L'EGO CHATOUILLEUX DU BOUDDHA

Jean Marie Parent

Il s’en passe de belles dans le dojo en ébullition ! Un bouddha intransigeant mène à la baguette son petit groupe de méditants sur les arides voies du zen...

                                       

Du même auteur

   Passions à l'œuvre, Editions Praelego, 2010

   Une Kumpania, Editions Photos en Touraine, 2011

   Esprits voyageurs, Editions L'Harmattan, 2011

  Philojazz, Editions L'Harmattan, 2012

  Emouvances, Editions L'Harmattan, 2014

  Le Carnaval des Mimes, Editions L'Harmattan, 2015



Rien n'est à attendre : tout est déjà là

Le corps sculpte l'air comme un soufflet de forge



   Imaginons sept milliards d'humains respirant simultanément. Un rapide calcul nous emporte au bord d'un drôle de vertige : chacun de nous s'autorise près de dix  millions de respirations annuelles, soit cinq cent millions au bout de cinquante ans de vie. Ainsi, l'ensemble des humains parvient à réunir la somme astronomique de ces actes cycliques, immuables, de plusieurs trilliards de respirations accomplies, consommées, consumées. Nous voilà dans l'ordre d'une durée de plusieurs milliards d'année-lumière ! Vitale, la respiration !

   Au-delà des statistiques, plusieurs questions en suspens. Quel lien chacun de nous   entretient-il avec cet acte organique ? Lesquelles de ces respirations sont vraiment conscientes, assumées comme telles ? Notre vie se résume-t-elle à la force de cet anima ? Et que perd-on avec ces vingt et un grammes dont on dit que pèse l'âme ?

   Irions-nous jusqu'à introniser le dieu Pneuma comme le plus grand dénominateur commun d'un Sacré tombé en désuétude ? Voilà au moins une divinité sur laquelle tout humain pourrait aisément s'accorder sans moufter. Le soin accordé à l'être ne commence-t-il pas dans le souci de le laisser – sinon de l'aider à – respirer ? Urgence ! De l'air, de l'air ! Pour tous.

   Le souffle, ce rythme binaire qui prend au monde et lui redonne en proportion, élargit sa loi à l'univers animal dont nous sommes issus. Avec nos proches végétaux, le voici qui adopte un tempo propre à la lumière, les plongeant aux racines du balancement cosmique. La nature du souffle peut nous fait respirer dans un état de patience, d'attention, qui évoque l'assise de l'écrivain comme celle du méditant. 

   L'auteur en attente d'inspiration s'efforce de figer son œil intérieur, soucieux de ne pas effaroucher l'intuition dans son éclosion parfois fugace. Il y a du chasseur aux aguets, du photographe en alerte chez ce cueilleur d'impressions neuves. L'aspiration permanente vers une ligne d'horizon mentale prête à se dévoiler inscrit peu à peu en lui l'habitude d'une quête assidue. Ecrire ?... Une façon de continuer à veiller en s'exilant dans l'intime de soi. De poursuivre un dialogue chaleureux avec cette intériorité. Pour mieux respirer dans la conscience.

   On sent là que silence, patience et profondeur de présence tiennent les clés d'un labyrinthe immobile dont il faudra se montrer digne. Immobile, absorbé dans son souffle et son assise, l'auteur s'applique à respecter la patience et l'obstination  propres aux moines copistes, ses alter ego médiévaux.

   L'expérience qui déroule ses avatars dans les pages à venir s'est donné un but : mesurer le flux parcouru, le changement induit entre son début et son issue. Le livre qui la rapporte se propose un dessein analogue : apprécier l'évolution possible, même infime, de l'esprit de l'auteur dans l'espace de son parcours d'écriture. A l'image d'un Robinson de papier prenant en main les destinées de son île… pour y opérer à son insu sa propre mutation souterraine.

   Imaginons les mots et  gestes à venir au fil de ces pages se condenser en un seul instant qui relancerait les dés du hasard au-devant de nos incertitudes. Il n'existe rien de changeant comme la… stabilité ! nous souffle un bouddha malicieux. Il ne coûte rien de l'entendre. Le temps d'un livre, qui est aussi celui d'une méditation.

   Le temps d'une aventure.

  

                                                      I

                                  LE MAÎTRE DU ZEN

 

    C'est la chenille qui redémarre… Cet air en vogue des années 80 lui trotte dans la tête depuis que le maître – réplique quasi-mimétique ou sosie conforme d'un bouddha souche – a pris la tête d'une bien curieuse procession sur le tapis impeccable du dojo. Une vingtaine de silhouettes aux allures de zombies, parfaitement alignées, ont engagé une marche lente, mécanique, hypnotique, qui se déhanche pas à pas sous la conduite d'un personnage au crâne rasé, profil bonhomme, visage appliqué, inspiré, résolu, où viennent s'échouer par instants quelques tics trahissant un souci flagrant d'absolu. Comme un vague mal d'ego hésitant à dire son nom.

   L'allure huilée de la marche doit permettre à chacun, selon la consigne lentement égrenée par le Maître, de sentir ce pas unique, incomparable, inscrit dans l'instant  – et forcément différent du suivant, déjà dans le « devenir », ou du précédent relevant à l'évidence du « dé-devenu » ! Dixit le boss et circulez !

   Au comble d'une zénitude ainsi lentement impulsée, la cohorte aux ordres se voit soudain contrainte d'exécuter un entrechat non négligeable : amorcer un virage à angle droit en « sentant bien » la hardiesse, le suc unique, de l'instant. De sorte que cette manière de danse du scalp au ralenti esquisse bientôt les contours d'un vaste U dans l'espace du dojo. Un U aux angles incertains, forcément gêné aux entournures.

   Tout docile soit-il déjà, chaque méditant ne peut s'empêcher d'apporter sa touche à l'exercice : posture branlante sur un pied façon flamant rose, pas subtilement glissé cher aux bonnets à poils de sa gracieuse majesté, enjambées martiales et saccadées censées faire la fraîcheur des premiers mai moscovites. L'ensemble offre la belle diversité si particulière à tout mouvement de groupe, en garantit le sel unique, n'excluant pas quelque cacophonie de passage. Mais globalement l'esprit y est, assuré par l'autorité massive, tranquille, posée, du maître de cérémonie dont les impulsions communiquées au groupe manquent rarement la note juste. Posture visée-atteinte, petit miracle du zazen !

   Moyennant quoi on ne double pas ! Au pays du Zen, il faut savoir ronger son frein en toute circonstance. Même et surtout s'il vous prend l'envie de crêper le chignon de la voisine ou de mordre le mollet de l'alter ego qui piétine devant vous. On ne vit pas pour se lâcher, on vit pour être convenable, qu'on se le dise. Donc suivre à la lettre le protocole secret du bouddha et se mettre rapidement en condition pour atteindre le graal : l'unité perdue – on ne le sait que trop – du corps et de l'esprit. Sous peine de trouver le temps long, très long… et de s'attirer les foudres du guide qui veille au moindre trémoussement rebelle, à la plus fine déviance dans l'harmonie d'un mouvement à visée cosmique. Le taulier tient les ficelles et les comptes du bon ordre et des rites justes ! Un claquement sec de baguettes interrompt l'exercice salutaire et chacun – marionnette déjà apaisée – regagne son port d'attache, des lueurs d'extase plein les mirettes.

   Après le juste-marcher, le juste-écouter. Le maître nous convoque dans la salle à manger pour un « enseignement ». L'homme aux rondeurs de statue s'exprime du bout des lèvres, ne laissant échapper son précieux verbe qu'avec parcimonie. Le ton est à la confidence, à l'humilité affichée. Il se raconte, disserte des choses de ce monde-ci, tout en maniant secrètement les clés de ce monde-là, profond, mystérieux, hors de portée des manants et autres infidèles de tout acabit. On apprend comment un aristo prussien de ses accointances recueillit les petites ficelles des rituels sacrés dans le lointain Japon, puis les divins méandres grâce auxquels il se les fit refiler par icelui. Les esprits se mettent à voyager, rêver, les imaginaires à s'envoler. L'exotisme s'insinue, la couleur locale prend ses aises. Voici l'auditoire conquis en quelques évocations bien senties. Parfaitement huilé, le message roule, s'assaisonne de quelque anecdote piquante qui ne manquent pas de déclencher les rires bêlants des méditants confirmés, ceux à qui on peut se permettre de « la refaire » à chaque fois et qui en redemandent, le chef dodelinant comme marionnettes, le regard fervent tourné vers le patron trônant en majesté. Et celui-ci de conclure par une pirouette de son cru, que personne n'a vu venir. Tout cela sans le moindre appel à questions de son public. Grâce au jeu bien mené des œillades savamment distillées et des silences qui tombent sous le sens – son sens à lui, bien sûr – voici que le divin chef vient de botter en touche à l'insu de tous. Fin, toute provisoire, de l'épisode de la parole délivrée en direct.

   Le repas qui suit s'effectue dans le silence complet, consigne non négociable. On ne capte que les bruits secs des couverts qui s'entrechoquent et la vision peu esthétique des manducations ordinaires. Chacun tente de saisir ou de provoquer de brefs éclairs de communication muette parmi les visages alentour. Mais l'esprit n'y est pas vraiment. Autant demander à un mime de vous produire un discours argumenté sur les derniers cours de la Bourse. Temps mort par décret des autorités. Et temps de vaisselle confié aux retraitants, dans les mêmes conditions.

   Le début d'après-midi est consacré aux samu – prononcer  « samou ». Rien à voir avec le 15. Il s'agirait plutôt de « tigs », nos civiques travaux d'intérêt général. Ou comment appliquer les principes du zen aux tâches quotidiennes. Brossage en règle de la vaste moquette du dojo à l'aide de minuscules balayettes, nettoyage des sanitaires (le bouddha lui-même n'est pas qu'un pur esprit), balayage en règle des allées extérieures, taille à l'ancienne des abords herbeux du Centre : l'usage de faux et de serpes antédiluviennes sont censées permettre un déploiement du corps plus en harmonie avec les éléments naturels. Toutes humbles tâches réalisées gracieusement, comme on dit, par le personnel retraitant et à enregistrer dans la colonne « actifs » des petites économies du maître. Signe que le bouddha garde un œil alerte sur les rendements de sa petite affaire. On peut être zen sans perdre sa lucidité, ni le sens des choses d'ici-bas !

   Le reste de l'après-midi se déroule dans la méditation entrecoupée de rites qui semblent démentir les annonces faites sur le papier lors de l'inscription : une retraite menée dans un esprit sinon « populaire », du moins accessible à toutes les consciences. L'affiche apposée sur la porte du dojo est pourtant explicite : une silhouette s'incline mains jointes, selon un certain angle – précieuse géométrie du guide dénotant son sens de l'ordre – et invite expressément chaque entrant à semblable mimétique. Notre petit groupe égrène donc d'amples saluts spectaculaires, mains jointes et génuflexions démonstratives devant l'icône du bouddha – Sa Très Précieuse Image – posée sur un petit autel où se consume une bougie. Le bouddhisme religion « laïque », disions-nous ? L'oxymore était tentant. Mais la réalité nous rattrape : chassez une religion par la porte, elle rentre par la fenêtre ! L'air est connu et la musique à entonner ad libitum. Les dieux quels qu'ils soient – ceux-lui des monothéismes principalement – ont ce trait dominant d'être toujours en manque de leur contingent de dominants et de dominés pour leur tenir la chandelle. Ainsi, qu'on le veuille ou non, que l'on s'en réjouisse ou que l'on s'en attriste, rites et servitude volontaire scanderont bien nos journées ordinaires au pays du bouddha énigmatique et souriant.

   Nul ne saura vraiment les premières réactions des participants à ce régime imposé sans coup férir : le silence est requis dans l'enceinte du Centre. A l'image du verrouillage des corps, la maîtrise sur la parole signe une intention de pouvoir sur les consciences qui n'est pas pour rassurer. Les interrogations pourront toujours aller bon train, elles demeureront sans réponse satisfaisante, comme suspendues entre attentes justifiées et naïveté banale. Pour l'heure, l'ego rampant du bouddha semble bien avoir phagocyté nos petites personnes inquiètes. Mais chut ! Top secret !

   Bouddha : 1, retraitants : 0. Balle au centre.  

 

 

   Ce sont des méditants frais et dispos mais toujours incertains qui entament leur deuxième journée de retraite, bien décidés à découvrir le vrai sens de la marche à suivre. Les voici déjà habités par un soupçon de croyance : voir leurs premiers doutes s'évanouir ou, à tout le moins s'apaiser. L'ingénuité, l'innocence, vous ont de ces mouvements obligés qui font changer vos plus secrets espoirs en persuasions tenaces. Les émanations subtiles d'une antique religiosité sont passées par là. Nos chers aspirants zen se pressent à l'entrée du dojo, pas encore vraiment en phase avec les saintes attitudes distinguant à coup sûr le quidam durablement touché par la zénitude comme par un état de grâce. A l'image de tous ceux qui ont décidé de participer à un projet commun – faut-il parler de mise en scène ? – ils font preuve de l'enthousiasme et du zèle qui sont les marques des vrais amateurs conquis par leur toute nouvelle marotte. Qui oserait les en décourager ?!

   L'entrée en scène donne lieu à un concours de saluts particulièrement appliqués : courbettes dorsales selon l'angle codifié ; mouvement quasi monacal, de haut en bas, des mains jointes à l'adresse de l'icône bouddhique ; c'est un vrai concours d'inspirations pour rejoindre sa place attitrée. L'ensemble, théâtral en diable, évoque irrésistiblement le salut impeccable des drapeaux devant les monuments aux morts de nos villages. Hors la musique militaire. Chacun adopte néanmoins  d'emblée une posture martiale qui n'est pas sans rappeler les stricts alignements de nos chers pioupious en campagne. Garde à vous fixe, et je ne veux voir qu'une tête ! Un silence de plomb s'installe peu à peu dans le groupe, en attente de ce qui va se produire… ou plutôt de qui va advenir. C'est fou comme les tics propres aux rituels ont ce pouvoir de coloniser les esprits et les corps en un rien de temps !

   Après s'être fait attendre le temps qu'il convient – ou qui lui convient – l'Insondable Hauteur fait son entrée, tout en courbure pateline et concentration étudiée. Tel un grand prêtre en expectative de cérémonie, il installe son imposante stature au centre de la salle, à l'endroit stratégique ad hoc pour sonder ses troupes. Un silence de marbre habite son visage impénétrable, ne laissant deviner que des yeux fouailleurs scrutant les attitudes de ses ouailles déjà en état de grâce. La séance est ouverte.

   Profitant d'un temps de répit entre deux silences, messire bouddha donne soudain de la cloche. Sa main vient de frapper un bol tibétain qui ne le quitte jamais. L'onde grave lance ses résonances clairement timbrées dans l'espace clos du dojo. Un deuxième coup de gong retentit, suivi de peu d'un troisième. La salle est au comble de la concentration. L'instant choisi pour que survienne l'incident.

   Le maître vient de lever un regard suspicieux sur l'un des méditants situé devant, sur sa droite. Et l'invective fuse, à la vitesse d'un boulet non prémédité mais fortement asséné. Quoi ? Que vois-je ? Le pauvre bougre a laissé son misérable coin dans un état de désordre qui, visiblement, désoblige le boss. Le carré de tissu du présumé coupable est roulé « façon oreiller » alors qu'il devrait s'étaler soigneusement étiré en ses quatre coins, toujours à la même distance du mur, la chaise posée au-dessus, bien droite, en plein centre dudit.

   Le maestro admoneste furieusement l'infidèle devant l'assemblée médusée par tant d'à propos. Son sermon fond sur l'imprudent tel un oiseau de proie sur la pauvre bestiole qui avait l'esprit ailleurs. Il y est question pêle-mêle de mauvais théâtre et de désordre révélateur d'un ego confus. Le ton est sans appel, ne tolère pas réponse, se veut clos sur lui-même comme un prêche bien huilé. Circule, minable pécheur,  repens-toi et n'y reviens pas !

   Désigné à la vindicte générale, l'imprudent ne se démonte pas. Visiblement animé d'un humour décalé, il s'avance calmement jusqu'à venir se placer à hauteur du maître (sacrilège !), se retourne et fait mine d'examiner la situation du point de vue de l'accusateur, signe d'un esprit critique évident. La moue approbatrice qui anime alors sa face réjouie en dit long sur ses capacités provocatrices. Oui, en effet, son coin fait désordre, admet-il, mais faut-il pour autant s'énerver et surtout lui parler sur ce ton ? Entre gens de bonne compagnie, il est d'usage de s'exprimer poliment, sans hausser la voix, que diable ! Le bouddha ne vient-il pas de révéler à son insu un ego soigneusement dissimulé jusque là, tout simplement ? Le méditant prend à son tour la salle à témoin de ce mauvais théâtre d'ombres où le divin responsable se laisse aller lui-même aux attitudes qu'il prétend dénoncer chez les autres. Le voilà conscient d'avoir rejoué le coup de l'arroseur arrosé, sur l'air connu du « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». Et il sort à grandes enjambées de la salle. Sous l'œil furibard de notre guide, estomaqué par tant d'audace et d'à propos.

   L'enseignement qui va suivre s'annonce déjà problématique, sinon houleux. Les visages qui se croisent hésitent entre étonnement et fierté : l'un d'eux a osé crever l'abcès qui avait gonflé dès le premier jour. Et c'est dans un silence recueilli que le petit peuple des méditants prend place dans la salle à manger. Comme à son habitude, notre bouddha se fait désirer avant de pointer sa sacrée silhouette : les grands artistes savent jouer avec le temps et ménager leurs effets.       

   Et quand il radine enfin sa carcasse pesante, une vingtaine de regards déjà braqués sur la porte l'aspirent comme un seul homme. Prenant place calmement, il laisse d'abord planer ses yeux dans le vide, avant de commencer son exposé. Comme si de rien n'était. Hélas, le message a d'emblée perdu de son intérêt, tant chacun s'absorbe dans l'observation en coin du rebelle de la séance matinale. Aucune émotion n'est visible sur le visage de celui-ci, sauf peut-être le soupçon d'amusement qui peut se lire parfois sur certains traits enfantins. L'inconnu prouve pourtant que rien ne lui échappe. Profitant d'un vide entre deux vérités assénées par le patron, le voici qui lève la main pour demander la parole. Le maître fait mine de ne pas le voir et poursuit son laïus, imperturbable. Mais ce sont bientôt tous les visages qui s'orientent dans la direction de l'insoumis, rendant impossible la poursuite de l'exposé magistral. Le beau parleur tente une ultime pirouette pour éviter l'obstacle. On entend sa voix glacée prononcer d'un ton sans appel : « Vous passerez me voir dans mon bureau après l'enseignement. » Un classique des rapports profs-élèves.

   Mais il en faudrait plus à notre homme pour se dégonfler. « Jacques T », se présente-t-il, laconique, souriant à l'assemblée. « J'avoue que depuis hier je me sens comme un éléphant dans un magasin de porcelaine », lâche l'intéressé, « et je voudrais bien comprendre pourquoi. »

   « J'ai noté que vous gigotiez beaucoup, en effet », renchérit Sa Zénitude qui poursuit : « Le but de notre travail ensemble est précisément de reprendre à notre monde mental les rênes abandonnées du corps en vue d'être à nouveau ce corps, rien que ce corps – mais tout ce corps – d'instant en instant, dans une présence à nous-mêmes qui s'incarne au… présent, justement. Les deux temps de la respiration sont les sources obligées, biologiques, de cette vie primitive que nous redécouvrons alors. Il s'agit simplement de poser son attention sur sa respiration en habitant le rythme de celle-ci dans l'instant. »  Fermez le ban.

   A l'énoncé de pareille révélation magistrale, le visage de Jacques T s'éclaire soudain et se détend. « Je comprends mieux alors les contraintes et le cadre imposés, mais avouez qu'ils peuvent paraître raides et arbitraires vus de l'extérieur. Personnellement, je suis d'un monde où les corps se débattent dans une drôle de chorégraphie rythmée par les sons. Depuis que je contemple l'univers de mes semblables, j'en ai décortiqué les aspects mécaniques, burlesques et irrésistibles à vrai dire. Cela a commencé dès ma vie d'écolier passée au coin, à la place du cancre ! J'ai pris une belle revanche en m'emparant  d'une caméra pour filmer tout cela et témoigner des multiples lapsus des corps vivants. C'est fou ce que l'on apprend en observant le monde s'agiter, vu depuis la terrasse d'un café ! Nos chères carcasses évoluant dans la rue sont capables de chorégraphies incroyables, dont leurs propriétaires ne soupçonnent pas les étonnantes inventions ! Et là je vous rejoins : nous sommes tous corps ! D'abord. » C'est au maître maintenant de se dérider quelque peu. Son air rogue a fait place au sourire apaisant qui est la marque de fabrique du bouddha tel que l'entend – cliché à l'appui – l'homme du commun. Retour aux sources. Le climat s'apaise en même temps que le score s'égalise.

   Méditants 1, Bouddha 1. Quelque chose – un échange ? – est vraiment lancé.

 

 

   Les samus qui suivent s'organisent dans une ambiance plus légère. On peut assister à des scènes détendues où les tâches les plus simples se déroulent naturellement, sans effet de contrainte ni effort excessif. Un climat d'insouciance accompagne ce paysage d'activités à la manière des « travaux et des jours » dépeints par les livres d'heures médiévaux ou les Frères Brueghel au cœur de leurs décors saisonniers. On sent chacun normalement absorbé dans le travail qu'il a choisi et les gestes requis pour le mener à bien. Chaque acteur s'entend à ne rien forcer, demeurant au creux d'un instant fugace mais accepté comme nécessaire. La vie va son rythme, tranquille, posé. Placide.

   Le plus libéré semble Jacques T. L'homme, grand escogriffe dégingandé aux allures de héron, va de gauche, de droite, comme dansant une valse-hésitation qui lui est propre. Il est un peu à l'ouest, comme on dit, l'ami Jacques. On l'imaginerait bien évoluer dans une architecture de gratte-ciel glissant lentement sur des roulettes. Un paysage urbain qui inspirerait enfin des gestes humains échappant à l'uniformisation quotidienne, mécanique, de nos cités tentaculaires, pour redonner une identité, une profondeur aux corps plongés dans ce magma broyeur.  « Déconstruisons nos cadres ! », semblent dire les larges mouvements du cinéaste : ce n'est pas à l'architecture de changer l'individu, mais à l'individu d'inventer les utopies qui le laisseront respirer ! En attendant, poussons à bout nos visions rétro- futuristes pour mieux dénicher l'absurde et lui faire la peau : organisons le grand cirque des embouteillages propres à faire revivre nos manèges d'enfance… Et, qui sait, peut-être pourrons-nous enfin recoller à la matérialité de nos corps embarqués malgré eux dans une aventure qui les dépasse trop souvent. De l'air ! De l'air ! crient tous les gestes du funambule cinéphile.

   Comme animé par les vapeurs bienfaitrices d'un gaz hilarant, Jacques poursuit ses vastes gestes décalés. Son corps s'anime des mille convulsions propres à une machine folle qui s'absenterait, enfin libérée de ses programmes et contraintes. Enivrante poésie d'objets s'emparant de leur vie propre. Le personnage du cinéaste, devenu entre-temps le meilleur acteur de son récit intérieur, se dilate, se vaporise devant nos yeux ébahis par la puissance d'images éclatant en gerbes. Métamorphose vitale du comique au cœur des choses ordinaires.

   Le déjeuner rassemble des retraitants fatigués physiquement et apaisés moralement. Les visages se détendent, les mets s'apprécient dans un présent dont chacun a retrouvé la sobriété et l'épaisseur à la fois. La méditation de l'après-midi s'engage dans un esprit studieux, concentré. Pour la premières fois, une ou deux personnes se laissent aller à inventer leur propre variante à la courbette d'entrée dans le dojo. Impétrants, oui ; pénitents, non. Une discrète inclinaison de la tête ne pourvoit-elle pas simplement au respect dû à l'entrée dans un lieu de recueillement ? Malléabilité des symboles pour une liberté retrouvée.

   De son côté, notre mentor semble avoir retrouvé une assise digne de lui : stature et calme bercent ses recommandations pour nous guider dans la chevauchée intime – et aux accents néanmoins collectifs – de ce qu'il nomme « les vagues du souffle ». « Déployons la vie de notre corps en pleine conscience » articule doucement sa voix profonde. « Une conscience où l'intégralité de notre paysage corporel commence à se faire jour, moment après moment. » Chacun est invité à placer le domaine des sensations, des humeurs et des pensées sur le devant de sa scène intérieure, à se faire attentif à leur flux s'écoulant d'ordinaire à l'arrière plan, en coulisse.

   Et pour mieux apprivoiser encore ces mondes aussi étranges que primitifs, le bouddha nous suggère de nous installer et de demeurer sur la rive même du fleuve des pensées. « Laissez les pensées individuelles être vues, connues, reconnues pour ce qu'elles sont : des événements mentaux, des apparitions, des productions de l'esprit indépendantes de leur contenu et de leur charge émotionnelle. » Et la voix poursuit : « Voyez toutes ces pensées fugaces comme des bulles, des courants plutôt que des faits ou la vérité des choses. Peu importe leur contenu, leur urgence, leur tendance à réapparaître, qu'elles soient désagréables ou réjouissantes. Etendez la métaphore : envisagez toutes ces pensées comme des nuages dans le ciel, des bulles remontant d'une marmite d'eau bouillante ou des mots écrits sur l'eau, s'élevant sur le moment, s'attardant très brièvement, puis se dissolvant pour retrouver leur caractère informe original. Abordez leur contenu comme s'il était aussi important et pertinent que ce que vous avez fait il y a trois jours, par exemple. Observez seulement l'apparition et la disparition des pensées, et voyez la futilité objective du phénomène. Assis ici, juste dans l'instant. Dans l'instant juste. »

   Un silence éloquent plane dans le dojo. Chacun paraît avoir saisi la pertinence de l'exercice comme la justesse de son intention : rester assis là, dans le non agir. Sans plus. « Juste ceci », égraine simplement la voix. Le reste se noie dans une temporalité qui se dissout, portant chaque méditant au creux d'un geste intérieur qu'il tente d'apprivoiser au mieux pour lui-même, « en pleine attention à l'instant ». Juste ceci et pas davantage. Pragmatisme et sobriété.

   La remontée vers le temps des horloges a lieu cette fois dans une lenteur que chaque conscience apprécie pour elle-même, sans arrière-pensée ni sentiment d'urgence. Au diapason de l'exercice, le bouddha délivre bientôt un coup de gong dont la résonance lénifiante va se perdre en traînant dans les couches aériennes du dojo. Avant que corps et visages ne s'éveillent à nouveau à la réalité du monde.

   Le maître nous retient alors dans le dojo, nous proposant un moment de contemplation. Placé devant la grande baie vitrée qui éclaire le fond de la salle, le groupe fixe ses regards sur la large surface de verre offrant une scène de nature banale : une haie d'arbres s'agitant sous une brise légère. Nous sommes invités à regarder ce paysage, puis à fermer les yeux un très court instant, à la manière d'un appareil photo déclenchant son obturateur pour ne laisser entrer que la dose de lumière nécessaire à l'impression de la pellicule – ou de la rétine. Les clignements d'yeux se succèdent, évoquant une foule de touristes écarquillant les mirettes face à l'une des sept merveilles du monde. Mais notre meneur de jeu a une toute autre intention derrière la tête. « Qu'avez-vous vu ? », nous questionne-t-il tout de go. Un silence lui répond : celui, gêné ou inquiet, d'un auditoire se méfiant des dédales où on veut l'entraîner. Sentant son groupe désemparé, la voix reprend l'exercice, insiste avec douceur mais obstination. Et peu à peu se dégagent des réponses où la sensation fait naître l'étonnement, où le souci du détail percé à jour laisse place à des impressions toutes neuves, comme des évidences, des lois universelles qui vous auraient échappé et vous rattraperaient brusquement : on n'avait rien compris jusque là, et voilà que subitement le monde s'éclaire de lampions tout neufs, prêts à illuminer nos pauvres petites jugeotes.

   Nous venons ni plus ni moins de découvrir l'accès aux règles de la contemplation, figurez-vous ! La voix du maître complète : « Vous savez maintenant voir… sans regarder. Ce sous-bois qui palpite dans la brise peut rester un moment sous votre regard sans que ce dernier ne l'épluche en détail. C'est sa masse verdoyante, ondoyante, qui vous apparaît alors, et cela peut suffire à réveiller dans votre conscience l'acte simple, primitif, de contempler ce qui est là, sous vos yeux, sans faire l'effort de le nommer, d'en lister les traits précis, multiples, de faire des liens, des rapprochements connus, ou de convoquer des souvenirs, des savoirs culturels, des sensations ou des préférences. Juste le voir. »

   Les yeux épatés des primo-contemplatifs en disent long sur la découverte qui vient d'avoir lieu en direct du dojo ! Pas de doute, l'exercice valait l'effort consenti. Notre bouddha a du mal à contenir sa satisfaction : encore un coup asséné à son ego ! Mais celui-là, on le lui pardonne bien volontiers.

