, moins fort comme ils se rapprochaient. Et bien, nous aussi, nous en avons trouvé.

- Et si nous mangions, proposa Eric, à peine se sont-ils rejoints. L'air de la campagne m'a creusé l'estomac, j'avalerais un cochon et ses petits.

- Assassin, ricana Etienne.

Et ils mangèrent assis dans l'herbe, aux quatre coins d'un quadrilatère virtuel. Ils rirent comme jamais ils n'avaient ri. Ils refaisaient le plein de vie, en même temps que le plein de bonheur. Ils faisaient le vide de leurs angoisses, de leurs peurs. Le vert, autour, dessinait et chantait la beauté, et le bleu, au dessus, hurlait la liberté. Ils engrangeaient de l'espoir et de l'oubli. Ils aéraient leurs âmes.

- Je suis heureuse, s'attrista soudain Marie, heureuse comme jamais je ne l'ais été.

- Alors, pourquoi ce ton triste? murmura Mona, tendrement.

- Parce que ce soir, je vais reprendre ma morne place de condamnée, dans ma solitude.

- Condamnée à nous supporter chaque jour qu'il te reste, l'interrompit Etienne.

- Quand vous êtes là, je suis bien. Mais quand je suis seule, le désespoir me prend la main, et ne la lâche que lorsque l'un de vous vient à sonner à ma porte.

- Prends ma main, intima Mona.

- Pourquoi?

- Prends ma main.

Les deux mains se serrèrent.

- Là, dit Mona, je chasse toutes tes mauvaises pensées.

Elle resta silencieuse quelques instants, en regardant Marie, puis s'adressant à tout le monde :

- Vous savez, j'ai toujours vécue seule, indépendante. Je me suis donné tout ce que je désirais. Mais être heureuse et entourée, je ne connais pas. Aujourd'hui, est-ce l'âge, la maladie ou un instinct que j'avais jusque là ignorée, mais j'ai envie de partager. J'ai envie de donner, ce que j'ai, ce que j'aime, ce que je sais. J'ai envie de donner, mais j'ai aussi envie de prendre. Pas par la force, ou par l'argent, mais par l'amour. L'argent m'a apporté une mer de possession, mais un désert de sentiment. Là, aujourd'hui, je me surprends à avoir plus peur de vous perdre que de me perdre. J'en cauchemarde les nuits et même les jours.

- Nous aussi, tu sais, l'interrompit Eric.

- Laisse moi finir, ordonna Mona, sans agressivité. J'ai envie de donner, à vous trois, mais j'ai aussi envie de vous prendre. Vous savez, j'ai un grand appartement, beaucoup de pièces, mais elles restent vides. J'aimerai que vous les remplissiez de vous. J'ai envie de vous connaître mieux que vous ne vous connaissez. Partageons tout ce qu'il nous reste – Mona se mit subitement à rougir – enfin, si vous êtes d'accord.

-Oh oui! Firent trois voix simultanément.

- Oui, mais à une condition, fit Etienne d'un air sérieux.

- Et laquelle, dit Mona, d'un ton menaçant.

- voilà, il nous faut un geste commun. Les indiens enterrent la hache de guerre, d'autres signent des traités. Il nous faut un geste pour sceller notre décision.

- Et lequel, interrogea Eric, impatient.

- Nous avons, chacun, trouvé un trèfle à quatre feuilles.

- exact, fit Eric.

- Et bien, nous allons les réunir et les laisser ensemble. Chaque trèfle sera un quartier de l'entité que nous formons.

- Merveilleuse idée, sourit Mona.

Et ils disposèrent leurs trèfles au centre du carré virtuel formé par leurs corps.

- Un pour tous, tous pour un, cria Eric.

- Nous sommes les mousquetaires du roi..; de trèfle, et nous ne reculerons devant rien, pas même devant la mort, continua Etienne.

Trois rires s'enfuirent parmi la verdure environnante. Marie restait muette et tendue.

- Qu'as tu Marie? interrogea Eric.

- Rien.

