L'émeraude

haedrich

Georges Guillaumin est à bout de forces, au bord du suicide, car un fantôme qui veut sa peau le persécute toutes les nuits. Avant de se donner la mort, Georges se rappelle comment tout a commencé...

L'émeraude

Georges Guillaumin sanglotait, seul dans son fauteuil, son verre de whisky vide à la main, face à l'immense cheminée dans laquelle ronflait un vaillant feu de bois. Isolé en lui-même, banni, naufragé sur une île de tristesse au milieu d'une mer de solitude. Minuscule au centre de l'immense pièce déserte, vide d'âmes. Ruiné de tout.

Il vérifia encore une fois que le révolver était bien chargé: l'une de ces six balles, tout à l'heure, lui transpercerait le crâne, mettant fin à toutes ses souffrances. Il replaça le chargeur dans son logement d'un geste sec.

Toutes ces années d'acharnement pour en arriver là. Tous ces efforts réduits à néant à cause de...

Il ne s'en sortirait jamais. Le monstre aurait sa peau, il voulait lui faire payer. Cela faisait maintenant deux ans qu'il tenait, et il arrivait au bout de ses forces.

Toutes ces soirées de cauchemar. Au début, ça ne devait pas se passer comme ça. Il n'avait pas voulu ça. Si seulement ces gens avaient été un peu plus ouverts d'esprit, il n'aurait pas eu besoin d'en arriver là.

Et puis, il n'avait pas réfléchi. Acculé, il lui avait fallu agir. Rien n'aurait dû clocher, tout s'était si parfaitement agencé jusqu'à ce que... d'un geste rageur, il avala cul-sec le reste de whisky.

Il posa le verre sur le guéridon, et ce simple bruit, ce claquement sec sur le bois, si anodin, résonna sinistrement dans l'immense pièce sombre, seul signe de vie dans ce mausolée de tristesse et de décrépitude. Seul le feu, folâtre, ronronnant, vivant de toutes ses flammes, apportait un semblant de gaîté au salon, faisant danser ses ombres sur les meubles, les boiseries,et les tentures fatiguées. Le manoir était à l'image de son propriétaire, opulent, sinistre, triste, fatigué, pour tout dire, au bout du rouleau. D'une noblesse patinée, souffrante et désuète, en voie d'extinction.

Le revolver toujours toujours serré dans la main droite, Georges ouvrit une dernière fois le carnet sur lequel il avait consigné, jour après jour, nuit après nuit, toute l'histoire sordide de sa vie . Et il se remémora tout, dans les moindres détails.

22 mars 1963

Georges serrait les dents, les yeux baissés, rivés sur le carrelage de la cuisine. Ses poings serrés dans ses poches, il faisait face, l'échine courbée, la tête basse, à la colère de Madame de Perrigny. Cette vieille peau n'en finirait jamais de lui débiter ses insanités fielleuses. Les yeux sombres de la maîtresse de maison brillaient de colère. A son cou, l'éternel pendentif au bout duquel trônait une émeraude somptueuse brillait d'un vert agressif.

"Comment avez-vous osé?... Comment avez-vous pu... vous, un simple domestique? "

Prostrée dans un coin, Marthe, la mère de Georges, pleurait tout son saoul, épongeant ses larmes qui ne semblaient pas vouloir s'arrêter dans un mouchoir à carreaux.

"Comment avez-vous pu croire un seul instant, vous que j'ai toujours tenu pour un garçon intelligent, qu'une union contre-nature comme celle-ci puisse exister? "


Pourtant, ça avait existé. Il aurait voulu lui dire, lui cracher à sa gueule de vipère:

"Ta fille, je l'ai culbutée dans le foin. Et je t'emmerde, vieille peau!"

Et c'est vrai que cela avait existé. Georges ne savait encore pas à quel point il n'oublierait jamais cet instant de félicité passé avec la belle Elisabeth de Perrigny, dans le foin des écuries, dans l'odeur entêtante du crottin de cheval. Le belle blonde, fille unique du vicomte Antoine de Perrigny et d' Henriette de Perrigny, née de Lascombes de Laval, n'aimait rien tant que ses balades à cheval quotidiennes, et le jeune Georges Guillaumin, qu'elle croisait chaque jour, était devenu comme un ami -et même plus que ça.


"Si nous vous gardons, rugissait la vieille de Perrigny, c'est par égard pour votre défunt père, notre ancien palefrenier, un homme d'une rigueur et d'une honnêteté incomparables. Et pour votre pauvre mère, qui est une de nos meilleures femmes de chambre!" Les sanglots de Marthe, ratatinée dans sa vieille robe de veuve éternelle, redoublèrent d'intensité.


"J'attends des excuses!", avait aboyé la vicomtesse, les lèvres pincées, les yeux injectés de colère, l'émeraude à son cou brillant d'un éclat plus scintillant et plus hostile que jamais. Georges leva alors la tête, la regarda droit dans les yeux, et lui dit d'une voix claire, dans un sourire ironique.

