L'écho des cot'licots

lomel

Romu traversa le jardin du petit immeuble qu’habitaient ses grands parents. Il s’arrêta, crispé, devant le petit portillon en fer forgé qui le séparait du reste du monde. Un coup d’œil derrière… Ses grands parents ne l’avaient pas suivi. Romu aimait bien être chez eux pendant les vacances quand ses parents étaient au travail, il ne s’y ennuyait jamais. Pourtant aujourd’hui, quand Mamy était partie avec une amie, Papy s’était endormi devant les informations. Il était déjà tard. D’habitude, quand il y avait école, Romu était déjà au lit. Mais là, c’était la période ou le soleil restait debout longtemps, et il avait le droit de jouer un peu dehors avant d’aller au bain. Pour entrer le jardin de l’immeuble, il y avait deux chemins : celui de devant, par lequel sa maman l’emmenait chez Mamy au début des vacances, et celui de derrière, avec le petit portillon, ou il y avait le champ de cailloux. Romu se souvenait qu’un jour, son Papy et ses copains avaient été jouer au boules dans le champ de cailloux, et son Papy l’avait emmené avec lui. Il se souvient aussi qu’il avait été si content d’aller « entre hommes » avec son Papy et ses amis qu’il avait couru partout sur le champs de cailloux et qu’il était tombé sur les genoux. Il avait eu mal ! Il saignait des deux genoux, et il y avait plein de saletés dans ses plaies. Sa grand-mère qui était restée dans l’immeuble avait tout vu par la fenêtre de la cuisine, et avait couru dehors pour le consoler, car il pleurait beaucoup. Elle leva les bras, puis les laissa retomber le long de ses cuisses ;

« Vraiment, quelle idée d’emmener le petit sur le terrain vague alors qu’il pourrait jouer dans le pelouse autour de l’immeuble ! »

« Terrain vague » se dit Romu. « Le champ avec les cailloux, c’est le terrain vague. Mais elle est où, la mer ? »

Depuis ce jour, ses grands parents ne l’emmenaient plus sur le « terrain vague ». Mamie lui avait mis « du rouge » sur les genoux. Elle lui mettait toujours du rouge quand il se blessait quelque part. Maman lui mettait «du transparent » , parce que le rouge « Ca part pas bien dans le bain ». Même si ça piquait un peu, Romu avait trouvé ça drôle, le rouge sur ses genoux, ses jambes en short ressemblaient à deux allumettes géantes.

Mais ça faisait déjà longtemps, au moins depuis les dernières vacances, que le rouge était parti et que les croûtes étaient tombées, et comme il faisait soleil et que ses grands parents ne s’occupaient pas de lui, il poussa le portillon menant au terrain vague, où Romu partait à la recherche de la mer.

Romu resta la bouche grande ouverte en découvrant qu’à la place des cailloux il y avait un champs couvert de fleurs rouges. En fait, les cailloux étaient toujours la, mais ils s’étaient écartés pour laisser les fleurs pousser, alors on ne les voyait plus. Il fit quelques pas parmi les fleurs, puis, heureux, se mit à courir sans faire attention, en oubliant les cailloux sous ses pieds.

« Attention, tu écrases les cot’licots ! »

Romu sursauta, se tourna vers la voix perdue dans les fleurs et vit une petite fille brune marcher vers lui d’un pas décidé :

« La regarde, t’as écrasé le cot’licot ! »

« Le cot’licot… ? »

Elle s’accroupit brusquement à terre, se saisit de la cheville de Romu en essayant de déplacer son pied. Puis, voyant qu’elle n’y arrivait pas, elle poussa un soupir exaspéré, court et fort : « Pfff !»

Romu, encore tout étonné de l’apparition soudaine de la petite fille, consentit quand même à poser une question :

« Qu’est-ce que tu fais ? »

« Je protège les cot’licots ! »

Romu avait l’impression que la petite fille était très en colère contre lui, car elle répondait sèchement, mais il la trouvait quand même très belle, aussi belle que sa maman, peut-être.