 

 

   Reprendre l'exercice. Encore et encore. C'est dans cet état d'esprit obstiné que s'ouvre pour nous le troisième jour de retraite méditative. « Je suis corps » est le mot d'ordre qui revient le plus dans la bouche de notre mentor. « Connais-toi toi-même à l'instant » vient compléter une injonction qui n'a rien d'évident au premier abord. Mais l'exercice du kinhin, marche méditative, prend maintenant une ampleur renouvelée. Chaque pas compte dans nos tâtonnements vers la connaissance, et la pratique appliquée du rituel apporte à chacun l'occasion d'approcher un peu plus ce geste intérieur que nous sentons maintenant à portée d'attitude. Les corps semblent s'accorder au cours de cette marche lente où chaque posture est mesurée, soupesée, pensée. Comprise. On évoque aisément la marche féline du chat faisant naturellement patte de velours, présent dans chacun de ses muscles, même sans intention aucune : la vision évoquée de l'animal pleinement dans son geste réveille en nous l'animal qui sommeille. Vive la pensée si elle ne me coupe pas de mon animalité !

Cette fois, la chenille qui redémarre s'est muée en vraie caravane humaine empreinte de la dignité qui vous élève, vous redresse. Il me trotte dans la tête la petite musique du Caravan de Duke Ellington. Bien sûr, certaines épaules sont encore tendues, certains pieds flottent, hésitent, saccadent. Mais il règne dans le dojo une ambiance imprégnée d'intériorité qui augure d'une adhésion authentique à la pratique proposée. Et puis la station debout et le déplacement souple de la marche ne sont-ils pas les signes les plus ancrés, les plus évidents, de notre humanité ? Précieux retour aux sources.

   Pas question en tout cas de se laisser aller à fredonner nos rengaines d'enfance, du style : « La meilleure façon d'marcher, c'est encore la nôtre, c'est de mettre un pied d'vant l'autre et d'recommencer ! ». Justement non. Oubliés nos premiers pas enfantins (à coup sûr !). Lâchées nos marches habituelles, nos arpentages urbains d'un point à un autre, nos piétinades ordinaires dans les transports collectifs, nos attentes fiévreuses exécutées dans de pittoresques danses de Saint Guy d'un pied sur l'autre… Non, rien de tout cela ici. Chaque pas doit être le premier, en avoir la saveur, le goût de l'exploration unique, sans copie possible. Tout ambulantes qu'elles puissent être, nos statures se doivent de garder une assise, une permanence dans la tenue qui signe notre présence à nous-même. Rien de moins !

   Bien sûr, quelque accident n'est jamais à exclure. Lorsqu'un élément de la caravane flanche dans sa régularité, c'est l'équilibre de tout le convoi qui s'en trouve remis en cause. Voilà justement qu'un membre de la file s'empêtre, s'emmêle les pinceaux, et c'est l'incident. Tout à sa concentration, la file animée poursuit son chemin sans se laisser impressionner. Mais à l'arrivée, le décalage produit se fait sentir. A petites causes, grands effets : le retour de chaque élément à sa place d'origine nécessite parfois un tour supplémentaire de dojo, ce dont certains se passent volontiers, regagnant leur base en marche arrière et en ordre dispersé. Un mini chaos s'ensuit, semblable à ces mouvements de foule que nul ne maîtrise plus. Advienne que peut. Brusquement sourcilleux, le patron assiste en direct à la survenue d'un os dans sa belle mécanique. Hasard et nécessité remettent une nouvelle fois à leur place les ego les mieux dimensionnés. La perfection n'est pas à l'ordre du jour. Pas cette fois en tout cas. Eternelle leçon toujours d'actualité.

   Sire bouddha compte bien sur l'heure d'enseignement qui suit pour se refaire une auréole toute neuve. Aussi sa première intervention s'exprime-t-elle sous forme de question boomerang lancée au groupe à l'écoute : « Quoi pourrait me tourmenter, dans l'instant présent ? » Question à laquelle il répond lui-même, en orateur rompu : « le mental ». Evoquant le moment présent et l'espace vécu, le maître ajoute que toute crispation – prononcé « crise-passion » – de ce côté-là entrave la respiration, empêchant la « signature de l'être ». Rien de moins. Qu'ajouter à une telle concision ? La petite assemblée se tient coite, confondue devant pareille maestria. Notre sachem dispose décidément de belles réserves !

   Mais notre petite assemblée possède elle aussi des ressources méritoires autant qu'inattendues. Se passant de toute permission préalable – l'expérience récente a prouvé que ce n'était ni utile ni nécessaire – un méditant prend la parole. C'est un homme de petite taille, râblé, l'œil vif, pourvu d'une fine barbichette taillée en pointe qui lui donne un air de scientifique avisé, attentif. Envers morphologique parfait du maître des lieux, on l'imagine bien en druide sage, entouré d'elfes et de tout un petit peuple des forêts.

   « Gaston B », se présente-t-il avec un accent de terroir prononcé qui ajoute encore à son charme secret. « Scientifique et philosophe, je suis passionné par les quatre éléments et je trouve dans la démarche proposée ici des échos à la mienne propre. L'acte de respiration rejoint ma vision du vent et des forces ascensionnelles de l'air. L'arbre aussi nous offre cette dimension verticale propre à l'assise méditative : profondément enraciné dans la terre, sa tête s'élève en cherchant l'aérienne canopée. Monter et descendre : voilà bien les deux gestes de l'être. »

   Le bouddha approuve  d'une  légère moue. Gaston B poursuit : « A l'image de l'oiseau et de l'arbre, nous nous gorgeons de cet air alentour sans en être conscients, tant nos respirations sont devenues mécaniques, insensibles. Et sans savoir vraiment que notre vie dépend de cet élément aussi précieux qu'invisible. Se rendre aérien, c'est se rendre disponible aux images poétiques à la source d'une éthique de l'air : l'arbre est le seul être vertical avec l'homme. Il est la preuve vivante qu'on ne peut s'élever sans être littéralement enraciné. Une vraie poésie se niche au cœur de ce paradoxe : plus on va profond, plus on s'élève ! »

   Toujours en alerte, notre maestro choisit ce moment pour rebondir comme un culbuto : « Tenir une posture droite et digne est en effet à la base des exercices que je vous propose : il s'agit de vivre ici notre verticalité. De même que face à une nouvelle douloureuse, on dit que l'on en tombe d'accablement, de même il faut apprendre à se redresser à chaque fois dans nos vies quotidiennes. Cette démarche de l'esprit est à la base de la méditation zen. »

   Gaston B renchérit : « Notre capacité à nous laisser aller à la rêverie peut aussi  nourrir les exercices de méditation que vous placez au centre de votre formation. N'offre-t-elle pas matière à ce silence profond qui nous fait habiter notre intériorité ? Les poètes sont des silenciaires  qui savent faire chanter les images. De très subtils mouvements de l'imaginaire peuvent habiter nos silences. »

   Et bouddha de renchérir aussitôt : « Le ciel, c'est le donné, le fond sur lequel se réalisent toutes les actions du corps vivant : marcher, entendre, voir, sentir… Dans nos existences, le vital précède le mental : le tout jeune bébé ne se pose pas de question : comme l'animal, il ne vit que son corps, suivant en cela le programme du disque génétique qui l'a précédé ! Ce n'est que bien après, rompu aux rites et codes de son entourage, qu'il se met à jouer de sa corde narcissique. Depuis son être essentiel, naturel, le voici bientôt qui bascule dans son moi existentiel et s'inscrit dans la volupté des tourments propres à l'ego. Une sorte de piège se referme sur lui, et ne se démentira plus… sauf à conserver quelques traces de sa vie primitive. L'enfance demeure un paradis toujours neuf et regretté où l'esprit et le corps recherchent une harmonie qu'ils ne retrouveront jamais complètement. Ci-gisent les clés de  la nostalgie de l'enfance ! »

   Qu'ajouter à cela ?... Sinon que l'air nous manque, justement !

 

 

   « Voyez quel est votre détermination, ce matin, à vous accorder du temps. Adoptez la position assise dans la posture d'une montagne. La plus belle des montagnes que vous connaissiez. Vous en admirez les bases larges, solides, immobiles. Les flancs aux aspects changeants : forêts, alpages, roches et glaciers, crevasses. Les points aériens : corniches, arêtes, sommets arrondis, escarpés, pointus. Voyez si vous pouvez coïncider avec cette montagne. »

   Son Eminence nous la bâille belle. Une montagne, carrément ! Il n'y va pas avec le dos de la cuiller ! Et quid de l'ego dans l'exercice ? Il va prendre un sacré coup d'ascenseur, le bougre !

   Imperturbable, la voix poursuit : « Cette montagne traverse les saisons : chaleurs torrides de l'été, rigueur du gel hivernal et des vents glacés, couleurs verdoyantes et eaux vives du printemps, tonalités de feu propres à l'automne. Toutes les météos possibles peuvent la traverser : elle demeure, imperturbable dans son assise. »

   Je le vois venir, le boss : la montagne tient le coup, à vous d'en faire autant dans toutes les circonstances de votre existence ! Si dit, si fait. Mon choix se porte sur les pentes – plutôt neutres – du Mont Fuji : ce grand terril volcanique et lointain où coulent en bavant quelques traînées de neige. Rien d'exceptionnel : mon ego a toutes les chances de s'en tirer pas trop affecté, et peut-être même indemne !  Et puis on n'est pas loin des sources asiatiques du bouddhisme (fayot, va !). Double avantage donc. Identification – intégration, plutôt – en marche. Sur fond de  neutralité bienveillante, rien de moins.

   Dans le dojo, on entendrait une mouche respirer. Chacun est aux prises avec sa bosse préférée ; l'exercice est ardu, au moins autant qu'une vraie randonnée sur pentes abruptes, pour des marcheurs parfaitement… immobiles : on croit rêver !. Dans les deux cas, c'est la respiration qui décide de la réussite de l'exercice, pas le dénivelé. Je ne manque pas d'air, alors j'y vais franco. Inspiration, expiration se succèdent selon un rythme régulier qui n'est pas sans me rappeler la pratique de la brasse coulée : nez en surface et caboche entre deux eaux alternent suivant le même mode binaire. Chaque brasse se suffit à elle-même, à la fois complètement identique à la précédente et – sans doute à la suivante ! Pourtant aucune n'est rigoureusement la même. L'impression de rythme naît autant du soin apporté à chaque temps que de celui accordé à l'ensemble de l'exercice. La méditation ? Affaire de tempo… hors du temps, somme toute.

   Ayant émergé de nos explorations diverses, nous voici revenus à la surface. Ponctuel comme un gong, le bouddha vient de faire claquer sèchement ses baguettes de bambou. Fin de l'exercice. Et retour aux vertus de l'enseignement.

   Sa Certitude Avisée prend alors la parole sur le ton de la confidence : « J'ai vu tout à l'heure toutes sortes de montagnes, dont certaines étaient atteintes d'une déformation centrale : les épaules y étaient levées, tendues exagérément. Leurs propriétaires me faisaient l'effet d'êtres plutôt souffrants, largués malgré eux dans ce bas monde. » Les regards accablés de certains en disent long sur la remarque, confirmant les allégations du grand sachem, qui poursuit : « C'est là le signe d'un manque de confiance dans l'homme entier, et de son corrélat : le besoin fondamental de sécurité. L'être ne peut s'accomplir dans les actions du corps que s'il est libéré des contraintes du moi qui le taraudent. »

   « A nous d'accepter les im-per-ma-nences du monde. Impermanence, le mot ne figure peut-être même pas dans un bon dictionnaire ! Pourtant, il décrit à la fois l'insatisfaction qui niche dans nos imperfections… et la promesse d'en sortir un jour : le pendant et l'après, donc ; la cause et son effet souhaité ; la finitude et l'évolution. Et dans la foulée, le bouddha recommande de réciter chaque jour ces cinq remémorations :

Il est dans ma nature de vieillir, il est impossible d'échapper à la vieillesse.

Il est dans ma nature d'être malade, il est impossible d'échapper à la maladie.

Il est dans ma nature de mourir, il est impossible d'échapper à la mort.

Tout ce qui m'est cher et tous ceux que j'aime ont pour nature de changer. Il est impossible d'échapper à la séparation d'avec ceux que l'on aime.

Je ne peux échapper aux conséquences de mes actions. »

  

   Si Dieu le veut, donc. Dixit le maestro et circulez ! Le silence qui suit tient plus d'une marmite de plomb fondu balancée du haut d'une muraille médiévale que de l'aération céleste qui nous tenait jusque là en extase. Comme si notre barreur bien-aimé venait de nous asséner une volée de bambou en travers du visage. Ou carrément de nous planter un couteau entre les omoplates.

   Sa Majesté Inspirée croit d'ailleurs bon d'enfoncer le clou en ajoutant : « Vous préféreriez sans doute que je brosse vos préjugés dans le sens du poil ! Comme tous ces politiques véreux que vous élisez sur des promesses factices s'avérant comme autant de mensonges au cours de leur mandat ! Décidément non ! L'une des puissances de l'être réside dans la lucidité : ce qui est est, ce qui doit être doit être. Il ne sert à rien d'envisager les choses autrement que ce qu'elles sont. Telle est au fond la synthèse des cinq remémorations. »

   Qu'ajouter à pareille démonstration ? Qu'y opposer comme parade ? Il nous faudrait du lourd, du très lourd. Celui-ci se présente pourtant dans la personne d'Arthur R, poète rebelle devant l'Eternel. L'homme porte la marque d'une jeunesse sans âge, le regard clair et droit, la voix cinglante, la tenue provocante. Le voici qui se met à raconter comment l'esprit de la poésie lui est venu, très jeune, et par réaction à l'univers de ses origines. Très vite, il nous semble inscrire ses pas dans ceux de Gaston B, dont le témoignage de la veille est encore vif dans nos têtes. « Fuyez ce monde avant qu'il ne vous étouffe ! », semblent crier ses grands yeux craintifs comme ceux d'un animal traqué.

   « La poésie a été pour moi un vrai ballon d'ai pur lorsque, gamin, j'errais dans les rues de ma petite cité triste et lugubre. J'ai compris très vite qu'il me fallait échapper à tout prix à la misérable existence qui m'attendait si je continuais à être conforme à ce qu'on attendait de moi. J'ai laissé grandir à l'intérieur de moi un monde de sensations qui ne m'a plus quitté. Mon imaginaire s'est porté à la rencontre du réel tel que je le voyais alors, et j'ai tenté d'en exprimer l'essence avec mes propres mots. Un peu comme si j'écumais mon univers familier de sa substance vitale pour en livrer les secrets les plus profonds, bien au-delà des apparences. Ainsi, je trouvai les mots pour partager les sensations nées de la rencontre de vieillards dans un asile, tels qu'il en existait encore à mon époque. Je n'étais encore que lycéen. »

 

     « Ces vieillards ont toujours fait tresse avec leurs sièges,

        Sentant les soleils vifs percaliser leur peau,

        Ou, les yeux à la vitre où se fanent les neiges,

       Tremblant du tremblement douloureux du crapaud. »

 

   « Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,

       Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambours,

        S'écoutent clapoter des barcarolles tristes,

       Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour… »

 

   « On m'a pris pour un ange en exil sur terre, hésitant à m'attribuer les palmes d'un génie… du bien ou du mal ! J'ai fugué, joué le mauvais garçon, le révolté, l'anarchiste, scandalisant par ma tenue et ma conduite. Mais j'ai existé ! »

   Messire bouddha semble secoué par ce témoignage, mais à notre grande surprise, il n'y réagit pas négativement. Et s'adressant à notre poète du moment : « En vous, l'enfant a su résister à ce que lui imposaient des forces adultes prêtes à le normaliser, à phagocyter ses forces vives. Vous êtes demeuré en grande partie cet enfant originel, vous en avez gardé la fraîcheur et la volonté de puissance qui animent les êtres neufs. Les poètes s'inscrivent toujours à la marge du monde, assurant un lien entre existence et essence. C'est leur force. »

 


   « Tout est déjà là … », lâche, saugrenu, Son Assise Impeccable, ce matin-là. Le silence qui suit est lourd de promesses. Quel nouvel avatar un tel slogan martelé peut-il bien cacher ? Nous n'en menons pas large, les uns et les autres !

   Le moment de surprise passé, messire bouddha s'apprête à en dire davantage, laissant planer un sourire bonasse, tout comblé de son petit effet. Le bougre n'a pas son pareil pour distiller ses flèches comme autant de dards prêts à nous émoustiller.

   « … Et donc rien de plus à espérer », complète chacun en contrepoint du bon mot du maître. Mais comme pour nous contredire, celui-ci prolonge : « Tout est en vous à ce moment présent ! Il suffit juste de l'amener à la conscience. » D'abord désarmés par tant d'évidence, les visages se guettent, médusés. Il fallait y penser.

   Le temps de nous caler sur nos respirations désormais bien rôdées et nous voilà repartis pour un voyage intérieur aux destinations improbables. « Songez à l'épaisseur incroyable de vos vies en cet instant », poursuit lentement le bouddha, « … tout est là, à vous de pénétrer dans cet univers qui est le vôtre, et près duquel vous n'existez souvent que de façon parallèle … Faites de vos corps des alliés dans cette approche où chaque pensée, chaque émotion peut être vue et connue pour ce qu'elle est. Pas plus, pas moins. Laissez exister toutes ces apparitions minuscules et fugaces et regardez-les s'évaporer et crever comme autant de bulles au-dessus d'une grande marmite de pleine conscience ! Voilà, vous y êtes ! »

   Un silence éloquent envahit le dojo. Chacun paraît plongé dans le mystère de son brouet personnel, s'efforçant d'en extraire le fumet le plus subtil. Les petits cinémas intimes vont bon train dans ce jeu de représentations mentales et de sensations associées. Les visuels évoquent sans doute des images, des fantasmes ; les verbaux se racontent leurs petites histoires ; tous semblent en contact avec leur monde intérieur… Cela se voit, cela se sent. Sire bouddha ne cache pas un contentement anticipé. L'exercice présente tous les échos favorables d'une réussite en cours.

   Pourtant, quelques signes d'impatience se font jour, ici ou là. Et comme souvent pour une pratique qui exige silence et concentration, c'est à travers l'agitation visuelle ou sonore que se perçoivent les gênes des uns ou des autres. Nul doute que la séance d'enseignement qui va suivre vaudra son pesant de surprises !

   Doué du sixième sens capable de déminer les situations les plus électriques, le grand manitou a senti monter la mayonnaise. Le voilà qui arbore son air le plus patelin pour signifier que chacun va son rythme et que la marmite de l'un n'est pas celle de l'autre ! Laissez mijoter et vous verrez bien ce qu'il en sortira ! Patience donc, et répétition de l'exercice sont de mise pour être en phase avec le très haut message !...

   « Mais qu'est-ce que c'est que cette soupe populaire ?!... », attaque bille en tête un personnage qui se présente sous le nom – faut-il dire le « râble » ? – de Tonio l'Argoteur. Beau mec, verbe haut en couleur et moustache frisée, l'homme se veut le contempteur farouche de tous les baratins intellectuels, prétendant que le langage de base, propre au populaire, est le seul valable. Pour cette raison simple qu'il permet au plus grand nombre de se faire comprendre. Et de conclure – provisoirement, on aura compris – qu'il n'a pas eu son compte dans cette séquence des marmites.

   Voilà notre bouddha bien embarrassé. Autant notre guide plane à l'aise dans les hautes sphères de l'esprit, autant il se sait perdre pied dès qu'il s'agit de prendre la température de la base. Le « popu », c'est pas son truc, quoi !

   Le temps suspend son vol, se gardant bien de prendre un parti immédiat au débat. N'empêche que les silences qui s'attardent laissent présager quelques échanges musclés de part et d'autre.

   Adepte de la méthode selon laquelle la meilleure défense c'est encore l'attaque, Pépère prend son ton le plus suave pour rappeler l'universelle portée de la démarche zen. Et ce n'est surtout pas parce qu'il la tient d'un aristo prussien lui-même initié au Japon qu'icelle doit être suspectée comme la crème des systèmes propre à bannir le commun des apprentis méditants ! Tout juste s'il ne termine pas son petit laïus par un vibrant appel au peuple.

   La réaction du susnommé Toni est fulgurante. Elle prend la forme d'un torrent d'imprécations. Une avalanche d'interjections débitées à la vitesse d'une mitrailleuse. Le flot impétueux de rogne et de grogne s'abat sur sa Majesté qui fait le dos rond. Les vannes de la bienséance ont tôt fait de sauter. Avec un client pareil, il va falloir que notre mentor creuse allègrement ses ressources pour rester dans ses gonds.

   « Désolé de dire à Votre Inconséquence que je ne comprends derche à ses propos. La vérité, c'est que vous êtes infichu de parler comme tout le monde ! Quant à ma marmite, elle déborde tout bonnement ! »

   Et, prenant à témoin la salle médusée : « Vous allez rire les gars, mais ça me démange de baffer ce gonze joufflu et fessu ! Epastrouillant, non ?!... »

   Le bonze susnommé ne se démonte pas : « Allons, mon ami, je comprends votre impatience, mais un zeste de lâcher prise permet souvent d'appréhender les vérités les plus abruptes. Si vous alliez plutôt faire quelques pas dehors ? Cela vous ferait sans doute le plus grand bien. Les bonnes idées sont celles qui viennent en marchant. »

   « Ecoutez-le ! Voilà qu'il me vire comme un malpropre, moi, un mec réputé, respecté par tous ! Pas étonnant qu'elle ait déjà eu lieu la fin du monde, et depuis lurette, avec des gonziers de votre espèce ! Non mais regardez-vous avec votre œil paterne de busard perché. Votre jeu patouilleur des marmites branlantes a dû en estourbir plus d'un. Mais moi j'vous l'dis, vos délires m'escagassent la cérébrance ! Vous avez beau vous composer ce masque de souverain poncif, ça ne trompe personne ! A force de vous enfoncer dans l'occulte, vous allez vous fourrer le doigt dans l'œil jusqu'au corgnolon ! »

   Les visages des impétrants méditants se tournent les uns vers les autres, visiblement habités par la même et unique question : l'ego du dabe va-t-il tenir le choc face à une telle provocation ? Cet ego dont il nous rebat les oreilles depuis le début, objet de tous nos affres selon lui. Comment laisser impuni un tel défi exprimé en des termes si peu corrects ?!...

   La face rondouillarde du maître a soudain blêmi, ses yeux se sont embrumés d'un voile de tristesse, l'arc des lèvres a perdu de sa géométrie sereine : pas de doute, il est atteint. Pour autant, sa réaction est sibylline, sans excès, métaphorique en diable.

   « Sur l'espace d'un échiquier, reproche-t-on à une pièce de n'être que ce qu'elle est ? Le pion s'avance en soldat protecteur, le cavalier exécute ses gambades extravagantes, la tour balaie ses verticales sans état d'âme, le fou joue sur les diagonales de son délire, tout cela sous le regard souvent peu concerné du roi et de sa dame. A vous de choisir dans quelle peau vous vous sentez le mieux ! C'est aussi simple que cela. »

   L'ami Tonio fulmine, cherchant en vain l'usage immédiat qu'il pourrait bien faire de cette répartie échiquéenne. Comme rien ne lui vient, il décide de botter en touche en s'expulsant lui-même des lieux infâmes de son mal-être. Il sort résolument, tête haute, sans un regard pour son Altesse qui a visiblement marqué un point dans la maîtrise du jeu, mais n'en est pas rassurée pour autant ! L'exercice proposé a donné lieu à une formidable décharge d'adrénaline, de celles qu'il redoute justement, car elles déstabilisent son travail aux yeux de tous… et le remettent sans doute un peu en question lui-même. Chacun a joué sur son registre : match nul sur toute la ligne !

   Mais un chouïa d'électricité s'obstine à flotter dans l'air du dojo.

 

 

    Plus rien ne sera jamais comme avant dans notre petit groupe d'apprentis méditants. L'orage s'est abattu sur le pays du bouddha tranquille ! Comme si un ressort s'était cassé au creux de la belle mécanique intime proposée jusque là dans le dojo. La violence des paroles prononcées plane encore dans l'air lorsque nous reprenons l'exercice sous la direction de notre guide familier. Mais le cœur n'y est pas vraiment.

   « Juste ceci », propose à nouveau sobrement une voix redevenue calme après la tempête. « Demeurons quelques instants dans un état de simplicité naturelle, sans attente, l'esprit vide de pensées et d'émotions » poursuit-elle d'un ton qui hésite entre méthode Coué et force de conviction. « Et si le flux des idées, des inquiétudes ou des projets vous assaille à nouveau, ne le chassez pas, mais laissez-vous plutôt glisser hors de la vague, adoptant la position privilégiée d'un observateur sur la berge du fleuve, pour mieux apprécier ce flot en le contemplant dans son écoulement naturel. »

   Tonio, étiqueté désormais par tous comme personnage impulsif et sulfureux, a regagné sa place et repris l'exercice comme si de rien n'était. Le bouddha poursuit : « Nos pensées et nos émotions sont des constructions cérébrales qui possèdent le pouvoir de conditionner nos esprits et d'aliéner nos réactions. Et faute d'en saisir les origines, nous devenons étrangers à nous-même à notre insu. »

   Un silence éloquent occupe l'espace. Chacun sent confusément qu'il tient là une clé pour capter un peu de sa mécanique intérieure. La séance se poursuit dans une forme de concentration qui confirme que le message est passé. L'enseignement qui suit se ressent de ce climat de sérénité regagné par tous. Le grand timonier en profite pour enfoncer le clou. « N'hésitons pas, mes amis, à démasquer l'imposture de l'ego. Non, nous ne sommes pas cette colère, cette frustration ou ce désespoir exprimés ! Permettons à notre conscience, la vraie, d'observer les mouvements divers qui la traversent à l'image de phénomènes météo qui passent et s'évanouissent comme ils sont venus. »

   C'est ce moment où l'apaisement ressenti se confirme que choisit pour intervenir un retraitant du nom de René G. Grande carcasse, accent méditerranéen, débit de voix calme et affable, l'homme se présente comme anthropologue et chercheur. Revenant sur le moment de crise qui a éclaté au cœur du dojo, il invite notre petit groupe à réfléchir sur le thème du désir. Selon lui, ce moi, cet ego que nous traquons – tout en étant bien obligés de nous en accommoder – fluctue selon chacun sur le mode d'une contagion de nos désirs.

   Citant Platon dans son Banquet, René G nous suggère que l'on ne désire le plus souvent que ce dont on manque, et que cette envie simple et massive ne fait jamais que copier à notre insu d'autres envies toutes proches, exprimées par nos voisins, dans un jaillissement qui n'a de spontané que l'apparence. Nous ne faisons en réalité que lorgner sur ce que nos alter ego convoitent eux aussi dans le même temps ! Et toutes ces aspirations identiques et rivales créent une violence mimétique généralisée d'où émergent les contradictions et les excès du moi. Ainsi, chaque modèle devient le disciple du modèle d'à côté, choisi par lui, et qui ne peut se développer que dans une aimantation néfaste, une concurrence effrénée ! D'où ce furieux bal des ego joué dans un chacun pour soi absolu ! »

   « Ce phénomène est vieux comme le monde », ajoute René G. « Qui ne se souvient de la rivalité à mort des frères Caïn et Abel dans la Bible, chacun voulant s'attirer pour lui seul les bonnes grâces de Dieu. Une rivalité qui tournera au meurtre ! Et plus encore, ce mécanisme trouve une confirmation contemporaine dans les neurosciences qui viennent de découvrir au cœur de nos cerveaux l'existence des neurones-miroirs : le même désir active chez tous des zones identiques de l'imagerie cérébrale ! Preuve irréfutable du phénomène mimétique. »

   La limpidité des observations de René ont visiblement un impact sur notre petite équipe dont les visages attentifs se sont éclairés au fil du raisonnement. Sieur Je Sais Tout lui-même semble avoir pris la mesure des nouveautés mises au jour ! Oui, tout cela n'est pas piqué des vers, comme dirait l'ami Tonio. Ce dernier ne bouge plus, visage impassible, sidéré par ce qu'il vient d'entendre, sans tout à fait en saisir les tenants et aboutissants.

   Un troisième personnage s'est glissé entre-temps au-devant de la scène, un certain Candido. « Si je vous comprends bien, nous sommes tous dotés de trois cerveaux, pas moins ! Le premier, rationnel, cognitif, se charge d'emmagasiner les connaissances, le second engrange nos émotions et quant au troisième… il est capable d'impulser toutes les réactions possibles et imaginables vers l'extérieur. Du rejet – jalousie et fureur mimétiques – à l'apaisement dans notre rapport à l'autre. Soit je me colle furieusement à l'ombre de mon alter ego et je ne vois que rivaux et obstacles à mon désir. Soit je dépasse cette concurrence mortifère et je mets l'autre à distance de mon désir en reconnaissant son altérité. Homo sapiens contre homo demens : un vrai défi à relever dont dépend notre avenir à tous ! »

   Notre Candide de service a parfaitement résumé la situation. Quant au bouddha, en parfait meneur de jeu, il dresse une synthèse des récentes interventions. Il ne manque pas – cohérence oblige – de revenir aux sources de la séance matinale dans le dojo. L'image d'une conscience dédoublée se regardant elle-même comme dans un miroir est à nouveau convoquée, ainsi que les ruminations du moi, assistant – mais de plus loin cette fois – au flux continuel des pensées et des émotions. C'est tout notre travail de méditants depuis le début qui s'en trouve éclairé et enrichi. Son Eminence évite pour autant de crier victoire : cela serait contre-productif, laissant entendre que la réflexion sur l'ego renforce toujours… l'ego ! Un circuit sans fin ! Alors profil bas, il arbore plutôt la mine humble et pateline du bonze concentré quoi qu'il advienne ! D'autant qu'il n'oublie pas le ton directif, devenu blâmable entre-temps, impulsé au groupe dès le départ. Pas fou, l'apôtre !...

