L'écrevisse

Ode

Le Cancer est invité au journal télévisé.

Lundi 15 décembre, Paris - plateau du 20h00 pour le journal télévisé de France Télévision

 

La journaliste de cinquante ans, le visage légèrement hâlé par deux semaines de vacances au ski, tire sur sa courte jupe droite.

Elle lisse d'une main aux ongles manucurée son parfait brushing où des mèches blondes rehaussent le brun de sa chevelure.

Face à elle, à l'autre bout de la longue table, un homme séduisant la regarde en souriant narquoisement. L'inconnu est jeune, la trentaine. Il a des cheveux noirs aux reflets bleutés et des yeux sombres où étincèle une intelligence qu'on devine profonde, mais mauvaise. Sa bouche charnue porte, tel un ornement, une moustache fine se terminant par un petit bouc. Il est vêtu d'un sinistre costume charbonneux qu'embellit une rose rouge délicatement accrochée à sa veste. Ses mains pâles s'entremêlent au-dessus de la table de verre. Patiemment, il attend que le reportage précédant son interview s'achève.

Enfin, la journaliste se tourne vers lui, faisant gracieusement pivoter sa chaise.

- Bonsoir Monsieur Karkinos, vous êtes un invité bien prestigieux et chacun dans le monde vous connaît, sans pour autant avoir jamais vu votre visage… aussi est-ce une première, une exclusivité, de vous avoir parmi nous ce soir, sur ce plateau.

L'invité a une petite moue de contentement. Il ressemble à un chat qui lape du lait et ronronne en même temps.

- Merci, Madame Agostini pour cette présentation, je n'en demandais pas tant. Oui effectivement chaque foyer de France, et d'ailleurs, me connaît et pense souvent à moi… je dirais même (petit gloussement) me craint. Beaucoup, lorsqu'ils parlent de moi, m'appellent par mon petit nom…

- Justement, l'interrompt la journaliste, comment expliquez-vous cela ?

L'homme rejette en arrière une longue mèche de cheveux et émet un rire sec, plein d'une joie malsaine. On le devine ravi d'être là… de parler de lui.

- C'est bien simple, mon nom est, comme vous l'avez dit, Karkinos. C'est du grec ancien qui signifie écrevisse. Or, j'existe depuis quelques siècles déjà, et avec le temps les gens ont pris mon nom et l'ont dérivés avec le latin ce qui donne Cancer.

- Je vois, intervient la journaliste hochant la tête d'un air sérieux. Je pense que nos téléspectateurs ont donc compris que vous êtes, si je puis me permettre, Le Cancer.

- Oui, c'est cela ! s'exclame l'invité enthousiaste. Je suis Le Cancer, l'ami intime de la mort. Elle et moi toujours ensemble… toujours à décimer par monts et par vaux !  

Clara croise et décroise ses longues jambes, comme soudain prise d'une envie de fuir le plateau et ne sachant comment s'y prendre. Toussotant légèrement, elle reprend d'un ton professionnel :

- Vous êtes là pour parler de vous, afin de faire ce que l'on pourrait appeler une mise au point. Cela vous irrite profondément d'entendre les personnes victimes de vos soins se lamenter, vous regrettez les paroles qu'emploient à votre égard, l'entourage des défunts. Vous en avez assez… du moins c'est que vous nous avez dit, ajoute plus faiblement la femme.

- Vous savez, tout le monde me déteste. Je suis la maladie du siècle ! Je crois qu'on me craint plus que mon cousin Le Sida. Les gens se sont enfin rendu compte de qui je suis vraiment !

Cela est dit d'un ton un peu pompeux.

- Il faut dire que l'on peut se protéger du sida, qu'il touche moins de personnes, même s'il est plus meurtrier, intercède la journaliste.

- Que voilà des préjugés ! s'écrie Le Cancer. Certes, le sida fait moins de victimes que moi, mais lorsqu'il décide de s'infiltrer dans le corps d'un homme, il ne lui laisse aucune chance… moi si. Je suis en chacun de vous et ne me développe qu'en cas de stress, cigarettes ; il y a toujours un élément déclencheur. Je me transforme, m'accrois, change. J'ai plusieurs visages et c'est cela qui fait peur. 

Clara s'humecte les lèvres, l'homme (la maladie) face à elle, la regarde d'un air charmeur. Son sourire satisfait laissant entrevoir des dents blanches, semblables à des canines.

L'invité éclate soudain d'un rire tonitruant et continu : 

- Vous savez, je… enfin, Le Cancer est presque comme un membre de la famille.

- Vous ne pouvez pas dire ça ! s'insurge la journaliste soudain plus pâle.

- Mais si je le peux, affirme son interlocuteur. C'est la vérité. Je me souviens d'une famille… ah que de souvenirs ! J'ai commencé par le grand-père, mais finalement je lui ai rendu service. Il était atteint d'Alzheimer et ne reconnaissait même pas sa femme. Il est mort sans même savoir qu'il était malade. Ensuite, j'ai pris son fils. Le Cancer hausse les épaules, comme s'il était indifférent, il ajoute, c'était un gros fumeur. Il était ébéniste… un beau métier. Pour finir, j'ai pris celui qui était à la fois, un fils, un frère, un père, un oncle. C'était un homme bon, très aimé. J'avoue avoir eu pitié de cette pauvre âme et l'ai pris en quatre mois. J'ai fait en sorte qu'il ne souffre pas trop. Je sais être généreux. J'avoue que pour son entourage, sa famille, ce fut très douloureux. Maintenant, je m'attaque à l'autre branche de cette famille, le côté paternel. De toute façon, par tous ses morts que je me suis offert au sein des leurs, je les ai de toute façon déjà détruits… du moins blessé. Je me suis lancé un défi sur deux sœurs. L'homme à l'air fier de lui, il continue en étouffant un rire heureux, alors vous voyez, je suis bien un membre du foyer… de tous les foyers.  