- Ah non! Maintenant nous sommes un. Tu ne peux plus rien nous cacher.

Des larmes commencèrent à couler sur le visage de Marie.

- Vous, vous avez quelque chose à donner. Mona est une femme brillante, elle connaît tout de l'argent. Eric, tu es un expert dans tout ce qui est littérature, cinéma, musique, loisirs. Etienne, tu peins divinement et tu écris des poèmes qui, je n'en doute pas, sont aussi réussis que tes peintures. Mais moi. Moi je ne sais que repasser, tricoter, faire à manger. Je suis une femme au foyer, inintéressante.

- Ne dis pas cela, lança Eric. Il y a une chose, la plus importante, que tu as commencé à nous apprendre et à nous donner, et dans laquelle tu vas nous perfectionner.

- Laquelle? Interrogea Marie.

- L'amour.

L'aménagement

Ils se sont tous trois installés chez Mona.

Un appartement immense, dominant une ville grise la journée, et si lumineuse la nuit, qu'ils s'attardaient souvent devant les fenêtres. Là ou il y a de la lumière, il y a de la vie.

Ils avaient fait sécher les trèfles, les avaient encadrés et accrochés dans le salon, où ils passaient leurs soirées ensemble.

- C'est bien d'avoir donné une telle somme à la recherche contre le SIDA, fit Marie à Mona.

- Oui, répondit Mona.

- tellement altruiste, dit Etienne, faussement admiratif.

- Arrête, le reprit Mona. Je sais ce que tu penses et je suis d'accord. C'est un don généreux, mais pas désintéressé. Tu en connais, Etienne, de véritables altruistes.

- Non.

- Tu vois, et s'ils trouvaient un vaccin, nous pourrions peut-être en profiter.

- Peut-être, mais n'y compte pas trop. Si nous commençons à espérer de la sorte, nous ne profiterons plus de rien. Rester dans l'attente de quelque chose que ne sera pas ne me tente pas. Je veux finir en beauté.

- Qui te parle de rester à attendre? Qui te dis que j'espère? Mais on ne sait jamais. La maladie peut-être longue à se déclarer.

- Arrêtez, vous me filez le bourdon, les stoppa Eric d'un ton sec.

- Regarder la vérité en face te fait peur? lança Mona, visiblement énervée.

- J'ai peur, en effet, lui répondit Eric.

- Tu es lâche devant la mort, comme tu l'étais devant l'amour, jeta Mona.

- Tu n'es pas juste de parler de la sorte, dit timidement Marie.

- Je sais, mais ça me fait du bien.

- J'ai peur, interrompit Eric. J'ai peur, mais toi aussi. Nous avons peur tous les quatre. Et cette impression de malaise que j'arbore, quand vous vous auto flagellez sur l'espoir et sur l'attente, n'est pas de la lâcheté. La maladie, je l'ai. Je n'ai pas fui devant elle. Je ne me suis pas suicidé. J'ai accepté ma défaite. Mais il me reste pleins de petites victoires à gagner. Et si je parle, au lieu d'agir, si je m'apitoies au lieu de réagir, je ne pourrais gagner quoi que ce soit. La maladie, elle est en moi, elle est en nous. Oublions là. Oublions nous. J'ai envie de me lâcher. J'ai envie de sortir. J'ai envie de chair, de sang. Je veux remplir mes sens, tant que je le peux.

Puis il se mit la tête entre ses mains, avant d'éclater en sanglots.

Mona s'approcha de lui et le prit dans ses bras.

- Je m'excuse, je ne voulais pas.

- Ne t'excuse pas, il fallait que je craque.

Etienne se leva brusquement et partir dans la cuisine. Quelques bruits de verre, que l'on entrechoque, retentirent, puis il revint, quatre flûtes et deux bouteilles de champagne dans les mains. Puis, s'immobilisant devant les têtes ahuries de Marie, Eric et Mona.

- Bon, je vois que ce soir vous êtes en forme. Nous allons donc pendre notre crémaillère. Un repas liquide. Après, on va faire les jeunes en sortant en boîte.

