L'enfer, c'est le Sushi Lotus

Alice Dumontier Loiseau

Nouvelle issue de Société de Con[sommation] et Autres Nouvelles Fraîches (avec l'aimable autorisation des Editions Plan Vert - Genève)
“A pig in a cage on antibiotics”
Radiohead, Fitter Happier


Certes. Personne ne m'a forcée à y aller, à ce nouveau restaurant, j'aurais pu - et j'aurais dû - dire non. Mais c'était une idée des voisins, ils y étaient déjà allés, c'était « génial, très bon et cela plairait aux enfants ».

Vendu.

J'aurais dû me méfier. Du concept all you can eat, dès l'abord. Je connaissais l'idée pour l'avoir bien trop expérimentée aux Etats-Unis. Où le gavage fait légion. On s'égosille devant les français du Sud-Ouest qui gavent les oies pour produire du foie gras, mais que les hommes engraissent leur foie pour ne rien produire de plus qu'un tour de taille à faire rosir un bonhomme Michelin, cela laisse tout le monde de marbre.

Je m'en veux de ne pas avoir écouté mes sirènes intérieures lorsque j'ai appris que le restaurant s'appelait le Sushi Lotus. L'antonymie du « all you can eat » et du « lotus » était pourtant un signe gargantuesque en faveur d'un gros traquenard.

J'aurais dû prendre mes jambes à mon cou lorsque j'ai constaté que le « restaurant » était situé au cœur d'une piteuse zone commerciale et, en prime, au-dessus d'un supermarché.

J'aurais pu feindre l'évanouissement afin de fuir à la vue de ce hangar bruyant à la décoration pseudo asiatique.

Mais je n'en ai rien fait. Je ne voulais pas vexer les voisins. Alors j'ai avancé mon pied droit en direction de l'enfer, puis le gauche, et me suis laissée happer corps et âme par le Sushi Lotus.

Voilà à quoi cela vous mène de ne pas savoir dire non : en enfer.

Mais l'enfer n'est pas un brasier peuplé de petits diablotins moqueurs.

L'enfer est un hangar d'environ deux cents mètres carrés, meublé de rutilantes tables blanches bien alignées, séparées par de petits tapis roulants faisant circuler des assiettes de couleurs. Point de diablotins, ici. Ici, c'est Sushi Lotus. Les serveuses sont d'origine asiatique, donc. Mais nullement japonaises. Peu importe, les clients du Sushi Lotus sont ici pour se gaver, et puis la Chine et le Japon, c'est kiffe kiffe, non ?

Enfin, ce que j'en dis, moi la méprisante bobo trentenaire, si je ne suis pas contente, je n'avais qu'à refuser l'invitation et manger bio, local et sans gluten à la maison. Mais au lieu de cela, je suis venue me dévergonder et flirter avec Satan au Sushi Lotus. Aucune fourche, juste des fourchettes. Par centaines.

Nous n'avions pas réservé et la file d'attente était déjà longue. Dernier appel pour le vol à destination de la fuite. Cours Alice, va-t'en, pendant qu'il en est encore temps. La serveuse chinoise fait des pieds et des mains pour nous dégoter une table, malgré « les 257 personnes qui ont réservé et qui ne sont pas encore arrivées ». Finalement, elle désigne la table juste devant nous, à côté de l'entrée et de la file d'attente – qui décidément s'allonge à vue d'œil - et nous précise qu'elle est réservée mais que, si nous mangeons en moins d'une heure, nous pouvons prendre place.