Clara fixe son regard sur la caméra qui continue de tourner. Elle sent des gouttes de sueur perler le long de son dos. De ses doigts aux ongles parfaits, elle tente de cacher son malaise en rangeant ses fiches. Heureusement l'interview prend fin.

- Cette rencontre fut tout à fait édifiante. Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation et d'avoir répondu à nos questions avec autant de sincérité. Je suis certaine que nos téléspectateurs ont apprécié.

La journaliste serre brièvement la main de la maladie tout en tentant de cacher sa répulsion, puis alors que le générique n'apparaît pas encore sur les écrans, elle quitte hâtivement le plateau.

Le Cancer, lui, s'éloigne des projecteurs, ravi de sa prestation. Décidément, il faudra qu'il réitère l'expérience. Le regard conquérant et le buste droit, il marche le long des loges, un sourire satisfait sur les lèvres. Il ne paraît pas s'apercevoir que maquilleurs, électriciens et autres métiers de la télévision s'écartent sur son passage. Il fait mine de ne pas distinguer leur air de dégoût lorsqu'il les frôle. Enfin, à dire vrai, il voit bien tout ça, mais fait semblant de l'ignorer. Cela l'amuse et ne fait qu'ajouter à son exultation. C'est alors qu'il remarque, l'attendant près d'un mur, une insignifiante petite chose aux boucles brunes. Lentement, d'une démarche tremblante, la silhouette s'approche de lui.

- Tu sais qui je suis ? demande la très jeune femme d'une voix douce.

- Je crois oui, répond Le Cancer, étouffant un bâillement.

- La famille dont tu as parlé tout à l'heure dans le journal télévisé… celle que tu t'es amusés à décimer… que tu continues à faire souffrir, la voix de l'inconnue se fait brûlante, c'est la mienne !

- Je sais, rétorque Le Cancer que tout cela ennuie. Il ouvre de grands yeux noirs, et alors ?

- Alors je vais t'abattre afin que tu me laisses le peu de proches qu'il me reste. 

Le Cancer pose ses deux mains sur son ventre plat et rit, un grand éclat de rire ; rien de moqueur ou malveillant, non, un gloussement jovial, exprimant la bonne humeur.

- Je ne fais que ce pour quoi j'existe. Je suis né pour faire souffrir. Et tu crois, toi, réussir là où tant de médecins et chercheurs ont échoué ?

- Je l'espère oui. réplique la jeune fille, d'un ton soudain hésitant.

Le Cancer se rapproche d'elle presque familièrement, et d'un geste dépourvu d'animosité, il passe un bras autour de ses épaules. D'une voix onctueuse, il murmure à l'oreille de la pauvre enfant.

- Tu n'y arriveras pas. J'ai déjà choisi laquelle de tes tantes j'allais enlever au tien. Et d'ailleurs, je suis navré de te dire que pendant que nous parlons, elle exhale son dernier soupir.

En prononçant ses paroles brutales, La Maladie tente de prendre un air faussement compatissant, mais il ne peut enlever le sourire que dessinent ses lèvres. Il est tristement semblable à un chasseur ayant abattu une proie longtemps convoitée. Son regard enveloppe son interlocutrice tel un lion prêt à dévorer une antilope.

- C'est peut-être toi, la prochaine.

Le teint blême, la gorge sèche, elle répond pourtant d'une voix assurée :

-       Essayez… je vous combattrais. 

Le Cancer loin de se sentir menacé, tapote gentiment les joues de la jeune fille.

-       Ils disent tous ça. 

Et tranquillement, sans attendre de réponse, Le Cancer s'éloigne les mains derrière le dos en sifflant un petit air.

Dans les locaux du journal, les lumières s'éteignent, les loges des invités se ferment à clef, les salariés quittent les bureaux… et la nuit s'étend par-delà les vitres.

 

Étymologie du mot cancer tiré d'un dictionnaire:

Du latin cancer (« crabe, chancre, cancer »), apparenté au grec ancien, karkinos                  (« écrevisse »). Ce nom aurait été donné par Hippocrate, parce que le cancer « a des veines étendues de tous côtés, de même que le crabe a des pieds ». La même source                 (Paul d'Égine) ajoute que « son nom lui vient, selon quelques-uns, de ce que quand il s'est emparé d'un organe, il ne le lâche plus, de même que fait le crabe quand il s'est attaché a quelque chose ».

  • Il est vrai que le cancer est un personnage que l’on n’aime pas trop fréquenter, mais inutile de s’écarter, il n’est pas contagieux. « Le bruit des glaçons » de Bertrand Blier. :o))

    · Il y a environ 3 ans ·
    Photo rv livre

    Hervé Lénervé

    • je ne connaissais pas cette citation de Bertrand Blier, merci de l'avoir partagé :-)

      · Il y a environ 3 ans ·
      Moi

      Ode

    • Excuse-moi, c'était mal écrit. C'est un film de Blier. Où jean Dujardin reçoit son cancer sous les traits d'Albert Dupontel. :o))

      · Il y a environ 3 ans ·
      Photo rv livre

      Hervé Lénervé

    • Je ne connais pas ce film, mais je note le titre, merci !

      · Il y a environ 3 ans ·
      Moi

      Ode

Signaler ce texte