- En boîte, fit Marie horrifiée. On va avoir l'air ridicule!

- Le ridicule ne tue pas. Le temps perdu non plus, d'ailleurs, mais il attise les regrets. On va faire les jeunes, – puis, secouant ses fesses – on va se remuer le popotin.

- Pourquoi pas? Ne sommes nous pas jeunes? Demande Eric.

- Oui, mais nous avons trop vite vieilli, s'exclama Mona. Alors, buvons et faisons la fête.

Une soirée

Une odeur suffocante, mêlant cigarette, sueur et alcool. Des lumières électriques, sporadiques, qui éblouissent par leurs présences, comme le flash des appareils photos, qui laissent à peine le temps au regard de s'habituer à la semi-obscurité, qu'elles sont déjà de retour. Des lumières, comme des décharges électriques, vous empêchant de vous endormir tout en vous abrutissant. Une musique hypnotique, dont le tempo, semblant prendre le dessus sur tous les autres sons, semble être destiné à accélérer le rythme cardiaque. Des gens qui dansent tels des automates, désarticulés par la musique.

Ils entrèrent en ce lieu comme on entre dans un sanctuaire religieux en plein milieu d'une méditation, timidement, respectueusement, curieux des moindres détails visibles qui les entourent, un peu gênés.

Marie, visiblement la plus gênée des quatre, prononça quelques mots à destination de Eric, qui se trouvait à côté d'elle, mais celui-ci, n'ayant rien entendu lui cria :

- Comment?

- Je me sens ridicule, fit-elle de toute sa voix.

- Pourquoi?

- L'âge, peut-être?

- Mais non. Je suis jeune, tu es jeune, nous sommes jeune, peut-être même plus qu'eux, car nous savons le prix de la vie.

- Si tu le dis.

Ils avancèrent au milieu de la foule, avant de trouver quatre places assises, sur des fauteuils assez peu confortables qui entourent une petite table ronde.

Etienne, Marie et Mona s'installèrent autour de la table, tandis que Eric se perdait au milieu de la foule.

Marie demanda, presque au sommet de sa voix :

- Ou va Eric?

- Chercher des remontants, dit Etienne.

- Ah? Fit elle, surprise.

- Oui, ce soir, nous sommes jeunes.

Quelques minutes plus tard, Eric revenait, une bouteille de whisky sous un bras, deux pichets dans une main, et quatre verres dans l'autre main.

La soirée s'avançait.

Mona et Eric dansaient. Eric s'amusait à frôler quelques créatures physiquement avenantes, et Mona se laissait frôler, en souriant de temps en temps, aux auteurs de ces caresses furtives. Etienne et Marie restaient assis, tantôt à essayer de discuter, tantôt à s'amuser à regarder les jeux de Eric et Mona.

Tout était si simple ce soir. Ils étaient comme tout le monde, avec tout le monde.

Marie commençait à se sentir à l'aise. L'alcool ou peut-être tout simplement la vie. Elle riait. Elle ne comprenait pas tout ce que lui disait Etienne, mais elle riait quand même. Et Etienne riait lui aussi, de la voir sourire, de se sentir heureux, de se sentir joyeux, de se sentir drôle, de se sentir quelques peu ivre.

Mona et Eric continuaient leurs danses d'automates sensuels qui se frôlent au rythme des percussions.

La sueur commençait à coller leurs vêtements sur leurs peaux, soulignant un peu plus certaines parties de leurs anatomies.

Et soudain, l'inévitable série de slows.

A la première note, Eric prit la main de Mona, de peur que quelqu'un d'autre ne l'invite.

- M'accordez-vous cette danse, gente demoiselle?

- Je suis flattée par cette invitation, lui dit Mona, un petit sourire aux lèvres, mais...

- Mais quoi? Demanda Eric surprit.

- Mais vous feriez mieux d'essayer de vous amuser à plaire à une de ces jeunes inconnues qui peuplent cette boîte.

- L'inconnu me fait peur.

- Maîtrisez votre peur, invitez une jeune demoiselle et amusez vous.

