L'Enfer mégalithique
sylvenn
Le temps avait perdu tout son sens pour lui. Sa silhouette, si quelqu'un avait pu l'apercevoir de loin, n'était pas sans évoquer celle de Jésus, cloué sur sa croix. Sa souffrance devait être à peu de choses près équivalente, et plus on se serait approché de son corps, plus ce dernier se serait rapproché d'une carcasse sans vie. Mais voilà, personne ne s'approchait. Personne qui fut libre de ses mouvements, en tout cas. Car dans ce mouroir en plein air, seuls se dressaient ainsi des millions de versions béta de Jésus, toutes enchaînées à de gigantesques mégalithes perçant un ciel rougeoyant.
Ainsi ce sinistre paysage s'étendait à perte de vue, et ses tristes nuances de gris minéral venaient salir l'horizon sans qu'on sache où s'arrêtait cette vision morose de l'Enfer. Depuis longtemps d'ailleurs, plus personne ici n'avait cherché à savoir. Plus personne ne cherchait de sortie à ce labyrinthe chaotique, et plus personne ne cherchait à mettre fin à son interminable supplice. Non. Cette situation était sans issue, elle était une métaphore du pathos lui-même, ce sombre destin dont on n'échappe jamais. A vrai dire, les seules échappées qu'il ait été donné d'observer dans ce désert se produisaient lorsque certains corps – dont l'âme avait dû périr il y a une éternité de cela – pendaient de la sorte depuis si longtemps que leurs chaînes, rongées par l'usure, cédaient sous ce poids mort. Alors, la dépouille inanimée chutait soudainement dans les tréfonds de cet Enfer, jusqu'à aller s'écraser en une minuscule tâche sanglante désarticulée, contre le sol terreux qui l'attendait des centaines de mètres plus bas.
Dans les premiers siècles, ce spectacle avait suscité une angoisse indicible chez tous ceux qui avaient encore la force de poser leur regard sur le morne décor qui les entourait. Mais le temps l'emportant toujours sur la vie, les cous s'étaient affaissés, les visages s'étaient effondrés vers le sol, et les regards s'étaient perdus dans le néant. Plus d'angoisse. Plus de panique. Plus de vertige. Plus d'espoir. Plus de pensées. Plus de force ; et enfin, plus d'âme. Plus de vie.
***
Lui, disait que si les corps sombraient dans le vide, c'était parce que leurs âmes respectives s'étaient déjà élevées vers le ciel sanguin. Peut-être vers un Paradis, loin de l'horreur qui régnait ici-bas. En réalité, cette pensée, il ne la « disait » pas. Plus personne ne « disait ». Plus personne n'entendait non plus, évidemment. Il en avait parfois eu l'intuition sans jamais pouvoir l'affirmer, mais il lui semblait être le dernier à encore penser ; et c'était sans doute le cas. Mais voilà, à quoi bon penser lorsque la seule porte de sortie à ce calvaire est la chute de votre propre corps jusqu'à l'impact final, des centaines de mètres plus bas ?
Bien évidemment, au début de sa vie lui aussi avait étudié la situation, comme tous les autres. Ils avaient observé ces chaînes qui les emprisonnaient tout en les maintenant en vie, ils avaient déploré ces roches trop lisses et trop hautes dans lesquelles elles venaient se planter, et ils avaient échangé entre eux un amas considérable de mots. Tous plus vains les uns que les autres.
Les premières conversations avaient tourné autour de leur présence dans ce lieu maudit. C'était inexplicable, mais ils avaient toujours été là, bloqués dans cette situation inextricable. Et justement parce que c'était inexplicable, ils avaient tout tenté pour l'expliquer. Mais sans surprise, aucun mot n'avait pu alléger la lourdeur de leur condition. Tout un folklore religieux était né de ce questionnement existentiel, et avait donné lieu à encore davantage de conversations. Mais inéluctablement, celles-ci virèrent à la plainte, à la colère, puis à la tristesse, puis au désespoir, qui
céda la place à la dépression, qui fut le dernier semblant de sentiment parcourant la communauté avant que les corps ne se muent dans un silence résigné et définitif.
Vraiment, les mots n'avaient jamais été d'aucune utilité.
***
A quelques dizaines de mètres à peine, un corps chuta dans un claquement métallique – sans doute celui de la dernière chaîne qui l'avait retenu tout ce temps. L'Homme trouva à peine la force de suivre des yeux le petit point noir qui devint une énième minuscule tâche rouge, une dizaine de secondes plus tard. La mort ne lui faisait plus rien. Peut-être même que son propre trépas ne lui ferait rien.
Son âme le quittait à son tour, il pouvait le sentir. Il sentait en lui la sécheresse qui atteignait enfin son être le plus profond, son dernier retranchement. L'abri de son âme. Il allait se laisser mourir comme les autres. Il attendrait que ses chaînes se brisent une à une, et sombrerait enfin. Il partirait ailleurs, peu importe où, mais loin de cet Enfer.
***
Pendant que ces sombres pensées traversaient son esprit anesthésié, son regard était resté rivé sur la tâche rouge.
Un silence total se fit en lui.
Soudain, comme venue d'ailleurs, une pensée tonitruante le secoua au point que sa mâchoire pourtant pendante depuis des années se mit à articuler le soupir d'une voix éteinte :
« Alors… c'est tout ce que je suis ? »
Non. Il n'était pas qu'un tas d'os, de muscles anémiés et d'organes gorgés de sang. Quoi que cette petite tâche rouge – qu'il avait lâché du regard en prononçant ces mots - en dise, lui n'était pas que ça. Pas encore.