   C'est ce moment entre-deux que choisit Tonio pour sortir de sa torpeur. « C'est bien gentil tout ça, mais je ne pige que couic à vos cérébrances. Tout ça me navre et je me demande si je vais continuer à mettre mes piastres dans vos séances. Je me sens comme un cérébral plein de dadas et de tocades à ne plus savoir où les fourrer. Alors je n'ai pas besoin de l'absolution du taulier pour me faire la belle si j'en ai envie ! A vous de me persuader de rester quand même !... »

   Candido intervient à nouveau.  «  Oui, il me semble que je sens ce que veut dire Tonio. La vraie gifle ressentie n'est jamais loin de la leçon administrée en vue de briser nos ego rétifs ! Voilà un prix cher à payer ! Et la méthode est-elle bien la bonne ?... D'accord pour la tenue et le geste « justes », mais quid de la volonté du maître de briser toute manifestation de non-conformité avec la ligne imposée ? »

   « Et puis méditation « laïque », disiez-vous, alors que chacun doit s'incliner mains jointes et se confondre en mille salutations à l'idole du bouddha trônant ici dans ce dojo ?!... Sans compter les cérémonies au cierge allumé-éteint, trois pas en avant trois pas en arrière ? Un peu dur à avaler, avouez-le, quand on a mis quarante ans à se libérer des génuflexions à la Vierge Marie !... »

   « Quid enfin de ce maître qui impose ses règles sans une once de souplesse bienveillante ? Et quid de ce groupe en état de soumission plus ou moins consentante, de cette « servitude volontaire » qui rappelle étrangement celle décrite par La Boétie au XVIè siècle ? Question taraudante : n'est-ce pas ainsi que naissent et renaissent sans fin tous les totalitarismes qui sèment la terreur dans le monde ? Différence de degré ou de nature ? Que dire d'un homme à l'ego tout-puissant qui affirme son pouvoir sur une foule fascinée, consentante ? »

   Méditants 1. Bouddha en berne.

 

 

   La sidération semble avoir gagné Son Indéfectible Assise soi-même. Elle croyait bien avoir fait le plus difficile dans l'exercice réitéré de la mise en confiance de sa petite troupe. Mais un très ancien phénomène humain l'a rattrapé : celui du ressentiment. Une question qui renvoie à une autre : qui est le plus piégé par son ego, dans l'exercice de l'effet-miroir décrétant tout de go que « c'est pas moi, c'est l'autre qui a commencé » ? Avouez qu'il y a là matière à réflexion !... L'Histoire – la grande, comme les innombrables petites – n'est-elle pas remplie de ces mécanismes de vengeance qui marinent dans le secret des moi minuscules avant d'éclater subitement comme des bombes à retardement. ? Il y a dans ce mécanisme quelque chose d'une ceinture d'explosifs que l'on se concocte patiemment, à son insu. On touche ici au vrai moteur des conflits de tout temps ! Même – et surtout – si le décor ressemble diablement à celui d'une cour de récréation !

   Un moment déstabilisé, le boss tente de reprendre la main tant bien que mal en expliquant que justement l'exercice de la méditation a pour but de mettre sur la touche les résidus néfastes du passé en vue de se rendre attentif à ce présent, seul théâtre d'épanouissement de notre conscience. D'ailleurs, ajoute-t-il, comment ne pas voir que la nature même du reproche, ce poison sourd et sans trêve, mène à une utopie de l'aveuglement en nous éjectant de ce précieux présent ? Il faudrait être bien sot en effet !

   Quant aux accusations à portée religieuse et directive, promis juré, il y sera plus attentif dorénavant à travers les signes et les mots. Et soucieux d'une transition acceptable, voilà qu'il propose tout de go une méditation à suivre : nous avons rendez-vous avec le lac et ses profondeurs secrètes. En guise de geste d'apaisement, et surtout pas pour noyer le poisson ! Abandonnant – pour un temps du moins – la toute-puissance gratouillante de l'amertume, nous voici plongés à nouveau au cœur de nos rassurantes respirations. Nous sommes en terrain connu désormais, prêts à explorer de nouvelles voies contemplatives.

   La voix du bouddha se met à évoquer les accalmies aquatiques d'une simple étendue d'eau. A chacun de se créer son imaginaire lacustre préféré et de l'inclure progressivement à l'intérieur de lui. Sachant que l'organisme qui incorpore ce lac est lui-même composé de 60% d'eau, cela devrait pouvoir se faire sans trop de difficulté ! Surtout après notre essai de caméléonisme minéral et montagnard. Nous remercions au passage le bienheureux cousinage des éléments naturels qui veille sur ce monde décidément épatant.

« Imaginez ce lac au fil des journées, des saisons… Observez sa surface qui vit : eau-miroir sous la lune, friselis du vent, brumes matinales planant comme du coton, ombres nocturnes. Tout change en apparence, et pourtant le lac reste le même. Il demeure dans toute sa présence, d'instant en instant. Vous êtes ce lac impermanent, imperturbable. Installez-vous dans cette conscience. »

   « Pénétrez maintenant dans la profondeur invisible du lac. Vous vous sentez irrésistiblement attiré par le fond, aimanté par la curiosité. Histoire d'en savoir plus, de pénétrer un univers où l'on pense avoir enfin accès à l'envers des choses, à leur secret maillage. Peu à peu cette profondeur vous gagne, à la manière dont on explore une aqua incognita se dévoilant au fil des représentations projetées par votre imaginaire. »

   Autant la marche enseigne l'empathie avec les paysages traversés et les personnes croisées, autant la nage nous plonge dans le milieu le plus archaïque : les origines amniotiques de notre embryon-racine, forme la plus primitive de notre petite personne, bien avant l'émergence de toute conscience.

   « Toujours en contact avec ce flux du souffle, imaginez le lac pénétrer en vous-même. Jusqu'à ce que votre être fusionne, ne fasse plus qu'un avec le lac. Respirez comme si vous étiez le lac, comme si son corps était votre corps. Vous expérimentez des instants d'immobilité complète. »

   Chacun semble imprégné par une tranquillité du meilleur aloi ! On entendrait sautiller une puce d'eau ! Le murmure se fait bleu aqueux, vert limpide, blanc cristallin. J'évoque l'histoire d'Helen Keller, sourde et aveugle, bouleversée par la découverte de l'acte de lire, laissant couler au long de ses doigts le filet d'eau d'une fontaine et prononçant pour la première fois les lettres magiques « e-a-u ».

   Autour de l'eau profonde, notre ami Gaston a visiblement trouvé sa matière à rêver. « Je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières », confie-t-il. « Le même souvenir sort de toutes les fontaines. Images, textures et profondeurs font émerger en écho une intimité de l'eau qui étend sa résonance poétique bien au-delà de la froideur d'une molécule chimique codée H2O : cette eau-là prend la forme d'une impudeur qui se livre. La rêverie s'étend tous azimuts dès qu'elle a trouvé un essor. »

   « Des écumes blanches aux basses profondes, Neptune se met à orchestrer un vrai ballet des eaux où chacun a loisir d'écouter les images autant que regarder les sons. Une vraie poétique décline notre manière d'être au monde. » Jouant sur les valeurs métaphoriques du naufrage, de la noyade et de la belle endormie, Gaston évoque le mythe d'Ophélie assoupie au clair de lune, flottant sur l'onde, sa chevelure et sa robe ondulant autour d'elle. L'eau se fait lieu de la perte, de la disparition.

   Poésie délicieuse et délicats verbiages ! C'en est trop pour les oreilles du bouddha qui se mettent à siffler. « Loin de vous diluer, de vous affaisser, il s'agit pour vous de reprendre la maîtrise de la tenue juste. Celle qui vous ramène à la respiration et à son rythme vital. La base de la méditation. »

   Un vrai stress hydrique s'empare de nos esprits anesthésiés depuis quelques instants par les sirènes oniriques de l'auteur de L'eau et les rêves. Nos consciences se réveillent et battent le rappel d'une réalité qui ignore les magies du puisatier comme celles de l'alchimiste. Foin du génie des eaux, nous voici repris par l'orchestration volontaire de nos souffles biologiques, ancestraux. L'image du lac refait peu à peu surface et nous rétablit au creux de ses formes vertueuses, rassurantes. Nous replongeant dans la vigilance neutre censée animer nos attitudes de méditants déjà endurcis, les fonds lacustres réinvestissent notre goût pour l'exploration systématique des plis sans fin de la conscience. Les dessous du lac laissent entrevoir tout un univers secret dont l'image vient se superposer à celle, directement accessible, de sa surface. Comme le négatif d'un cliché inverse les valeurs chromatiques de celui-ci. Nous voici littéralement renversés !

   Notre présence à la figure du lac nous a permis de prolonger la reconnaissance de tous les rituels où l'eau nous rapproche de nous-même en nous tendant son miroir familier. Mais le sortilège se dissout bientôt avec l'émergence d'un timbre sonore si connu qu'il finit par friser la voix de synthèse.

   « Vos émotions, réactions et pensées fugaces vont et viennent comme les ondulations et les vagues, suivant votre contact avec les énergies changeantes à la surface du lac : le vent, la lumière, les ombres, les reflets, les couleurs, les odeurs. Demeurons ici dans l'immobilité de cet instant. Soyons le lac, moment après moment. »

   Si fait.

 


   Les vertus purifiantes de l'eau nous laissent dans un état pacifié. Pépère lui-même semble s'être assoupi, comme pris dans les filets de sa propre évocation. Sa tête joufflue dodeline à l'image de celle d'un bébé bienheureux. Comme après une averse orageuse, les lignes se renouvellent autour de nous avec cette capacité d'esquisser de nouvelles silhouettes. Tout est à neuf, délavé, prêt à prendre un nouveau départ.

   L'enseignement qui suit s'imprègne d'une lenteur et d'une douceur qui s'infusent dans notre groupe. Le bouddha se veut au diapason : « Nous sommes corps », lance-t-il à notre groupe entre deux longs moments de silence. L'affirmation prend le temps de circuler, de s'insinuer entre nous. « Et ce corps que je suis est invité à habiter chaque geste du présent, à prêter attention à ce qui est. »

   Une méditante, Simone de B prend aussitôt la balle au bond : « Oui, le corps est bien l'acteur premier de nos existences. Pour ma part, j'ai toujours aimé marcher, voyager, aller à la rencontre des autres. Et surtout, j'ai essayé de penser toujours par moi-même ! » Cette femme élancée, l'air grave, suscite la sympathie et respire la classe et la liberté d'être comme de ton. « Toute ma vie je me suis efforcée de dire « je ». Pas tant un je coloré par l'ego, mais bien un je qui a osé la solitude et l'exil dans un monde devenu incompréhensible. J'ai tout fait pour conserver les yeux grand ouverts et apprécier l'empreinte du monde sur moi. Partant du constat d'une aliénation, je me suis efforcée d'ouvrir sans cesse des chemins de liberté, pour moi et pour les autres. Il m'a fallu toujours me dépasser en poussant mon corps à l'immersion dans le cosmos et mon esprit dans un travail acharné sur les mots. »

   « J'ai voulu être une personne engagée, passionnée, en prenant fait et cause pour les femmes, et pour le dernier âge de la vie aussi. J'ai essayé de montrer comment nos habitudes nous empêchent de voir les réalités et nous enferment dans des schémas conventionnels dès la naissance. Avec une ligne de conduite : m'efforcer de rompre le silence des tabous ! De porter plainte, en quelque sorte… »

   Chacun a reconnu l'auteur – sulfureuse à son époque – du Deuxième sexe. Celle qui s'écria, s'adressant aux femmes : « Prenez votre vie en main ! » Simone incarne vraiment l'ambition féminine face à un monde machiste, au mitan du siècle. Elle est de ces personnages dont on pourra dire, avec le recul de l'Histoire, qu'ils ont fait bouger les lignes pour des millions de gens. Pour une bonne moitié de l'humanité déjà.

   On a pu voir les traits du bouddha s'animer et réagir à cette intervention qui sort de l'ordinaire. Serait-il féministe, notre bonze ? On le sent partagé entre le désir de laisser les paroles de Simone se conclure sur une note juste et, comme toujours, celui d'apporter son grain de sel à lui. Ce qu'il finit par faire, presque à regret, semble-t-il. « Je peux comprendre que ma référence au corps que je suis réveille en vous les sensations personnelles que vous nous avez confiées… mais ne venons-nous pas là, justement, de sortir du corps pour retomber dans les affres de l'émotion et du mental qui va avec ?... J'avoue avoir des doutes. »

   « N'en ayez plus ! » lance une voix aux aguets, derrière nous. « Comment mieux faire avancer le corps que l'on est qu'en pointant ce qui l'empêche de bouger ? Pas de progression possible sans une identité clairement établie, assumée ! Aucun individualisme dans une telle attitude, mais ce que j'appellerais, moi, une individuation vraie : à l'exact opposé donc. »

   Le bouddha fait la moue et ne désarme pas. « Oui, mais ce sont là des mots, encore et toujours des mots ! Laissez-nous revenir au silence de la méditation. »

   La voix poursuit sans se démonter : « Il y a des moments où la vérité des mots se fait plus lourde que n'importe quel silence, si porteur de méditation soit-il. « Libération » et « individuation » semble bien être les mots résumant le parcours de notre collègue Simone. Un parcours exemplaire où on la voit délivrer ses forces personnelles si longtemps contenues par les institutions et ses figures insistantes du pouvoir en place. Quel autre moyen que le langage pour dénoncer l'injustice et ouvrir des voies nouvelles à des pans entiers de la société ? Sans les mots pour le dire, nos belles consciences seraient paralysées devant des états de fait qui ne demandent qu'à prospérer. Alors faut-il vraiment se taire ou lutter de vive voix au risque de provoquer du charivari dans Landerneau ?... »

   Son Impeccable Assise est interloquée et semble se résigner à passer son tour. Il lui faut décidément avaler bien des couleuvres face à la pression de méditants qui ne manquent pas d'arguments. Quelle équipe !

   C'est l'ami Candido qui vient d'intervenir, coupant l'herbe sous le pied au bouddha impatient de revenir au sacro-saint silence de ses méditations savamment orchestrées. « Je suis quant à moi le pur produit d'un système qui marchait sur la tête », poursuit la voix du candide de service, « et j'ai dû engager toute une vie pour m'en remettre ! Je mesure aujourd'hui à quel point chacun est le résultat d'une organisation sociale qui le dépasse à un moment donné. Pour ma part, j'ai vécu les vingt plus belles années de ma vie à rabâcher des choses au sens desquelles on ne m'a que rarement associé. Et que, par voie de conséquence, je n'ai pu faire réellement miennes. J'ai été allègrement placé dès mon enfance dans les conditions de l'émergence d'un élève passif, absent, privé de sens et désabusé. J'ai saisi depuis qu'il ne servait à rien d'apprendre si l'on ne se mettait préalablement en projet de le faire. Afin d'accéder d'une image passive à une image active de soi. »

   « Comprendre le monde est le fruit d'un geste mental qui trouve naissance dans le projet de se donner/redonner en évocations répétées les objets perçus dans le but de les saisir de mieux en mieux. Si on ne laisse pas à l'élève le temps nécessaire pour percevoir, puis évoquer, pour se dire les choses, il ne peut accéder à rien de concret, de tangible, qu'il ne transforme véritablement en « sien ». Chacun a besoin de l'assentiment de ses éducateurs pour édifier patiemment ce sentiment de présence à soi qui fait des « gagnants » de tous ceux qui apprennent. L'éveil de la conscience est fils du temps et du sens. La conscience que vous placez en avant de tout n'est-elle pas ici au centre ? » conclut Candido en tournant un regard interrogateur vers le patron.

Celui-ci est à nouveau estomaqué par la pertinence de ce qu'il vient d'entendre. Qu'opposer à cela sinon un assentiment en bonne et due forme ? Le maître des lieux nous bassine depuis des lustres sur l'importance de la conscience dans nos vies, et voilà que celle-ci est citée en exemple dans des situations centrales, quotidiennes de l'existence. Au fond, doit-il se dire, les élèves eux-mêmes sont souvent les mieux placés pour illustrer les vérités mises en avant par le formateur. Que n'y ai-je pensé plus tôt ! Mais il lui faut à tout prix reprendre la main, s'il ne veut pas donner l'impression fâcheuse de déchoir ou, à tout le moins, de se placer en retrait. Alors le voici qui entonne, façon méditant :

   « Figurez-vous que j'ai vécu moi aussi des luttes et des apprentissages dont j'ai tiré un livre : Le zen dans l'art chevaleresque du tir à l'arc, et je confirme ce que vous venez d'avancer : apprendre relève d'un parcours intérieur que l'on s'incorpore plus ou moins. C'est au corps de réaliser les actions de l'être par la pratique rituelle, sans cesse recommencée, des mêmes exercices. Méditer, c'est d'abord pratiquer. Entrer dans chaque geste en y apportant la juste qualité de présence et d'attention. A la manière des attitudes du jeune enfant d'avant le mental, d'avant l'ego. Toute posture achevée est le produit d'une intention de l'être. »

   « Ainsi, l'apprentissage du tir à l'arc réside entièrement dans huit gestes à suivre. Celui de la cérémonie du thé dans… soixante gestes accomplis. L'acte banal d'ouvrir ou fermer une porte requiert une économie de mouvements qui peut nous étonner nous-même : être ou ne pas être là, c'est au fond la seule question qui vaille. Celle qui donne du sens à l'expérience sans cesse renouvelée de notre présence à… un présent permanent. »

   Soit.

 

 

   Les derniers mots du bouddha ont clos un épisode riche et animé du récit de notre petit groupe. Pour autant, le silence qui suit ne trompe personne : le feu couve sous la cendre et une éruption proche est toujours à envisager. L'air embarrassé du daron en dit long sur ses craintes.

   En attendant, chacun est reparti vaquer à ses samus préférés. L'exercice a le mérite de nous recentrer sur l'agir des corps qui vient d'être vanté, justement. Ceux-ci entament un ballet dont ils ont le secret : un tel s'absorbe dans le maniement séculaire de la serpe ou de la faux, celui-là s'exerce aux vertus purifiantes d'un débroussaillage en règle, cet autre encore aux précisions chirurgicales d'un binage millimétré. Toute ressemblance avec des scènes collectivistes bien connues ne serait que pure coïncidence, comme on dit. On n'est quand même pas au kolkhoze !

   De loin, on peut apercevoir, se découpant dans l'encadrement d'une fenêtre, la silhouette bonhomme du bouddha en contemplation devant la vision apaisante de ses méditants en action… Les corps que nous sommes, disait-il… L'attitude bonasse de notre mentor évoque celle du père de famille satisfait de veiller sur son petit monde familier. « Les clichés paternalistes ont la vie dure », dirait Simone !

   La transition s'amorce assez naturellement avec la méditation à suivre. Force est de constater que les uns et les autres prennent de plus en plus de liberté avec les rites propres à la vie dans le dojo. La promesse d'un allègement des signes religieux n'est pas tombée dans l'oreille de sourds : les courbettes se font plus discrètes et les clins d'œil complices en disent long sur un lâcher prise qui, au fond, s'avère parfaitement conforme aux directives du boss : il suffisait simplement qu'il daigne enfin en assouplir le cadre !

   C'est un bouddha plutôt détendu qui pénètre dans le dojo, même si ses épaules se sont un peu voûtées depuis notre dernière méditation. Le voilà qui s'assoit en maître de cérémonie, saisit les clochettes, prend le temps d'un regard intérieur et donne le signal d'introduction à l'état de respiration consciente.

   « Installez-vous dans une posture qui exprime l'intégrité, la dignité. Rentrez dans le rythme de votre respiration, nouvelle et unique à chaque fois. Soyez présent dans l'écoulement d'une durée que vous faites vôtre. Et lorsque vous vous sentez prêt, imaginez une montagne, la plus belle, la plus imposante des montagnes. La vôtre. Mesurez son assise à l'aune de son histoire séculaire. Elle traverse le temps, se joue des saisons, supporte des météorologies extrêmes. Voyez les sources qui la traversent, les mouvements géologiques profonds qui la sculptent lentement. Et pourtant elle est toujours là, semblable à elle-même, stable dans son apparence, immuable dans sa force d'être. »

   Bon, ce coup-là, il nous l'a déjà fait ! Mais que dire ?... La nécessité de l'éternel retour à la pratique s'impose, comme incluse dans le paquet-cadeau !

   « Lorsque vous le sentez, accueillez la montagne en vous. Incorporez-la, laissez-la prendre forme. Intégrez-en la puissance tranquille. Jusqu'à vous approprier son assise, d'instant en instant. »

   Dans un silence impressionnant, les corps semblent habités par une expérience qui les dépasse : le dojo n'est plus qu'un vaste et calme paysage granitique où chacun respire une force apte à faire resurgir en lui ses lointaines origines stellaires. Nos corps ne sont-ils pas ces composés chimiques nés d'un hasard bienveillant ?

   L'air badin arboré par le bouddha le réjouirait sans doute, mais impossible d'être à la fois acteur et spectateur de cette scène plutôt surréaliste : le dédoublement n'est pas à l'ordre du jour ! En attendant, il va falloir un signal fort pour ébranler de tels massifs ! Visiblement, notre mentor a réussi son coup et marque un point.

   Pour ce qui est du réveil de nos corps emmontagnés, c'est Candido qui s'y colle encore. L'idée de massif montagneux le pousse à évoquer le Tibet, le Dalaï Lama et les pays alentour, imprégnés de bouddhisme comme chacun sait. Les yeux inquiets du boss laissent entrevoir de nouveaux rebondissements. Il s'attend à tout, le bougre. Et il n'a pas tort. Accordant au groupe un délai pour émerger des brumes rocheuses, voilà notre candide qui se met à évoquer l'actualité et ses affres. 

   « Savez-vous que le bouddhisme, dont nous recevons ici les bienfaits, n'est pas si zen qu'on veut bien le laisser croire ? Ainsi, la très bouddhiste Birmanie a-t-elle le privilège néfaste de posséder une des minorités ethniques les plus persécutées du monde. Les Rohingyas, pourtant présents sur cette terre avant les Birmans, sont exclus de toute citoyenneté et reclus dans un minuscule territoire. Ils sont considérés comme sous-hommes par la majorité bouddhiste du pays qui souhaite ouvertement leur bannissement. Et c'est un moine qui a pris la direction de l'épuration en lien avec le gouvernement du pays ! A l'entendre, on le sent animé d'un vrai souci de pureté de la race ! Il ranime là de bien mauvais souvenirs, ceux qui nous soufflent que l'Histoire bafouille dès que la raison vacille. Comment la religion la mieux intentionnée sur le papier peut-elle parfois confiner au racisme pur et simple ? La question est posée. »

   Sa Majesté Rocailleuse est comme saisie d'un brusque séisme. Elle semble s'effriter sur ses bases et n'en mène pas large. La pâleur qui a gagné son visage dit le trouble de l'homme rattrapé par la vérité nue et crue : malgré toute le respect dû au fait religieux quel qu'il soit, les religions, elles, ne sont jamais à l'abri d'excès qu'elles génèrent, même si elles s'en défendent en clamant volontiers leur candeur et leur droit à l'exception. L'alibi d'un droit canon a toujours bon dos…

   Candido reprend la balle au bond : « Je connais bien moi-même les méfaits souterrains de toute religion imposée comme une morale, une seconde manière d'être. Les initiateurs de telles entreprises avancent masqués par un souci du bien mélangé à un sacré qu'ils se font forts de ritualiser à l'extrême. Le résultat est le plus souvent un enfumage qui vous décérèbre allègrement sans que vous vous en aperceviez. En réalité, ces bons apôtres sont agités en secret par les motivations très peu catholiques du pouvoir, de l'ascendant à prendre à tout prix sur les autres. Il y a du vrai gourou chez tous ces faux mages, vrais manipulateurs des consciences. Ils jouent aux faiseurs de dieux comme d'autres aux faiseurs de rois. Il est vital pour tout le monde de dénoncer leurs petits calculs mortifères avant qu'ils ne s'insinuent dans votre vie privée. Ce n'est pas un hasard s'ils frappent dès la prime enfance, profitant de la naïveté de publics à leur portée. Je garde personnellement la mémoire de séances épiques, dans la cathédrale de mon enfance, où le jeudi saint donnait lieu à des lavements de pied équivoques des enfants de chœur par le curé de la paroisse qui n'était sans doute pas lui-même né de la dernière pluie ! Qui dira la pathologie s'emparant de ces hommes ayant fait vœu de chasteté, tentés par les jeunes chairs palpitantes, et sommés d'y résister au mieux ! Inutile de dire que les vrais agneaux, quant à eux, n'ont jamais les clés de ce jeu pervers à sens unique. Ou alors bien trop tard ! »

   « Comment ne pas dénoncer les religions lorsqu'elles se laissent aller à tourner en abus leurs pouvoirs et les prérogatives morales qu'elles s'attribuent ? Le philosophe Nietzsche a su très bien déconstruire les fondements vermoulus de cet éternel opium des peuples. Et puis si l'on réfléchit un instant à l'origine du phénomène monothéiste millénaire, on demeure médusé : il ne reste en fin de compte qu'une simple propension à se raconter de petits récits pour grands enfants, et à voler dans les plumes de ceux qui s'en racontent d'autres… quasi-identiques. Ce mécanisme du désir et de la jalousie mimétiques mis au jour par l'anthropologue René Girard – ici présent – explique les excès de la fibre religieuse chez l'homme. Fausses croyances et vraie pathologie résument un fait universel qui pourrit la vie de bien des gens, engendrant souffrance, dépendance, aliénation et mort. 

   Un silence plombé succède à la diatribe de Candido et laisse notre public pantois. Messire Spirite, quant à lui, s'est mis depuis un moment aux abonnés absents : son visage a blêmi, son corps immobile semble comme tétanisé. Le coup est aussi rude que direct ! Les méditants viennent d'instiller une nouvelle once de doute au pays du bouddha tranquille et marquent un point incontestable.

 

 

    La séance s'est achevée sur un mutisme qui dit le malaise provoqué par le surgissement de vieux dossiers en sursis. Les éternels monothéismes en ont pris pour leur grade. La pratique du déni, ancienne comme le monde, a ceci de particulier qu'elle prétend enterrer les problèmes pour les placer hors de notre vue, sans les supprimer pour autant. Un peu à la manière des déchets nucléaires qui continuent d'être radioactifs bien après leur enfouissement. On se cache derrière son petit doigt en espérant qu'une poudre de perlimpinpin va opérer magiquement la dissolution des pommes de discorde. Scories en cours et magie pour adultes pas tout à fait sortis des brumes de l'enfance.

   Notre guide paraît ployer sous l'accablement. Lui qui pariait sur une session calme, sans heurts, bref « zen », comme on aime à le dire, le voilà confronté à une fronde tous azimuts de méditants – faut-il plutôt parler de militants ? – enragés. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé d'insuffler de la pleine conscience dans tous ces esprits agités ! Que peut-il tenter de plus, de mieux ?... Il nage en plein doute, notre grand zélateur !

   Un méditant choisit ce moment d'expectative pour s'avancer dans le dojo. Plutôt laid, bedonnant, barbu, l'homme ressemble à un silène, ce démon hybride, paillard et bouffon. Une apparence peu engageante qui ne semble pas gêner le moins du monde le nouvel arrivant, apparemment peu soucieux des questions d'image. L'homme se présente sous le nom de Socratès. Il explique que sa mère est sage-femme et que lui exerce en quelque sorte un métier apparenté : il accouche les esprits. Pour autant, ce drôle de maïeuticien refuse d'être pris pour un maître – notre bouddha ne manque pas de tiquer à cette annonce qui ne le réjouit guère ! – passe le plus clair de son temps à philosopher en arpentant les rues, les places publiques, le centre des cités… mais ne se réclame d'aucun système, suscitant presque malgré lui un réel enthousiasme, à défaut de véritables conversions ( là, notre bouddha fulmine de rage !)

   Socratès dit philosopher « par l'exemple », en faisant coïncider au mieux sa pensée, son corps et sa vie. Notre infortuné bouddha ne se sent plus ! Effet mimétique oblige, il avalerait son chapeau si sa calvitie permanente ne lui interdisait !

   Permettre aux esprits d'accoucher de ce qu'ils savent déjà : c'est sa maïeutique à lui, Socratès. Il se dit habité par l'ironie, cette suprême sagacité qui ose clamer le contraire des choses en s'adressant à l'intelligence. Le subtil accoucheur feint de perdre son interlocuteur pour mieux le laisser… se trouver lui-même. Sublime contradiction à laquelle tous ne semblent pas forcément sensibles de but en blanc ! L'homme fait mine d'ignorer, de douter, avançant par questionnements, tâtonnements successifs, sans en avoir l'air. Au fond, sa vie est celle d'un corps qui va philosophant. Comme au fil d'un hasard tranquille.

   Etonnement dans le dojo ! Mais la capacité de s'étonner n'est-elle pas précisément la marque de l'attitude philosophique ? Ce qui est sûr, c'est que l'ami Socratès a produit son petit effet, gommant au passage l'impression de trouble qui prévalait au début ! Et ce sont vingt têtes de philosophes en puissance qui tournent leurs regards interrogateurs en direction du bouddha rouge de confusion. Celui-ci vient de perdre encore un avantage. Face à la concurrence, il nage en plein doute, envahi d'une jalousie proprement de base ! Gare au retour d'ego !