- Je ne souhaite me distraire qu'avec vous.

- Et pourquoi, je vous prie? Dit-elle d'un ton tout à fait sérieux, maintenant.

- Parce que vous êtes ce qu'il me reste de plus cher au monde, lui dit-il, en finissant sur une petite moue timide.

- Dans ce cas, j'accepte, mais n'en profitez pas pour me tripoter ou pour vous rincer l'œil.

- Promis.

Et ils se collèrent l'un contre l'autre.

Etienne et Marie les avaient regardé faire, un peu émus. Etienne invita Marie à danser en lui tendant une main.

- Non, je ne sais pas, fit-elle, timide.

- Moi non plus, et ce soir, on se fout de tout. Alors, tu viens danser avec moi.

Marie se leva.

Les deux couples se mirent à tanguer, à se laisser entraîner par les vagues musicales.

Marie n'osait lever la tête du torse de Etienne. Elle n'osait le regarder dans les yeux.

Les visages de Mona et Eric s'approchaient timidement. Les yeux dans les yeux, ils se lisaient, mais continuaient, automates, à suivre le rythme.

Droite, gauche, droite, gauche.

Ils s'approchaient de si près, qu'ils se retrouvèrent bientôt nez contre nez. Les fronts se touchèrent peu après.

Droite, gauche, droite, gauche.

Ils restèrent ainsi quelques instants, n'osant plus risquer d'autres mouvements à part le tangage régulier.

Droite, gauche, droite, gauche.

Aucun des deux ne voulait bouger le premier, ne voulait se livrer.

Droite, gauche, droite, gauche.

Ils se fixaient intensément.

Droite, gauche, droite, gauche.

Ils n'osaient faire le geste qui complique tout.

Droite, gauche, droite, gauche.

Il voulut parler.

Elle l'embrasse.

La série de slows s'achevait et repartaient les percussions électroniques, raisonnant dans les crânes pour les forcer à faire suivre aux jambes le même rythme qu'elles.

Etienne et Marie repartirent s'assoir sur les fauteuils.

Mona et Eric étaient restés sur la piste et continuaient à tanguer lentement en s'embrassant.

Droite, gauche, droite, gauche.

Ils se firent bousculer par quelques automates proches d'eux.

Ils ouvrirent les yeux, en même temps qu'ils réalisèrent que le rythme avait changé depuis quelques instants déjà.

Ils allèrent s'assoir près de Etienne et Marie, en se tenant par la main.

Un nouveau réveil

Etienne et Marie étaient assis face à face, chacun devant un grand bol de café. La vapeur sortant des tasses caressait leurs visages.

Ils avaient les yeux à peine ouverts.

Dehors, midi avait sonné depuis un moment déjà.

Etienne, d'une toute petite voix, réussit à demander :

- Marie, tu peux me passer l'aspirine?

Elle lui tendit la boîte cylindrique. Il en prit une, la lâcha dans son café.

Marie, étonnée, lui lança :

- Tu as vu que tu as mis l'aspirine dans ton café?

- Ah bon!

- Si, si.

- Pas grave, j'aime pas le café.

- Alors.

- Sont pas levés?

- Je crois pas.

- Je suis inquiet.

- Moi aussi.

- Tu crois que ça va changer quelque chose?

- Je n'ai pas envie.

- Mais tu crois que les choses vont changer?

- Oui.

- Moi aussi. Putain, on était pas bien, comme ça!

- Cela changera peut-être en mieux?

- En mieux comment? Eric et Mona, moi avec toi, promenant nos chiens.

- Je ne le voyais pas comme ça.

- Oh, excuse moi, ce matin, ça va pas.

Mona entra dans la cuisine à ce moment là, le visage défait, les traits tirés.

Eric arriva quelques instants après, avec sur le visage la même expression.

Ils s'assirent tous deux, face à face, sans un mot, les yeux baissés.

Cinq minutes s'écoulèrent. Aucun mot, aucun son.

Etienne brisa ce silence.

- Alors les enfants, la forme?

Pas de réponse.

