L'Écaille et le Poison

Benjamin Perrin

Écrit en 2012 pour un concours de nouvelles sur le thème du Fruit Défendu.

Le Fruit Défendu était un club ouvert toutes les nuits de la semaine aux plus téméraires de ce monde. S'y côtoyaient diverses variétés de noctambules amateurs de sensations fortes, immorales et bien souvent illicites. La drogue, l'argent et les femmes passaient de main en main après commande au bar, occasionnant parfois empoignades viriles et autres règlements de compte. Fort heureusement, les armes étaient déposées à l'entrée et les fusils accrochés aux murs n'étaient pas chargés. 

Tout le monde connaissait le Fruit Défendu en ville et la notoriété du manoir à la décoration changeante au gré des soirées fascinait autant qu'elle repoussait. En un demi-siècle d'existence, de nombreuses légendes y sont nées… et mortes. Suicides de mannequins, triomphe d'artistes maudits et scandales politico-financiers avaient forgé la réputation de « l'établissement où il faut être et ne pas être ». Mais si beaucoup de rumeurs se disaient à son sujet, certains tabous ancestraux demeuraient. Ainsi, personne ne savait d'où venait la fortune de son propriétaire et encore moins son immunité judiciaire apparente. 

Mickey tirait sur sa fine cigarette appuyé contre ce qui semblait être un gigantesque totem à tête de cobra. Avec son visage émacié, ses cheveux hirsutes et son blouson en cuir, il avait l'allure d'une rock star sans son groupe ou encore d'une vedette d'un film de gangsters échappée de son plateau de tournage. Pour l'heure il n'était rien de tout cela et se complaisait à toiser au loin deux autres clients du Fruit Défendu de ses deux petits yeux rougis par l'excès. Le couple se constituait d'un chauve grassouillet en costume sombre et d'une brune plantureuse habillée d'une robe rouge sang. De vives lumières dansaient autour d'eux au rythme d'un refrain psychédélique enivrant et les bustes d'animaux exotiques accrochés aux murs semblaient s'animer comme par magie. Un rugissement de panthère suivi d'un claquement de mâchoires de caïman finit par sortir Mickey de ses pensées troubles et celui-ci se remit à fixer ses deux cibles. Mais il ne restait plus que l'amazone, alias Bouche Cousue, qui croisa son regard et se précipita vers lui d'un pas déterminé. 

Mickey resta de marbre, hypnotisé par les yeux flamboyants de Bouche Cousue – ou peut-être était-ce par le décolleté vertigineux que laissait entrevoir sa robe griffée. Il lui avait donné ce surnom en raison de sa tendance à tout vouloir dissimuler de son passé et de ses agissements actuels. C'était une femme aussi belle que malheureuse, qui venait noyer son chagrin dans toutes les formes de débauches qu'offrait chaque soir le Fruit Défendu. Véritable furie lorsqu'il s'agissait de sexe, elle était le jouet de beaucoup d'hommes et Mickey s'était toujours demandé si elle en tirait un bénéfice. Lui ne l'avait jamais payée en tout cas.  

– Et moi je t'avais dit que je reviendrais te chercher. Fais pas la conne et rentre avec moi ! Tu ne te rends pas compte que ce lieu est mauvais ? Continue et tu y perdras tout ! 

Mickey disait vrai : fréquenter le Fruit Défendu avait toujours eu un vilain impact sur la santé de quiconque. Des chercheurs avançaient même l'idée que passer ne serait-ce qu'une fois la porte de l'établissement réduisait l'espérance de vie par quatre en moyenne. Pourtant le club jouissait d'une certaine aura de prestige et attirait dans ses filets un nombre incroyable de personnes brillantes venues y rayonner ou s'y éteindre selon les cas. Le club était considéré comme un véritable accélérateur de vies promettant luxe outrancier, sexualité débridée et hallucinations régulières. Les clients y étaient accros et ce n'était ni plus ni moins qu'une drogue, à l'instar du cachou que Bouche Cousue fit avaler à Mickey avant de l'entraîner vers un escalier reculé en bois d'acajou. A ce moment, c'était une jungle toute entière qu'il entendait vibrer dans sa poitrine alors que les enceintes lourdes crachaient un solo de batterie ravageur. 