   Socratès, lui, enfonce le clou : « Il faut s'efforcer de prendre de l'altitude pour contempler les choses de plus haut, comme du sommet d'une montagne. Au fond, efforcez-vous d'adopter le point de vue de Sirius en relativisant le réel : voilà un bon exercice de style ! »

   Là, Sa Sagacité se sent remise en selle : l'image de la montagne, elle connaît ! Le voilà conforté dans sa propre démarche et admis à la présence du souffle philosophique qui s'est engouffré depuis peu dans le dojo. Bref, il se perçoit comme tout le monde, au dia-pa-son, et cela lui redonne du punch pour la suite. Le voilà tout ragaillardi, Pépère !

   Remis en confiance, notre mandarin a bien envie d'en savoir plus sur Socratès : au fond, le personnage lui plaît par son naturel et l'originalité de son regard. Il l'invite tout de go à une méditation à partager. Fine mouche, le philosophe se laisse faire, curieux de ce qui va suivre.

   Notre bouddha énonce avec solennité : « J'ai entendu toute l'énergie et l'originalité de vos luttes et je crois que je les comprends. Mais j'avoue être un peu déboussolé par le foisonnement d'émotions qui les anime. Vos personnalités appellent la confrontation des idées et des actions tournées vers l'extérieur. Je vous propose de vous recentrer sur ce qui fait votre intérieur, l'épaisseur de votre conscience. »

   Dociles en diable – on ne se refait plus ! – les méditants prennent place. « Je vous invite à prendre une position droite et digne, en considérant d'emblée votre corps comme un allié. Efforcez-vous de faire un pas de côté par rapport à vos schémas habituels. Nous sommes ainsi faits que nous habite à tout moment l'ensemble des récits qui forment notre histoire personnelle. Ne chassons pas d'emblée tous ces matériaux à émotions, tentons plutôt de prendre un peu de hauteur, de distance, pour les voir passer dans le flux qui les emmène : ceux-ci portés par le fleuve de la vie, et nous sur la berge, observateurs étonnés, circonspects, neutres. »

   La voix du bouddha a retrouvé son rythme lent, puissant, grave et convaincant à la fois. Une sorte de paix est revenue et plane au-dessus du groupe. Comme souvent, le chef a su reconquérir la confiance des méditants. L'exercice ira à son terme.

   La discussion qui suit amorce un rapprochement bienvenu entre notre mentor et l'ami Socratès. Celui-ci évoque l'exercice qu'il vient de partager en le rapprochant du mode de vie des philosophes de l'Antiquité : un dialogue en face à face, seul avec soi-même, soit debout, immobile ou marchant, soit assis et se parlant. Et, citant le stoïcien Epictète : « Va te promener seul, converse avec toi-même ». Le philosophe précise qu'il recourt, lui aussi, à des techniques fort connues du contrôle du souffle. Inutile de dire que notre bouddha est aux anges ! Un nouveau confrère vient de le conforter dans la démarche qu'il défend.

Socratès poursuit : « Chez nous, c'était dans le Gymnasion que se pratiquaient les exercices physiques et que se donnaient aussi les leçons de philosophie. Exercices du corps et de l'âme concouraient à façonner l'homme libre, fort et indépendant. Dilatation et concentration de soi se vivaient dans un même lieu d'apprentissage : ces pratiques visaient à un même idéal, celui du sage. Elever l'esprit par la pratique quotidienne de l'exercice du corps, c'était forger au jour le jour l'unité de l'être, le détacher de tout ce qui s'agglomère à lui au fil du temps et l'étouffe peu à peu, à son insu. Cet acte d'ascèse si cher aux Anciens est résumé par un ami à moi, Plotin, qui écrit : « Si tu ne vois pas encore ta propre beauté, fais comme le sculpteur d'une statue qui doit devenir belle : il enlève ceci, il gratte cela, il rend tel endroit lisse, il nettoie tel autre, jusqu'à ce qu'il fasse apparaître le beau visage dans la statue… »

   Le bouddha ne peut s'empêcher d'acquiescer : « Comme en méditation, c'est l'épaisseur du présent que l'on cherche à atteindre. »

   Socratès confirme en citant l'empereur romain Marc Aurèle qui confie : « Pour préciser ou redresser mon intention dans l'action que j'entreprends, le destin que je construis, je dois concentrer mon attention sur ce que je pense, sur ce que je fais, ce qui m'arrive en ce moment. C'est dans cet exercice de présence à soi-même que le philosophe se sent, se sait adéquat à sa volonté propre… »

   Et notre penseur d'ajouter : « Quiconque s'est dit : « j'ai vécu » se lève chaque jour pour un bénéfice inespéré. Hâte-toi de vivre et considère chaque jour comme une vie achevée. »

   Parole de sage.

  

 

    A l'énoncé de ces propos, le large sourire du bouddha s'épanouit, révélateur en diable : il vient de réaliser l'étrange similitude des démarches antiques avec la sienne propre. Voilà un sérieux bon point d'acquis ! S'estimant conforté dans ses choix, il s'apprête à poursuivre son programme. Sans ciller.

   C'est sans compter sur l'ami Tonio, de retour sur le devant de la scène… Il a brusquement retrouvé tous ses flux, le gus à la jactance popu. On le sent qui susurre déjà dans les touffeurs de sa gamberge, l'apôtre. Notre bien-aimé bonze lance un regard fixe, impavide et pour tout dire polaire à l'empêcheur de jacter en rond. Mais celui-ci ne moufte pas encore, tandis que notre rutilante équipe s'attend à quelque nouvelle échauffourée du meilleur cru. Le ver est dans le fruit, prêt à remettre le couvert illico.

   « Pour tout vous avouer, je me sens en état de tracassage et de navrance existentielle », nous lâche soudain le populeux gouailleur. « Ou je n'ai pas la fibre méditante, ou j'y entrave ballepeau à vos élucubrances. Tout ça ne vaut pas tripette à mon goût ! » Le reste de sa brillante intervention se perd en vociférations vengeresses. Il n'aurait pas le cervelet qui décapote, l'aminche Tonio ? A moins qu'il ne soit jalmince, tout simplement ! Après tout, il n'est pas donné à tout le monde de se la jouer « cérébral » avec des fantasmes à ne plus savoir où les fourrer.

   Sur ce, une idée me traverse le caberlot : et s'il lui manquait de l'émotionnel, du chaleureux, à cet esprit chicanier ? « Hello ! le relancè-je, instillant un chouïa de guilleret dans mon intonation. » Et, m'avançant vers lui, je lui en serre cinq en guise d'apaisement. Y a pas dire, les gens du peuple possèdent un instinct infaillible quand il s'agit de désamorcer des patacaisses fumeux. Et tout de go, on rompt la glace en éclusant gaiement un godet qui traînait par là. On gorgeonne sévère, à la langoureuse, puis le courant repasse au voltage correct. Il a le verre facile ce gus, au moins autant que la bavasse confidente. Au fond il n'attendait que ça, le môme Tonio : délurer à bloc. Alors je l'opère dans un nuage, tout en moelleux. Les larmes nous en salent les joues, de cette ingurgitance improvisée. Remis en fiance, le voilà prêt à se recoller au turbin, Pépère. Il radine sans peine à son poste – dans l'fond d'la salle, comme d'hab, pour déconner plus à l'aise ! – la frime aux anges et le blase fiérot. Pacifié, quoi… jusqu'à la prochaine !

   Ce que constatant, notre poussah lui adresse un sourire ascétique, crispé, suivi d'une mimique absolutive. Notre fine équipe pousse un soupir de soulagement – tout intérieur, selon la consigne du taulier – mi-rassurée mi-nostalgique de devoir remettre à plus tard les turlurades osées qui s'annonçaient. Fin – provisoire – de la parenthèse argoteuse. L'épique équipée peut se poursuivre, mes lascars !...

   Encore épastrouillé par tous ces événements, mais soucieux de bicher à nouveau les affaires courantes, le camarade bouddha hèle notre groupe de sa voix de stentor : « Eh ! les gars, il va falloir songer à recoller au turbin ! » s'enhardit-il, étonné lui-même de sa hardiesse de ton. Et le voici qui ferme illico les châsses, comme pour s'encourager lui-même à la concentration. Il est des gestes dont l'éloquence prime le geste. L'air profondément concentré du dabe nous incite au turf. Plus question de bavasser de ceci cela : dans quel bateau-mouche le matou papelard va-t-il nous entraîner cette fois-ci ?...

   « Appliquons-nous à ressentir l'ensemble du corps respirant. Chevauchons les vagues de ce souffle en demeurant dans la conscience. » Rien à dire, nous voilà en terrain connu. « Laissez maintenant vos pensées aller et venir sans en choisir une seule. Chaque couche de pensées vient s'ajouter à la précédente, créant une rumination intérieure qui grossit, sans que vous en ayez vraiment conscience. Où est passé le cadre de ce flux ? Vous ne savez plus… » En effet, on ne sait plus ! Il nous la bâille belle le boss ! Alors selon lui il faudrait s'arrêter de penser ? On sent notre fine équipe toute tarabustée : présentement, chacun doit s'ébrouer du cervelet comme il peut. Je balance un coup de périscope tous azimuts et constate que les visages semblent perdus dans leur gamberge. Sans espoir de retour ?...

   « Au secours Tonio ! Reviens ! » enjoins-je à voix basse à notre canaille préférée. Je le rejoins en clopinant, histoire aussi de me dégourdir les flûtes. Il est en grand désarroi mental, le chéri. Il ne déverrouille même plus ses lampions et n'en a visiblement rien à fourbir des idées juteuses du dabe. En sus, ça fouette la sueur prolétarienne dans son secteur ! Je le surprends à claquer des râtiches, l'aminche, pris dans un conflit époustouflant entre ses biscoteaux et ses neurones – enfin ce qu'il en reste ! Lors n'écoutant que mon sens social, je lui assène une monumentale baffe dans le dos. « Caille-toi pas la laitance, mec ! » béé-je. Sa trombine décrit une embardée digne d'un vrai passage à tabac. Ma présence survolte sa glandaille et c'est l'essentiel. Il exécute une volte et ne dit mot. Consent. Fin – provisoire – de l'épisode. Je regagne mes pénates à l'allure d'un facteur rural.

   C'est alors qu'une drôle de voix s'élève du fond du dojo. Un chant à la texture mystérieuse, comme venu d'ailleurs, se met à coloniser nos oreilles de son charme insolite. Des vocalises aux accents surnaturels nous invitent à une plongée inédite au coeur de nos émotions. Personne ne moufte, nous sommes tous habités par l'avènement de la beauté se frayant un chemin dans une douce et subtile effraction. Son satiné, rumeur de velours, jeu subtil d'irisations sonores, tout en chatoiement furtif… Comme si la voix creusait en elle-même, en quête de ses ressources, toujours plus profond. Quelque chose d'invisible se fait jour peu à peu pour les personnes présentes dans le dojo. : chacun s'efforce de n'être qu'oreille ( ! ). Cette voix qui chante a les accents d'une trompette sourde, feutrée. Elle émet des accents androgynes, qui troublent, envoûtent.

   L'homme délivre sa mélodie avec une douceur inaccoutumée, les yeux fermés. On le sent jouer avec le silence, en faire un allié de ses vocalises aériennes. Comme s'il apprenait à occuper l'espace sans l'investir en totalité, en en respectant le volume sacré. Avec une façon dépouillée de se mouvoir dans la salle, un parti pris d'élégance et de raffinement. A quelle chimère évanouie voue-t-il son air étrange, cet ange du bizarre ? Ne se livre-t-il pas plutôt à une exploration sans fin des variations intimes de lui-même ? Difficile à dire.

   La force de l'apparition en cours laisse notre groupe sous emprise. Sa Majesté Ronflante affiche lui aussi un air médusé et demeure sans voix. Chacun prend soudain conscience qu'il est entré lui-même sans le vouloir dans un état second, quasi méditatif, sans qu'ait été prononcée la moindre consigne, sans qu'ait eu lieu la plus infime introduction. Pouvoir magique de la musique et des sonorités qui semblent endosser le poids de secrets contrats passés avec l'air respiré, le vôtre et celui des autres.

   Nous réalisons alors à quel point l'expérience à la fois forte et simple qui vient de s'engager peut apporter de l'inédit à notre démarche. Elle met en évidence la richesse de variation possible des rites méditatifs que nous avons adoptés dès l'origine, et qui nous berçaient jusque là, faisant de nous des enfants repus, rassurés de la marche à suivre. C'est fou comme on s'habitue à tout ! Et il a suffi d'une ballade fredonnée pour forger subitement une fluctuation insolite et habiller nos regards de questions toutes fraîches.

   L'homme à la voix de velours s'avance, la démarche souple, le corps légèrement voûté. Il a le visage ridé, parcheminé, d'un vieil Indien des plaines, les traits accordés au timbre de sa voix, léger comme une plume. Il adresse à notre groupe un doux sourire figé en guise de salut. Ce qui a l'effet de nous plonger encore un peu plus dans les vapes !

   Notre boss est le premier à dissiper l'effet de fascination. On ne la lui fait pas, à Pépère ! « Bienvenue », s'entend prononcer le maître des lieux. « Joignez-vous donc à nous si vous le souhaitez », poursuit-il. « Qui est donc derrière cette voix enjôleuse ? Eclairez-nous, noble étranger. »

   Pour toute réponse, l'homme à la figure christique lève son index et le pose lentement sur ses lèvres en prononçant avec chaleur : « Chut ! Chet !... »

 


                                                  II

                       UN FORUM DANS LE DOJO

 

   

   Le mystère plane dans le dojo. A y regarder de plus près, les traits du musicien mystérieux, surgi de nulle part, portent les traces d'une vieillesse précoce, celle d'un masque transparent plaqué sur les vestiges d'une jeunesse qui s'obstine à ne pas le quitter. « Chet B, musicien et chanteur de jazz », prononce-t-il comme une évidence. « J'adore user de l'air pour faire vivre une pulsation, en m'imprégnant de ce que cela comporte de nuances, de variations. Mon matériau de base est le même que le vôtre ici : l'air qui nous environne et dont nous nous gorgeons à chaque instant. »

   Le dabe se montre immédiatement concerné par le nouvel arrivant, tant celui-ci semble apporter de l'air à son moulin. « Nous étions justement en train de nous installer pour un nouvel exercice », précise-t-il sans détour. « Venez et prenez place, nous allons commencer. »

   Guidé par la force de l'habitude, chacun s'installe comme à regret, désireux d'en savoir plus sur ce méditant fraîchement acquis à la cause. Mais ce sera pour plus tard : insatiable, notre bouddha montre qu'il tient à garder la main sur l'agenda. Le voilà parti pour diriger une séance de marche méditative.

   « Marcher est une action que nous accomplissons quotidiennement. Je vous propose de le faire en pleine conscience. Tenez vos mains en shashu : le poing gauche fermé enserre le pouce droit, la main droite couvre le poing gauche, les poignets sont légèrement cassés mais souples. Sur l'expiration, on pousse les deux mains l'une contre l'autre, tandis que la racine du pouce de la main gauche appuie sur le plexus solaire. »

   A l'énoncé de cette consigne à la précision diabolique, la tension se réinstalle illico dans le dojo. Chacun est animé par le désir de bien faire, mais tous n'ont pas la religiosité vissée à la morphologie et on sent que l'exercice peut vite tourner au blasphème. D'autant que, sournoisement, le patron en rajoute immédiatement une couche.

   « Kinhin, c'est le zen dans l'action. Le menton est rentré, la colonne droite. On pousse le ciel avec le sommet du crâne. Les épaules sont détendues. Le regard porte à trois mètres environ. Chaque pas, de la longueur d'un demi-pied, est effectué après une respiration complète, ce qui donne une impression de course de lenteur. Pensez à la tortue de la fable ! Le commencement de Kinhin est annoncé par deux coups de cloche, la fin par un seul coup. » Ah ! vous aimez les rituels millimétrés ? Eh bien débrouillez-vous avec ça, braves gens !...

   Quelques soupirs désabusés se font entendre ici et là. J'imagine dans quel état doit se trouver l'ami Tonio ! Bon, mais tous se mettent en marche, à la manière de chemineaux prêts à tracer la voie. Et voici la nouvelle chenille en branle, tanguant tant bien que mal d'un bord à l'autre comme un cargo ivre d'espaces marins.

   En tête, messire La Gonfle arbore une mine du meilleur effet : ses yeux mi-clos et sa bouche lippue évoquent le crapaud de nos contes enfantins. Ses mouvements de bouche appliqués accompagnent une marche lente, peu naturelle et pour tout dire pataude. Mais il y croit le bougre. Comment pourrait-il faire autrement, lui qui vient d'énoncer une consigne à dormir debout ! Il me rappelle le mécréant chanté par l'ami Georges Brassens, troubadour joyeux des infidélités ordinaires – ou des fidélités crédules : « Mettez-vous à genoux, priez et implorez, faites semblant de croire et bientôt vous croirez ! » Eh quoi ! La méthode Coué, on n'a jamais rien inventé de mieux pour squeezer les problèmes, non ?

   On est en tout cas à mille lieues du moment d'enchantement qui a précédé. La ballade en clair obscur que nous a offerte Chet le jazzman chante encore dans les têtes. Et c'est sans doute ses effets à elle, a contrario, qui nous aident présentement à composer une chenille acceptable. Côtoyer l'harmonie vous aide à planer physiquement au-dessus des exigences les plus rationnelles, les plus pratiques. D'habitude c'est l'âme qui plane sur le corps, là c'est l'inverse.

   Notre file ondule, ondule, ondule encore, dans un flux qui semble ne jamais devoir se tarir. Une sorte de mouvement perpétuel accouche de lui-même à chaque instant, sans travail apparent, sans frottement, presque sans effort sinon quelques ahanements poussés ça et là par quelque hérétique à rééduquer d'urgence. Du matériau de choix pour la compétence du boss.

   Le retour au bercail s'annonce tout en rondeur tant les visages expriment une langueur qui confine à l'anesthésie. Ce que voyant, notre sachem se met à rouler des yeux : on lit dans son regard la satisfaction candide de la tâche menée à son terme. Sire bouddha est au comble de la félicité. Qui a dit que le zen était réservé à une élite ?!... Un seul bémol à son incurable optimisme : un petit groupe de dissidents, visiblement sous l'effet d'une trop grande concentration, n'a pas vu à temps la file amorcer son ultime virage vers l'intérieur du dojo et se dirige tout droit vers le couloir de sortie, façon « moutons de Panurge » appliqués. Voilà ces malheureux dissidents qui exécutent l'équivalent gestuel du coup du lapsus linguae : la faute énorme des élèves assidus, voulant trop bien faire et finissant par se vautrer dans l'incartade et l'égarement. La bourde par inadvertance mène tout droit à l'errance des corps. C'est encore raté pour la note maximale à laquelle aspirait notre bienheureux guide !

   Décidément, le zen n'est pas une science exacte, mais bien une expérience à l'image de la vie : soluble dans l'essai et l'erreur. Voilà qui est rassurant et place l'exercice à la portée de tous, béotiens comme spécialistes. Tout est toujours à recommencer à chaque instant. Egalité absolue face à notre présence au… présent !

   Chacun finit par regagner sa base dans un état plus ou moins éprouvé. Mais l'exercice a laissé une impression positive dans l'ensemble. Les méditants garderont la sensation d'une activité exécutée en groupe et en lenteur, deux termes qui cohabitent rarement dans l'harmonie de toute façon.

   Notre chef préféré se montre positif malgré les a peu près enregistrés vers la fin de la séance. Mais cela ne l'empêche pas de trouver son groupe de plus en plus hétéroclite, déconcertant, imprévisible. Il avoue être souvent pris de court, lui qui adore se laisser bercer par la toute-puissance des choses qui ronronnent. On sent un zeste de lassitude s'immiscer sous ses paupières alourdies. Bref, le boss a le seum, qu'on se le dise ! Et c'est avec un soulagement dans le ton qu'il envoie les méditants se livrer aux samus d'usage. Allez, tous au boulot, ça me fera des vacances ! semble exprimer sa voix fourbue.

   Notre groupe s'organise dorénavant selon les affinités révélées par les personnalités de chacun. Chet, le dernier arrivé, opte pour une solution très personnelle selon la devise qu'il nous énonce sans l'ombre d'un scrupule : « Il faut trouver quelque chose qu'on aime vraiment et faire cette chose-là mieux que personne.» Choix lumineux, imparable, même s'il fera sans doute tiquer la direction, toujours soucieuse d'ordre et d'alignement dans l'action.

   Joignant le geste à la parole, notre crooner de luxe se pare de sa belle trompette cuivrée dont il égraine quelques accords avant de se livrer au jeu subtil, lancinant, d'une première ballade. Les boucles de notes cuivrées gonflent et refluent en vagues successives, épousant bientôt nos états intérieurs. Oubliant tout le reste, notre petit groupe demeure scotché autour du divin souffleur, sans demander son reste. Et c'est une aubade improvisée qui se joue là devant le dojo, à l'ombre des arbres du parc. Moment magique que celui offert par Chet à ses nouveaux amis. Les esprits se détendent à l'unisson des corps mis d'autorité au repos.

   Pourtant, le moment reste problématique, puisque la règle du lieu, édictée dès le départ, veut que le silence soit respecté dans l'enceinte du Centre. Comment va réagir notre mentor à ce qu'il peut légitimement prendre pour une provocation organisée ? La réponse ne se fait pas attendre. Au bout de quelques minutes, on entend – plus qu'on ne voit d'abord – les volets extérieurs de la chambre du bouddha s'ouvrir dans un souffle de fureur et laisser échapper ces mots, entre tirade théâtrale et injonction farouche : « Silence dans le jardin clos !! »



   La chape de plomb qui s'abat sur notre collectif suite à l'incident dit assez l'embarras de chacun. Mais chute en embûche ne vaut pas culpabilité pour autant. A ce moment du stage, tous les méditants peuvent se targuer d'avoir joué le jeu loyalement. En s'accordant une pause inopinée, ils ne font qu'instiller un zeste de pleine conscience dans leur vécu, appliquant ainsi à la lettre l'enseignement distillé par sa Certitude Eclairée ! Quoi de plus naturel ?...

   Notre petite équipe opte aussitôt pour un débat démocratique improvisé. Socratès rappelle le mot d'un collègue à lui : « Sans la musique, la vie serait une erreur. » Gaston B se dit ravi de se retrouver plongé dans sa chère nature, assurant qu'il sent venir, hélas, un temps où les enfants des cités surpeuplées seront élevés hors sol et ne sauront plus à quoi ressemble un brin d'herbe ou un insecte. Simone de B s'insurge de son côté contre le pouvoir machiste des religions, imaginant la « positive attitude » d'une femme à la place de notre bouddha emberlificoté dans ses évidences. Tonio en appelle à la mise en place de petites pauses réparatrices et conviviales. Et Jacques T le cinéaste-acteur conclut sur quelques entrechats de sa composition, en guise de pied de nez au maître des lieux : « Nous sommes corps d'abord ! »

   Le reste de la troupe ne dit mot. Consent. Les samus ordinaires sont illico renvoyés à des calendes plus favorables, et notre nouveau – bon – génie musical reprend son aubade cuivrée comme si de rien n'était.

   L'heure passe comme dans un songe. Les esprits planent, les corps s'apaisent, les mémoires oublient : nous ne savons bientôt plus pourquoi diable nous sommes ici et ce que nous y faisons. Bon signe ! L'ami Tonio est aux anges : « On n'est pas bien, là, à s'aérer les neurones ? » gouaille-t-il tout fiérot. « Il commençait à nous courir sur le poiluchard, ce gonze soporifique ! A force de jouer les cheftons à la gomme, l'allait tout droit dans l'mur, l'apôtre ! On a beau barboter dans le 21e siècle, certains se prennent encore pour Dieu l'père en croyant toujours que ça va marcher ! », lance le primesautier popu. Notre petit groupe se montre tourneboussolé par cette intervention. Loin de galvaniser les troupes, la diatribe de Tonio part à derche. Il y a loin du grand gueulard à l'amateur éclairé. Quoi qu'il en soit, je suis prêt à parier un trombone tout neuf contre un pied à coulisse d'occasion que lors de sa prochaine apparition, le dabe sera loin d'arborer un air jubilatoire incitant au pardon ou à l'optimisme. Wait and see…

   Nous en sommes là quand une clameur s'élance du côté de la chambre du boss. Un vrai cri de fureur propre à dissiper les somnolences comme à aviver les inquiétudes. Le voilà qui radine ses pompes, le regard en pétard, visiblement prêt à s'agiter du bocal, ou à émettre inarticulations et confusions, qui sait ?

   Eh non ! Autant pour nous. Loin de déraper de la matière grise, le Saint Homme adopte le ton grandiloquent du chef avant l'assaut : « Ce lieu n'est pas dédié à la musique mais à la méditation ! Je vous prie donc de regagner sans attendre les postes de vos samus comme notre règlement le prévoit. » Le gonzier a l'œil furibard. La situation est en train de tourner en béchamel. Prudent, le groupe vote une retraite stratégique en bon ordre. Chacun opte pour une salutaire suspension de séance. Seul demeure sur place notre jazzman qui, laissant ondoyer paresseusement ses phalanges sur les clés de son instrument, semble avoir fait sienne la formule de Lévinas : « La caresse consiste à ne se saisir de rien. » Il ne s'en laisse pas compter et joue bravement de ses pistons, ce fier génie de l'évasion. Est-il adepte de la beauté du diable ou tout bonnement allergique à toute sommation osant briser son inspiration ? Peu importe. Fi des discours institués comme des injonctions qui en découlent ! La liberté n'est pas un vain mot, camarades !

   Va-t-on tout droit vers une révolte en direct des kolkhoziens du zen ? La posture que nous sommes tentés d'adopter mime plus que la simple singularité. Elle va aussi précisément dans le sens de la démarche zen telle que nous la délivre le Guide Inspiré depuis l'origine. Chacun sent bien la force du paradoxe soulevé : pas de révélation possible de soi à soi sans un arrière-fond d'émancipation, voire d'impertinence. L'irrévérence nous guette aussi sûrement que ne l'a fait jusqu'à présent le sérieux de notre adhésion interne à la voie proposée par notre mentor. Et c'est presque malgré nous que notre désir d'émancipation s'est mis à tutoyer l'irrespect, mais en tentant d'exclure tout dérèglement excessif. Recherche d'autonomie : oui, laisser-aller : non. Un air de libre-arbitre plane dorénavant dans le dojo, laissant entendre à Sa Suffisance que rien ne sera plus vraiment comme avant.

   Comment va réagir le bouddha à cette nouvelle donne qu'il n'avait sans doute pas prévue ? Chacun attend la suite, comme figé dans ses pensées, incertain de ses propres attentes. On a regagné sagement nos tapis de méditation, en état d'expectative. Le dabe tarde à pointer sa silhouette familière. Nul doute qu'il ait senti que les cartes devraient se rebattre d'une façon ou d'une autre. A ce moment, sa réaction est imprévisible.

   Il finit par apparaître dans le couloir donnant sur le dojo. Ses épaules se sont tassées, l'air paraît accablé, la mine renfrognée. C'est le bouddha des mauvais jours qui fait son entrée dans la salle. Pourtant, si la posture de l'homme inspire plutôt tristesse et dénuement, c'est d'un air décidé qu'il se dirige vers le petit autel orné de l'icône bouddhiste. Il prend tout son temps pour raviver la flamme du lumignon posé sur la tablette. Puis, reculant d'un pas, il s'incline d'une très lente révérence, mains jointes, devant l'icône. Bluff ou provocation ? L'ire nous chatouille !

   Ayant gravement regagné son tabouret de méditation, c'est avec la mine du bonze têtu qu'il amorce un regard circulaire austère, solennel, à destination de notre assemblée. Malgré le silence pesant, ça carbure dans les têtes. Notre grand manitou va-t-il remettre les compteurs à zéro comme après confesse ? Un classique. S'apprête-t-il à débiter les reproches amers, de circonstance, aux méditants devenus pénitents le temps d'une gaffe impardonnable ? Le silence se poursuit dans la durée, s'installe, s'étire, se pose, jusqu'à réverbérer des ondes finalement positives. S'il n'y a pas de vie valable sans musique, son contrepoint le silence tient aussi du luxe sacré : c'est bien la leçon qu'est en train de nous administrer Sa Hauteur Sérénissime en guise de saine réaction à nos écarts de mortels ingrats.

   Succédant à une éternité de vide, une voix étonnamment calme, issue du fond de l'air impalpable, nous invite à porter notre attention sur le rythme binaire bien connu : inspir/expir. Un classique désormais. Nous replongeons avec délices dans l'épaisseur déjà entrevue de la conscience. C'est un voyage neuf – en principe – qui   recommence à chaque tentative. Reprenant les images du lac – encore ! – nous sommes invités à nous couler dans l'immobilité sous la surface, loin de l'agitation tempétueuse du ressentiment. La voix nous incite à adopter une vraie compassion envers nous-même, comme envers les autres. Car enfin, le monde ne s'en sortira pas sans un réel climat d'empathie, de gentillesse ! Et voilà notre inspirateur en zénitude parti pour vanter l'équilibre nécessaire à chacun pour lutter contre les angoisses de la vie. Il parle des circuits cérébraux que nous mettons en place très tôt dans nos existences : sans le savoir, nos forces comme nos vulnérabilités pré-câblent notre système neuronal, pour le meilleur comme pour le pire. Et nous sommes vite embarqués vers l'un ou l'autre si nous n'y prenons garde. Voilà Pépère enfilant sa jaquette de Diafoirus !

