Le vieux puits

Jean Pierre Squillari

Et le puits est tari

Il habitait seul, une vieille bâtisse à moitié délabrée dans les collines.

 

André s'y était réfugié, il y a une dizaine d'années, n'ayant plus de travail en ville. Sa famille s'était, au fil des années, éteinte lentement comme une vieille bougie que l'on a oubliée sur la table de nuit. Dans la terre dure et ingrate des flancs de colline, il cultivait un jardin potager, il réussissait à faire « venir » des tomates, pois chiche et autres plantes potagères. Quelques « restanques » de pierres sèches et un vieux puits l'aidaient à faire fructifier tout au long des années le maigre butin que lui procurait la vente de ses légumes, le mardi matin sur le marché d'Aubagne. La chasse venait compléter ses ressources. Depuis le temps qu'il habitait les lieux, il connaissait sur le bout des doigts les « remises » à bécasses, les « pas » de lièvres, ou le passage des grives. Il revendait ce butin aux gens de la ville, aux amateurs de bonnes chairs qui préfèrent le gibier des collines à celui des congélateurs industriels. C'était un homme qui, par la force des choses, était devenu solitaire. Il ne fréquentait plus les cafés et autres estaminets d'Aubagne ; il préférait écouter le souffle du Mistral en haut des « barres » de Saint-Esprit, et surveiller les compagnies de perdreaux dans le grand vallon. Il devinait à des dizaines de mètres l'odeur des plantes sauvages surtout lorsque le soleil brille de mille éclats et qu'il distille en plein midi les essences de ces végétaux.

 

Ce matin-là il décida d'arroser son jardin. Le soleil n'avait pas encore franchi les sommets des barres de Bassan, qu'il commençait déjà à faire chaud en ce mois de juillet. Son système d'arrosage, bien qu'ancestral, fait de rigoles et de martelières, était très efficace. De plus, il prétendait que l'eau stagnant dans les « drailles » pénétrait mieux le sol et réalimentait la nappe phréatique. Il versa donc les seaux au pied du puits, par effet de gravité et un savant cheminement, l'eau progressait dans les rigoles pour arriver aux pieds des plantes qui attendaient ce breuvage avec impatience. Il remplit ses rigoles en une demi-heure puis s'assit à l'ombre d'un pin et attendit que la terre ait bu l'eau. Il observa le liquide descendre lentement dans la terre et pensa aux arrosages industriels faits d'énormes mécaniques et de jets intermittents. « On gave la terre et  les plantes artificiellement, de plus l'eau s'évapore, quel gaspillage ! ». Cette opération était rituelle et lui prenait une bonne heure dans la matinée. L'arrosage de la première partie de son jardin était terminé, il lui restait les melons et les courgettes à irriguer cela ne durerait que quelques minutes. Il déplaça les martelières et se remit à l'ouvrage pour terminer sa besogne, lorsqu'il s'aperçut que dans le seau, l'eau qu'il venait de tirer était boueuse. Il s'appuya contre la margelle, se pencha pour vérifier s'il apercevait la surface de l'eau une vingtaine de mètres plus bas. Malgré l'obscurité il comprit immédiatement que le puits ne « donnait » plus. Les effets de la sécheresse avaient eu raison de ce point d'eau centenaire. Jamais par le passé il n'y manqua une goutte. Même les anciens lui racontèrent que, jadis lors des années les plus chaudes, le puits ne fut tari. Il se tourna vers son jardin. Les plants de tomates bien rigides sur les tuteurs avaient fière allure avec les pommes d'amour qui n'avaient plus qu'à mûrir. Les aubergines avaient commencé à changer de teinte et viraient sur le mauve, les haricots, courgettes et melons arrivaient pratiquement à maturité. Même ses fameuses salades connues des clients qui fréquentaient le marché étaient prêtes à être cueillies, il leur manquait une petite semaine. Il songea que sans cette eau, tout le travail fourni jusqu'à aujourd'hui serait vain.

 

Alors, il se révolta, cria à l'injustice et décida sur le champ de curer le puits. Les veines seraient peut-être bouchées pensa-t-il, ou alors la nappe aurait baissé d'un mètre ? En creusant je pourrai retrouver l'eau rapidement. Seulement un puits de vingt-cinq mètres fait de pierres n'est pas commode à nettoyer ; de plus, il était seul, il fallait monter, tirer le couffin puis redescendre ; creuser ; un travail de romain. Le jeu pour lui en valait la chandelle. Il entra dans son appentis, récupéra les outils nécessaires, le couffin et une bougie qui, dans un premier temps, lui indiquerait s'il pouvait descendre sans danger d'asphyxie et dans un deuxième temps, lui donner un peu de clarté. Une vieille corde à nœuds et le matériel fut complet ; il pouvait attaquer les travaux.