« Et toi, t’es qui, qu’est-ce que tu fais là ? »

« Je m’appelle Romu, j’ai 5 ans. Et toi ? »

« Mila. Qu’est-ce que tu fais là ? insista-t-elle »

« Euh, je cherche la mer »

« N’importe quoi ! Il n’y a pas la mer ici, la mer, elle n’est la que quand on part en vacances ! »

Romu répondit, hésitant : « Oui, mais, ma mamy dit que ici, c’est un terrain-vague »

La petite leva les yeux pour réfléchir. Un vent léger autour d’elle agitait les coquelicots, qui en tremblaient de bien-être. Au bout de quelques instants, elle répondit, décidée :

« Et bien c’est simple ! C’est parce qu’ici, il y a des cot’licots, que des cot’licots, une mer de cot’licots. Et quand il y a du vent, ça fait des vagues de cot’licots ! »

Romu ne savait pas quoi dire, il se sentait un peu bête à coté de la petite fille qui connaissait ces fleurs rouges, et les mers de fleur. Elle lui plaisait vraiment beaucoup.

Un peu plus loin, Romu entendait maintenant la voix de sa grand-mère qui l’appelait. Elle devait être rentrée, c’était sûrement l’heure de son bain. Romu cueillit à pleine paume un, puis deux, puis deux autres, et encore un, en tout 5 coquelicots, qu’il tendit à la petite fille.

« Il ne faut pas cueillir les cot’licots » lui dit-elle, avec un air de reproche, quand même très doux. « Quand on les cueille, leurs pétales tombent très vite ! »

« Alors demain, je t’en cueillerai des autres ! » rétorqua-t-il, content, avant de courir vers le portillon pour rejoindre sa grand-mère.

Les deux enfants avaient soudain empruntée la teinte vive des « cot’licots »…

***

L’été passa, les coquelicots aussi. Passa aussi, mais plus doucement, comme délavée, la couleur déjà pastel de l’enfance dans les champs de coquelicots. Mais entre temps, Romu et Mila s’étaient revus de nombreux soirs d’étés, jusqu'à ce que disparaissent les coquelicots à cause, pensaient-ils, de Romu, qui les avait tous cueillis pour Mila. Alors ils se disaient à l’année prochaine, car Romu devait repartir chez ses parents.

Dans un souci de concision, je me passerai de vous raconter en détails les étés de leur adolescence, et pourquoi ils avaient perdu contact ces dernières années. Je ne ferai qu’évoquer, pour la compréhension de l’histoire, l’été froid de ses 16 ans, ou Romu était parti rejoindre son grand père pour faire une partie de pétanque sur les nuages, emporté par une maladie salope, que même « le rouge » de Mamy ne pouvait pas soigner. Un maladie douloureuse, rendue supportable grâce aux propriétés analgésiques des dérivés d’un coquelicot oriental.

Puisque la vie commence souvent comme un conte de fée, et puisque, quoi qu’on puisse en dire, elle n’en est pas un, elle doit forcément se terminer différemment. Mila n’épousera pas Romu, donc, car il n’épousera personne , mais elle ira quand même déposer un coquelicot sur le cercueil de son premier amour de petite fille, dont elle ne verrait plus le visage. Elle conservera le reste de sa vie, dans un champ de cailloux au milieu de son cœur, l’image du jeune garçon de 12 ans avec qui elle avait flirté une dernière fois au milieu des coquelicots, avec promesse (sur le sable) de mariage à la clé.

C’est sûrement la pureté des sentiments, la naïveté de l’enfance, la fragilité des souvenirs, à l’image des pétales de sa fleur favorite, qui fait que Mila conserve et conservera cet amour au fond d’elle, comme inaltérable, parfait, accompli. Intouchable et idéal. Elle y pensera souvent, dès qu’elle repensera à son enfance, ou qu’elle passera devant un terrain vague, ou qu’elle exercera son métier de fleuriste, les soirs d‘étés, et le jour de la Toussaint. Elle y pensera encore quand elle embrassera d’autres garçons. Ce sera douloureux, et ça fera surgir des tas de questions sur des réalités parallèles, ou des imaginaires perpendiculaires, avec des « et si nous n’avions pas perdu le contact… » « Et si j’avais été là… » « Et si c‘était lui que je devais épouser… » « Et si je ne l’avais pas rencontré, ce soir là ? » «Et si j’allais le rejoindre … » « Et si… ». Et si.

Et si, du dessus des nuages, c’était lui qui lui avait fait un signe, quand l’été de leurs 18 ans, un garçon était venu cueillir sa fleur, avant de se retirer doucement en laissant sur les draps blancs 4 tâches rouges en forme de pétales de coquelicots ?

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