L'enfer est plein d'idiots tels que nous, alors nous concluons le pacte avec le diable et nous installons. Alors, ces sushis, où sont-ils ? Ah oui, sur la table entre le wasabi en tube et le gingembre détrempé fraichement sorti – visiblement sans ménagement - de sa boîte de conserve. Des sushis et des makis, oui, cela y ressemble. Sauf que le poisson dessus est du surimi. Et que le riz est aussi japonais que moi. C'est dire. Je ravale ma salive de vipère et me dirige vers le buffet. Huuum, ces crevettes sont magnifiques. Enormes. Allez, j'en prends cinq d'un coup, j'adore les crevettes. Il y a aussi du fenouil cru assaisonné à l'huile d'olive et des tomates mozzarella (j'ai omis de préciser que nous sommes en Italie, cela ne va pas de soi, j'en conviens), c'est parfait. Je m'assois et entame ma première crevette. C'est moi ou elles sont différentes, les crevettes italiennes ? En fait, ma crevette n'est pas une crevette. Ma crevette est du surimi. En habit de fête, certes, mais du surimi tout de même. Il devait y avoir une promo « cent kilos de surimi achetés, cent kilos offerts », chez le grossiste. Le surimi, c'est beaucoup moins cher que la crevette. Et rappelez-vous que nous sommes dans un all you can eat, en anglais dans le texte, comme l'est le free refill de mon estomac. S'il y a un seul invertébré ici, c'est bien moi, qui prends les vessies pour des crevettes. Ou le surimi pour des lanternes, je ne sais plus, et quand je panique ma propension pour le lapsus revient et je dis n'importe quoi. Comment ai-je pu me laisser berner aussi facilement ? En plus, je vais devoir tous les avaler, mes blocs de surimi déguisés en crevettes, parce qu'ici, si on ne finit pas son assiette, on paye un supplément de cinq euros. C'est certainement la seule chose sensée, ici, au Sushi Lotus. C'est un peu extrême, ça fait sanction judéo chrétienne « si-tu-pèches-tu-vas-le-payer », mais ce n'est pas idiot. Rapport à l'environnement et au gâchis de notre société, enfin vous commencez à voir de quoi je parle.

D'ailleurs, en parlant de sanction judéo chrétienne, j'ai soudain une vision d'horreur, en contemplant les clients par centaines qui s'empiffrent sans vergogne autour de moi. Je vois cet homme obèse dans le film Se7en, que le meurtrier, obsédé par les sept péchés capitaux, force à manger jusqu'à ce que mort s'en suive. Overdose de nourriture. La victime git, le visage dans la sauce bolognaise et dans le vomi, c'est ignoble.

Bravo Alice, ta nausée revient, cela faisait longtemps. Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même, on est bien d'accord, on ne t'a pas trainée ici par les pieds, n'est-ce pas ? Dîner au-dessus d'un supermarché, c'était forcément risqué. La file d'attente n'a désormais plus rien d'une file. C'est un amas d'humains affamés. Du bétail en attente du gavage. Ou des zombies prêts à mordre pour survivre. Nous sommes dans Walking Dead. Beurk, je ferme les yeux. Mais, comme lorsqu'on vous prive d'un sens, les autres sont décuplés, je prends alors conscience du bruit. Un vacarme. Les clinquements de couverts, les conversations (nous sommes en Italie je vous le rappelle, où parler fort est le sport national), les cris des enfants, les clients mécontents dans l'amas d'attente… J'ai la nausée. J'ai la nausée et mal à la tête. J'ai la nausée et mal à la tête et Walking Dead me fait peur. Au moins autant que les araignées. Alors je voudrais fuir. Mais je reste avec les voisins. Avec lesquels je ne parle pas, d'ailleurs : nous sommes tous bien trop occupés à remplir nos assiettes et à les déverser dans nos tubes digestifs. Puis le volume sonore est bien trop élevé pour permettre une quelconque tentative de conversation. Mais comme j'aime les défis et que je veux me changer les idées, je tente tout de même. Je rassemble mes forces. « Comment va ton petit fils ? », crié-je à ma voisine. Au bout de trois tentatives, ma question parvient à ses oreilles. Elle est obligée de me hurler dans le tympan gauche pour que je comprenne sa réponse. En face de nous, Jules et le voisin se font face, front contre front, dans une vaine tentative de communication. On dirait deux taureaux qui se chargent. Boucan d'enfer. Evariste a craqué depuis longtemps : il joue avec le téléphone portable que Jules a fini par lui céder, par dépit. Syrus, quant à lui, est en train de sombrer, gavé tant par le bruit que par les frites et le poulet gras qu'il vient de gober.

