Léa

Samuel Leroy

Second prix au concours "Danse avec les mots" - 2014 - France Culture - Emission "Contes du jour et de la nuit" présentée par Véronique Sauger.

Il déambule dans les rues sombres de Paris. La nuit est tombée… Depuis au moins un mois ; Avec cet hiver qui s'est invité plus tôt que prévu. Nous sommes à la mi-novembre. Il déteste les mois de novembre. C'est pour ça…Il marche. Il se surprend à se convaincre  qu'il fait moins novembre dehors que chez lui. Chez lui, on dirait qu'il neige. Dehors il pleut à peine. Il faut marcher. Des petits pas traînards dans des ruelles pantouflardes : Surtout éviter les grands boulevards ; C'est plein de souvenirs les grands boulevards, et lui ce qu'il veut, c'est oublier. Oublier en marchant dans les rues sombres de Paris. Ne riez pas ! S'il vous plaît, ne riez pas. Qui sait ? C'est peut-être là une thérapie formidable et redoutable d'efficacité. Marcher pour oublier. Car Léa est partie. Oh, pas bien loin, non, mais elle est partie quand même. Elle est partie chez sa mère, à Montrouge. Montrouge, encore, ça peut s'oublier facilement cette ville, mais Léà, Léa et son amour, ça, ça s'oublie beaucoup moins bien. Léa, elle rêvait de liberté. Il rit quand il y repense. Faut-il avoir si peu vécu, à quand même 25 ans, pour fantasmer encore sur cette notion abstraite, dont on ne trouve que quelques échos, quelques relents, dans certaines œuvres d'art intemporelles. Libre comme l'air, dit-on. L'air de Paname, il est libre selon vous ? Mais enfin passons, Léa lui manque.

 

*

 

Il n'y a pas à tergiverser, Léa lui manque fort, malgré sa naïveté et ses rêves de grands espaces, malgré son obsession de vivre un éternel été, de boire jusqu'à la lie chaque larme de soleil ; Oh oui, elle lui manque. Il devra beaucoup marcher pour l'oublier. Mais Paris est si grand. Et puis, on peut très bien oublier en plusieurs fois. Ce soir, il veut oublier ses épaules. Il les a tant aimé les épaules de Léa. Elles lui manquent un peu, beaucoup, passionnément…. Chut. Tais-toi et marche ! Tiens, se dit-il, demain je pourrais oublier son parfum, ce serait déjà un bon début, en deux jours, les épaules et le parfum. Une voix venue du plus profond de l'ironie, que tout un chacun possède en son for-intérieur, lui dit : Si tu oublies ce soir ses épaules, et demain son parfum, je te paye des cerises en décembre mon pote ! 

En remontant la rue des Martyrs, il se souvint du mois de juin dernier où Léa et Lui avaient cueilli des cerises dans le jardin de Tante Adélaïde. Ils en avaient mangé, deux saladiers pleins, si sa mémoire ne lui fait pas défaut. C'est curieux, tout de même, l'amour. Il a mangé des cerises avec son amoureuse, il les a trouvé exquises, alors qu'avant, Il ne pouvait même pas les voir en peinture. Et maintenant, se demandait-il, quel serait mon point de vue sur les cerises si je devais à nouveau en avaler un saladier. N'y pensons pas, n'y pensons plus…. De toute façon, Tante Adélaïde est morte.

 

*

 

21h00. Il marche, trempé par les gouttes de pluie discrètes, mais coriaces. Manquerait plus qu'je pleure sous la pluie, ça n'aurait aucun sens. Il veut shooter dans un paquet de cigarettes, maintes fois écrasé à en juger la platitude des formes ; Il rate son coup, son pied gauche culbute un bout de trottoir. Aie ! Ca fait bobo. Ca fait bobo mais ça divertit l'esprit. Au moment de la douleur, qui était une toute petite douleur, un mal, somme toute bien inoffensif, Léa n'était plus l'objet de ses pensées. Ca lui donna des idées, mais des idées noires, des mauvaises idées. Alors Il se mit à courir. Il faillit percuter une petite fille qui jouait à la marelle, place Lino Ventura, et qui répondait à sa mère : Oui J'arrive, deux secondes.  

Il s'arrêta de courir et observa la petite fille. La mère de celle-ci, d'une proche fenêtre, lui ordonnait de rentrer sur le champ, arguant qu'on ne devait pas jouer à la marelle à neuf heures du soir, sous la pluie, et sans prévenir sa mère. La petite fille fit la moue, et puis franchit la porte d'entrée d'un immeuble. Machinalement, elle se retourna et sourit à cet individu qui la scrutait.

Il se remit à marcher… Bon sang ! se dit-il, c'est toujours la même chose, le même rituel, on veut oublier quelqu'un et tout vous ramène immanquablement à ce quelqu'un. Quel âge elle avait cette gamine ? 8 ans ? 9 ans ? Pourquoi est-ce que j'ai vu les yeux de Léa dans le regard de cette petite ? T'es entrain de tout mélanger, c'est pas bon ça, c'est pas bon.

 

*

 

Il marcha encore. Il prit sur la gauche la rue Choron. Il sonna aux portes d'une dizaine d'habitations, et puis se mit à galoper, riant nerveusement. Dans la rue Rodier, il s'arrêta, haletant. Il y avait un banc, un banc mouillé, forcément. Mais ce banc lui convenait.

Il s'est assis, évitant de justesse une fiente de pigeon. A moins que ce ne fût celle d'un moineau, il ne voyait pas trop la différence. Il attendit, les yeux dans le vide. Ca y est, il pleurait, il pleurait enfin … Et la pluie s'est arrêtée.

Ca éclaircit un peu les idées de pleurer, pas beaucoup, mais un peu quand même.

On dresse des petits bilans existentiels… Qu'est-ce que j'ai fait de ma vie ? Mais pourquoi tant de solitude autour de moi ? Pourquoi diable l'amour est-il si compliqué à vivre ?

Après les grosses larmes, la petite philosophie.

Il se dit ceci : On a beau avoir la plus belle des couronnes, nous ne sommes rois de rien.

Il donna une cigarette à un passant éméché, et puis reprit son itinéraire hasardeux. Il ne voulait toujours pas rentrer chez lui, Île de la Cité. Il erra les mains dans les poches, ses habits humides le faisaient greloter un peu. Il reniflait, appuyait régulièrement la paume de sa main droite sur son œil gauche. Il pensait toujours aux épaules de Léa. Il marcha doucement, petits pas par petit pas. Rien ne pressait.

Et puis il reçut un appel. Il décrocha son cellulaire.

C'était Elle.

Il descendit  le boulevard Rochechouart.  

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