C'était comme si la notion-même d'effort n'avait jamais existé lorsque mécaniquement, il redressa la tête pour dévisager les deux chaînes qui le maintenaient en hauteur. Inflexibles et impitoyables, elles pénétraient sa chair par le creux de ses deux mains ; pour autant cela n'avait jamais provoqué la moindre douleur chez lui : ces deux bourreaux métalliques étaient comme un prolongement de luimême. Il avait beau les fixer avec haine, avec détermination, elles étaient là et elles ne bougeraient pas. La seule solution était, et avait toujours été la chute.
***
A quelques dizaines de centimètres de ses mains, il pouvait constater l'érosion qui grignotait lentement la matière, jusqu'à ce que le lien soit rompu à jamais. Il abaissa le regard une toute dernière fois, constatant le vide vertigineux sous ses pieds pendants, mais le temps avait pu tuer ses peurs avant de le tuer lui. Il sentait la puissante gravité qui l'aspirait déjà vers le bas comme une mâchoire béante, impatiente de déchiqueter sa proie. Mais non ; il n'avait plus peur. Il mourrait en Homme. Il mourrait en son âme et conscience, avant que l'une ou l'autre ne le quitte.
Alors d'un coup sec, il ramena ses deux bras vers son buste. Il sentit son cœur battre. Peut-être la peur était-elle encore présente, finalement. Mais il était simplement devenu plus fort qu'elle.
Seule la chaîne qui retenait son bras droit fut brisée sur le coup. Au moment précis où le bruit sourd retentit, ce fut comme si des milliers de voix avaient résonné en lui en l'espace d'une milliseconde.
« Tu n'as pas l'argent. Que dirait-on de toi ? Ça ne se fait pas ! Obéis. Les enfants, c'est pour quand ? Cesse de fuir ! Tu pourrais te fatiguer un peu quand même… Vous comptez vous marier ? Qu'est-ce que tu fais dans la vie ? Fais-moi plaisir s'il te plaît. Attention, c'est dangereux ! Je serais toi, je n'irais pas. Tu n'en es pas capable. Regarde-toi ! Et ta carrière, tu y as pensé ? C'est petit comme appartement, non ... ? Lui, il a réussi ! Il n'y a pas de travail pour tout le monde. Trouve ta voie avant qu'il soit trop tard ! Je le veux sur mon bureau lundi matin 9h ! Tu sais, on se fait du souci pour toi… Mais tu vas faire quoi après ? Non, tu ne peux pas arrêter comme ça. Tu as des engagements. » Toutes ces voix entremêlées produisirent un son grave et assourdissant qu'il ressentit comme un hurlement démoniaque.
***
La violence de l'impact de son corps contre le mégalithe qui retenait encore son bras gauche ouvrit plusieurs plaies sanglantes le long de son abdomen, toutefois il n'entendit pas le craquement de ses hanches se fissurant contre la paroi : il n'entendait simplement plus rien. Pas même la moindre pensée, comme si le cri avait laissé place à un acouphène silencieux qui vibrait à présent dans toute sa boîte crânienne.
Ainsi ce ne fut pas une pensée, mais bien son propre instinct de survie qui lui ordonna de terminer le travail en tirant d'un dernier coup sec sur la chaîne reliée à son poignet gauche. Un instinct de survie qui aurait dû lui valoir une mort digne. Une mort rarissime dans cet Enfer mégalithique. Une mort en fait si rare qu'aucun des millions de corps sans vie pendus là-haut n'avait jamais trouvé la force de s'apercevoir qu'au moment où la seconde chaîne cédait, un troisième et dernier lien apparaissait soudainement. Une chaîne d'un noir profond, aspirant toute lumière, et rattachant les deux pieds du détenu aux abysses où ce dernier était normalement voué à s'écraser.
Deux événements au-delà de l'entendement se produisirent simultanément lorsque la seconde chaîne fut brisée. Aucune voix ne se fit entendre cette fois-ci ; ce furent des images qui défilèrent dans son inconscient en un éclair. Une femme, un homme, souriants. Un petit garçon, une petite fille aux visages familiers. Un vieil homme aux gestes empreints de sagesse. Une vieille femme aux yeux brillants de bienveillance. D'autres enfants, occupés à jouer et à rêver. Des adolescents éclatant d'un rire plein de vie. Une jeune fille au loin, irradiant d'une lumière divine. Un nouveau-né.
Chacune de ces images avait littéralement inondé son cœur - qui à présent battait comme jamais il n'avait battu - au point qu'il avait eu la sensation d'être toutes ces personnes à la fois. A présent, ses yeux ne voyaient plus. Ses oreilles n'entendaient plus. Et pourtant une sérénité angélique l'habitait.
***
Le second événement qui se produisit fut la désagrégation immédiate de cette chaîne noire qui rattachait l'Homme aux abysses. Il comprit alors que la gravité n'existait pas ici-bas, et qu'elle n'avait jamais existé autrement que par ce lien obscur qui maintenait chacun dans son effroyable paralysie.
En brisant ses chaînes, il avait brisé ce lien et, du même coup, ouvert la porte du Paradis.
Mais cela, aucun de ses semblables ne put s'en apercevoir ; car pendant que son corps immaculé s'envolait toujours plus haut dans le ciel, les regards vides de ses congénères damnés restaient inexorablement figés vers le bas, plongés dans les Abysses.