– Restons cachés, ils ne doivent surtout pas nous voir, lui susurra-t-elle avant de plonger sa langue dans sa bouche et de lui desserrer sa ceinture en peau de crocodile. 

Ce fut un véritable ballet de fauves, un combat de chiens, une étreinte de pythons, un festin de vautours qui les lia pendant une bonne heure. Aucun des deux ne semblait conscient de ce qu'ils faisaient dans un tel état de transe mais peu leur importait sur le moment. Ce fut un miracle que la violence de la musique couvrît l'écho de cette fanfare de singes hurleurs. Puis les effets de la drogue s'estompèrent et les deux amants se rhabillèrent en hâte, quelque peu gênés par cet échange de bons procédés pour le moins bestial. 

– Maintenant on se tire de là, dit Mickey en s'allumant la meilleure des cigarettes. 

Hélas pour lui, un violent coup de massue retentit sur son crâne et il s'effondra, passant soudainement de l'être au néant. Un gorille saisit le corps inerte et le jeta sur son épaule avant de traverser la piste de danse infinie – la désormais très pâle Bouche Cousue sur ses talons – sans que personne ne fasse attention à eux, question d'habitude. 

* * * 

Mickey finit par se réveiller les mains attachées dans le dos au coin d'une petite salle sombre aux murs de pierre froids qui n'étaient pas sans lui rappeler ceux d'une geôle. Sauf que le plafond tremblait et qu'un son saturé de basse résonnait : il devait être enfermé dans un souterrain du manoir. Mais à peine eût-il le temps de réfléchir à sa situation que la porte en fer s'ouvrit à la volée et qu'un boeuf en cravate apparut, dévoilant un large sourire sadique. Celui-ci le détacha et lui fit traverser un dédale de couloirs remplis d'oeuvres d'art sans dire un mot. Mickey se demanda même si le colosse avait un jour su parler. Au bout de cette grande traversée, ils s'arrêtèrent devant une haute porte au bois verni incrusté d'émeraudes et le boeuf grogna en frappant à la porte. Mickey comprit qu'il devait entrer et s'exécuta. 

– Accueillons comme il se doit notre héros ! 

Des applaudissements retentirent et Mickey se retrouva dans un grand salon luxueux au fond duquel ronflait un feu de cheminée. Face à lui se trouvait le chauve en costume qu'il espionnait en début de soirée, lequel tenait assemblée au milieu d'une douzaine d'hommes et de femmes aux allures mondaines, confortablement avachis dans des fauteuils en cuir bordeaux. Ce n'était pas la première fois que le bougre était amené ici et il reconnut certaines têtes antipathiques. Seule une femme restait interdite dans sa robe rouge affriolante, c'était Bouche Cousue. La boule de billard installa Mickey dans le fauteuil vide qui lui était réservé puis s'éclaircit la voix. 

– Très chers amis, permettez-moi de vous présenter notre nouvel hôte, Michael Jenkins. Puisque tout le monde n'a pas eu l'honneur de vous rencontrer il y a une semaine de cela, une session de rattrapage s'impose. La dernière fois que nous nous sommes vus, Jenkins, vous vous êtes contenté de forniquer dans ma chasse gardée, d'amocher l'oeil d'un de mes invités et d'annoncer péremptoirement la fermeture prochaine de l'établissement. Il va de soi que vous sembliez avoir bien profité de diverses substances maison mais tout de même, ça fait beaucoup. Vous confirmez l'exactitude de mes dires ? 

Toute l'assemblée semblait attendre fébrilement la réponse de Mickey comme on attendrait d'un boxeur à terre qu'il se relève pour la suite du combat. Et il s'avérait qu'il ne comptait pas se laisser faire par un chauve. 