- La nuit a été bonne?

Marie, fronçant les sourcils, lui lança un chut énergique à peine audible.

- Vu que le jury est réuni, je plaide coupable, lança Mona.

- Coupable de quoi? Fit Etienne.

- Coupable de cette bêtise.

- J'ai pas mon mot à dire, moi? S'énerva Eric.

- Non, rétorqua Mona.

- Bien, dit doucement Eric. Vous trouvez pas qu'il fait beau aujourd'hui? Je me sens d'une humeur délicieuse.

- Arrête, veux-tu? Dit Mona contrariée.

- J'arrête, j'arrête. Je ne dis plus rien. Si juste une chose. Tu as passée une bonne nuit?

- Merde, cria Mona. Tu le sais qu'on a fait une bêtise, non?

- Je ne dis plus rien, dit Eric.

- Allez, fuis devant tes responsabilités.

- Stop! Cria Marie.

Ils s'arrêtèrent.

- Vous êtes fiers de vous? Vous êtes des irresponsables. Hier soir, j'ai rêvée ou vous étiez bien ensemble?

- On avait bu, dit Mona.

- La bonne excuse.

- Oui.

- C'est trop facile. C'est nous. Tu t'en fous?

- Merde, cria Mona. Qui es tu pour me juger, et elle partit en sanglotant en direction de sa chambre.

Eric commença à se lever.

- reste là, jeta Marie.

Elle se leva et alla doucement jusqu'à la porte de la chambre de Mona.

Elle frappa doucement.

- je peux entrer? Fit-elle d'une voix douce.

Pas de réponse.

Elle ouvrit lentement la porte, entra, et la ferma derrière elle.

Mona pleurait, allongée sur son lit.

Marie s'approcha du lit, s'assit à côté d'elle, prit le visage de Mona dans ses mains et le posa sur ses cuisses.

- Excuse-moi, je me mêle de ce qui ne me regarde pas, une vraie commère.

Tout en lui parlant, elle se mit à lui caresser les cheveux tendrement.

Elle murmura :

- Tu sais, je vous aime tous les trois. Vous êtes ce qu'il me reste, et je ne veux pas vous perdre.

- Je suis désolée, murmura Mona. Qu'ai je donc fait?

- Vous étiez deux.

- Pourquoi? J'avais tellement envie de quelqu'un, et il était là, si tendre. Pourquoi cette bêtise?

- Parce que tu l'aimes.

- Oui.

- Voilà.

- Mais je l'aime autant que toi, autant que Etienne.

- Il était là au mauvais moment, ou au bon, c'est selon.

- Toi, tu n'as pas cette envie de chair, de sexe?

- C'est une autre histoire. Mais je ne parle pas de sexe, mais d'amour.

- Et tu n'en as pas envie?

Marie gênée, se mit à rougir.

Elle répondit :

- Mais, je vous aime.

Mona la regarda, souriant légèrement.

- Tu sais que je ne peux plus me passer de toi?

- Tant mieux, tu ne me jetteras pas à la rue.

- Jamais.

Mona se releva pour se retrouver assise, prit Marie dans ses bras, et l'embrassa dans le cou. Sa tête glissa ensuite jusqu'à son sein droit, pour rester tout contre cette chair si accueillante.

- Tu crois que l'amour est différent du sexe? Dit Mona.

- Oui, mais l'un va avec l'autre. Tu sais, c'est comme une fleur sans son vase.

- Mais nous, nous nous aimons?

- Bon, il y a des exceptions. Nous sommes des exceptions.

- Si j'étais moins riche, tu m'aimerais moins?

- Tu vas me vexer. Crois-tu que nous sommes ensemble pour l'argent? C'est parce que c'est nous, comme une famille, parce que comme cela on est heureux, et parce que le hasard, la vie, en ont décidé ainsi. Certains, les derniers jours partent en voyage. Certains, prennent tous les risques, veulent connaître tous les dangers. Mais nous, ça vaut tous les paysages, tous les sentiments, toutes les émotions. C'est sans avenir, mais c'est beau. C'est justement parce que c'est sans avenir que c'est beau.

