L'Eclipse
Anna Stelkowicz
Le début du roman repose sur un fait réel : l’incendie de l’Innovation à Bruxelles.
Le 12 mai 1967, tous les yeux sont braqués sur Bruxelles, une ville en état de choc. Un incendie d’une rare violence vient de ravager complètement les grands magasins L’Innovation. Les victimes ne se comptent plus. Une jeune femme, Laura, figure parmi les disparus. Elle n’est pas retrouvée par sa famille dans l’hôpital où elle a été transportée, inconsciente. Un sac contenant une dépouille « inmontrable » auquel est accroché le sac à main de Laura, finit par convaincre Adam, son mari, de son décès.
Dans une chambre d’hôpital, Laura se réveille lentement et reprend, peu à peu, conscience sous le respirateur. Une infirmière lui révèle qu’elle a été amenée, démunie de tout. Connaître son identité aiderait aux recherches. Laura laisse vagabonder son esprit embrumé : et si elle disparaissait avec les « disparus » ? Les projets ne sont pas clairs mais les circonstances, un passeport américain, vont aider Laura. Le sort en est jeté, elle quittera la Belgique en direction des Etats-Unis.
L’histoire sera construite autour d’une fuite et d’une substitution d’identité ensuite une renaissance au travers de la création et de l’amour de deux hommes. Divers thèmes explorés donneront à ce roman plusieurs niveaux de lecture.
Qui est Laura ? Quel est le motif de sa fuite lors de l’incendie de l’Innovation ? Elle profite des circonstances pour ne blesser personne mais est-ce une raison suffisante ? A l’image de Nora de « La Maison de poupée » d’Ibsen quittant son mari pour s’échapper d’un milieu étouffant, pour renaître à elle-même, Laura vivait mariée, dans un certain confort, fait un choix analogue. Elle ne sait pas ce qui l’attend. Trouver sa place, peut-être dans le milieu juif qui la captive…
Tant qu’elle n’a pas de nom, elle n’existe pas. Partir, quitter cette vie qui n’aboutit à rien. Elle simule l’amnésie, sa décision est prise: ne pas réapparaître. Une façon de prendre le large sans affronter l’entourage.
Comme une mélopée récurrente lui parviennent des souvenirs de sa vie avec Adam, son mari, Fanny, sa belle-mère. Cela ne fera que la conforter dans ses résolutions. Elle mettra du temps à réaliser qu’elle a commis un dommage en usurpant l’identité d’une personne décédée…
Le septième jour, un agent de la police accompagné d’un agent de l’ambassade américaine surgit dans la chambre de Laura, encore sous le choc, et lui montre un passeport américain détérioré dont on perçoit à peine une photo de jeune femme brune aux cheveux bouclés comme ceux de Laura. Elle n’hésite pas longtemps avant d’affirmer qu’elle est la personne recherchée par l’Ambassade américaine. Elle saisit le sac à main ainsi que le passeport salvateur.
Elle s’embarquera aux deux sens du mot dans l’aventure. A bord d’un paquebot en direction de New York, la nouvelle histoire de Laura ne fait que commencer.
L’ECLIPSE
« Suis-je vivante ou est-ce un rêve ? »
Allongée sur un lit d’hôpital, alanguie comme au sortir d’une sieste, Laura laisse errer son esprit. Autour d’elle, mouvements étouffés et voix murmurantes couvrent les lointains échos des sirènes d’ambulances. Le respirateur ôté, elle entrouvre les yeux dans un clignotement ébloui. « Naître ça doit être un peu comme ça. » songe-t-elle. « S’extirper du noir foetal. S’exposer à une averse de lumière. La vie.»
- Tout est arrivé si vite… Je ne sais pas où …
- Reposez-vous, vous êtes encore faible.
- Je vous en prie, dites-moi ce que je fais ici ?
La suie âcre et noire qui feutrait ses narines et engluait sa langue a fait place à un filet d'oxygène. Tout est calme, le temps doucement rythmé par le métronome du goutte-à-goutte nourricier. Balayés fureurs et fournaise. Un silence ouaté a succédé à la cacophonie des hurlements, vociférations, crépitements et autre croûlements.
Soudain une fumée opaque et suffocante. Obscurité. Panique instantanée. Une chape noire surgit dans un grondement sourd, à l’image d’une tempête de sable tourbillonnante. Le feu a déboulé comme un démon hagard, enveloppant les clients du grand magasin dans un nuage d’encre. Ils ont couru. Tous. Ils ont couru dans tous les sens, des aveugles se heurtant aux présentoirs, aux piliers, aux parois, aux autres qui criaient, hurlaient, cernés par le vacarme et les déflagrations, anéantis, transfigurés par la peur. Les pieds comme fixés au sol, Laura ne songe plus à rien.