   La voix poursuit : « Nous avons touché les limites du système. Partout, la société de performance, de consommation, d'égoïsme, s'effondre. A nous de redécouvrir les vertus de l'altruisme, de la bienveillance, de la douceur. La parole sur la gentillesse se libère. J'ai toujours pensé que c'était une vertu immense. Les avancées scientifiques prouvent aujourd'hui que nous en avons un besoin biologique. A nous de choisir ! » Gentillesse… Gentillesse… Voire ! Qu'est-ce qu'il mitonne sous son   crâne dégarni, notre matou causeur ? Il voudrait déminer la crise en cours que cela ne nous étonnerait pas ! Fin stratège, va !...

   L'épisode en cours s'achève sur une note de gravité à mi-chemin entre questionnement et retour au calme. Pour autant, les regards complices soulignent que nous ne sommes plus dupes.

   Méditants : 1, Bouddha : 1. Equilibré, le match renaît de ses cendres.

 

 

    Un curieux personnage fait son entrée dans le dojo ce matin-là. « Chef indien Seattle », se présente-t-il. L'homme a le port noble, le ton grave, pondéré.  « Comment peut-on acheter ou vendre le ciel, la chaleur de la terre ? me suis-je demandé tout haut lorsqu'il en a été question avec les pionniers blancs venus coloniser nos espaces primitifs. Si la fraîcheur de l'air et le murmure de l'eau ne nous appartiennent pas, comment peut-on les vendre ? Pour mon peuple, il n'y a pas un coin de notre terre qui ne soit divin. Chaque clairière et chaque insecte bourdonnant sont sacrés aux yeux et dans la mémoire de ceux de mon peuple. »

   Notre petite assemblée semble impressionnée par ces paroles frappées au coin du bon sens comme d'une vraie spiritualité. Une voix poursuit : « Mais que d'eau a coulé depuis qu'elles ont été prononcées… sans être entendues ! Il faut se pincer pour se dire que nous ne rêvons pas, hélas ! A quoi ressemble notre terre contemporaine livrée aux dérèglements de ce que nous nous sommes nous-mêmes résolus à nommer « l'anthropocène » ? Autocritique ou autodérision ? Certaines vérités sont dures à voir en face ! »

   Surprise, c'est bien notre bouddha qui vient de s'exprimer ainsi, donnant lui-même un nouveau coup de canif à la règle instituée du silence dans le dojo. Chacun y voit l'effet de l'épisode précédent qui a couronné la prise d'autonomie de notre groupe. Et le résultat d'un climat d'ouverture accru.

   Nous sentons tous qu'il faudrait une parole élevée, compétente, autorisée, pour faire écho à ce que vient d'énoncer le chef indien. C'est l'anthropologue Charles D qui intervient. Selon lui, ce sont des mécanismes universels qui permettent d'expliquer nos croyances, des mécanismes aussi naturels que nos manières de voir, de marcher, de respirer. C'est comme si nos idées se diffusaient à la manière de virus s'incrustant en nous pour ne plus en repartir et y laisser des traces physiologiquement inscrites, à transmettre aux générations qui nous suivront.        Charles D poursuit : « Comment firent les premiers hommes pour survivre dans les cavernes, avant de partir en quête d'autres univers à découvrir ? Et les Mayas dans leurs forêts primitives ? Le peuple Inuit perdu dans ses immensités glacées ? Il y a là pour le moins des mystères qui taraudent nos vérités ordinaires ! Quelle confiance dans leur milieu naturel et dans leur propre existence ont animé ces humains ? On sait que le cerveau de l'homme s'est transformé, évoluant lentement au gré des aventures qu'il a traversées comme des milieux qu'il a colonisés. A chaque fois, ce sont de nouveaux neurones, de nouvelles connections qui se sont créés, fournissant aux chercheurs d'aujourd'hui des preuves que l'homme est capable de réagir et de s'adapter physiologiquement à nombre de cadres de vie se proposant à lui. »

   René G, en spécialiste du phénomène mimétique, prend le relais de Charles D : « L'Histoire contemporaine nous montre toute une gamme de comportements humains dont certains nous surprennent ou nous inquiètent. Comment expliquer aujourd'hui l'idéal meurtrier des Islamistes radicaux, à l'image des acteurs des totalitarismes et des fascismes du siècle précédent ? Quels schémas narratifs ont pu coloniser leurs malheureux cerveaux ? Quelle réaction leur opposer tant que l'on n'a pas compris ces mécanismes ? Ne peut-on supposer que la violence et le sacré reposent sur des récits culturellement satisfaisants, réussis, au nom desquels leurs auteurs ont envie de s'investir, jusqu'au sacrifice ? Pour nous, démocrates, si leurs pauvres têtes paraissent bien malades, c'est d'abord parce que nous relevons d'un système de valeurs élaboré autour des idéaux de raison, de respect, de liberté, qui se sont peu à peu inscrits dans nos esprits et, sans doute aussi, jusque dans la physiologie de nos cerveaux. »

   « Le vécu de l'Islamisme radical est tout autre : au-delà du tabou ordinaire de la jubilation guerrière, il est imbibé de sensations extrêmes tournant autour d'une obsession pathogène de la pureté. La violence et le nihilisme ne seraient-ils pas devenus, avec le temps, leurs vertus morales à eux ? Comble du renversement des références – de notre point de vue ! » 

   « Les illusions religieuses représentent des vecteurs de choix pour allumer la mèche de barils de poudre prêts à exploser depuis longtemps. L'appel à la transcendance de soi se mue en utopie malaxée, manipulée, hystérisée. L'aspect cognitif des religions se borne le plus souvent à faire croire à des idées absurdes. Les extrémistes meurtriers d'aujourd'hui ressemblent comme des frères à ceux de nos guerres de religion il y a cinq siècles : leur seul programme se résume dans un joyeux étripage du voisin, même si celui-ci lui a offert son hospitalité ! Le feu de Dieu purifiant les âmes a bon dos : il sert de cache-misère à la bêtise qui colore toute religion lorsqu'elle se réduit au martelage primaire de dogmes et de rites aveugles. Derrière l'hystérie des culs bénis se cache la soif de pouvoir sur les consciences, incluse dans toute religiosité virant au fanatisme. Le fait religieux – respectable en lui-même – s'est depuis longtemps absenté de tels comportements, abandonnant à leurs éructations de nouveaux analphabètes sans repères humains. »

   « Selon eux, nos démocraties abouties ont fini de faire rêver, puisque nous ne serions plus prêts à tout sacrifier pour préserver nos idéaux – pourtant longuement acquis au cours de notre histoire. C'est bien pourquoi il nous faut relever le défi, remonter à l'origine de nos propres récits, les ré-insuffler à nos générations montantes pour qu'elles s'en imprègnent à nouveau. Il nous faut en retrouver les exigences, les devoirs à égalité des droits. C'est en posant notre propre transcendance morale face aux délires des fous de Dieu, que nous pourrons le mieux leur faire pièce ! Ne soyons pas timorés devant ces mystificateurs sans scrupule ! »

   « Face à leurs défilés de propagande, vraies parades mimétiques de corps masculins hystérisés, opposons la mise en scène esthétique de nos comédiens, de nos danseurs, de nos sportifs. Face à leurs slogans braillés, opposons nos rhétoriques construites, raisonnées. Face aux invectives issues de faux prophètes, déroulons la force tranquille, rimée, de nos poèmes. Répondons argument contre argument : retrouvons les sources de notre art oratoire. Luttons contre l'infiltration des psychés par des fantasmes guerriers primaires. Nous restaurerons ainsi une autorité patiemment construite grâce aux avancées de nos institutions démocratiques. Contre leur retour à un VIIe siècle pré-moyenâgeux, osons faire droit à nos avancées dans la modernité. Assumons nos sociétés laïques dissociées des excès du divin. N'oublions pas que notre propre religion chrétienne n'a toujours pas résolu ses propres problèmes avec la légitimité du spectacle théâtral ou cinématographique moderne. Et là, nous n'hésitons pas à nous battre ! Alors, un poids une mesure ! »

   L'orateur exténué met un terme à sa harangue sous le sourire rapace du boss. Je ne voudrais pas jouer les pisse-vinaigre, semble dire son regard malicieux, mais, poursuit la voix familière : « voilà justement l'exemple d'un raisonnement qui dégénère en délire normatif ! Demandez plutôt à l'autre partie ce qu'elle en pense ! Je suis prêt à parier que nos gogos islamistes mettraient en avant de sombres rancunes, leurs frustrations d'incompris et l'arrogance d'un occident post-colonialiste qui veut tout régenter !... Et puis qui leur reste-t-il à regarder de haut pour nourrir leur pauvre ego en quête de reconnaissance ? Les vérités s'établissent grâce à des moyennes, sans sommations ni complaisance. Et la haine hélas peut être aussi généreuse que l'amour inconsistant. » Pertinence des renversements.

   Des miasmes de rancœur se sont progressivement disséminés dans la salle depuis quelques instants. D'autant que la chaleur estivale ambiante contribue à faire dangereusement bouillir les têtes. Mais la leçon s'impose à nouveau : la radicalité des discours contribue à produire des émanations négatives brouillant les réflexions. Quelle que soit la justesse des faits, la rhétorique qui en rend compte apporte un surplus d'emballement qui parasite les pistes. L'illustration a déjà été donnée à propos du ressentiment et des émotions. Elle semble d'actualité cette fois-ci encore. Mais Dieu merci ( ! ), les bienfaits croisés de la méditation et de la philosophie devraient nous permettre de rétablir un équilibre : nous voilà dotés de deux bons outils de discernement pour modérer les excès des passions ! En attendant, quoi de la parole ou du silence à venir apaisera-t-il la colère en cours ?

   Sa Sagesse Eclairée a sa petite idée, n'en doutons pas !...

 

 

    La force rhétorique des dernières interventions nous laisse pensifs. Sur leur contenu d'abord. Mais aussi sur la réaction du bouddha. C'est la première fois que celui-ci laisse se dérouler, mieux encourage, un échange oral dépassant le cadre de nos exercices méditatifs. Sans arrière-pensée ?...

   Il reprend toutefois la main aussitôt, nous proposant un nouveau travail de méditation marchée. Chacun reprend place dans le dojo et concocte une incursion en lui-même. Avec ce sentiment devenu familier de s'y retrouver comme dans une maison, sa maison.

   « Laissez d'abord votre esprit aller et venir comme bon lui semble, sans s'arrêter sur rien. Vous reconnaissez là un état de rêverie, d'errance, propre à une balade sans but. Vous ressentez la gratuité des choses, comme leur impermanence dans ce monde. Tout va et file sans espoir de retour à l'identique. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », énonçait Héraclite dès les origines de la philosophie. »

   « Incluez maintenant à cette promenade sans but votre respiration régulière, à la manière d'un instrument de musique qu'il convient d'accorder : trop lâche, la corde flotte et ne délivre aucun son audible ; trop tendue, elle produit une sonorité contrainte, discordante. Accordez votre propre musique intérieure et laissez-la se dérouler dans le temps, sur un rythme tranquille, apaisant. »

   « Vous vous installez ainsi devant le vaste miroir vide de la conscience qui contient tout, en deçà et au-delà de vous. Vos représentations mentales, émotionnelles, se suspendent, à l'image de chauve-souris venues s'endormir sagement sous le toit d'une grange déserte. Et vous demeurez installés dans votre corps comme dans un asile tranquille et ouvert sur le monde. Plus rien n'importe que d'être là, sans attente. Simplement là. »

   Le silence qui suit laisse chacun à son exercice intérieur. Tout est dit et tout reste à faire… sans qu'il n'y ait rien à faire. Clin d'œil gentiment adressé à ceux à qui viendrait l'idée saugrenue de vider l'océan avec un dé à coudre ou de continuer la balade en marchant sur la tête ! Quant à moi, je sens que je me quitte moi-même avec une désinvolture de bon aloi. Une bonne partie du personnage semble s'être absentée, évanouie, me laissant l'esprit libre de toute attache, de toute représentation comme de tout souci de… représentation ! Un air d'évasion souffle sur le bonhomme entier. Il n'y a pas à dire, la méditation, ça vous aère les neurones !

   Comment se croire au bout du monde tout en demeurant en soi-même : la solution vient de nous être donnée en quelques indications simples. Nous voilà devenus de vrais esprits voyageurs flottant en état d'apesanteur. La fin de l'exercice voit chaque visage étonné revenir à un semblant de présence où plane encore comme un zeste de doute.

   « Vous venez de pivoter dans la conscience », émet une voix laconique que nous tardons à reconnaître comme celle de notre mentor. « On est encore dans les vapes », résume parfaitement l'ami Tonio qui se remet de l'opération en cours. « Faut qu'la comprenette revienne en douce, camarades ! Y a pas d'urgerie, hein ? quoi t'est-ce ? »

   Le dabe reprend peu à peu possession de son groupe parti en vadrouille. Il nous aime épanouis, Pépère, comme tout initiateur qui soigne son travail : l'exercice a beau friser l'intangible, il lui faut le retour sur investissement qui motive pour la suite. Celle-ci se présente sous la forme d'une proposition d'écoute musicale. Chacun s'allonge à un endroit de la salle et ferme les yeux. Après quelques minutes d'un silence de transition, Sa Zénitude nous demande une disponibilité auditive maximale, sans a priori. « Juste l'entendre », précise-t-il elliptique. Sans doute désigne-t-il par ce verbe déguisé en substantif l'acte lui-même dans sa pureté originelle.

   « Ne cherchez pas à nommer cette musique, même si elle ne vous est pas étrangère, même si des titres vont sans doute se présenter à vos esprits. Vos repères culturels ne doivent pas faire écran. Faites comme si vous aviez tout oublié. Comme si c'était la première fois que vous l'entendez. »

   Un air d'orchestre retentit sous le plafond du dojo, remplissant l'air de nappes de sonorités lentes, puissantes, aériennes. Chacun est seul avec sa musique, s'autorise à la sentir, à se laisser gagner par elle, mais en cherchant à éliminer toute référence d'orchestre connu, de moment et de lieu d'écoute mémorisé et se rappelant à son bon souvenir. Exercice aussi difficile que de désapprendre du déjà connu, du repéré, du culturellement acquis. Il faut faire comme si on ne savait pas déjà ! Pas simple, vous avouerez !

   Le bouddha croit bon de compléter sa consigne de départ : « Rappelez-vous notre exercice de contemplation du parc et de sa verdure. Vous avez tenté d'appréhender des masses de feuillage indistinctes, sans nommer vraiment chaque arbre vu, chaque plante entraperçue. Vous êtes ainsi parvenu à une contemplation sans objet : juste le voir ! Voici juste l'entendre. »

   L'enseignement qui suit va nous en faire voir de toutes les couleurs ! Un méditant qui répond au patronyme de Pierre B demande la parole. Celle-ci lui est accordée sans difficulté par le patron, conformément à son nouvel esprit d'ouverture.

   « Je souhaite rebondir sur la méditation musicale dont nous sortons. Je suis artiste peintre, et ce travail de contemplation me parle vraiment. J'ai commencé ma carrière en représentant des scènes familiales dans les jardins, les vergers où la couleur verte prédominait dans toutes ses nuances. Mon dessin était figuratif, avec le brin de naïveté qui marque souvent les œuvres de jeunesse. »

   « Puis ma vision des choses et des êtres a évolué, et avec elle ma façon de peindre. Mon trait s'est simplifié et j'ai concentré mon attention sur les couleurs elles-mêmes. J'ai inventé mes propres chromatismes en essayant d'en habiller mes sujets. Je me suis efforcé de sublimer le quotidien par des visions hors du temps. »

   « Insensiblement, je me suis mis à exalter la couleur, à m'enivrer de ses nuances. Ma palette s'est recouverte de tonalités toujours plus lumineuses, vraies pour moi bien que de moins en moins réelles. Je me suis livré à des fictions chromatiques que j'ai fini par traiter sous forme de véritables cascades de lumières où la figuration des scènes prenait un rôle secondaire. Je me suis plu à introduire du mystère dans l'apparence visible des choses. On a même dit que je cherchais à représenter une certaine idée du temps perdu, à la manière de mon collègue romancier contemporain Marcel P, passionné par la recherche du temps passé. »

   « Une multitude de chromatismes a colonisé mon regard intérieur, changeant même parfois avec le temps. Ainsi, il m'est arrivé de retoucher en secret mes toiles une fois exposées au musée. Guettant le passage du gardien d'une salle à l'autre, je sortais de ma poche une minuscule boîte garnie de deux ou trois tubes, et, du bout d'un pinceau, je tentais d'améliorer furtivement, de quelques touches, un détail qui me préoccupait. Et, mon coup fait, je disparaissais, radieux comme un collégien après une inscription vengeresse au tableau noir. »

Pierre B poursuit : « J'ai utilisé, je crois, tout le spectre disponible des couleurs, à la manière dont un compositeur peut être amené à créer des partitions usant de cascades de notes avec demis et quarts de tons, dans un déluge chromatique similaire. Les couleurs du monde sont illimitées, à l'image de nos sentiments et de nos pensées. La variété de leur appréhension possède une semblable infinité. »

   « Je sens que la contemplation proposée dans ce dojo peut rejoindre les attitudes à la fois ouvertes et attentionnées propres à l'artiste. »

   Dont acte.

  

 

    Peinture et musique viennent d'enluminer nos esprits méditatifs, et Sa Félicité en semble toute réjouie, ragaillardie presque. Elle qui était obnubilée par la sacro-sainte règle d'un silence austère vient semble-t-il de découvrir les mérites d'une souplesse profitable à l'esprit : dans sa malléabilité extrême, celui-ci cherche toujours à s'enrichir de nouveautés, de changements de rythme propres à nourrir ses émotions, matériau de base de ce qui nous fait nous « mouvoir ».

   Combien de fois n'avons-nous pas entendu cette injonction presque administrée comme un calmant nécessaire : « Sois raisonnable » ? Avec à chaque fois l'idée qu'il ne fallait pas laisser nos passions prendre trop de place ! Vieux tic propre à notre Occident sage et raisonneur suivant la voie de nos penseurs antiques dont l'exemple bimillénaire nous poursuit encore aujourd'hui.

   On se souvient que les Grecs se méfiaient de l'hubris, cet affect de la démesure qui troublait l'ordre social et risquait fort de leur attirer la foudre des dieux. Les savants ont, de nos jours, établi l'origine biologique de ce vaste réservoir d'agitations en chacun, et l'on connaît mieux son empreinte changeante sur nos corps et nos comportements. Que faire de cette grande marmite toujours plus ou moins en état de bouillonnement ? Quel pouvoir avons-nous sur ce mitonnage permanent ?

   La question, évoquée par l'un des méditants, est reprise par les uns et les autres, dans une discussion qui s'annonce aussi ouverte que passionnée. Candido avoue pour sa part être souvent débordé par ses émotions, et s'en méfier : « Comment voulez-vous que je reste calme, quand je me sens assailli par la colère, la jalousie ou l'anxiété ? Je sais que c'est toujours un mauvais moment à passer, alors je patiente en attendant la fin de l'épisode, mais sans maîtriser grand-chose ! » On le sent adepte de la méthode Coué, notre Candide !

   « Le climat comme l'attitude poétiques me sont d'un grand secours pour nommer, reconnaître et finalement observer mes émois », lance une voix juvénile derrière moi. C'est Arthur R, le poète de seize ans, qui vient de s'exprimer. Joignant le texte à la parole, le voici qui déclame avec gravité, l'œil allumé d'une étrange vision :

 

   « Oh ! Ne les faites pas lever, c'est le naufrage…

        Ils surgissent comme des chats giflés

        Ouvrant leurs omoplates, ô rage !

        Tout leur pantalon bouffe à leurs reins boursouflés.

        Et vous les écoutez, cognant leurs têtes chauves,

        Aux murs sombres, plaquant et plaquant leurs pieds tors,

        Et leurs boutons d'habit sont des prunelles fauves

        Qui vous accrochent l'œil au fond des corridors ! »

    

   « Apprivoiser mes frissons m'est devenu familier au fil de mes écrits : je me plonge dans ce bain dès que les images naissent devant une scène vue, sentie, identifiée. En me rendant « voyant », j'assiste à l'éclosion de ma pensée. Je prends tout sur moi, comme un photographe de guerre au plus près de l'action : la force émotive surgit d'une vérité crue que je tente de capter puis de décrire avec les mots du peintre ou de l'anthropologue. J'en ressens toutes les ondes dans mon corps, comme si j'étais à la place de ces émouvants Assis. Comme si je témoignais pour eux ! »

   René G et Charles D, les anthropologues présents, réagissent comme un seul homme à la description puissante de cette expérience, si bien que l'on ne sait plus lequel répond vraiment : « Oui, le corps intervient avec force dans cette drôle d'affaire de l'impulsion émotionnelle : si l'on pouvait placer des capteurs sur le cerveau à ce moment-là, on serait étonné de la réaction enregistrée ! Nos émotions sont comme nos envies : elles ont besoin de trouver une expression, de se sentir exister, dans un premier temps du moins. Alors ça grince fort à l'intérieur de la maison. Et on risque de se laisser emporter purement et simplement par ce flux des passions, sans comprendre ce qui nous arrive, sans trouver de recul. Jusqu'à ce que l'on apprenne à nommer ces mouvements internes, à les repérer, à en saisir le sens. Cela prend du temps, mais permet un jour d'anticiper, en assistant à l'orage d'un œil plus extérieur. Comme l'observateur regardant passer un train et se disant : « Tiens voici la peur. Tiens voici la colère, l'angoisse… » On commence alors à vivre plus détaché, davantage en spectateur. »

   Gaston B, en familier des quatre éléments, nous plonge, lui, au cœur d'une métaphore toute météorologique : « Au fond, il conviendrait d'assister à nos états émotifs comme à des passages de formations nuageuses : légers nimbus, bas stratus, cumulus en bulles multiformes, chaque atmosphère a ses particularités. Il en va de même pour notre ciel émotionnel où les impressions varient à l'infini d'un moment à l'autre. Mais tout cela passe, ne demeure pas : on est dans l'impermanence décrite par nos ancêtres stoïciens. Il suffit d'un peu de patience pour assister à ces évolutions sans y rajouter nos propres constructions mentales. Aiguisons donc seulement notre attention à ces phénomènes, sans nous y plonger corps et âme. Demeurons comme des observateurs aussi neutres que possible face à notre météo intime. »

   « Ouais, mais quand ça vous chatouille les tripes, faut bien qu'ça sorte ! », lance l'ami Tonio sur le ton gouailleur qu'on lui connaît bien. « Se laisser aller à dire c'qu on r'sent, ça m'paraît un peu mieux que rien, comme disait mon cher aïeul. Moi, j'aime trop la véritance pour laisser quimper à tout va. Quand on s'sent fripé de l'intérieur, vaut encore mieux s'brancher illico su'l'compteur à chavirance que d'négationner en solo », hypothèse-t-il. « Et puis quand je grince des méninges, j'aime bien qu'ça s'sache ! Sinon, j'dessèche sur pied ! » diagnostique-t-il.

   L'argoteur regagne son port d'attache sans moufter, fier comme Artaban. Alors qu'un certain Antoine de La G intervient avec assurance : « J'ai trouvé des similitudes frappantes entre le domaine des émotions et mes recherches sur notre capacité à l'évocation mentale : dès qu'il s'agit d'entrer dans la connaissance des réalités, on ne peut se passer de se faire des représentations, des images, de se parler et de s'entendre dire les choses : en l'occurrence ici, il faut tenter d'appréhender les signes qui se présentent à notre conscience avant d'en décoder le sens et, enfin, d'en faire quelque chose. A nous de pénétrer dans l'intelligence aiguë des phénomènes. Seule différence de taille : ces objets ne sont plus extérieurs à notre vision, mais surgissent du dedans ! Familiarisons-nous avec cette vie intime qui est la nôtre, avant d'y avoir un accès de plus en plus clair. »

   La romancière Simone de B souligne, elle, la nécessité de fouiller le caractère de ses personnages pour mieux croquer leurs attitudes, leur état d'esprit. « Il y a du psychologue et du policier chez tout romancier qui doit se fondre dans l'identité des gens, percer leur caractère, expliquer leurs comportements à travers les émotions qu'ils sont amenés à traverser. Il faut proposer une certaine logique au lecteur pour qu'il se coule dans la peau de ses héros ! »

   Enfin, Chet, Pierre B et Jacques T donnent leur avis d'artistes : la musique comme la peinture et le cinéma sont directement porteurs d'excitations, c'est justement leur fonction, leur raison d'être. Les créateurs et les interprètes endossent ce rôle unique : se faire des passeurs de sensations pour un public qui reçoit des signes sans forcément pouvoir interpréter la finesse des codes ou l'intention des artistes. Rude et belle responsabilité d'initiateurs pour ces forgeurs d'émotions.

   Et comme pour faire le lien avec l'expérience zen en cours, Pierre B ajoute en se tournant vers notre bouddha : « Le lien que nous établissons ici entre esprit et art peut s'incarner dans cette belle réflexion d'un collègue peintre, Paul Cézanne : « Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience. » 

   Pour la première fois, tous les méditants déjà connus, identifiés, ont pu prendre la parole à la suite dans l'enceinte du dojo. Cela réjouit visiblement le bouddha dont la voix grave énonce clairement : « Bon, finies les cogitations ! Et si nous méditions, à présent ? »

   Décidément, il veut toujours avoir de dernier mot, Pépère.

 

 

   « Juste ceci : le plus ou le mieux ? » La question est lancée par le bouddha au beau milieu d'un enseignement. Elle a l'air anodin et sibyllin à la fois. Daniel C, économiste et historien, se joint à notre groupe pour sonder le sujet. L'auteur de L'Homo Economicus a pris le temps de creuser les rapports que nous entretenons depuis des lustres avec la demande intarissable de confort exigée par nos petites personnes. Toujours vouloir ce que l'on n'a pas : voilà, selon lui, à quoi se résume notre quête sans fin d'un plus-être pour nous et les nôtres. Serions-nous à ce point aveugles pour ne pas voir qu'un tel processus est forcément voué à trouver son terme un jour proche ?!...

   C'est le moment choisi par René G pour faire son retour sur le devant de la scène : « Une fois que ses besoins primordiaux sont satisfaits, l'homme désire encore, mais il ne sait pas quoi. Car c'est l'être qu'il désire, un être dont il se sent privé et dont quelqu'un d'autre lui paraît pourvu… » Nous voilà revenus aux charmes problématiques du désir mimétique.

Ainsi, la fameuse « croissance », tarte à la crème hantant nos sociétés contemporaines, fonctionnerait davantage comme une religion : chacun ne veut y croire que pour mieux s'arracher au tourment d'exister et toucher au grisbi dans un paradis fantasmé. Ce qui a soutenu jusque là notre idée de progrès semble s'effriter comme un jour sans pain, nous laissant bouche bée.

   Comment échapper à cette éternelle hantise qui nous tenaille sourdement ? Vers quoi tourner nos désirs inassouvis ? Et si une première piste consistait à réviser notre notion du temps, à revoir la façon dont nous considérons cette richesse, dont nous en usons ? Et si nous prenions conscience que nous n'avons jamais le temps, mais que nous le sommes ? Moment après moment.

   Arthur R, notre poète rebelle, réagit avec une belle vigueur.  « Nous avons en nous, prête à s'éveiller, une conscience visionnaire de l'univers où nous sommes plongés. C'est une vraie mine, un trésor de ressources où chacun peut puiser ses propres raisons d'être au monde. Il suffit pour cela d'une attitude extrêmement simple – peut-être est-ce paradoxalement une raison de la difficulté à l'atteindre – qui est de se mettre, face au temps, en position d'attention aiguë et relâchée à la fois. A la manière dont j'ai vu que vous en usiez dans vos exercices pour méditer. C'est dans un tel état d'esprit que m'est venu le poème des Effarés :

        

         « Noirs dans la neige et dans la brume,

           Au grand soupirail qui s'allume,

           Leurs culs en rond.

           A genoux, cinq petits – misère ! –

           Regardent le Boulanger faire

           Le lourd pain blond (…/…)

 

           Ils écoutent le bon pain cuire

           Le Boulanger au gras sourire

           Grogne un vieil air.

           Ils sont blottis, pas un ne bouge,

           Au souffle du soupirail rouge

            Chaud comme un sein »

 

        

   « J'ai ressenti dans cette scène d'hiver brute et chaude à la fois toute la force des discordances qui font la chair du monde au moment précis de ma vision. Chacun de mes mots pourrait servir à composer un petit tableau de cette apparition vécue comme un récit, une histoire. C'est comme si je revivais, à la relecture de mon poème, toutes les impressions ressenties à ce moment-là : elles demeurent fixées en moi pour la durée de ma vie comme pour celle du lecteur revisitant mon poème. La force de la poésie est un rappel pour nos consciences en éveil. Rappel à un état qui fonde la vérité et la densité du monde à cet instant précis. »

   Pourquoi le poète est-il un homme simple et singulier à la fois ? Parce que le monde qu'il raconte est le petit monde… de tout le monde. Il sait toucher, à travers ses mots ordinaires, notre part commune d'émotion, d'affects partagés. Et ainsi, il nous relie aussi sûrement – même si plus secrètement – que ne le font les religions et leurs incantations répétitives. Quel homme sait mieux que le poète donner du charme à la révolte ? De la profondeur à l'invocation ?