"Mes excuses, Madame, vous ne les aurez jamais. Elisabeth et moi, nous nous aimons."


30 septembre 1963


Le mariage de Georges Guillaumin avait été célébré en petit comité, malgré la grandeur de la famille de la mariée. En l'absence du père , le très respecté et très regretté Vicomte de Perrigny, qui avait trouvé la mort dans un accident de chasse à la fin du printemps. Ce mariage avait dû être organisé dans l'urgence, étant donné l'état de grossesse très avancé de la fille de la vicomtesse -un cuisant souvenir de ce moment passé dans le foin- et eu égard au fait que le manoir de Perrigny n'avait plus de maître et que, la veuve et l'orpheline n'ayant aucune ressource, elles allaient sans doute devoir vendre la magnifique propriété ancestrale. Ce mariage, qui causait à Madame Veuve des nausées nocturnes, avait en vérité arrangé bien des choses. Georges assumerait l'entretien du domaine et de la ferme, assurant ainsi des revenus , et il avait, malgré tout, produit un héritier, le futur maître du domaine. Dans quelles conditions, certes, mais il ne fallait pas se montrer regardant, dans leur position. Henriette de Perrigny avait bien essayé de se convaincre que malgré tout, Georges était un homme honnête, qui avait toujours fait son travail.

Lorsqu'elle se rendait quotidiennement sur la tombe du vicomte Antoine, elle s'agenouillait près de la pierre et se lamentait, sanglottait, en triturant son émeraude. Du fond des limbes, le vicomte Antoine, impassible, semblait la regarder pleurnicher depuis le portrait en émail vissé sur la pierre tombale. Il semblait lui dire qu'il fallait penser à Elisabeth, que sa fille avait le droit d'être heureuse.


Elisabeth, Georges l'aimait, profondément. Et cet amour était réciproque.

La fête s'était déroulée sans véritable entrain, les rares invités avaient dansé sans véritable joie. Et c'est avec un sourire ironique que Georges avait découpé le gâteau.


24 décembre 1963


Noël Guillaumin, le futur héritier du domaine de Perrigny, était né depuis quelques heures. Prostrée dans son coin habituel, près de la cheminée, Henriette de Perrigny ruminait des idées noires. Georges entra dans le salon, guilleret. Sa seule vision raviva la colère de sa belle-mère. Ses yeux, sur les prunelles noires desquels dansaient le reflet des flammes, le dardaient jusqu'au tréfonds de son âme, dégoulinants de mépris. Comme à chaque fois qu'elle était triste ou en colère, la mère Henriette tritutait son pendentif. Les flammes se réflétaient sur l'émeraude verte. Georges se dit, sur le moment, que sa belle-mère ressemblait à un démon tout droit sorti des enfers, et qu'il aimerait bien qu'elle y retourne au plus vite.

- Elisabeth et Noël dorment à poings fermés, dit-il, d'un ton exagérément joyeux, en se servant un whisky sec.

Henriette ne répondit pas, elle serrait les lèvres, tout comme Georges avait serré les lèvres ce 22 mars, dans la cuisine.

- Tout va bien, belle-maman?

- Non, tout ne va pas bien.

- Je comprends votre colère, mais ainsi va la vie.

Georges Guillaumin avait réussi. Quand la vieille ne serait plus là, il serait véritablement le roi du domaine de Perrigny. C'était sa victoire, sa Révolution Française à lui. Le triomphe du roturier sur la noblesse.

- La vie est injuste, grogna Henriette. Vous, un moins que rien, un fils de domestique, marié avec ma fille. Et votre bâtard?

- Retirez ça tout de suite!, hurla-t-il en jetant son verre sur le carrelage aux dalles disjointes et usées.

- Parfaitement, votre bâtard! Il saisit prestement un coupe-papier qui traînait sur le guéridon, et se jeta sur sa belle-mère, la faisant basculer en arrière. Les deux corps tombèrent lourdement, dans un bruit sourd, sur le lourd tapis. Il plaqua le coupe-papier sur la gorge de la vicomtesse apeurée.

-Ironique, n'est-ce pas?

La vicomtesse suffoquait, ne pouvait parler. A son cou, l'émeraude semblait si terne.

-Votre mari avait la même expression sur son visage quand je le lui ai tiré dessus.

La vicomtesse étouffait, maintenant.

28 décembre 1963

Henriette de Perrigny venait d' être enterrée dans le caveau de famille. Une crise cardiaque l'avait cueillie dans sa 69ème année. Du moins c'est ce qui était marqué sur le certificat de décès rédigé par le médecin que Georges avait appelé en urgence après le malaise de sa belle-mère. Il l'avait trouvée inanimée sur le tapis, près de la cheminée du salon. Le docteur était arrivé très vite, mais n'avait rien pu faire. Elisabeth semblait inconsolable.

Elle était si désirable, dans ses vêtements de deuil.

Allongée, nue, sur le lit conjugal, ses magnifiques cheveux blonds étalés sur les oreillers comme le blé en été, ses seins drus dardés vers le plafond immense, elle se laissa faire lorsque Georges lui passa autour du cou le pendentif au bout duquel pendait une émeraude terne.