 

La descente, quoique périlleuse, s'effectua sans la moindre anicroche il faut dire qu'une fois tous les cinq ans, au mois de septembre, lorsque les nappes sont au plus bas, il descend curer le puits. Ce n'est pas son premier voyage au centre de la terre comme il a l'habitude de dire. Une fois en bas, il sentit la boue coller à ses pieds. Il voulait commencer immédiatement en espérant que ce soir l'eau jaillisse des entrailles de la terre ; il n'avait pas de temps à perdre. Le « picoussin » avait des difficultés à remonter la vase accumulée. Lorsqu'il dégageait l'outil de la glaise, un effet de ventouse l'obligeait à forcer d'avantage. Il se résolut à prendre appui sur une pierre afin que son outil fasse levier, il pu enfin le décoller et verser la boue et les pierres dans le couffin. Cela faisait une bonne heure qu'il avait commencé, ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité, le rond brillant minuscule au- dessus de sa tête était le seul lien qui le rattachait au monde extérieur. Trois couffins furent remplis de cette manière  lorsqu'il entreprit de remonter à la surface. Après une ascension assez lente et difficile, il put découvrir à nouveau son bout de colline. La température extérieure variait d'une dizaine de degrés par rapport au fond du puits. Le soleil avait largement dépassé les barres de Bassan, il était bien au dessus du  sommet du Douard.  Une chape de plomb s'abattit sur lui, tant la chaleur était étouffante. Grâce à de savants moufflages, il remonta facilement la boue et les pierres. Il recommença l'opération encore deux fois avant que son ventre lui rappelle qu'il était temps de faire une pose et de diner. Un « quignon » de pain, deux tomates et quelques abricots feront l'affaire, il ne fallait pas traîner en route. Sitôt ce frugal repas pris, il redescendit et recommença ce travail pénible.  Cela faisait quatre fois qu'il dégageait les pierres et les éboulis ; rien. Il était descendu d'un mètre et toujours pas d'eau. Il ne voulait pas céder au découragement ; il pensait que la seule solution était de creuser et encore creuser ; sans eau comment vivre ? Tout en « spéculant » avec inquiétude sur son avenir, sa pioche s'enfonçait inlassablement dans la boue.

 

La mi-journée était passée depuis pas mal de temps puisque le soleil flirtait déjà avec les Monts St Cyr, il commençait à ressentir la fatigue, il se donna encore une heure d'efforts avant d'abandonner la partie. De toutes les manières lorsque le soleil sera caché derrière le « Taoumé » il fera presque nuit, il sera temps de ranger les outils. Il était en sursis en quelque sorte. Le moral était proportionnel à l'état de son corps. Malgré la corne que la paume de ses mains possédait, il commençait à avoir des ampoules. Son dos le brûlait et ses jambes arrivaient difficilement à le porter. Il devait tenir encore une heure. Il tapait à l'aveuglette avec son outil, il languissait que cette heure soit passée afin de se reposer, c'était un travail de forçat. Il ne pouvait s'empêcher à réfléchir sur son avenir ; que fera t-il ici sans eau ? Il se rappela qu'il y a encore une vingtaine d'années, de nombreux paysans occupaient les bancaou autour de lui, petit à petit ils abandonnèrent et descendirent en ville. Il est le dernier mais pour combien de temps ? Soudain, il sentit une résistance inhabituelle, il pensa qu'il était tombé sur un rocher. Terminé se dit-il s'il y a de la roche, je ne pourrai aller plus loin. Il insista quand même en espérant pouvoir la dégager par les côtés en souhaitant qu'elle ne soit pas trop volumineuse auquel cas, seul des explosifs pourraient la réduire en poussière. Cette solution est à pratiquer lorsqu'on creuse un nouveau puits, mais dans l'état ou se trouve les parois de celui-ci, à la moindre déflagration, tout s'effondre. Au bout d'interminables efforts, il aperçut dans l'obscurité, un objet de forme rectangulaire ; ce n'était pas un rocher, de plus lorsqu'il la heurtait avec le picoussin il entendait un bruit sourd qui n'indiquait pas quelque chose de dur ; cela raisonnait un peu comme le tambour de Cassis. Il creusa de plus belle, d'abord curieux, puis intrigué, enfin excité  comme le marchand de brousse du Rove qui passe dans la rue Rastègue et qui crie à tu tête. Que se cachait derrière cette forme maintenant semi enterrée ? Au bout de quelques instants le mystère fut dévoilé, cela confirmait ce qu'il pensait depuis quelques minutes. Un rêve fou lui avait même traversé l'esprit : « et si c'était une caisse ou un coffre ! ». C'était bien cela, une caisse ou un coffre, enfin un objet en forme rectangulaire qu'il devait encore dégager.  Il était tellement absorbé par son travail qu'il ne fit pas attention aux minces filets d'eau remontant à la surface. Non cet objet était l'intérêt principal. Au fur et à mesure qu'il creusait ce bout de ferraille qui avait pris la forme d'une caisse apparaissait clairement ; mais l'eau commençait à affluer. Après une heure d'effort, la caisse était pratiquement dégagée, mais il travaillait dans des conditions pénibles car l'eau la recouvrait pratiquement. Quand elle fut dégagée, le liquide lui arrivait à hauteur de sa ceinture. Il entreprit une dernière remontée. Il était sûr d'avoir trouvé un trésor ou tout au moins un petit pactole. Des tas de questions lui vinrent à l'esprit : comment cette caisse a-t-elle pu arriver là ? Qui a pu la jeter ? Depuis quand ?