Qui peut imaginer que là, à l'endroit même d'où s'échappent d’épaisses volutes de fumée, des corps humains sont réduits en cendre, carbonisés ? Pas les journalistes, pas les médecins, pas plus les pompiers de service que le coiffeur, le facteur ni même l'épicier du coin… Seul un fou, un ivrogne, un esprit dérangé ou vagabond pourrait avoir cette idée. Aussi quelques déportés survivants sentent-ils remonter une nausée, sorte de hoquet traumatique qui les surprend. Rien d’approchant aux morts gazés et partis en fumée dans les crématoires nazis. Rien de cela. Un incendie, simplement.
Une information unique, s’étale comme un raz-de-marée dans la presse belge : L’Innovation en flammes, de nombreux blessés… L’hôpital de campagne est assiégé par les familles et les journalistes. Adam et sa sœur sont en alerte. A la recherche d’un indice, d’une trace, ils attendent un signe, guettant tout ce qui peut les conduire vers une piste. Après les cliniques et hôpitaux, Adam consulte les listes des blessés, poursuit la visite des morgues.
- Personne n’est venu?
- Reposez-vous.
- J’attends mon …
Cela ressemblait à la fin d'une cure de sommeil, avec des lambeaux de somnolence qui s’accrochent, et la sensation d’être imprégnée de drogues soporifiques, tranquillisantes, avec la langue pâteuse et balbutiante.
Depuis qu’on avait ôté le respirateur, la vie comme un élixir de bonheur s’écoulait dans ses veines et se répandait dans toutes les fibres de son corps. « Vivante. Je suis vivante et anonyme ». Cette pensée communiquait à Laura une exaltation inconnue.
Au cours de ses divagations, elle s’interroge :
« Pourquoi ne suis-je pas restée dans le brasier ? Jeanne d'Arc, non merci… ? Qu'est-ce que je faisais dans ce magasin ? La nappe pour ma belle-mère. Il n'aime pas être surpris par les événements, Adam. Ne pas l’affronter. Effacer, balayer tout ! Folle et lâche, je suis. Ne pas être capable de subir le tourment rend la lâcheté acceptable. D’un seul coup, je me sens assez forte pour prendre une décision incongrue. Est-ce trahir que de vouloir changer de vie ? Nombreux sont ceux qui s’y sont essayés. A commencer par Ulysse. »
Prendre le large… Plus elle sentait cette pensée s’insinuer, s’accrocher, s’incruster, plus elle tentait de la refouler tant elle lui paraissait audacieuse voire saugrenue : être immobilisée sur un lit d'hôpital et décider d’accomplir le projet le plus insensé qui soit : après avoir craint le scandale du divorce, décider de ne plus accepter la réalité.
Disparaître dans les volutes de fumée d’un incendie apparait comme une opportunité rare et d’une bienséance exquise, pour le bénéficiaire, s’efforçait-elle à penser. Même quand le courage fait défaut. Semblable occasion ne se représentera plus.
Demander de l’aide aux infirmières ?
- Vous êtes encore sous l’effet du choc… Le médecin passera en fin de matinée. Le pouls est meilleur, la tension artérielle commence à remonter.
- Et essayez de faire un petit effort, vous parviendrez peut-être à vous rappeler…
Et si le médecin ou le personnel infirmier s'apercevait de la supercherie ?
- Vous sentez-vous mieux ?
- Docteur, quand pourrai-je quitter l'hôpital ?
- Vous êtes une patiente impatiente, reposez-vous. Tâchez de vous souvenir…
Ca n’a rien d’amusant de dissimuler la réalité des choses, c’est même très compliqué, une contrevérité en entraînant une autre, s’il n’est pas solide, l’enchaînement des faits modifiés s’effondre de la manière la plus lamentable.
Depuis la venue dans sa chambre de l’agent de police accompagné d’un responsable de l’ambassade américaine, Laura savait qu’elle s’était engagée dans le circuit de la substitution d’identité. Le monde de la réalité était loin. Enfin tout flottait autour de Laura. Elle pensait : « Déjà je me sens légère et libre dans ma folie. Comme dans le rêve, mon corps voltige, aussi aimable et léger que les personnages de Chagall survolant les maisonnettes d’un petit village de Russie. »