Comme partout où je vais, je jette un œil alentour, histoire de reluquer la déco. Mais dites-moi, très chèèèère, c'est Sushi Lotus à souhait, chez vous. Dans cette sorte d'entrepôt tout de gris vêtu trônent des cannettes d'Asahi, pour la « Japanese touch ». J'en déduis que c'est le côté « Sushi ». Pour le côté « Lotus », le décorateur a placé des statuettes de Bouddha sur un mur au milieu de la pièce. Au secours. D'un coup, j'ai mal au lotus. Et au Bouddha. Peut-on faire pire offense aux deux que de les condamner à subir ce spectacle orgiaque ? Je me rassure en pensant à leur faculté de détachement.

Désormais, la salle est tellement encombrée par les clients « en attente » que les serveuses doivent se frayer un chemin entre eux comme dans un labyrinthe. L'une d'entre elles parvient à se hisser habilement avec, sur une main, un plateau chargé de dope – pardon, de sodas - parmi la foule en délire. Mais là, une cliente la stoppe net. On a frôlé le drame : un agrégat de pommes de terre sautées écrasées gît sur le sol. On est passé à ça du coup de la glissade sur peau de banane. Sauf qu'en arrêtant la jeune femme afin qu'elle ne glisse pas sur les pommes de terre, la cliente - pourtant bienveillante - l'a freinée dans son élan. Les sodas finissent sur le sol. La tension monte autant que la chaleur. Nous sommes en enfer, ne l'oubliez pas. C'est une fournaise, l'ambiance est aussi lourde que pesante. Le niveau sonore est passé bien au-delà de l'humainement acceptable. Il n'est plus que grondement. Je suis au bord de la crise de panique. Plus aucun repère. L'introvertie a besoin d'une injection de silence. D'urgence. Ma survie en dépend.

Alors que nous commandons des cafés à une serveuse, une autre s'approche de nous et le verdict tombe. L'heure impartie est passée : deuxième service, nous devons y aller. Cela tombe bien, nous sommes tous à bout. Nous nous laissons donc volontiers chasser. D'autres prédateurs ont faim. Toujours plus faim.

Mais c'est là que cela se complique. Les quelque soixante personnes qui attendent toujours leur table forment un bloc compact. Nous sommes piégés. Faits comme des biches encerclées par les chasseurs. Mes yeux mouillés s'écarquillent de terreur à la vue des chiens qui bavent et montrent les crocs en nous regardant. Je tente de me lever pour enfiler mon manteau. Impossible. La cliente à laquelle on a promis notre table est déjà assise sur ma chaise. Enfin, SA chaise. De telle sorte que je ne peux pas terminer mon mouvement. Allez, Alice, il faut parfois savoir faire preuve d'un peu de fermeté. Je pousse légèrement la dame et enfile mon manteau. J'éprouve un certain sentiment de fierté lorsque j'arrive également à mettre mon sac à main en bandoulière, ce qui relève réellement du défi. Maintenant, il va falloir traverser le groupe des zombies pour gagner la caisse. Je prends une fourchette dans la main droite, discrètement. On ne sait jamais. Je me sens telle Buffy à Sunnydale et j'ai une envie irrépressible de partir sans régler l'addition. J'ai l'impression d'avoir déjà trop donné de ma personne et bien payé pour mon forfait. Nous voici en rang d'oignons. Je suis prise en sandwich entre les clients excédés qui tentent de s'acquitter de la note pour leur séjour au purgatoire. Une nouvelle attraction à suggérer à Disney ?

Une fois nos cartes de crédit débitées - d'un montant ceci dit tout à fait raisonnable (manquerait plus qu'on paye cher pour manger du surimi) - mon voisin, dans un état de semi coma, lâche, dans un dernier souffle : « ouah, quel cauchemar ».

« Non », affirmé-je, sur le ton solennel de l'héroïne de téléfilm américain qui a survécu au drame, «nous venons d'affronter l'inferno » (dis-je avec l'accent italien, parce qu'on est jamais trop pédant).

Je lâche ma fourchette au sol, je rejette une mèche de mes cheveux d'un revers de bras : ça y est, le danger est loin.

L'enfer, ce n'est pas les autres.

L'enfer, c'est le Sushi Lotus.





  • au début je n'aimais pas mais il y a quelque chose de touchant dans votre écriture, dans la façon que vous avez d'aller au delà de vous même, de vous faire violence à vos introversions.
    bon... je n'ai toujours pas bien saisi où etait l'enfer..

    · Il y a presque 8 ans ·
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    Hi Wen

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