 

Une fois hors du puits, il remonta les sacs et le coffre. Le temps lui parut très long avant de voir à dix mètres de lui, l'objet tant convoité qui ruisselait au milieu du puits. La caisse de couleur sombre luisait au soleil sous l'effet de l'eau, il fit une pause. Il se surprit à faire durer le plaisir un peu comme lorsqu' il achète un gâteau à la pâtisserie du cours Voltaire mais qu'il ne déguste pas tout de suite. Il était seul avec son trésor au milieu des collines, le bruit des gouttes qui tombaient sur la nappe d'eau au fond du puits amplifiait encore plus cette ambiance surréaliste. Ces gouttes d'eau semblaient décompter le temps qui passe comme le bruit de l'horloge du jeu des mille francs ! Il hissa l'objet du désir et l'examina. Cette caisse, devait avoir un certain âge, car le bois était pratiquement vermoulu ; les ferrures rouillées indiquaient cependant que ce coffre avait dû, par le passé avoir une certaine valeur. Cette indication renforçait le désir de découvrir rapidement son trésor. Il était fermée de façon rudimentaire et  n'aurait pas trop de difficulté à l'ouvrir; l'excitation était à son comble lorsqu'il chercha un morceau de ferraille pour forcer la serrure. Le picoussin fit l'affaire, ses mains tremblèrent lorsqu'il appuya. Il ferma les yeux et d'un coup sec, entendit les gongs rouillés gémir au fur et à mesure que le couvercle se soulevait, il déflora le contenu de « son trésor ». Il ouvrit les yeux et découvrit d'abord des papiers qui n'avaient aucune valeur puis du linge qu'il extrayait les uns après les autres. Il accélérait le mouvement, penché dans le coffre en espérant découvrir une boîte ou un coffret ; rien, du linge, encore du linge et des papiers uniquement ! Il eut beau fouiller et retourner la caisse, il n'en découvrit pas plus. La déception fut aussi grande que folle fut son espérance.

                                                                                  

 

Il s'assit, le dos adossé au mur et maugréa. La chance n'était pas avec lui ; d'ailleurs il n'en a jamais eu la preuve : il n'a plus de famille, plus d'ami, il vit au jour le jour comme un ermite, il va être obligé de quitter ce qui lui tient le plus au monde ; son bout de colline ; que va devenir son potager, car sans… il allait dire d'eau ! Mais au fait c'est vrai le puits ! Il se leva d'un bond, pencha la tête, vit le jour qui se reflétait sur la nappe en dansant ; le liquide brillant effectuait une sarabande comme pour lui rappeler que l'eau était revenue. Ben oui, la caisse qui ruisselle, les gouttes qui tombent ; il y a de l'eau ! Il se rappela qu'il faillit abandonner tant il était fatigué, et grâce à cette caisse, sa persévérance fut récompensée. Sans elle, il n'aurait plus creusé, il n'aurait pas insisté, le puits serait mort. Son trésor il l'avait devant lui. L'Eau ! Dans ces collines, elle n'a pas de prix.

 

 Le soleil avait disparu derrière le plan de l'Aigue, lui aussi à besoin de repos, l'été, les journées sont longues, il se couche tard mais se lève de bonne heure.*

 Son ventre lui rappela qu'à midi, le repas fut frugal, il est temps de remplacer l'énergie dépensée pendant cette longue journée. Tant pis pour lui, mais aujourd'hui c'est avec de l'eau fraîche que le repas commencera !

 

 

 

 

Jean-Pierre SQUILLARI

 

 

 

 

 

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