L'enfant morcelé

Gérard Dargenson

Les orphelins de père. Le père retrouvait ses enfants un weekend sur deux selon la coutume.

Le père retrouvait ses enfants selon la coutume un weekend sur deux et la moitié des vacances. Il avait joué à peu près toutes les grandes scènes dans sa vie, celle de l'époux fidèle et du mari trompé, de l'homme divorcé puis remarié. Il avait géré tant bien que mal les complications des familles recomposées, endossé le rôle du vieux garçon et même celui de l'amant caché dans le placard, la vie est parfois un vaudeville.

L'homme regarda l'enfant. Ce jeu de mains qu'il avait inauguré avec une jeune femme un peu perdue quelques temps auparavant, peut-être pourrait-il le tenter avec son fils qui avait du mal à grandir. Le soir venu, à l'heure des histoires ils étaient assis face à face, il posa sa main sur sa poitrine et dit :

« Je m'appelle Charles.»

L'enfant le regarda, posa sa main sur sa poitrine de même et annonça :

« Je m'appelle Amédée.»

Le père posa à nouveau sa main sur sa poitrine et dit :

« Je m'appelle Charles,» puis posant immédiatement sa main sur la poitrine de l'enfant :

« Tu t'appelles Amédée.»

L'enfant mit sa main sur sa propre poitrine et réussit à dire à nouveau :

« Je m'appelle Amédée.»

Il hésita un instant, posa sa main sur la poitrine de son père et dit :

« Je-tu m'appelles Charles.»

On recommença le jeu des mains croisées. L'enfant à l'identité morcelée regardait l'homme avec de grands yeux, comprenant que c'était important. Une intensité extraordinaire se tissait autour du fil des mots et des attouchements par lesquels ils tentaient de se reconnaître. L'homme posa à nouveau sa main sur sa propre poitrine et insista :

« Je suis ton père. » Puis il posa sa main sur la poitrine de l'enfant et lui dit : « Tu es mon fils. »

C'était difficile. L'enfant s'emmêlait dans les reflets de leurs identités. Le père prit la main d'Amédée dans la sienne, la retourna vers sa poitrine de petit garçon et lui fit répéter : « Je suis ton fils. »

C'était compliqué, les histoires du “je”, du “tu” et du père et du fils. Amédée était un peu perdu, on changea de tactique. Dans le silence de la pièce l'homme mit sa main sur sa poitrine et affirma :

« Je suis un lion ! » et il rugit.

Les yeux de l'enfant s'éclairèrent soudain. Il mit sa main sur sa poitrine à lui et fit le lion, puis on fit le loup et l'agneau. Le père associa les frères et les sœurs. Le jeu des mains croisées se déroula en ronde, repassant les identités de mains en poitrines. À la fin, le père mit ses deux mains sur son visage, les descendit le long de son buste et dit :

« Je suis moi. »

L'enfant cacha sa figure dans ses deux mains, les descendit le long de son corps. Il marqua un temps d'arrêt et s'étonna :

« Moi, c'est tout ça ? »

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