Marie se mit à pleurer.

Mona se releva légèrement, prit le visage de Marie dans ses mains, l'embrassa sur les joues, lécha ses larmes, doucement.

- Ne pleure pas. Je suis là. Nous sommes là.

- Tout va changer, maintenant.

- Mais non.

Mona fit un baiser rapide sur les lèvres de Marie, puis la regarda pleurer. Un second, moins furtif, puis un troisième. Marie vint chercher le quatrième, et elles restèrent à s'embrasser.

L'union

- Qu'est ce qu'elles font? Demanda Eric.

- Je ne sais pas. Laisse faire Marie, dit Etienne.

- Plus d'une heure qu'elles sont dans cette chambre.

- Et alors? Ta bêtise ne justifie t-elle pas ça?

- Arrête, veux tu!

- Excuse moi.

- On va voir ce qu'elles font?

- Oui, mais doucement, sans bruit.

Ils se plantèrent devant la porte de la chambre de Mona et écoutèrent.

Aucun son.

Ils entrebâillèrent la porte pour voir ce qu'il se passait.

L'obscurité empêchait de voir.

Ils ouvrirent un peu plus.

Ce qu'ils virent les laissa paralysés d'admiration. Ils restèrent deux à trois minutes, immobiles, à regarder ces deux corps nus, emmêlés.

- Que c'est beau, chuchota Eric.

- Ce sont deux anges, s'émerveilla Etienne. Deux merveilles.

Elles dormaient paisiblement, lovées.

Ils s'approchèrent doucement du lit, attrapèrent la couverture et les couvrirent délicatement pour ne pas les éveiller.

Ils s'assirent, ensuite, tous deux, sur le sol, dos contre le mûr, face au lit, et restèrent ainsi, immobiles et muets d'admiration.

Presque deux heures plus tard, elles s'éveillèrent, lentement. Elles ouvrirent les yeux et s'embrassèrent.

Mona s'assit dans le lit.

Doucement, elle tapota l'épaule de Marie.

- Quoi?

- Regarde.

Marie s'assit à son tour.

Etienne et Eric étaient assis sur le sol, tête contre tête, endormis.

Elles éclatèrent de rire, ce qui réveilla Etienne et Eric.

- Qu'ils sont mignons, dit Mona.

- Deux enfants, dit Marie.

- Désolé, on voulait pas déranger, mais... Etienne s'arrêta, un peu honteux.

-Ce n'est pas grave, et merci pour la couverture, fit Mona. Eric, viens à côté de moi.

Il s'approcha, se mît à genoux, à côté du lit.

Elle l'embrassa.

- Bon, je vais vous laisser, dit doucement Etienne.

- Non, viens là, lui intima Marie.

Il obéît et s'approcha à son tour.

Marie l'embrassa.

- Mais? Fit-il surpris.

Mona arrêta d'embrasser Eric, et dis à Etienne :

- Ne dis rien, approche.

Il s'approcha.

Elle l'embrassa à son tour.

Epilogue

De longs mois passèrent ainsi.

Hommes, femmes, tous les quatre se mélangeaient dans une harmonie parfaite.

Ce n'était ni perversité, ni pornographie.

C'était l'amour.

L'amour sans questions, instinctif, animal, naturel, tendre, pur.

Ils étaient quatre.

Ils n'étaient qu'un.

Plus les mois passaient, moins ils visitaient le monde extérieur, pour finir par ne plus sortir du tout.

Les voisins finirent par s'alerter du manque d'activité dans l'appartement.

Un jour, un serrurier, des pompiers et des gendarmes, bien entendu suivis de voisins curieux, vinrent.

Ils sonnèrent un long moment avant de forcer la serrure.

En entrant, ils ne virent rien de particulier si ce n'est un énorme trèfle à quatre feuilles dessiné sur le sol du salon. A l'intérieur de chacune des feuilles se devinaient le visage de Mona, Marie, Etienne et Eric.

Visiblement, ces visages semblaient sourire.

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