– Je confirme tout ce qui vient d'être dit et si je peux me permettre un conseil bienveillant, Walrus, je vous invite à revoir le balisage de votre soi-disant terrain de chasse car j'ai pu constater par moi-même un certain nombre de dysfonctionnements depuis quelque temps. 

Manifestement il venait de marquer un point à en juger par les rires étouffés de quelques femmes et le soudain intérêt que lui portèrent certains hommes. Bouche Cousue elle-même se redressa dans son fauteuil. Mais ledit Walrus ne semblait décontenancé pour rien au monde. 

– Vous me voyez ravi de voir que vous n'avez rien perdu de votre panache, même en situation désespérée. A vrai dire, je commence à voir clair dans votre jeu, Jenkins, et ce grâce à mes petites recherches sur votre compte. Ainsi j'ai été étonné d'apprendre que vous êtes journaliste d'investigation et que vous préparez un livre édifiant sur le Fruit Défendu. Intéressant… Laissez-moi vous dire une chose Jenkins, vous n'êtes pas le premier journaliste qui met les pieds ici, beaucoup s'y plaisent d'ailleurs. Mais dites-moi, où en est votre chef-d'oeuvre ? 

– Il est terminé, mentit Mickey. 

La tension commençait à s'immiscer parmi les invités silencieux mais Walrus arbora son grand sourire tordu avant de reprendre : 

– J'aimerais vous croire Jenkins, mais permettez-moi d'en douter. Ce n'est peut-être que la deuxième fois que nous nous voyons mais j'ai déjà l'impression de vous connaître par coeur. Je sais que vous êtes là tous les soirs depuis un certain temps. Au début, c'était pour le bon déroulement de l'enquête bien sûr, puis les choses se sont gâtées semble-t-il. Vous rencontrez donc la fille et au bout de quelques soirées torrides vous vous mettez en tête de la sauver de cet endroit, de l'écarter de son destin. 

– Disons que je suis quelqu'un de très obstiné, répondit Mickey d'une voix qu'il aurait voulu plus assurée. 

Walrus l'écouta à peine et s'éclaircit à nouveau la gorge de son air insupportable. 

– A moins que ce ne soient vos mauvaises habitudes qui vous montent à la tête. Voyez-vous, tout finit par se savoir ici. Aussi ai-je remarqué que votre consommation de stupéfiants a augmenté de façon significative depuis vos premiers pas au Fruit Défendu. Plutôt contre-productif si je peux me permettre… 

Mickey déglutit et se rendit compte que ses mains tremblaient de plus en plus nerveusement. Le chauve avait raison sur toute la ligne : l'enquête piétinait depuis un moment et il fréquentait maintenant davantage le Fruit Défendu pour ses soirées sous psychotropes que pour son objectif initial. Cette prise de conscience soudaine le terrorisa et il se leva de son fauteuil comme fou avant de se précipiter vers le grand patron et de le prendre par le col de sa veste. 

– Laissez-moi sortir de ce lieu maudit ! La réunion est terminée et je vous donne l'ordre de me laisser partir avec elle, dit Mickey en pointant du doigt Bouche Cousue qui se muait toujours dans un étrange silence. 

L'assemblée s'agitait et Walrus jubilait : son numéro avait produit son effet et il était plus que jamais maître de la situation. 

– Calmez-vous très cher. Vous avez raison, la réunion touche à sa fin et je vais bientôt vous libérer de cette vie absurde. 

Mickey fit un pas en arrière pour s'écarter du chauve qui commençait à lui faire peur. Il sentait que les rapports de force s'inversaient et se sentait pris au piège des lubies de son adversaire. Il voulut ajouter quelque chose mais Walrus ne lui en laissa pas le temps : 

– Vous croyez peut-être que vous êtes le premier à vouloir ma peau ?! Comme beaucoup d'autres, vous vous êtes compromis tout seul en ce lieu au détriment d'une quête inaboutie. Vous savez Jenkins, vous auriez mieux fait d'écouter la fille et ne jamais revenir car personne ne résiste au Fruit Défendu. 

