Le Vieux en blanc

My Martin

Tu viens avec moi ?

Je prends quelques affaires. Mon chapeau. Je n'ai pas besoin d'emporter grand-chose.

Un peu d'argent, ma carte bancaire, un mouchoir, un presse-papier octogonal en verre avec une image de la basilique de Lourdes collée dessous, le numéro "1 Bis" qui était fixé sur la clôture de la maison de mes parents. La voie sans issue a été prolongée, les maisons renumérotées, le n° 1 de mes parents a été attribué à une maison à l'autre extrémité (des gens mal embouchés), mes parents sont devenus "1 Bis", d'où de temps en temps, des erreurs dans la distribution du courrier.

Des marrons. J'aime bien avoir trois marrons dans mes poches, je les fais rouler pour m'occuper les doigts. Une photo des petits.

Des cailloux, pour alourdir les poches de mon manteau.

Je descends à la rivière. La passerelle traverse la rivière : à droite, on a de l'eau jusqu'à la cheville. A gauche, cinq mètres d'eau. Cet été, un jeune qui voulait se baigner, a sauté du mauvais côté, il ne savait pas nager, il s'est noyé.

J'entre dans l'eau à gauche.

L'eau est froide, le froid m'emporte.



L'anguille vient vers moi : "Ne reste pas là à stagner. Accroche-toi, en avant toute !"

Je la serre entre mes mains, pas évident, elle glisse. Elle ondule, elle descend la rivière.

Des jours, des jours, une confluence, un fleuve qui s'élargit, eau boueuse, des jours, l'océan.

Soudain, de l'ampleur, de l'espace, le fond s'efface sous moi. Des masses d'eau circulent, des courants s'enchevêtrent plus ou moins chauds.

L'anguille suit son cap, elle traverse l'océan. Des oiseaux de mer plongent comme des flèches dans une gerbe de bulles, ils volent sous l'eau, foncent, bifurquent, chassent les poissons puis ils remontent à la surface et reprennent leur envol. L'anguille se transforme, elle s'épaissit, sa tête se déforme. Sa mâchoire est tordue, effilée, elle ne peut plus parler, ni se nourrir. Elle garde le cap.

Des jours, des jours, nous atteignons la mer des Sargasses. Les sargasses, des algues immenses qui montent vers la surface depuis le fond de la mer. Elles dansent souplement. Absence de vent, une zone calme que les courants contournent. On y observe des soucoupes volantes, qui convergent pour observer depuis ailleurs. Possible mauvais choix, elles risquent de se volatiliser dans le néant, semant la perplexité chez leurs émissaires.

Une zone blanche, le Triangle des Bermudes : une faille temporelle, des bateaux de pêche, une escadrille d'avions de chasse, un porte-avions, ... On ne les a jamais retrouvés. Ils ont glissé dans une autre dimension. Peut-être resurgiront-ils un jour de sous la surface, dans un grand bouillonnement d'écume, avec sur le pont des militaires, des passagers, dégoulinants, éberlués. "Chef, Chef, on est où ?"

L'anguille a atteint le terme de son voyage. Elle se reproduit puis agonisante, coule au fond de la mer. Elle m'a indiqué un transporteur possible : un poisson, un requin pèlerin. Il stationne là, somnolent, comme à un arrêt de bus.



Je saisis son aileron, il se met en mouvement sans effort, m'emporte au loin dans sa migration. Mutique, je ne l'intéresse pas. Il recherche des nuages de plancton. Alors il s'arrête, ouvre sa gueule en gigantesque entonnoir, crée un courant qu'il filtre méthodiquement. Vertical, il se nourrit du plancton et rejette l'eau par ses ouïes. Puis il reprend son voyage imperturbable.

Pèlerin, où vas-tu ?

Il monte vers le Nord. Parfois il plonge dans les abysses. J'aime bien, on croise des animaux bizarres, comme s'ils faisaient un concours, à celui qui est le plus original, le plus laid, le plus beau. Ils nous regardent passer.

... dont un animal sinueux, entre le loup et la murène. Une crête d'épines le long du dos, une tête globuleuse, des bajoues, des yeux fous, des dents en désordre, grandes, petites, cassées, comme les quilles au bowling à l'instant du strike. Il ouvre et ferme sa gueule.

Des couleurs, des phosphorescences. Des bijoux irréels. Des anémones, des formes tourmentées, des arbres vivants aux branches en spirale.



Des jours, des jours. L'exubérance des Tropiques s'éloigne. L'eau se rafraîchit, la lumière blanchit.

Le requin pèlerin ralentit. Un animal se précise, qui monte à notre rencontre, issu d'un gouffre de nuit. Un membre de la même grande famille, du fond des âges. Un requin du Groenland. Mon transporteur est à l'arrêt, je nage un peu, change de monture, l'espérant plus loquace.

Je déchante vite. La famille, somme toute peu sympathique, n'est pas causante. La même distance hautaine, indifférente, les super prédateurs, l'aristocratie des mers.

Il paraît qu'ils vivent très vieux, des années, des dizaines d'années, des siècles. On ne sait pas. Le temps ne les atteint pas sous l'eau, il se fige, pris par les glaces.

Le Nord, toujours vers le Nord, comme un appel, une promesse.



Des phoques fusent en torpille près de nous, joueurs, curieux, ils chassent, se poursuivent. La nuit, j'aperçois à travers la proche surface, des lueurs vertes, rouges, jaunes, mauves, des étoffes somptueuses qui drapent le ciel, se tordent, se mêlent. Un arc-en-ciel disloqué, en convulsion. Elles émettent un son à peine perceptible, plainte des âmes errantes.

Ces lueurs sublimes sont dangereuses, elles peuvent dérégler les systèmes, provoquer de graves désordres.

Nous passons sous des plaques, des blocs de glace. Un jour, un grondement, un iceberg, une montagne, se fend et se retourne, secouant l'océan d'ondes violentes.

Le requin plonge profondément, il sent, détecte les corps en décomposition, des lambeaux blanchâtres, dentelés, dont il se nourrit, sur le sable. J'ai lu quelque part qu'ils n'urinaient jamais. L'urine se diffuse dans leur corps. Cela peut expliquer leur humeur taciturne. Je peux l'attester, je n'ai jamais vu ma monture uriner. Mais je ne peux rien affirmer : je ne surveillais pas tout le temps. Uriner en paix est un droit fondamental.



La banquise est de plus en plus continue, épaisse. Les trous de respiration des phoques se raréfient. Le requin remonte. Je m'agrippe, me mets debout sur son dos, monte sur la banquise.

Un remous derrière moi, le requin plonge, sans un mot.

Blanc. Un blanc aveuglant. Personne. Le silence est aussi aveuglant que le blanc.



Je marche droit devant moi. A la recherche de... De rien. Il fait froid. J'enfonce mes mains dans mes poches, j'aurais dû prendre mes gants. Les fourrés. Mes doigts sont gourds, les marrons roulent et m'échappent. Je remets en forme mon chapeau. Un peu d'allure, que diable.

La photo des petits est molle, roulée sur elle-même en un tout petit tube. Les visages de Liyo et Navim se décollent, souriants, m'encouragent.



Mes jambes se raidissent, je ne peux plus marcher.

Je m'allonge sur le dos.

Je calme le tumulte dans ma tête. Je suis bien, au chaud dans mes souvenirs qui me couvrent comme une couverture.

Mes vêtements, mon corps, sont blancs.

Le ciel est blanc.



















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