18 janvier 1964


Le docteur Laplace avait été formel: mort subite du nourrisson. Personne ne pouvait prévoir, personne n'aurait rien pu y faire. Georges avait failli avoir une syncope ce matin-là, en trouvant son fils tout blanc, immobile, au fond du berceau.

Ses hurlements avaient réveillé Elisabeth.

Cette fois, c'est sûr, elle ne s'en remettrait pas. D'abord, son père, ensuite sa mère. Et maintenant, le petit. Mais cette fois Georges n'y était pour rien. Oh Grands Dieux non, il n'y était pour rien, Dieu savait qu'il n'avait pas voulu ça.

Jamais il n'avait connu une douleur ni une peine aussi grandes, mais lui l'avait sans doute mérité.


21 janvier 1964


En revenant de l'enterrement du bébé, Elisabeth dit à Georges qu'elle allait faire une balade à cheval. Ce soir-là, elle rentra très tard. Et Georges n'avait pas fermé l'oeil de la nuit.

14 mars 1968

Elisabeth venait de lui annoncer qu'elle demandait le divorce.

"Tu n'y penses pas? Et le domaine?"

-Comme tu le sais, Georges, le domaine nous appartient de moitié. Je vendrai ma part, j'en ai assez de cette baraque.

-Tu ne peux pas faire ça!

-Je n'ai jamais été heureuse, ici! Trop de mauvais souvenirs...

-Mais...

-Et ce deuxième enfant que tu m'as promis, Dieu nous le refuse

-Tu ne peux pas dire ça

-Je ne peux plus vivre comme ça, Georges. Il faut que je parte

-Nous aurons d'autres enfants, je te le promets. Nous serons enfin heureux

-Le seul enfant qu'on n'ait jamais eu, on ne le voulait pas. Et on nous l'a repris. Je regrette, Georges, je ne serai jamais heureuse ni ici, ni avec toi...

-Comment... comment peux-tu... ?

Georges, aveuglé par la colère, se jeta sur sa femme. Lorsqu'il reprit ses esprits, il avait ses mains autour de son cou. Le visage d' Elisabeth était violet. A son cou, l'émeraude était plus terne que jamais.


Trois jours plus tard, on repêcha le corps d'Elisabeth Guillaumin au fond de l'étang. Ce séjour prolongé dans l'eau empêchait tout relevé d'empreinte, toutefois, cette mort soudaine ne parut pas suspecte aux gendarmes qui connaissaient bien la victime: comme le leur avait confirmé son époux, un notable au-dessus de tout soupçon, Elisabeth faisait quotidiennement de grandes balades à cheval. Ce jour-là, sa monture avait probablement glissé sur le chemin longeant le lac. Un terrible accident.


31 mai 1968


Cette nuit, le fantôme était revenu. Ce monstre l'aurait, il finirai par avoir sa peau. Georges en était persuadé. Il avait essayé d'en parler au docteur Laplace, médecin de la famille depuis vingt ans.

"Un fantôme? Qui vient vous réveiller toutes les nuits? Qui fait bouger les meubles? Allons, Georges, vous n'êtes pas sérieux! Un homme de valeur comme vous! Vous êtes juste très déprimé, en ce moment. Cela se comprend, après la mort tragique d' Elisabeth. Tachez de vous reposer, essayez de changer d'air!"

La réponse du Dr Laplace n'avait rien d'étonnant.

Même sa propre mère, cette brave Marthe, refusait de le croire. S'il racontait les nuits d'horreur qu'il avait vécues depuis l'assassinat de sa femme, on le prendrait pour un fou. Il n'avait plus la force de s'occuper du domaine, ses nuits étaient faites de cauchemars, de cauchemars bien réels. Le fantôme le harcelait toutes les nuits. Georges était devenu le roi absolu d'un domaine dont il ne pouvait plus tenir les rênes parce qu'un fantôme malveillant, acharné, venait le persécuter toutes les nuits, l'empêchait de vivre, l'empêchait d'assouvir sa soif de domination, l'empêchant de profiter enfin pleinement de ce bien mal acquis.

Et Georges les regrettait, ses mauvaises actions, ô combien!

Le fantôme aurait sa peau. Pour Georges, il n'y avait aucune échappatoire, sauf la mort qui le délivrerait de ce cauchemar permanent.


Il prit son stylo plume dans la poche de sa chemise, et traça, d'une écriture maladroite, ces quelques mots à la fin du carnet:


21 février 1970

Georges Guillaumin est enfin libre.

Il plaqua le révolver plus fermement contre sa tempe.


Une présence féminine se fit sentir . Le fantôme était là, à côté de lui. Les dernières lueurs du feu brillaient pathétiquement dans ses yeux éteints.


"Tu es prêt, Georges?"

-Oui.


Et il tira.


La dernière chose qu'il vit avant de mourir fut le sourire ironique qui se dessinait sur les lèvres fines du spectre, et l'émeraude qui brillait à son cou d'un vert insolent.


FIN

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