Sur ces dernières paroles, le gourou produisit un sifflement terrible et très aigu qui réveilla quelque chose qui dormait au coin du feu. Mickey tourna son regard et son sang se glaça : il y avait là un énorme serpent aux écailles d'ivoire enroulé sur lui-même. Comment avait-il fait pour ne pas voir le monstre en entrant ? La bête secoua la tête et sortit furtivement sa langue fourchue, signe qu'elle était réveillée. Apercevant son maître, elle se déroula gracieusement et le rejoignit en faisant onduler son corps puissant sur le parquet grinçant. Mickey sentait son coeur battre à tout rompre : le serpent faisait au bas mot cinq mètres de long et les deux fentes de ses yeux terribles couleur ambre le fixaient avec insistance. Il était déjà pétrifié mais ce fut lorsqu'il entendit Bouche Cousue fondre en larmes qu'il se rendit compte que c'était vraiment la fin. Contrairement à ce qu'on avait pu lui dire, il ne vit pas toute sa vie défiler devant ses yeux à cet instant mais se demanda plutôt : à qui la faute. A elle ? A lui ? Merde, il allait crever là et elle allait continuer à croupir ici telle une vulgaire marionnette pour hommes malintentionnés ! 

– Un dernier mot peut-être, Jenkins ? 

Mickey avait la gorge nouée et ne parvenait pas à desserrer les dents. Ainsi il laissa filer une dizaine de secondes et une larme roula sur sa joue. Il entendit une nouvelle fois le sifflement aigu de son bourreau et le monstre se jeta sur lui. Il avait échoué. 

* * * 

Mais que faisait encore le jeune politicien Michael Jenkins au petit matin dans des draps de soie étrangers ? Il venait d'être tiré de son sommeil par un cauchemar impitoyable. La suite luxueuse dans laquelle il se trouvait était jonchée de vêtements vraisemblablement arrachés dans le feu de l'action. A ses côtés dormait paisiblement une naïade à la peau dorée et à la chevelure flamboyante. Avec ses quinze ans de moins, elle aurait presque pu être sa fille mais cela lui était égal. Les insulaires se montrent toujours trop accueillants, disait-il. 

En voyant son alliance trôner dans un cendrier en écaille autour duquel se mélangeaient nicotine et poudres locales, il repensa à ce rêve étrange et pénétrant. Il était encore en sueur et avait la respiration haletante. Il se leva sans bruit et partit à la recherche d'un peignoir dans la salle de bain aux mille et un coquillages. Une fois habillé, il s'enquit de son reflet dans le miroir. 

Beau, bien né et doué, tout lui avait toujours réussi dans la vie. Après un mariage heureux et la naissance de son premier enfant, on ne cessait de lui dire qu'il devait être le plus heureux des hommes. Seulement, Michael Jenkins avait les mains sales. Sur le volet politique bien entendu, mais aussi par ses liaisons fréquentes et sa consommation régulière de drogues. C'était grâce à ses voyages d'affaires qu'il parvenait à tout dissimuler à son entourage. Il s'adressa un sourire triomphal et se rafraichit le visage avant de retourner dans la chambre. 

Son invitée était réveillée et fumait une fine cigarette assise en tailleur, les draps recouvrant l'intimité de sa chair. Elle était superbe, pareille à une lionne avec sa cascade de cheveux et la savane dans ses yeux. Tous deux se regardèrent sans dire un mot puis Michael reprit sa place sans détourner son regard. Avec délicatesse il lui déroba sa cigarette et en écrasa le poison à côté de son alliance. Rattrapé par le Fruit Défendu lui ? L'Enfer pouvait bien attendre, se dit-il avant de s'élancer sur sa proie. Et alors qu'il commettait une nouvelle fois l'irréparable, sur son balcon se jouait une autre scène. Un serpent tropical déchiquetait le cadavre frais d'un petit rongeur avant de se repaître des lambeaux de sa chair. 

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