   Alors, le poète, notre alter ego ? Une chanson rythmée se fait entendre au fond du dojo. Un homme moustachu, la tignasse en bataille, l'air débonnaire, s'avance en gratouillant sa guitare. « Georges B », se présente-t-il. « J'aime les mots et leur histoire. Par-dessus tout. Ils sont les outils de la langue, ce bien commun que nous partageons tous en permanence, presque sans nous apercevoir des nuances de leur contenu, tant cela nous est familier, naturel. Et tant cela peut nous devenir banal. »

   « J'aime particulièrement rechercher le terme précis, pittoresque, pour nommer un visage, un objet, un paysage. J'apporte un soin permanent à élever la langue, à l'exhausser pour tendre à l'effet que je désire atteindre. Je confie à mes textes le meilleur des émotions qui me traversent. Rien ne me touche autant qu'une chanson qui se mue en passerelle magique pour tous. Les personnages que je mets en scène sont mes amis de cœur : amoureux, patrons de bistrot, femmes pénélopes ou légères, petit peuple urbain ou ruraux anonymes. J'aime me faire le messager persifleur des libertaires de tout poil : s'il faut choisir mon camp, ce ne sera pas celui des puissants ! Les institutions se doivent de porter soutien à l'homme du commun, pas de l'exclure ou de lui compliquer la vie ! Sinon, je suis capable de me montrer sans pitié ! »

   « Je me sens relié à la longue cohorte des poètes des siècles passés : je n'hésite pas à mettre leurs textes en musique et à les chanter, comme pour mieux les faire revivre à l'oreille de nos contemporains. C'est ma « solidarité sainte de l'artisanat ». Et puis je suis tendre avec la nature et les animaux, nos compagnons de toujours dans ce panthéon sacré qu'est le cosmos. Je m'aime en passeur de rêves un peu fêlé qui embarque ses frères de cœur dans des chemins de traverse trop souvent invisibles à leurs yeux ivres de routine. Je souhaiterais être le bon copain de tout le monde : au fond, j'aime le genre humain jusque dans ses faiblesses. Dans ses petites misères et ses grands coups de cœur. Et il me le rend bien : je sens que chacun peut porter ma présence en lui, et c'est un vrai grand bonheur pour moi ! »

   Le petit public du dojo est tout retourné par cette déclaration qui lui va droit au cœur. Et puis nous venons d'avoir la réponse claire à notre interrogation du début : entre le plus et le mieux, le toujours davantage et la nuance de qualité, l'évidence a choisi. Et c'est avec une chaleur partagée que nous laissons le poète troubadour nous offrir ces quelques vers :

        

         « Au rendez-vous des bons copains

           Y avait pas souvent de lapin,

             Quand l'un d'entre eux manquait à bord

             C'est qu'il était mort,

             Oui, mais jamais au grand jamais,

             Son trou dans l'eau n'se refermait

             Cent ans après, coquin de sort,

             Il manquait encor ! »

 

         « Des bateaux j'en ai vus beaucoup

             Mais le seul qui ait tenu le coup

             Qui n'ait jamais viré de bord

             Mais viré de bord,

             Naviguait en père peinard

             Sur la grand'mare des canards

             Et s'appelait « les copains d'abord »

             Les copains d'abord ! »

      

 

   Durant un long moment, nous demeurons tous plongés au cœur de ce creuset chaleureux que la poésie sait ménager à nos esprits inquiets. Et puis nous sentons bien que ce sentiment du sublime pourrait s'élargir encore, bien au-delà de l'écrin choisi, cultivé des textes. Notre exploration du temps poétique nous permet de plonger dans une joie du cosmos qui donne chair à nos consciences. Et leur ouvre une épaisseur insoupçonnable à explorer.

   « Voyez comme le sublime confine au simple », énonce en écho notre bouddha, visiblement impliqué dans les dernières réflexions émises. « Avouez que cela rejoint le fil de nos méditations dans le dojo depuis le début. L'esprit poétique s'ouvre à nous tous si nous le désirons, comme notre attirance pour la musique ou les arts en général. Nous nous plaçons là délibérément en dehors de tout jugement, rejet ou convoitise, pour rallier une posture simple de calme éveillé. L'attitude propre à la méditation évacue l'épaisseur du filtre que nous mettons d'emblée entre nous et le monde. Elle nous met devant un espace libre, comme après un grand coup de balai donné à l'entassement de nos rites quotidiens et répétitifs, de nos parades sécuritaires et de nos repères familiers. Nous voici soudain replongés dans une sorte de volume abyssal où la respiration peut à nouveau circuler librement, amplement. Nous sommes réinvités à habiter le présent, à créer du neuf sans a priori ni scrupule. Nous touchons à l'état méditatif. »

   Le dabe a parfaitement tiré les marrons du feu en reliant les bienfaits croisés de la poésie et de la méditation. Un nouveau point à inscrire à son actif, même si cette formulation ferait sans doute sursauter son ego susceptible !

Et puis nous nageons en plein paradoxe : s'absenter à son moi pour retrouver une présence de soi au… présent ! Mais quid du corps, dont notre bouddha faisait encore tout un plat il y a peu ? Un méditant anonyme ose soulever la question.

   « J'ai toujours été impressionné par le cliché – en est-ce vraiment un ? – de yogis en méditation exposant aux passants les blessures et mortifications qu'ils s'imposent. Quand on sait que le bouddha veut du bien à ses semblables et que chacun est appelé à devenir bouddha à son tour, je vois là une contradiction pour le moins flagrante ! Mortifiez votre corps et dispersez vos désirs dans l'azur du ciel : voilà l'image de l'ascète mortifère – pendant parfait du bonze bedonnant – et de ses sévices préférés, qui nous rattrape et nous pose question. Alors, s'infliger ou ne plus s'infliger la douleur à soi-même ? Le bouddhisme peut-il se réduire à un exotisme de pacotille ? Ou est-il au contraire l'une des tentations les plus poignantes d'expliquer le monde et d'éclairer nos destins ? Est-il une attitude devant la vie ou une énième religion prosélyte installée dans la conquête et le pouvoir ? »

   La pertinence du questionnement interpelle notre cher guide. Un moment désarmé, il réagit d'une voix calme : « Méditer, c'est d'abord prendre conscience que je suis corps. C'est penser droit dans un état de veille et de lucidité. Et renouveler cette expérience au quotidien. »

   « Tous les êtres, tous les phénomènes sont le résultat de compositions éphémères qui se font, se défont, se transforment. Comme l'eau et le sable, celles-ci filent sous les doigts. Nous sommes tous reliés les uns aux autres sans le savoir, de même que nous nous côtoyons sans nous voir. Or notre destin à tous est le même ! »

   « Nos désirs ne sont jamais assouvis. Ce sont comme des puits sans fond. Des chaînes qui nous retiennent prisonniers sans que nous en soyons vraiment conscients. Sommes-nous condamnés à nous consumer sans jamais faire la paix avec nous-mêmes ? La force simple et puissante de penser nous fait dépasser l'aveuglement de croyances qui nous baladent. Seul l'esprit libéré du mirage des représentations peur s'abstraire du monde pour méditer. La liberté est à ce prix. »

   Dixit le maestro et circulez ! Qu'ajouter à pareille démonstration ? On en reste coi. Il faudrait une sacrée dissonance pour briser pareil élan !

   Et c'est encore Tonio l'argoteur qui s'y colle. « J'voudrais pas ram'ner ma science dans cette belle unanimitié, mais j'ai entendu parler du Samsara, ce cycle infini des naissances, des morts et des renaissances. J'ai cru comprendre que chacun courait le risque de se réincarner sous une forme peu flatteuse en cas de comportement fautif. Enfer et damnation ! C'est bien gentil tout ça, mais j'ai pas envie d'me r'trouver dans une autre vie sous la forme d'un ver de terre ou d'un crapaud ! »

   « Oui, confirme le boss, le bouddhisme voit l'univers pareil à un gros cylindre dans lequel se meuvent les êtres selon les actes accomplis : chacun est doté de son karma suivant ses actes bons ou mauvais. Et nous supposons l'errance des âmes d'une existence à l'autre. Le but final étant d'émerger un jour de ce cycle infernal des vies et des enveloppes corporelles, comme la méditation nous fait sortir des représentations. »

   Le trublion Tonio exécute une volte, opine et grince. « Ouais, n'empêche que je renifle du pas catho dans tout ça. Je sens comme un état de tracassage qui me fouaille le subconscient. J'ai bien peur que ce soit toujours les mêmes qui morflent : ceux qui ne savent que s'encombrer le têtiau des maligneries qui les travaillent », hypothèse-t-il. « Moi j'vois plutôt l'paradis comme un palais kitsch peuplé d'anges et de saints inventés pour les besoins d'un film hollywoodien. A quoi ça peut bien servir de défunter si c'est pas pour garer ses osselets dans une crèche valable ? », évasive l'amoureux du ramage canaille. Voilà une hauteur de vue tout à l'honneur du personnage.

   Mais nous sommes bien loin déjà du climat poétique qui régnait tout à l'heure dans le dojo. Un peu comme si, évoquant le cadre de nos vies et leur projection dans une postérité hasardeuse par définition, nous perdions momentanément le fil qui animait notre pratique de non représentation : la vie comme mauvais théâtre est toujours prête à reprendre le dessus ! Au moins autant que nous sommes prêts à être dupes du mécanisme. Allez, une petite piqûre de rappel serait la bienvenue !

   Sieur bouddha se charge de nous la donner, mais ô surprise, sur le mode poétique qui nous avait enchantés un peu plus tôt. Et c'est Lucrèce, poète grec, chantre du hasard des éléments cosmiques et du mouvement des âmes, qui s'exprime à travers les lèvres du maestro, pour un moment de pur inédit :

 

         « Misérables esprits des hommes, cœurs aveugles !

             N'entendez-vous donc pas ce que crie la nature ?

             Que veut-elle sinon l'absence de douleur

             Pour le corps, et pour l'âme un bonheur pacifié

             Délivré des soucis, affranchi de la peur ?

             Le corps, nous le voyons, se soucie de très peu

            L'absence de souffrance est un plaisir exquis

             La nature apaisée n'en demande pas plus. 

 

   Tapi dans un coin du dojo, c'est l'ami Chet qui reprend le flambeau du poète. Il se saisit délicatement de sa trompette et ses lèvres effleurent l'embouchure avant de s'y refermer. Les joues se gonflent, insufflent leur volume d'air, comme donnant vie à l'objet cuivré. Un son plein, chaleureux, onctueux, monte de l'instrument. C'est à chaque fois une nouvelle naissance à laquelle il nous est donné d'assister. Les doigts savent jouer de la finesse du toucher, actionnant les pistons sans hâte excessive, les caressant avec un savoir-faire étudié et une grâce qui peut se lire dans le délié des gestes du musicien.

   La musique qui gagne par vagues successives tout l'espace du dojo insinue une chaleur engourdie, épaisse, paresseuse, que l'on reconnaît dans la familiarité vécue de certaines humeurs nostalgiques. Si la langueur possède un timbre, c'est bien celui de la trompette de Chet à ce moment précis de son aubade. Une mélodie brute, impressionniste – au sens où elle impressionne un climat, un état d'être.

   La mélodie a la simplicité d'un air à siffler, les jours tristes de préférence. D'un air à chanter aussi : notre musicien détache ses lèvres du bec cuivré pour entonner l'air d'une voix douce, veloutée, prolongeant avec justesse les accents de l'instrument, renforçant le tempo langoureux, « lentissime », de la pièce. La voix au timbre pur va mourant, jusqu'à l'extinction d'un dernier souffle insaisissable.

 

 

                                                III

                                LE CAS ROBINSON


   Un homme fait son entrée dans le dojo ce matin-là. Une force de la nature : haute taille, poitrail imposant, cheveux roux en crinière, le personnage a tout d'un Robinson moderne atterri là on ne sait trop comment.

   Il prend la parole d'une voix calme et profonde, caverneuse presque. « J'ai entendu parler de l'expérience qui se vit ici, j'y ai vu des analogies frappante avec mon propre fil de vie. Ecoutez plutôt mon histoire… »

   « Il se trouve que j'ai passé une trentaine d'années de mon existence en solitaire sur une île lointaine et déserte. J'en ai retiré une appréhension personnelle sur l'esprit qui peut nous animer, entre passion et raison, nature et culture, conformisme et liberté. »

   « Plongé dans une nature totalement vierge, confronté à une solitude absolue, il m'a fallu faire des choix pour survivre et tenter de conserver mon intégrité. Partant de l'instinct de survie, l'expérience m'a mené très loin, me transformant profondément. Je n'aurais jamais imaginé une telle évolution possible ! »

   « Imaginez un misérable marin arraché à une tempête qui a coulé son navire. Jeté sur une île perdue du Pacifique, il est le seul et unique survivant du désastre. Il ne rencontre pas âme qui vive. Comment va-t-il réagir ?... Qu'auriez-vous fait à sa place ?... L'équation est posée. Une durée de près de trente années de vie insulaire sera nécessaire pour répondre. »

   « J'étais un homme au passé éduqué, civilisé, doué de raison. Passés les premiers temps, sans repère connu, j'ai dû me remettre en état de lucidité, de choix, d'installation dans la durée : il m'a fallu épouser le rythme de vie de ce lieu, m'adapter à ses ressources, bref y faire mon trou, comme on dit. Ce dont je ne me doutais pas, ce sont les bouleversements personnels qui m'attendaient. »

   Dans le dojo, tous sont attentifs aux paroles du nouveau venu, à son récit comme au ton persuasif qui l'entoure.

   « J'ai vite constaté, au cours des heures de rêverie qui me laissaient libre, que j'étais sans cesse tenté de me replonger dans mon passé. Autrui, ce puissant facteur de diversion, me manquait terriblement. Il me fallait aussi continuer à manier la langue pour ne pas l'oublier, en garder l'usage : alors je me suis mis à parler tout haut ! » 

   « Et puis j'ai patiemment, progressivement, mis en place les conditions de ma reconquête : celle de l'ordre moral sur le désordre naturel. J'étais mû par le désir insatiable de construire, d'organiser, d'ordonner les conditions du progrès sur cette île vierge. Mon désir spontané me poussait à combattre l'anarchie de la nature laissée à l'état de chaos, d'enchevêtrement absolu. Ainsi, j'ai peu à peu quadrillé l'espace de mes activités de chasseur cueilleur, puis d'agriculteur éleveur, et d'apprenti citadin enfin. Jusqu'à m'installer dans cette cabane réalisée de mes mains, dont j'ai fait une sorte de musée de l'humain… à ma main. En quelques années, j'avais réussi à revivre les grandes étapes de notre évolution sur mon île devenue un laboratoire en miniature de ce phénomène historique. »

   « Je me suis aussi contraint à installer une juste mesure du temps sur l'île : j'ai bricolé une clepsydre pour rythmer la durée et fabriqué un almanach permettant d'inscrire dans ma mémoire travaux, jours, saisons, années. J'ai poussé la perfection jusqu'à composer une charte « des » habitants de l'île : droits et devoirs détaillés de chacun, comme dans une vraie petite république ! Il faut dire qu'entre-temps m'avaient rejoint deux nouveaux compagnons : un singe errant et un métisse aux allures primitives. Une vraie petite société en miniature dont je me suis fait le gouverneur ! » Notre groupe de méditants est tout ouïe, captivé par le récit de cet aventurier singulier, atypique. Que nous réserve-t-il encore ?...

   « Plus que jamais, la règle de palabrer, de pérorer à haute voix régnait sur tous mes actes. Je l'avais même inscrite dans la Charte de l'île. Je sentais que la parole obligée, organisée était mon plus sûr rempart contre les doutes qui assaillaient parfois ma solitude, contre les fantasmes, les délires ou les troubles de mes sens soumis à rude épreuve. Et puis la parole prononcée n'est-elle pas le meilleur moyen de conserver intègre notre citadelle mentale ? »

   « Je m'étourdissais encore et toujours avec le travail, ce moteur essentiel pour ne pas tomber en état de dépression, de désespoir. J'installai dans ma grotte un four à pain pour cuire les céréales que j'avais réussi à cultiver. Palper, humer, m'étaient devenus des actes plus naturels que voir et entendre, rejoignant en cela nos racines animales, celles de mes deux compagnons et de moi-même. Je sentais confusément que de cette épreuve émergerait un jour un homme nouveau, mais qui ne serait viable que plus tard. Contrairement à tout ce que m'avait appris mon éducation, il m'est bientôt devenu envisageable, dans mon esprit, de changer sans déchoir. De l'inconnu se profilait quelque part en arrière-fond de tout ce vécu. L'expérience s'est faite exaltante ! »

   Un silence studieux règne parmi nous. Même le bouddha reste coi : pas de répartie de son côté depuis un certain temps, c'est un signe qui ne trompe pas !

   « En fait, je ne savais pas encore que ces grands changements allaient venir de mes deux compagnons. Mon singe, d'abord, m'apprit à sourire à nouveau, rien de moins. Un jour que je constatais tristement dans un miroir mon incapacité à éclairer mon visage du moindre trait expressif, il me vint l'idée de poser mon regard sur mon animal préféré : celui-ci pencha sa tête de côté et souleva une babine, esquissant ce que je pris pour un sourire. En réaction, un sourire identique jaillit de mon visage, le premier depuis bien longtemps ! »

   « De son côté, mon serviteur métisse m'apprit une certaine nonchalance dans les attitudes. Une joie constante irradiait de toute sa personne, la plaçant d'emblée en harmonie avec l'environnement naturel : son corps respirait l'accord parfait avec la forêt, la mer, la faune, la végétation. Alors que pendant longtemps je ne m'étais envisagé, ressenti, qu'à travers mon île, voilà que je me retrouvais à nouveau moi-même dans le mystère de la relation interpersonnelle. Une découverte qui me fit chaud au cœur ! L'insouciance exprimée par mon compagnon métisse me touchait, plus que je ne voulais bien me l'avouer. Elle m'interrogeait aussi : où cet être fruste trouvait-il de tels trésors d'optimisme et de gaîté à injecter dans une vie somme toute archaïque, primaire ? Je résolus de me mettre en quête de comprendre. »

   « J'avais remarqué la capacité naturelle de mon compagnon à entrer en relation avec les animaux en se mettant au diapason de leurs comportements. Il reproduisait leurs bruits, leurs attitudes, allant jusqu'à lutter physiquement avec les créatures qui s'ébattaient sur l'île. L'un d'eux avait sa préférence : un jeune guépard très joueur. On eût dit que mon métisse avait trouvé en lui un adversaire à sa mesure. Entre eux deux, l'affrontement était programmé… Comme dans un jeu d'influences, de combat entre fiers adversaires. Le métisse perdit la première manche et en sortit sérieusement blessé. Puis il repartit au combat, animé par un instinct de lutte sans doute inconnu de nous autres humains. Ce fut un déchaînement de forces brutes, bestiales. Et cette fois, c'est le guépard qui y laissa sa peau. Une enveloppe corporelle que le métisse se mit aussitôt à transformer, comme s'il voulait ainsi redonner vie à l'animal, mais sous une autre forme. Comme s'il cherchait à lui forger une âme. »

   « Sous les mains expertes du métisse, le cuir longuement, soigneusement tanné du guépard devint un grand cerf-volant. Le crâne évidé, séché, fut accordé à l'image d'une caisse de résonance avec les boyaux séchés, étirés, du corps : une harpe éolienne était née qui chantait et dansait dans l'air de l'île. L'incroyable fils de la nature avait gagné son pari : faire voler et chanter le noble animal devenu son totem ! »

   « Curieusement, cet épisode me révéla à moi-même : je venais d'apprendre à repérer la musicalité de l'instant. Mon île ne serait plus jamais la même, elle vibrait dans un présent perpétuel sans passé ni avenir. Mon âge n'était plus biologique mais minéral, solaire. La communion devenait possible avec les éléments, leur contemplation se faisait apaisée, profonde, et ma métamorphose s'engageait : je devenais moi-même ce totem sacré en phase avec notre panthéon naturel. »

 

 

    Robinson poursuit son récit haletant : « Je m'étais aperçu que le métisse ignorait toute notion de passé ou de futur. Il vivait entièrement dans l'instant présent et semblait communier parfaitement avec le milieu environnant, en accord avec les forces vitales de l'île. Il s'y ébattait comme un… animal humain, une sorte d'être hybride entre les deux expressions d'une même nature. Mais quoi d'étonnant : ne sommes-nous pas les proches cousins de nos amies les bêtes ? »

   « De plus en plus, j'accordai une attention contemplative, une vigilance émerveillée à ce compagnon qui m'avait été confié par le hasard. Comme si je le découvrais à chaque fois pour la… première fois. A son image, j'étais progressivement poussé à communier avec les éléments de notre temple insulaire commun. Et je sentais me gagner peu à peu une douce jubilation teintée d'énergie vitale. Il y a comme ça des êtres qui irradient. »

   « Parallèlement, une certaine idée du petit monde de l'île se mourait à mes yeux. Je m'étais efforcé jusque là de développer et de maintenir une approche rationnelle de ma survie sur l'île, soutenu par mon éducation nourrie de culture, d'ordre, de progrès. Dès mon arrivée, je n'avais eu de cesse de lutter contre le chaos conjugué de la nature et des éléments. J'avais ressenti comme une victoire personnelle chaque étape de ma construction patiente d'une vraie petite république sur ce minuscule point du Pacifique. Ma conception d'une évolution raisonnable y avait conforté l'ordre moral contre le désordre naturel. J'avais rendu vivable l'espace quadrillé d'un petit bout du monde, comme l'aurait sans doute fait n'importe quel homme civilisé à ma place. J'avais instinctivement, presque mécaniquement, rempli un rôle de colonisateur éclairé similaire à de nombreux pionniers de mon époque. J'étais alors en phase avec moi-même. »

   « Et pourtant, un petit grain de sable est venu enrayer cette trop belle mécanique : celle-ci est devenue froide à mes yeux et à mon cœur. N'y avait-il pas un certain ridicule à vouloir à tout prix enfermer ce petit coin de paradis à l'intérieur d'une idée forcenée de progrès ? N'était-ce pas moi qui projetais aveuglément mes désirs et mes obsessions sur ce lieu, m'empêchant d'en tirer en retour les richesses originales qu'il recelait ? Jusque là, je ne me connaissais, ne me vivais qu'à travers mon île : la conscience que j'en avais était contenue dans son objet. Et puis un déclic s'est produit en moi : je me suis progressivement arraché à l'objet de mon désir. J'ai pris conscience d'un changement dans ma respiration des éléments en réalisant ma présence charnelle dans cette île, un peu comme si elle m'enfantait une deuxième fois. »

   « J'ai vécu symboliquement cette nouvelle naissance en me lovant au creux d'une grotte secrète, connue de moi seul, où je me suis réfugié pendant deux jours, nu comme aux premiers jours du monde. Après tous les efforts que j'avais fournis pour forger à ma main ce coin de terre perdu, se pouvait-il qu'il consentît à son tour à m'engendrer d'une quelconque manière ? »

   « J'ai guetté ma métamorphose avec patience, concentration, à l'image des qualités intérieures que vous travaillez dans ce dojo. Et j'ai finalement été récompensé : c'est une véritable mutation qui m'a saisi ! »

   Habité par une fascination visible, notre bouddha suspend l'écoute de Robinson : le voilà muni de grain à moudre, le madré ! Cette histoire d'île le travaille, Pépère. Elle le conforte justement dans l'importance du facteur « attention » dans nos processus d'évolution. Mais on le sent encore en attente de ce récit particulièrement singulier : quid de la nature d'une île transformant une personnalité aussi solide en apparence que celle de cet homme ? Il reste sur sa faim, notre mandarin !

   Daniel C, l'économiste, vient à son secours. « Depuis toujours, le drame de la vie humaine c'est de vouloir ce que l'on n'a pas. Et donc d'en exiger toujours plus. C'est dans ce plus que notre désir vient s'abîmer, à la façon des vagues léchant sans cesse les mêmes inusables rochers. »

   « Notre désir est si malléable, si impérieux, qu'il est prêt à consumer toutes les richesses à sa portée en vue de se satisfaire. Peu importe que ces ressources ne soient pas extensibles et qu'il le sache rationnellement ! Une seule chose lui importe, comme une hantise : s'arracher au tourment d'exister. L'insistance d'un tel comportement pose la question même de ce que devient l'idée de progrès pour nous autres contemporains. Ce ne me semble pas être tout à fait la même que de votre temps, mon cher Robinson ! »

   Le héros insulaire réagit. « Non, en effet. Notre époque d'aventuriers et de découvreurs ne parvenait à embrasser qu'une infime partie du monde : celle qui leur était connue. Pour le reste, chacun souhaitait ouvertement que l'expansion fût illimitée. Les fameux « bords mystérieux du monde occidental » évoqués par le poète Hérédia s'annonçaient quasi démesurés. Infinis, comme le désir de les posséder. De nos jours, cette envie de conquête s'est reportée sur la découverte des espaces sidéraux, hors notre planète. Mais le désir, lui, est demeuré viscéralement le même ! »

Daniel C confirme. « Oui, il y a quelque chose en nous, comme un moteur secret qui nous pousse à mettre en avant nos excès de progrès, puis à en engloutir aussitôt les bénéfices, sans mesure, sans raison. Ce que l'écrivain Bataille appelle « une luxueuse dilapidation d'énergie ». Nos surplus ainsi épuisés deviennent comme la part maudite de nous-mêmes. Nous sommes tels des papillons venant se brûler les ailes à la source de lumière qui les a irrésistiblement attirés. »

   Et l'économiste poursuit : « Bien sûr, nombre d'hommes de progrès, à commencer par ceux des Lumières, ont bien vu aussi la face positive de ce désir toujours extensible : nous détourner de la guerre et de la violence. Mais les grandes étapes des avancées humaines sont à l'image de notre vie : plus le temps passe, plus elles ont tendance à s'accélérer… et notre angoisse avec ! Poussés à la performance, à l'excellence, nous en oublions pourquoi nous sommes là, maintenant, sur cette terre. Qui peut d'ailleurs répondre de but en blanc à cette question ?!... La vérité, c'est qu'il nous deviendra sans doute de plus en plus difficile, dans l'avenir, de résister au flux exponentiel de la modernité. Nous voici toujours plus fascinés, désarmés, par un mouvement qui nous dépasse, nous outrepasse ! »

Le bouddha réagit enfin et, surprise, c'est pour rendre la parole à Robinson ! Pour ce qui est d'évoluer, il se pose là, notre meneur de jeu ! Où est passé son ego ? On ne le reconnaît plus. Notre aventurier insulaire poursuit son récit.

   « Si je repense à mon expérience, je peux dire que c'est une attention plus aiguë aux choses qui m'a permis d'ouvrir les yeux. Une manière de suspension du jugement. Bien sûr, ma prise de conscience a été progressive, mais c'est en regardant ce qui se déroulait autour de moi que j'ai réalisé la beauté, l'harmonie qui m'entourait : je la côtoyais en permanence, sans la voir vraiment. Et pourtant, Dieu sait si cette île regorgeait de ressources vivantes, animales et végétales. Tout était déjà là ! »

   « Et puis ce sont les attitudes du métisse qui m'ont questionné. Il riait sans arrêt, à tout bout de champ, comme si chaque instant prêtait à franche gaîté. Cet homme semblait habité par la puissance de la joie. Je l'avais également remarqué pouffant lorsque je célébrais l'office du dimanche dans ma cabane : ma solennité d'homme civilisé devait être vraiment comique, vue de son côté à lui… »

   « Enfin, c'est l'épisode de la métamorphose du guépard qui a achevé de me convaincre. Résolument, le métisse s'est rangé à ce moment-là du côté des créatures vivantes de l'île, sans exception. Comme si le monde animal avait accepté de lui donner les clés de sa nature profonde, secrète. Je l'ai vu prendre tout le temps de transformer la dépouille inerte du félin en… cerf-volant puis en instrument de musique ! Il réalisait son serment de faire voler et chanter son alter ego animal. Comme si, pour lui, le vivant avait le pouvoir de muter sous toutes les formes. Cette vision a achevé ma propre conversion ! »

   Notre bouddha semble saisi par la force de ce témoignage. Nul doute qu'il va rebondir, on le sent !     

 

 

    « Votre récit me renvoie à un concept philosophique forgé par les Anciens sceptiques, et repris par les Modernes, Husserl et Patochka : l'épochè. C'est précisément la suspension de tout jugement que vous venez d'évoquer. »

   Alors là, on en reste sidérés ! Notre bouddha, accroc au zen pur et dur, nageant dans les références philosophiques comme un poisson dans l'eau. On aura tout vu !

   Le voilà qui poursuit sans se démonter : « Trois cents ans avant notre ère, les fondateurs du scepticisme recommandaient déjà un style de vie fait de détachement et engendrant une attitude imperturbable devant l'existence : la paix intérieure, ce que l'on nommait à l'époque « ataraxie » : ne rien affirmer comme absolument certain pour ne connaître aucun trouble. Sur ce qui ne présente pas de caractère de certitude, le sage doit demeurer d'une impassibilité… olympienne ! Pour nos sceptiques, l'épochè était l'unique moyen de lutter efficacement contre l'imagination et la raison, nids à fantasmes et à pensées. »

   « Voici une attitude radicale qui présente l'avantage de laisser tout ouvert et d'accueillir chaque phénomène du monde pour lui-même, pour ce qu'il est à l'origine : une apparition. Rien de plus. » Le dabe adepte de la phénoménologie ? On en reste babas, les uns et les autres ! Voici le moment de nous livrer à notre propre… épochè à son sujet ! Et d'accepter que nous ne sommes pas au bout de nos surprises.

   Mais pour l'heure, c'est à notre poète Georges B de réagir : « Moi aussi j'ai cultivé dans mes poèmes ce moment béni de l'épochè. En temps de conflit armé, par exemple, j'ai entonné sur le mode ironique une ode à ma guerre favorite, « celle de 14/18 », dans ces vers que je ne renie pas :

    

 

   «  Qu'au lieu de mettre en joue quelque vague ennemi

        Mieux vaut attendre un peu qu'on le change en ami

        Mieux vaut tourner sept fois sa crosse dans la main

        Mieux vaut toujours remettre une salve à demain

 

        Que les seuls généraux qu'on doit suivre au talon

       Ce sont les généraux des p'tits soldats de plomb

        Ainsi chanteriez-vous tous les deux en suivant

        Malbrough qui va-t-en guerre au pays des enfants… »

 

   Notre poète troubadour a visiblement pris du plaisir à fredonner son poème assaisonné d'une vraie et talentueuse… suspension. Avec un scénario pareil, nul doute que les guerres feraient moins de victimes !

   Socratès intervient à son tour : « Dans son impassibilité, l'ataraxie n'est pas seulement affaire de quiétude mentale. Elle associe le corps à travers des exercices précis, et le lien avec ce qui se fait dans ce dojo est frappant. Les trois grandes écoles de l'Antiquité ont mis en avant ces pratiques, que ce soit le scepticisme, l'épicurisme ou le stoïcisme. Pour les sceptiques, la connaissance n'est pas nécessaire à l'action, et ce serait plutôt nos convictions qui nous paralyseraient ! Dans le Jardin d'Epicure, seuls les amis de ce dernier sont présents, ce qui empêche tout trouble de l'âme. Quant aux stoïciens, ils prônent un détachement où chaque mouvement est nécessaire à la bonne marche du cosmos, grâce à la méditation, à la respiration et au travail sur soi. »

   Inutile de préciser que notre bouddha préféré est aux anges : il ne pouvait pas s'estimer plus reconnu par ses confrères philosophes ! « Au fond, nous en arrivons à cette conclusion réconfortante que les philosophes méditent tandis que les méditants… dissertent ! Nous ne sommes nullement en concurrence, mes amis, mais bien plutôt en contribution ! Voilà une nouvelle stimulante pour la suite ! Qu'en pensez-vous ? »

   Pour autant, Robinson n'en a pas tout à fait terminé avec son récit fondateur. On le sent puiser dans une inspiration encore fraîche dont il est pénétré. « L'épisode de la proie boucanée rendue à la vie m'a renvoyé à la mienne : j'ai pris brutalement conscience que je n'étais pas vivant, au sens vrai du terme. Je n'avais fait qu'endosser les habits, les codes, les rites de mon éducation et celle-ci ne me retournait en écho qu'une seule vision du monde, particulière à un lieu et à une époque. J'avais fermé les écoutilles de ma conscience à une amplitude du cosmos que mon aventure sur cette île m'avait pourtant permis de découvrir. Je m'y étais imprégné peu à peu de ce que la nature vous donne lorsque vous acceptez de vous laisser bercer par ses bras accueillants, chaleureux. J'avais colonisé à ma manière ce coin de Pacifique, menant à son terme une opération de conquête, ce que j'avais voulu être un acte de civilisation. Et puis, insensiblement, j'avais accepté de me laisser féconder en retour par l'exotisme omniprésent, le charme enchanteur de ce petit paradis. Jusqu'à finalement remettre en cause la sagesse toute rationnelle de mes origines. »

   Arthur R, notre poète rebelle, intervient brièvement. « Oui, j'ai fait moi aussi une découverte qui ressemble à la vôtre. Il en est résulté comme une « voyance » intérieure qui m'a saisi et qui m'a fait écrire : « La vraie vie est absente, nous ne sommes pas au monde. »

   « C'est exactement cela, poursuit Robinson. J'ajouterais que mon existence est entrée en collusion avec celle de mon compagnon métisse. A le regarder vivre, heureux et comme intact dans son milieu naturel, un déclic s'est produit en moi. La vision du guépard ressuscité pour mieux se fondre dans l'univers de l'île a achevé de me convertir : je venais de trouver plus de raisons de rester sur l'île que d'en partir. Et lorsqu'une goélette a mouillé dans la baie de l'île, m'offrant une occasion de mettre un terme à mon expérience, j'ai choisi d'y demeurer, sûr de la validité de mon choix. »

   « Et puis, pourquoi ne pas le dire, il y a comme ça des moments de bascule dans une vie. Ma brève rencontre avec le capitaine de la goélette et son équipage m'a renvoyé longtemps en arrière, à une période de ma jeunesse où je ne mettais rien en cause : mon esprit critique ne s'était pas encore exercé au point de soumettre les choses et les gens à un examen vraiment objectif. Et là, subitement, s'est imposée à moi une certitude : l'intelligence apparente et la bêtise cachée pouvaient fort bien coïncider dans les mêmes têtes, noyant la vérité dans une indécision totale. Ces hommes, issus pourtant de la civilisation, secrétaient autour d'eux une sûreté de soi confinant à l'arrogance. Imbus d'eux-mêmes, ils s'étonnèrent à peine de ma présence sur l'île, ne cherchant pas à en savoir davantage sur mon histoire. Tels des crétins ignares, ils nageaient bien sûr en plein ego ! »

   « La suite me donna raison : notre île fut livrée à la bande avide et fruste des matelots qui se mirent à chasser les animaux avec des cris de sauvages – eux, les soit disant civilisés ! – se comportant comme en terre conquise. Et je me souvins alors que j'avais été semblable à eux, mû par les mêmes ressorts : orgueil, violence, cupidité. Je me dis que j'étais encore un des leurs par toute une partie de moi-même ! Pourtant, je les observais avec un détachement intéressé, un peu à la manière d'un zoologiste découvrant une nouvelle espèce d'animal – venue de la civilisation, cette fois ! Ces quidams ne reflétaient qu'une vision éphémère, étriquée de l'île, qu'un pauvre aspect de la riche réalité de ce petit coin de paradis. Si je leur accordais la moindre importance, c'était notre île que je condamnais à une banalité injuste. »

   « M'invitant à dîner sur la goélette, le capitaine tenta de me convaincre que j'avais tout à apprendre de ces marins… autant que je n'avais rien à révéler sur moi-même ! L'envie de vomir ce monde et ses moeurs grandissait en moi. C'est la futilité exprimée par ces hommes qui s'imposait le plus : qu'auraient-ils répondu à la question « Pourquoi vis-tu ? »

   « Et puis je me sentais pris par un refus panique de l'hystérie dégradante et mortelle que ces « civilisés » secrétaient autour d'eux, dans laquelle ils s'abîmaient sans conscience. Ils appartenaient à un monde de mensonge et de corruption dans lequel je ne me reconnaissais plus. »

« Lorsque la goélette leva l'ancre, la joie et le soulagement mirent un terme aux vingt quatre heures les plus pénibles que j'eus à endurer en presque trente ans d'éternité pacifiée sur mon île. Quant à moi, j'avais trouvé ma voie. »

 

 

   Le témoignage de Robinson nous laisse en état de quasi… méditation ! Comme s'il éclairait d'une lueur nouvelle nos raisons d'être dans le dojo. Voici plusieurs jours que nous sommes entrés dans notre peau de méditants, et nous percevons qu'une évolution profonde poursuit secrètement son chemin à l'intérieur de nous. Ne sommes-nous pas au fond, nous aussi, autant de « Robinson » en puissance ?...

   La figure du bouddha change également à nos yeux. Ce personnage à la fois modèle et atypique n'a pas fini de nous surprendre. La centration de son travail sur le corps et la pratique de l'attention à l'instant ont guidé nos réflexions. Celles-ci s'enrichissent aussi continuellement des éclairages venus de l'extérieur : comme si la conscience avait besoin de sa part périphérique pour se révéler complètement. A l'image de toutes les petites choses de la vie.

   Pourtant, menant la réflexion plus avant, on en arrive à déplorer que les conventions sociales ne nous amènent trop souvent à réduire l'existence du corps à peu de choses au profit de la toute-puissance de nos représentations, de nos passions, de nos ressentiments.

   A quel point de rupture faudra-t-il que nous menions nos enveloppes corporelles pour que se produise enfin l'insurrection de nos vies minuscules ? La question est reprise par Jacques T, notre cinéaste burlesque au corps protéiforme. Il évoque pour nous une figure illustre qui l'a précédé dans l'art du burlesque et dont il réclame la filiation : un certain Charlie C, roi du cinéma muet, juste avant la naissance du parlant.

   « A travers la silhouette éternelle de l'errant vagabond, Charlie incarne pour moi la plasticité absolue de l'enveloppe corporelle et la conscience revendiquée du précaire. Le corps de ce clochard céleste ne cesse de sautiller, résistant obstinément à toutes les épreuves de la modernité envahissante. Sa faculté de protestation, de rébellion, semble sans limite, comme celle de ces héros mythiques concoctés de tout temps par nos imaginaires. Un Charlot olympien – voire olympique ? – s'impose en poil à gratter de nos esprits qui doutent. »

   « La ruse contre la vigueur bestiale, la parade ironique du faible contre l'assurance arrogante du puissant nous suggèrent un renversement toujours possible entre force apparente et faiblesse supposée. Le spectateur est fasciné par ce corps résistant, installé dans sa propre rythmique et toujours gourmand de nouvelles lignes de fuite. Charlie slalome dans le flux des événements, trouve toujours un passage entre les choses et les faits, s'insinue, dédouble son corps en permanence. Son don de la pantomime est ponctué par l'art de la chute et du rebondissement permanent : son corps-élastique fait lien avec le monde. Tel un périscope, le voilà qui scrute une ligne d'horizon en permanent état de fuite – à sa propre image. »

   « Et lorsque la technique du cinéma prétend bientôt faire parler les images, ce résistant du corps réveille les flux organiques internes pour damer le pion à la force montante du verbe. A défaut de faire taire la parole à tout prix, voilà notre clochard gentleman inventant borborygmes et consonances aboyées servant une parodie de discours incompréhensible : les accents d'une langue inventée de toutes pièces riment une chanson de cabaret improvisée, des grognements d'animaux s'extraient confusément pour figurer la folie d'un dictateur… Derniers soubresauts intérieurs contrariés ?... Peut-être, mais diablement révélateurs d'états de conscience décadents. L'extérieur rejoint toujours l'intérieur, comme les deux faces complémentaires d'une même réalité. »

   Notre bouddha fait signe qu'il souhaite intervenir. « Oui, ces liens forts entre les formes extérieures et intérieures du corps nous en apprennent beaucoup sur nous. J'ai pu moi aussi étudier l'esprit du geste présent dans la pratique zen. Les arts de la calligraphie, du thé ou du tir à l'arc reposent sur une pleine conscience d'attitudes qui partent de l'intérieur pour s'épanouir vers l'extérieur. Sans rupture. Toutes nos postures nous racontent : c'est bien ce que signifie l'art de Charlie C que vous évoquez si bien. »

   « D'autres arts parallèles participent de cet état d'esprit. Ainsi, animer un masque c'est permettre au reste du corps d'exprimer son langage propre, de créer son théâtre à lui. Le masque ne masque rien, il nous démasque ! Calme et silencieux, il nous ouvre à nos sensations. A nous de puiser dans les trésors de la nature : les quatre éléments, les animaux, les matières… Ce vocabulaire de gestes nous aide à exprimer toute une gamme de sentiments : colère, joie, tristesse, peur… en prenant à la lettre des expressions du langage courant : « Tu m'as froissé, je bous d'impatience, je brûle d'ardeur, il est glaçant, je fonds de tendresse… » L'art du clown permet également de rompre avec les coutumes sociales pour renouer avec notre intimité, via nos sensations et émotions primitives : marcher, sentir, regarder, toucher. Un vaste espace s'ouvre alors pour une écoute fine et profonde de soi et des autres. Le clown aussi nous aide à puiser dans la conscience : il s'éprouve en être intérieur, comme le mime. »

   Le bouddha clôt sa remarque par un geste qui en résume l'essence : passant lentement sa main sur son visage, il exprime toute la force de dévoilement contenue dans les gestuelles ici révélées.

   Candido poursuit : « Et si ces liens entre extériorité et intériorité méritaient d'être vus à l'aune du tempo, du rythme qui les habite ? Imaginons mimes et pantomimes joués dans une sorte de ralenti, celui utilisé de nos jours pour revisiter certaines scènes sportives de plus près, pour en examiner le contenu précis… Elles pourraient alors nous apparaître sous un jour nouveau, selon une valeur qui ne nous est pas vraiment habituelle : celle de la patience, débouchant sur un art de l'attente. Notre époque d'hyperactivité, qui confond souvent vitesse et précipitation, nous permet-elle encore de déceler certaines vérités nichées dans notre rapport à l'intime ? La question mérite d'être posée. »

   « Pourquoi l'attente serait-elle considérée comme de la passivité ou une perte de temps ? Voilà un temps regagné entre la réflexion et l'action, offrant à celui qui sait en user des stratégies propres à une forme de réussite. L'attente ne possède-t-elle pas en elle les vertus propres à l'attention ? Sans elle, notre ami Robinson aurait-il découvert sa vraie nature au cœur de son île ? Attente et attention ont déjà en commun une parenté étymologique : l'attentio latine qui désigne cette « tension d'esprit vers quelque chose », cette vigilance à un objet, peut être calmée, différée, retardée : elle est l'art de suspendre… en vue de mieux contempler, peut-être ? Imaginons nos masques ou nos mimes se figeant dans une expression quasi immobile de l'instant, comme sur un cliché photographique : n'incarneraient-ils pas là, sous cette forme, la jouissance d'une représentation juste de l'attention au présent ? La conscience pleine d'un bonheur arrêté dans le temps ? Et comme le reflet d'une contemplation aboutie de l'instant ? »

   Messire bouddha reprend la balle au bond. « Oui, l'attention au présent est bien au centre de nos intentions. Elle les précède et en détermine la qualité, la valeur, l'issue même. Une telle réflexion rejoint le travail que nous menons ici dans ce dojo. A nos esprits de rester contemporains de leur propre conscience d'eux-mêmes : la méditation se veut présence du corps en attente, suspendu tout entier là et maintenant. Au cœur du monde. »

   Un ange passe… au ralenti.

 

 

                                                 IV -

                                TOUS EN BALADE !

 

    « Pourquoi la course ne marche-t-elle pas ? » C'est de cette question à la fois surprenante et provocatrice, lancée en l'air non sans ironie, qu'est née une irrépressible envie de sortir du dojo, ce matin-là. Partir. Où ? Peu importe. Mais partir. Se mouvoir. Se remuer. Se bouger.

   Y aller. Où ? On ne sait pas. L'inutilité de la marche est ce qui la rend indispensable dans un monde où on court toujours pour aller quelque part. Marcher pour échapper à la frénésie de son quotidien – pourquoi les rites méditatifs échapperaient-ils à la règle ? Marcher pour ne plus savoir, pour penser à autre chose qu'au rocher qu'on roule, tels des sisyphes bêtement heureux.

   Pèlerin, vagabond ou simple flâneur, le marcheur a toujours un pied au sol. Il expérimente son identité mobile en produisant un rythme qui lui convient, tentant et retentant ce geste simple : s'arracher à l'inertie. Fluidité et pesanteur mènent bon ménage dans un mouvement qui trouve en lui sa propre fin.

   Bergson, philosophe du mouvement, installe ce geste dans une durée qui s'impose, plus que dans un espace parcouru. Nous voilà de passage d'un instant à un autre, expérimentant du temps à l'état pur. Les variations de nos pensées suivent cet art du déplacement, pour finir par nous installer dans l'attention à ce qui dépend de nous. Nous sommes engagés.

   La marche nous permet de réitérer un exercice de style qui peut faire de notre vie une œuvre, si nous acceptons l'idée – simple et inattendue – que la gestuelle peut l'emporter sur la finalité. La beauté du geste contre l'aléa du résultat… On peut gagner… en perdant ! La marche est davantage affaire d'harmonie que de bénéfice direct, concret. Une manière de sobriété retrouvée.

   Surprise ! C'est le bouddha lui-même qui a pris l'initiative et la tête de notre groupe. Pour l'occasion, Pépère a revêtu un ensemble flottant du meilleur effet. C'est à croire qu'il veut prendre les voiles, notre cher guide ! Il n'a rien d'un séraphin gracile, pourtant. Mais, d'un pas mesuré, presque circonspect, le voilà qui promène son imposante stature avec une élégance dont on ne le pensait pas coutumier. Mauvaises esprits que nous sommes ! Le chemin où nous nous engageons semble des plus faciles. Nul doute qu'il soit familier au maître des lieux. Et c'est comme un seul homme que nous emboîtons le pas à la stature bonhomme du guide.

   La suite ne manque pas de sel, mais ça on ne pouvait pas le prévoir. Elle apporte aussi la preuve que les corps savent garder la mémoire de leurs évolutions récentes. En tout cas, c'est une réplique mimée de notre marche dans le dojo deux jours plus tôt que nous rejouons devant la face hilare de notre bonze. Un plagiat pur et simple mais qui ne dit pas son nom ! Voilà où mène l'application poussée des apprentis lorsque ceux-ci naviguent dans une fascination de mauvais aloi pour le maître !

   « Allez, lâchez-vous ! » lance gaiement Son Altesse Epatante, étonnée par tant de conformisme. Un comble, venant de sa part ! Et comme pour mieux donner l'exemple, le voici qui exécute quelques entrechats du meilleur effet. Bon, mais sur ce coup-là, il échoue à garder un minimum de dignité !

   « Allez, je vous chambre, les amis ! » lance-t-il pour alléger l'ambiance. « Marcher en méditant, c'est aller sans but précis, en goûtant chaque avancée. On pratique en faisant des pas calmes, musards, un demi-sourire aux lèvres… et dans le cœur. Marchez lentement, tranquillement, comme si vous étiez la personne la plus insouciante et la plus oisive au monde. »

   « Il nous faut couper avec notre vie agitée de tous les jours, lorsque nous sommes l'objet d'une pression irrésistible qui nous pousse de l'avant malgré nous. Nous devons souvent « courir » sans nous poser vraiment la question « où ? » Pratiquer la méditation marchée, c'est au contraire flâner, sans avoir de but, sans vouloir gagner un lieu, à un moment donné. La seule finalité de la méditation marchée, c'est… la méditation marchée ! » Dixit le patron et circulez !

« De chacun de nos pas peuvent rayonner la vie, la paix. Pourquoi se presser ? Il serait plus logique de ralentir, au contraire. Nous marchons sans marcher, sans qu'un but nous attire. Pour cette raison peut naître sur nos lèvres ce demi-sourire que j'évoquais. »

   « Fouler l'herbe, regarder les arbres, contempler les nuages, tendre l'oreille aux chants d'oiseaux : nous voici de retour à la vie. Nos pas ne portent plus le poids de nos angoisses ou de nos craintes. Marchez lentement, en projetant votre attention sur chaque foulée. Faites des pas calmes, détendus, cérémonieux presque. Comme si vous vouliez imprimer votre empreinte sur la terre. Soyez Bouddha à cette minute même. »

   Une fois de plus il nous épate, Pépère : le voici qui déguste avec gourmandise nos visages ahuris. C'est Dieu soi-même ouvrant une succursale aux cousins de la famille ! Ou le monarque vendant à l'encan ses petites royalties. Allez, on ne le prend pas au pied de la lettre notre incomparable bonze ! Car il est un peu tard, au fond, pour un quelconque coup d'état dans notre petit Landerneau !

   Tout ragaillardi de son petit effet, l'Inestimable poursuit sa litanie bien huilée. « Le demi-sourire et les pas paisibles sont autant de perles éparpillées que vous rassemblez grâce au fil de votre respiration : le collier issu de cet exercice sera du plus bel effet. » Là, les demi-sourires se muent en rires étouffés, puis en franche rigolade : ça pouffe dans les coins. Notre groupe de méditants n'est pas loin de se tenir les côtes, ce qui semble contrarier quelque peu son Insaisissable Grandeur. Mais il l'a bien cherché : avouez que le coup du collier est un peu gros !...

   Tout juste revenu d'un coup de sang fugace, le taulier poursuit sa petite musique clopinante. « C'est l'œuvre du Bouddha que vous perpétuez par votre façon de marcher, de vous tenir debout, de vous asseoir ou de contempler le soleil au ras de l'horizon. »

   « C'est comme si une fleur de lotus s'ouvrait à chaque pas, sur laquelle vous mimez votre assise à chaque fois que vous faites halte. Soyez sans complexe : si vos pas sont heureux, légers, sans souci, alors vous êtes dignes d'être portés par un lotus. »

   Les yeux s'écarquillent tout autour de nous : il y a fort à parier que chacun est en train de visualiser sa fleur de lotus s'épanouissant sous son auguste talon. La force de concentration est bien là, attentive à une vie si légère qu'elle nous rejoint sans que nous ayons à forcer. Pas un zeste d'auto-persuasion dans tout cela, figurez-vous !... Mais bien plutôt un retournement à la Spinoza : las de prendre nos désirs pour la réalité, voilà que nous tentons d'expérimenter la proposition inverse ! Et ce n'est jamais gagné !

   « Lorsque nous pratiquons la méditation marchée, nous sommes arrivés à chaque instant. » poursuit le bouddha. « Nous voici parvenus à l'adresse de la vie : la juste intersection de l'ici et du maintenant. Oublié le passé, non pensé l'avenir ! A chaque pas réalisé en pleine conscience, vous vous sentez solide et libre. »

   « Nous sommes vivants : rien de plus simple ! Et pourtant, voilà une évidence qu'il nous faut retoucher à chaque instant pour ne pas l'oublier. La pleine conscience est le contraire de l'oubli dans lequel nous vivons si souvent. »

   « Les premières fois, lorsque vous marcherez lentement, vos pas peuvent chanceler comme ceux d'un enfant. Suivez alors votre respiration, et vos pas se stabiliseront peu à peu. Avez-vous remarqué la démarche du bœuf ou celle du lion ? Ce sont des pas posés, précis, pour l'un, souples et gracieux à la fois pour l'autre. Ce seront aussi ceux du méditant marcheur, en harmonie avec l'environnement. »                  « Voyant ce qui se passe devant vos yeux et autour de vous, c'est votre vrai visage que vous voyez enfin. Vous êtes alors « l'éveillé », à l'image des compagnons de route qui viennent d'accomplir la même démarche que vous. »

   Passez muscade !...

 

 

   Le sentier n'en finit pas de s'élever dans un paysage qui s'élargit pour déboucher sur de hauts plateaux. L'horizon semble s'éloigner et se hausser dans un même mouvement où tout se transforme insensiblement. Les membres de notre groupe s'appliquent à marcher en suivant les conseils prodigués au début de la sortie. La marche prend des allures de randonnée. Mais au diable l'étiquette collée sur les mots, seul compte le déroulement des choses dans un présent qui se déploie. Nous allons. Conscients de ce luxe qu'est devenu l'exercice attentif dans la lenteur cultivée, consentie.            

   Au détour d'un chemin, nous croisons un curieux personnage perdu dans ses pensées. Un certain Blaise P, physicien et philosophe de son temps. Nous nous arrêtons pour échanger un peu. L'homme est passionné par les mathématiques et l'invention d'objets scientifiques nouveaux, un peu à la manière du grand Léonard qui enchanta la Renaissance. Blaise a imaginé une calculatrice mécanique, la « pascaline ». Mais il s'intéresse autant aux spéculations de la pensée qu'au domaine pratique. Une sorte de personnage des croisements qui colle parfaitement avec le paysage traversé : air d'altitude, sensations flottantes, ouverture maximale.

   « Que chacun examine ses pensées », énonce Blaise P, « il les trouvera toutes occupées au passé ou à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière et disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » Fermez le ban.

   Les marcheurs échangent un regard entendu. Décidément, c'est comme si le même message se répercutait à l'infini, nous laissant songeurs et déterminés à chaque fois. Le bouddha arbore la mine satisfaite que nous lui connaissons désormais lorsque le hasard de nos rencontres vient conforter ses propres vues. Il faut dire que souvent, jusque là, notre bonne fortune d'apprentis méditants s'est montrée éclairante.

   Quelques chalets d'alpage apparaissent ici et là, dressant leurs toits de lauzes sur un décor caillouteux. Devant l'un d'eux, un homme est assis sur un banc de pierre. Apparemment, il médite lui aussi, perdu dans ses pensées. Parvenu à sa hauteur, le bouddha s'arrête, comme inspiré par son assise. L'homme engage la conversation.

   « Vous me voyez assis, mais ce n'est pas mon habitude. Si je suis philosophe, c'est d'abord parce que je suis marcheur. Je recherche la montagne pour me mettre à distance de mes contemporains. La solitude des hauteurs m'aide à méditer. J'aime par-dessus tout développer ma réflexion au grand air. Je m'imagine aussi et je me veux arpentant, sautant, escaladant et, pourquoi pas, dansant. Il m'arrive de marcher sept ou huit heures par jour dans ce théâtre minéral. Après quoi je me sens plein de vigueur et d'une patience à toute épreuve, riant et dormant bien. Cet exercice de randonneur me comble et m'aide à penser… en mouvement ! »

   Gaston B a reconnu l'un de ses collègues philosophes, en la personne de Friedrich N, l'auteur de Zarathoustra. Les deux hommes sont ravis de la rencontre. Ils partagent une même attirance pour les mystères de la nature, sa profondeur et les échos qu'elle peut susciter à l'intérieur des esprits.

   Friedrich est en mal de confidences. Il nous raconte la violente inspiration qui l'a saisi lors de la naissance de son poème philosophique Ainsi parla Zarathoustra. « Tout cela s'est passé involontairement, comme dans une tempête de liberté, d'absolu, de force, de divinité… »

   « J'ai conçu ce livre comme un « Cinquième Evangile ». Avec le souhait de me hisser à la hauteur des poèmes de Goethe, de Dante, ou des textes de Luther. Voilà une œuvre de réflexion qui renferme une nouvelle promesse d'avenir pour l'homme. Zarathoustra est une sorte d'ermite qui se retire dix ans dans la montagne jusqu'à laisser monter en lui le besoin de partager sa sagesse. Ce récit en rappelle un autre : celui du Christ dans le désert. J'ai voulu parler aux lecteurs à travers la relecture d'un mythe inscrit au cœur du minéral. »

   « Derrière la mort de Dieu s'annonce le surhomme – l'homme accompli – animé par la volonté de puissance, cette pensée du dépassement de soi et son affirmation la plus haute : l'éternel retour. La transfiguration du surhomme vers l'amour et la joie trouve son symbole dans le lion devenu docile et rieur, entouré d'une nuée de colombes. »

   « L'inspiration m'est puissamment venue lors de longues randonnées dans les forêts de montagne, au bord de lacs alpestres ou sur des surplombs de mer. Certains jours, je sentais les idées mûrir, s'assembler en un tout durant les fortes marches de la journée. C'était comme si l'œuvre se cristallisait dans mon attention à sa totalité, avant d'être rédigée d'un jet, lorsque je revenais le soir. »

   « Dieu n'étant plus la finalité de la vie humaine comme elle l'a été durant des siècles, il revient à l'homme de se fixer sa propre transcendance : se dépasser lui-même. Ainsi, Zarathoustra commence le récit des trois métamorphoses de l'esprit : comment celui-ci devient chameau, comment le chameau devient lion et comment enfin le lion devient enfant. Le chameau se rend prisonnier de valeurs millénaires, le lion affronte ce fardeau, avant de devenir l'enfant qui bâtit en toute innocence un monde nouveau, celui de l'homme accompli. J'invite l'homme à créer par-dessus, au-delà de lui-même. Et à dire oui au réel dans sa dimension tragique. »

   « Zarathoustra le sage regagne alors sa caverne, attendant que lève la graine semée auprès des hommes. Plus tard, il lui faudra vaincre la pesanteur de la pensée la plus lourde : celle de l'éternel retour qui invite à choisir de revivre indéfiniment sa propre existence. Enfin apparaît le lion avec l'essaim de colombes, ultime vision accompagnant la dernière métamorphose du sage. Le lion devient rieur, son cri de révolte se transforme en rugissement doux et calme. L'animal pacifié se mue en figure solaire, celle d'une nouvelle Aurore et d'un grand Midi. »

   Socratès intervient : « Je suis très sensible à la force allégorique dont votre texte fait preuve, car c'est aussi la note dominante de mon enseignement philosophique. Constatant la défaite des religions, l'homme hérite d'un destin qu'il doit bâtir de toutes pièces : à lui de se prendre en main, sans complexe ni arrogance, en passant de la placidité du chameau à la puissance du lion… jusqu'à revenir à l'enfance de l'homme : l'éternel retour n'est jamais loin. »

   On sent les membres de notre petit groupe prêts à élever leur réflexion à la hauteur du cadre qui nous entoure. Ces paysages de montagnes ont tout pour nous inspirer et nous nous y plongeons avec délices, en attente de nouvelles découvertes. Notre guide se met à planer, lui aussi, dans les hautes sphères de la contemplation. Le voici qui s'installe à l'écart sur un carré de verdure entouré de rochers. Les vertus pneumatiques de l'altiplano lui auraient-elles monté à la tête ?

   Seul Tonio l'argoteur choisit l'agitation, excité par la découverte des environs. C'est sans doute la première fois que ce citadin pur et dur a l'occasion de s'immerger dans le milieu montagnard, et il est bien décidé à ne pas en perdre une miette, le cher homme. Le voilà parti dans les sous-bois, à la recherche de champignons, de myrtilles ou de quelque animal pittoresque… qui sait ? Ils auraient bien fait la paire, Tonio et Robinson, sur l'île perdue…

   La journée étire ses moments précieux à l'image du ciel ombrant bientôt les massifs qui se découpent dans le soir. Il nous reste à prendre le chemin du retour, des images plein les yeux et des évocations plein la tête.

   « Chaque jour qui s'achève doit pouvoir s'envisager comme une petite vie accomplie », nous souffle béatement Sa Magnificence Eclairée, entre deux œillades évaporées…

   Dont acte.

 

 

   Marche et rencontres ont éclairé les derniers moments de notre session. Il est vrai que nous n'avions jamais quitté l'espace du Centre depuis le début. Et c'est avec un sentiment d'étrangeté que nous retrouvons le milieu douillet du dojo. Le bouddha nous a donné quartier libre pour nous permettre d'assurer à notre manière une transition en douceur. Retour à l'ordinaire, donc.

   Parvenus à ce stade de notre approche de méditants, nous sommes presque tous d'accord pour faire le point sur notre pratique telle que nous l'avons vécue jusqu'à ce jour. Une discussion s'improvise. Assez vite, un thème revient au centre du débat : la présence machinale à soi dans les menus gestes répétés au quotidien. Une présence qui se révèle en fait approcher une… absence à soi. Il s'avère que notre désir pressant de vouloir tout maîtriser, à tout prix et rapidement, nous pousse à avaler les multiples petits actes d'une journée, à produire une succession de mouvements qui s'empilent, comme sans valeur véritable.

   « Il faudrait aiguiser nos regard pour pénétrer l'ordinaire, cet impensé au cœur de nos vies », résume un méditant d'une très belle formule. « L'air est connu : notre propension naturelle nous porte d'emblée vers ce qui sort du commun, ce qui est propre à nous séduire. Dans sa répétition parfois lassante, l'ordinaire ne semble pas faire le poids face au sublime. Univers des objets familiers, menus actes de la vie domestique : ce qui nous est le plus proche nous est aussi le plus connu, car sans cesse exposé à notre attention. Et c'est donc aussi ce que nous finissons par oublier en le faisant passer au second plan de notre vigilance. Que gagnerions-nous à nous arrêter à nouveau sur ce que nous finissons par ne plus questionner ? Que trouverions-nous à nous focaliser davantage encore sur ces instants les plus banals ? »

   Un nouvel entrant se manifeste alors dans notre jeu : Amedeo M, artiste peintre de son état. Il salue au passage son contemporain Pierre B, l'homme aux chromatismes inépuisables.

   « J'ai d'abord été un sculpteur passionné par son travail. Sans grands moyens, je récupérais des pierres nuitamment sur les chantiers de Paris. Mais très vite, la poussière m'étouffait et je souffris des poumons. C'est ainsi que je me suis rabattu sur la peinture. M'inspirant de plusieurs sources propres à mon époque, j'ai peu à peu créé un style singulier, l'épurant jusqu'à ma mort : des silhouettes féminines longilignes, aux visages filiformes, cous étirés, yeux en amande souvent vides, trait noir et fin dessinant les figures sur des fonds mouchetés. »

   « Longtemps, le seul acquéreur de mes toiles fut… un aveugle ! Il venait chez moi, collait son nez sur mes toiles encore fraîches et finissait par les acheter. Le sens visuel reconverti en sens olfactif ! Cela m'étonnait et m'interrogeait à la fois. Serait-ce à cause de cet œil mort que je me suis plu à représenter par la suite des visages souvent sans iris, donc sans véritable regard, pourvus d'une expression comme tournée au-dedans d'eux-mêmes ? Des yeux de statue. Ce trait de ma peinture a mis beaucoup de temps à être reconnu pour sa vraie valeur tant il a déconcerté au début. »

   « Dès que nous apportons de l'inédit dans nos créations, la première réaction des gens est de s'en trouver désarmés. Ils demeurent fixés à leur regard habituel sans le savoir, sans en être conscients : ils ne sont plus vraiment dans la profondeur d'un regard mais dans sa répétition exclusive qui les empêche de se tourner vers la nouveauté. »

   Et, se tournant vers Pierre B : « Comme vous, j'ai pris ma compagne pour modèle et muse. Jeanne avait le visage rond, le nez épais, les lèvres charnues, de grands yeux clairs, les arcades saillantes et de longs cheveux auburn. La représentation que j'en fais ne ressemble pas à l'original. J'ai plaqué sur son visage le masque oblong et lisse que j'attribuais à toutes mes femmes peintes. J'avais longuement cherché ce masque à travers ce que j'avais sous les yeux : dans l'art primitif, chez certains de mes contemporains, dans les visages croisés au cours de mes visites de musées. C''était devenu une obsession dont j'avais recouvert le réel de mes créations. »

   Pierre B réagit au récit de son collègue. « Vous venez de prouver qu'il n'y a pas de frontière – hormis celle que nous y plaçons inconsciemment – entre le quotidien, l'habituel et le neuf dont nous l'habillons à chaque instant. J'ai beaucoup pris ma compagne comme modèle, moi aussi, et il me semble que je l'ai toujours réinventée, semblable et pourtant différente à chaque nouvelle toile ! Voilà bien le signe paradoxal d'un mystère de la rengaine pour qui sait… ouvrir les yeux. »

   Chacun est d'accord pour dire que l'ordinaire peut se révéler parfois plus fécond que ce à quoi l'on s'attend simplement. Candido renchérit : « Prenons l'exemple des natures mortes. Que nous évoquent ce simple verre d'eau, cette cruche en grès, ces quelques fruits posés là sur un compotier ? Leur existence immobile, discrète, presque secrète, est-elle si inutile qu'il y paraît à première vue ? Et si, en regardant le familier, nos yeux ne voyaient plus rien, ou si peu ? Et si ces vies minuscules, immobiles, recélaient de l'invisible, à l'image du silence qui nous révèle parfois l'essentiel tapi à l'intérieur du cours du temps ? »

   En philosophe, Gaston B ajoute : « L'attention portée à l'ordinaire passe par un changement, une éducation du regard. Nous rejoignons ainsi, l'espace d'un instant, le penseur Martin Heidegger pointant notre attention sur la banalité d'une… paire de godillots, motif repris par le peintre Van Gogh. Voilà que derrière l'existence ordinaire des choses se tapit leur essence. »

   « Blaise P, que nous avons croisé hier en chemin, ne nous dit pas autre chose : « Les hommes n'ayant pu guérir la mort, la misère, l'ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n'y point penser. » A travers la banalité du divertissement, le philosophe note aussi la question de l'ordinaire : « Comment parvenir à penser quelque chose que nous passons une partie de notre vie à essayer de fuir ?... »

   Et Socratès de conclure : « La méditation de pleine conscience que nous pratiquons ici vient nous rappeler qu'il est inutile de singer quelque chose venu de l'extérieur. Mieux vaut être attentif au réel en le désirant simplement, pleinement. L'instant est sans doute ce que nous avons de plus précieux à cultiver, loin des spéculations hasardeuses d'un avenir incertain ou du parfum au goût de cendres d'un passé… dépassé. Voyez les tableautins apaisants des haïkus japonais, petites perles de présent arrachées au réel, instantanés délicieux se renouvelant à l'infini, brefs morceaux de vie banale inspirés par la philosophie tranquille du regard intérieur. Voilà de petites natures mortes disant tout de la vie, hors la nostalgie et l'espoir que nous cultivons si souvent. Ce qui est est, et c'est formidablement tout ! »

   Jacques T ne peut s'empêcher d'ajouter : « Pour moi, l'ordinaire est soluble dans le burlesque, le drôle, l'inattendu. Ce sont les codes sociaux habituels et les sons les plus courants que je mets en scène dans mes films, en les exagérant pour en extraire toute la force comique. »

Vive le réel lorsqu'il sait endosser le costume familier de la ritournelle !

 

                                  

                                                      V

                               L'ART DE LA SYNTHESE

  

 

   C'est un bouddha mi-figue mi-raisin qui se présente dans le dojo, bien décidé à reprendre la main dans un retour d'ego dont il est encore friand. Par moments, c'est plus fort que lui : il ne déteste pas se hausser du col, Pépère.

   « Chers amis, tout ce qui a été pensé et dit dans ces murs ne manque pas de pertinence. J'ai moi-même beaucoup appris et certaines choses se sont confirmées. J'ai bien noté les liens de proximité qui unissaient la pratique de la philosophie à l'exercice de la méditation. S'il fallait résumer l'ensemble de notre démarche, je dirais avec Paul Valéry : « Il y a un art de marcher, un art de respirer ; il y a même un art de se taire. »

   On a retrouvé notre bouddha d'origine : direct, sans fioriture, soucieux d'aller à l'essentiel… et maniant l'art de la référence comme pas deux !

   « J'ajouterais au mot de Valéry l'art de penser et l'art d'être attentif », lance-t-il en guise de complément utile, laissant entendre que ses oreilles ont traîné dernièrement dans le dojo. De l'attention, le bouddha donne alors son approche à travers un bref récit. Il évoque une personne à qui l'on a demandé de marcher au milieu d'une foule avec une cruche remplie à ras bord, posée en équilibre sur sa tête. Derrière elle marche un soldat armé d'un sabre. Si une seule goutte d'eau est renversée, le soldat tranchera la tête qui le précède. Vous pouvez être certain que l'homme à la cruche sera habité par la plus grande attention !... Voici une fable qui ne manque pas de tranchant ! 

   Vraiment apaisant notre cher daron ! Il ne manquait que la peur, ultime conseillère, au tableau de nos menus tourments ! Serait-il à cours d'argument, le bougre ? On pourrait le supposer. En tout cas, sa petite parabole produit l'effet d'une douche froide dans notre assemblée. Drôle d'ambiance, on se croirait rue Froidevaux !

   L'attention qui vient d'être définie par le bouddha semble se situer à des années-lumière de celle vantée par l'aventurier Robinson. Souffle de liberté d'un côté, contre vent de contrainte de l'autre. Le grand écart, en quelque sorte. Il va falloir du talent au taulier pour rassembler les extrêmes en une synthèse acceptable.

   « La peur est un ennemi puissant lorsqu'elle n'intervient pas à bon escient. En nous faisant craindre le pire, elle paralyse notre action, risquant de nous faire passer à côté du meilleur. Il nous faut apprendre à distinguer la peur salvatrice de celle, plus sourde, inhibant nos énergies. Comme les deux côté d'une même pièce. N'oublions pas pour autant que c'est un sentiment comme les autres. Vous ne pouvez donc l'éliminer totalement et vous n'avez aucun intérêt à le faire. Vous pouvez par contre apprendre à ressentir l'énergie que la peur dégage en vous et chercher à la canaliser. »

   Candido intervient. « Oui… A chacun ses trouilles ! Mais il faut quand même resituer les frousses dans leur contexte. Voilà bientôt soixante ans que nous n'avons pas vécu de conflit armé… et par conséquent peu de raison d'éprouver les frayeurs les plus aiguës, celles liées à la guerre et à la mort imminente. Votre petit récit, cher bouddha, relèverait bien de ce type de frayeur qui consiste à ignorer vraiment si l'on sera encore en vie dans l'heure qui suit. Et cela change tout !... Chacun peut vivre alors des moments intenses où la panique s'inscrit en lui, dans ses sensations, jusque dans sa chair même. »

   « Mouais… la vraie pétoche ça vous secoue son gazier, pas d'doute ! » renchérit Tonio surgi du diable vauvert.  « J'veux pas dire, mais quand tu t'trouves face à un surineur de première prêt à t'larder la couenne, y a intérêt à faire fissa sans lui d'mander son blase ou ses fafs. Moi la clinche, ça m'recharge la glandaille illico. J'm'sens plus ligoté com' dans l'corps méditant et j'tard' jamais à bicher l'groom en face par le colbac ou à lui faire morfler ma tatane en pleine poire. Dans ces cas-là, l'caberlot s'met en mode roupille, et y a plus qu'les osselets à gaffer et la main gifleuse à calotter. Sans claquer des ratiches et sans état d'arme. J'grince plus des biscotos qu'des méninges pour effeuiller les dominos du gars d'en face. Tout ça m'gaillarde à fond les manettes ! Des fois même, pas b'soin d'belliquer, y suffit qu'le gonze se mette en béchamel tout seul et c'est gagné ! »

   Interrompant notre cher argoteur, Candido s'avance avec conviction. « Bon, mais entre les peurs qui nous saisissent, nos agressivités inévitables et le soin qui peut leur être apporté via la méditation, je jetterais un œil plutôt critique. Exercices ludiques et relaxations proposées de nos jours aux parents et à leurs progénitures prétendent « changer la vie » grâce à leur côté enfantin, charmant. Avec ce message : « Être gentil, c'est agréable, être gentil, c'est bon… Rendre coup pour coup n'est jamais une bonne solution etc… »

   « Il ressort de ces signaux une étrange impression : celle de retrouver tous ensemble un univers de l'enfance où tout le monde redevient pacifique, empathique. Un monde de Bisounours en somme. La méditation du coucher  remplacerait le « marchand de sable » et les contes du soir d'autrefois. Ne nageons-nous pas ici dans une sorte de régression infantile à travers des discours exquis, aseptisés ? On court, à mon avis, le risque d'annihiler toute lucidité et toute volonté en nous. Où se situe le problème : dans nos propres réactions, comme le prétend le zen, ou dans une analyse objective des situations elles-mêmes ? Où se trouve le juste équilibre entre les deux pôles ? » Notre avisé guide passe par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Le voici envahi par la pétoche qu'il vient d'évoquer. A lui de s'appliquer sa propre leçon !...

   Candido, féroce, ne lui laisse pas le temps de réagir. Le voici reparti, prêt à piquer de nouvelles banderilles. « Savez-vous que le bouddhisme est devenu la quatrième religion en France ? Le Vesak, la fête religieuse qui commémore la naissance, l'éveil et le décès du Bouddha il y a deux mille six cents ans, figure désormais sur notre liste des fêtes religieuses. Cette religion dispose désormais en France et en Europe d'un courant de bienveillance qui va bien au-delà de ses pratiquants. Ouvrages, sessions et centres de formation se multiplient. Par centaines de milliers, des sympathisants convaincus achètent les multiples ouvrages dédiés à la question. Erection de statues et cérémonies d'accueil rythment la vie des centres construits un peu partout dans le pays. Cela ne vous étonne pas de voir tous ces gens vivant dans une société moderne, démocratique, rationnelle, se prosterner et s'extasier devant des lamas, pratiquer des rituels et des dévotions ésotériques en acceptant de mettre sur la touche leur propre culture ? Et quid des témoignages d'anciens moines éduqués dans des monastères, et dont certains se sont plaint de mauvais traitements ? La croyance peut rendre aveugle, quelle que soit la religion. Le bouddhisme a été présenté et promu en France comme une spiritualité laïque à vocation avant tout thérapeutique. Une religion dépourvue de toute transcendance et qui n'en serait donc pas vraiment une. A lire et à entendre le Dalaï Lama ou d'autres dignitaires bouddhistes, on peut se montrer sceptique ! Comment en est-on arrivé à une telle fascination ? »

   « Une réponse est sans doute à chercher du côté d'un exotisme que chacun peut récupérer aisément à son propre compte en se coulant individuellement dans la peau du sage, de l'être parfait, du saint… une image inatteignable, oubliée en Occident et qui resurgit soudain, mais accessible à tous, cette fois. Le paradis, tel que défini comme si haut et si loin par l'aspirant chrétien, existerait-il désormais à la portée de toutes les bourses ?... Voilà une aspiration qui vous caresse dans le sens du poil, à l'image du serpent biblique jouant de la pomme dans le jardin d'Eden. »

   Le dabe est cramoisi. Tant d'audace le sidère. Il va lui falloir du temps pour peaufiner des arguments valides face à pareille attaque en règle !

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  

   L'ami Candido a frappé fort et mesure les dégâts avec le petit air détaché de celui qui a fait le boulot et ne regrette rien. Après tout, les faits cités sont connus de tous et facilement vérifiables. Le bouddha n'est pas dupe des vérités émises mais demeure d'abord sans réaction. La note est salée : traitement des peurs, remise en question du bouddhisme, autocritique des individualismes aveugles… Et par-dessus tout, soupçon de flatter les gens dans le sens de leur naïveté ! Tout va dans le sens d'une suspension à la « Patochka », déjà évoquée plus haut. Que va-t-il bien pouvoir apporter de nouveau, le chef ? L'air déterminé, il prend la parole.

   « Le moment est venu de dresser une synthèse de nos débats. Votre évocation de nos civilisations avancées, autant que fragiles et vulnérables, me semble aller dans le sens de la simple lucidité. Ni l'appel à une histoire pénitentielle, ni la culpabilité excessive ne sont des attitudes réalistes propres à nous permettre de rebondir au-delà d'un monde ancien qui a pris du plomb dans l'aile. A nous de faire valoir les acquis de notre civilisation occidentale, et en premier lieu notre capacité au sens critique qui suspend et examine, analyse, synthétise et se projette. »

   « A cet égard, le geste de Patochka n'est-il pas exemplaire ? Ce philosophe résistant fut persécuté, au siècle dernier, par le pouvoir d'Etat communiste, simplement pour avoir eu raison contre lui. Conscient de sa finitude et de la responsabilité de sa propre vie, cet homme est le continuateur d'une longue lignée de penseurs des phénomènes et des faits de conscience. »

   « L'épochè, cette suspension de la pensée où ne nions ni n'affirmons rien en demeurant attentifs à tout, ne serait-elle pas l'attitude appropriée à la synthèse que nous recherchons ? La pensée philosophique rejoint parfaitement ici l'attention à l'instant proposée dans l'exercice de la méditation : suspendant provisoirement le flux des événements de la vie, nous nous mettons comme en état d'apesanteur, sans jugement ni passion, dans une attitude aussi neutre que possible. Voici l'acte volontaire qui me semble associer le mieux philosophie et méditation. »

   « D'ailleurs, poursuit le bouddha non sans ironie, j'avoue avoir été plusieurs fois tenté d'interrompre purement et simplement la présente session tant les réactions de mon public me semblaient partir dans tous les sens et ne pas respecter les règles que nous nous étions fixées au départ. Et puis une réflexion a pris corps à l'intérieur de moi. Au nom de quel réflexe aurais-je mis fin à des réactions spontanées relevant d'une certaine manière de voir les choses autrement ? »

   « Personne ne peut raisonnablement se prendre pour le centre du monde ! Toute culture n'est-elle pas d'emblée plurielle ? La présence de la philosophes dans ces lieux m'a permis de faire une moyenne entre mes certitudes et mon scepticisme : il en a résulté pour moi une attitude que j'ai voulu tolérante. En m'efforçant d'adopter des points de vue différents, j'ai pu relativiser ma propre approche, me décentrer quelque peu. J'y ai personnellement trouvé mon compte. »

   Michel de M intervient. « C'est tout à votre honneur. J'ai moi-même évoqué dans mes Essais l'expérience d'Indiens du Nouveau Monde fraîchement débarqués en France et s'étonnant de voir des soldats adultes obéir à un monarque encore enfant, ou dépités par les énormes différences sociales visibles au cœur d'un peuple dit pourtant « civilisé » ! En irait-il de la maturité des nations comme de celle des individus ? »

   « J'ajoute que mon collègue Montesquieu allait par la suite faire une expérience similaire, racontée dans ses Lettres Persanes, à travers le regard innocent d'un Perse d'Ispahan sur ce qu'il nomma – vu de son côté – « ces barbares d'occidentaux » ! Décidément, par quel critères neutres, objectifs, nous permettons-nous de juger de points de vue différents du nôtre, d'habitudes de vie parfois si dissemblables ? Un ironiste contemporain a résumé cet état de fait de manière lapidaire et pertinente : « Je suis tellement sceptique que j'ai un doute sur mon propre scepticisme ! »

   « Une approche de critère universel semble se profiler dans la capacité d'une culture à ménager à l'intérieur d'elle-même sa coexistence avec d'autres cultures : la forme que se donne la laïcité « à la française » répondrait à une telle exigence. »

   Notre bonze opine du chef avec empressement. « Oui, c'est bien ce que j'ai voulu exprimer : après tout, les exercices proposés ici sont une forme parmi d'autres d'équilibre et de mieux-être. Il m'a paru important aussi de montrer que l'exercice de la méditation se situait au-delà des caractères propres à une religion – le bouddhisme – pour toucher à une forme universelle d'approche et de connaissance de soi. Cela rejoint ce que nous évoquions sur la tolérance et la laïcité. J'ai évolué moi-même, durant ce stage, vers une forme plus neutre, sans a priori, qui puisse se mettre au service de chacun. »  

   Il semble que le bouddha ait résumé les choses avec justesse, y compris sur sa propre mutation dont nous avons été les témoins. Chacun le reconnaît implicitement, et les visages le disent assez. Un méditant pose alors cette question : « Vous disiez avoir trouvé votre compte dans cette attitude de patience et d'ouverture ?... »

   « Oui, j'ai pu enrichir mon approche en constatant des recoupements qui ne m'étaient pas apparus jusqu'alors entre méditation et philosophie. J'avais déjà un aperçu de l'histoire de la pensée, et j'ai bien senti, à l'écoute des uns et des autres, qu'un réel cousinage existait entre les deux sillages : les fondements étaient similaires, même si les formes différaient. »

   Nous reconnaissons là l'esprit d'ouverture qui a animé le bouddha au long de ce stage. Et nous comprenons mieux maintenant à quels mouvements d'humeur il a pu être confronté. Il a finalement donné la priorité à une parole qui circule, une parole mutuelle, en réseau. A travers ce choix, il nous a montré une voie : celle de ne pas s'accrocher à tout prix au statut que vous donne la connaissance, pour laisser aller librement les flux d'influence, quel que soit leur sens.

   Nous mesurons aussi à quel point la présence active de certaines personnalités a été importante. Ainsi, Socratès a-t-il su provoquer le bouddha par sa force ironique, cette capacité à renverser une situation ou une opinion … sans déclencher de conflit pour autant. Il a apporté la preuve que l'essence de l'humour peut contribuer à nous placer au-dessus des contingences du réel. Cet humour, que Jankélévitch nommait « sublime à l'envers », permet d'accéder au présent par le biais d'une forme… d'absence. Oui, ironiser, c'est bien s'absenter des guerres de croyances en cours, échapper à la tentation du pouvoir immédiat pour mieux le subvertir par la bande. Voilà un jeu sans victime, apte à nous faire sortir de l'état de minorité, à nous détacher des ambiguïtés de l'émotion en nous autorisant à la mise à distance et à l'autonomie.

   Retourner le sens des choses en se moquant ne permet-il pas au fond de restaurer notre assise physique et mentale ? L'intervention de Jacques T fut, elle aussi, décisive. Il nous a démontré, par ses pirouettes, que l'on peut rire – et faire rire – avec son corps. Sa mécanique implacable du corps dansant nous a placés en présence du spectacle de l'absurdité du monde, et permis de neutraliser ne serait-ce qu'un instant l'intoxication sournoise que nous menons parfois, à notre propre insu, sur nous-mêmes.

   Zarathoustra, autre figure dansante, a confirmé pour nous les vertus de l'allégorie  permettant de méditer sur les illusions qui nous embarquent. J'avoue avoir ri intérieurement à la vue du bouddha assis avec tout son sérieux, concentré dans l'exercice : pouvait-il s'imaginer vu de l'extérieur, figé comme une statue, sérieux comme un pape ? Aurait-il ri aussi de lui-même ? Le rire comme forme privilégiée d'un miroir de soi. Nietzsche, le philosophe marcheur croisé en montagne, nous confia avoir voulu faire de Zarathoustra un livre sur l'apprentissage du rire comme source de connaissance et de sagesse.

   Profondeur et légèreté.



   Notre maestro semble bien être parvenu à éteindre l'étincelle de doute qui nous habitait au début du stage. Le voici qui propose à sa fine équipe une ultime méditation en guise de conclusion. Aucune directive pour ce dernier travail : le boss fait maintenant confiance à chacun pour se prendre en main. Les assises s'organisent sans empressement particulier. Les respirations vont leur train de sénateur. Le silence s'installe dans une lenteur et une attention devenues familières. Le zen va son rythme tranquille.

   Nous observons avec soulagement que les différents signes religieux présents dans la salle semblent s'être dégonflés avec le temps. Les voilà devenus de simples éléments de décor, au même titre qu'un modeste vase de fleurs ou qu'une jolie table ornée. La méditation a gagné ses lettres d'indépendance et de neutralité au service d'esprits apaisés. Heureux de cette conclusion, l'auteur n'en oublie pas pour autant ses engagements d'origine. La question demeure et se repose : quel changement s'est opéré en lui durant ces quelques jours de méditation ?

   Parti avec des préjugés tenaces, le candide de service en a vu des vertes et des pas mûres avec ce bouddha hésitant mais qui, somme toute, a joué le jeu. J'avoue que c'est du côté de l'ego que les choses se sont le plus éclaircies. Assister aux luttes intestines d'un meneur pris dans les filets de son double qui le malmène : quoi de plus exemplaire pour détecter et débusquer ensuite chez soi les méandres de ce qu'il faut bien appeler notre « deuxième peau », aussi invisible que taquine ?

   Et puis les petites joies du hasard ont pimenté les limites de l'exercice. La diversité des figures croisées durant la pratique a permis de lever les a priori bien souvent fondés sur des illusions, des « on dit », des peurs souterraines, ignorées. La gamme infinie des vérités potentielles a fini par ouvrir des brèches dans le jeu sans fin des « on croit », « on imagine », « on pense que » etc… On ne sort pas facilement du cycle enclavant des émotions, des pressions et des impressions, des scénarios multiples concoctés par nos imaginaires en délire. Même l'exotique Robinson reproduit allègrement, à son insu, les codes importés de son éducation d'origine sur un lieu perdu qui ne lui demande rien ! Mathématique implacable des habitudes et des chimères entretenues que l'exercice régulier du dialogue – interne comme externe – révèle et allège… au moins autant que le silence !

   « Le corps sculpte l'air comme un soufflet de forge » : voici une esquisse possible de nos évolutions physiques – faudrait-il plutôt dire de nos sur-place ? – dans le dojo. Car la seconde découverte se nicherait au creux de cette respiration pourtant si mécanique que nous l'oublions en permanence alors qu'elle est la condition même de la vie. En faire l'acte de base, le lieu intime de l'exercice méditatif, voilà bien la surprise ! Après ça, respirera-t-on encore de la même façon ? A chacun de répondre.

   La lenteur et l'attention au présent sont enfin deux découvertes qui confirment la primauté de l'exercice, l'exigence de sa régularité, l'ordinaire de sa pratique en état de pleine conscience. A l'image de nos ancêtres stoïciens, exerçons-nous, encore et encore, il en restera toujours quelque chose !

   Allègement de l'ego, suspension du jugement, soins apportés à la respiration et à la présence attentive, voici trois réalités souvent délaissées et pourtant à notre portée ! Comme si les gestes les plus accessibles étaient à la fois les plus simples et les plus difficiles à mettre en œuvre. Paradoxe toujours d'actualité. Et puis songeons qu'il y a déjà deux millénaires, nos prédécesseurs de l'Antiquité baignaient dans le même esprit, les mêmes valeurs à promouvoir !... Alors relisons-les et puisons aux sources de ces exercices immémoriaux dont la justesse n'a pas pris une ride. Sans oublier le zeste d'ironie socratique nécessaire à une sagesse plus légère !...

   Enfin, l'auteur aussi écrit avec son corps et son assise. Alors comme l'a si bien résumé notre cher bouddha, « soyons corps », encore et encore… Sans tomber dans l'hypnose !  

   « Tenir le pas gagné » : Arthur, notre poète adolescent, aurait le dernier mot de l'aventure. 

  

  

                         

                   FIGURES PASSANTES DU RECIT

          

Jacques Tati                     cinéaste, acteur

Gaston Bachelard             philosophe

Arthur Rimbaud              poète

Tonio l'Argoteur                homme du peuple

René Girard                    anthropologue

Candido                        candide de service

Simone de Beauvoir       philosophe, romancière

Socratès                         philosophe

Chet Baker                         musicien de jazz

Seattle                               chef indien

Charles Darwin                   naturaliste

Pierre Bonnard                   artiste peintre

Antoine de La Garanderie chercheur

Daniel Cohen                     économiste

Georges Brassens               poète troubadour

Robinson                           marin, aventurier

Charlie Chaplin                   acteur, cinéaste

Blaise Pascal                       physicien, philosophe

Friedrich Nietzsche             philosophe

Amedeo Modigliani            artiste peintre

Michel de Montaigne       philosophe

 

 

                          TABLE

      I - Le maître du zen              p 7

     II - Un forum dans le dojo     p 57

     III -  Le cas Robinson               p 87

     IV - Tous en balade !               p 105

     V -  L'art de la synthèse           p 119

                                          

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