L'Entrave

brioul

                                                          L’ENTRAVE

 

 

Chapitre 1 :                           Au commencement, il y avait Dieu

Le soleil se levait à peine sur la plaine. Ses rayons commençaient tout juste à allumer le ciel doucement. Par un jeu de couleurs subtiles où l’on y devinait l’humeur de la journée, l’astre matinal peignait le début du jour avec un coup de pinceau précis, presque chirurgical. Des couleurs orange et bleu, d’une teinte vive et brillante, éclaboussaient impunément le ciel. Elles laissaient présager une journée ensoleillée. Du moins, si les nuages toxiques ne venaient pas brouiller les cartes en emplissant intégralement le ciel de leur masse opaque.

Au loin, reclus dans la montagne, les animaux dormaient encore, abrutis par l’ammoniaque qui avait enveloppé la surface de la planète lors de l’incident atomique sans précédent de l’année 2020 ; année où l’on eu pourtant du très bon vin. Allez savoir pourquoi.

Cet événement n’avait rien de drôle en soi, mais les circonstances prêtaient à sourire. En ce monde, le Vatican possédait la bombe atomique et le Pape était le seul décideur du moment propice à son utilisation. Lors d’un sermon un peu long d’un de ses conseillers sur l’utilisation abusive de son pénis, le Pape s’était endormi et avait gentiment appuyé son menton sur le bouton rouge un poil chatouilleux de la mallette nucléaire. Il n’y avait aucune trace de malice dans cet acte. C’était un simple geste de fatigue. De la part d’un Pape ennuyé par un débat qui lui passait au dessus de la tête et certainement plus en dessous de la ceinture, c’était compréhensible. Le monde avait donc été clément. On le pendit sans lui couper les testicules.

Cette erreur dantesque malheureuse avait relégué au rang de petites explosions toutes celles qui eurent lieu auparavant. Elle avait réduit de moitié l’espèce humaine en une fraction de secondes.

            Les animaux eurent beaucoup de mal à s’adapter au nouvel environnement qui s’installa. Chassés par les émanations et les terres brûlées, ils s’entassaient sur les quelques terrains encore viables délaissés par l’Homme, dans les montagnes. Malheureusement, on avait mystérieusement oublié de leur fournir des masques à gaz pendant la semaine de pluie toxique. Leur population avait été décimée.

            Les Hommes, quant à eux, avaient tenté de se relever dignement, puis devant l’urgence de la situation, de se relever tout court. Les nouveaux dirigeants autoproclamés les avaient finalement convaincus de rester couchés sous les balles, sans dignité, sans conscience, mais avec de l’espoir. L’Homme a toujours de l’espoir.

Chapitre 2 :                                       Le repos bienfaiteur

            Exténués, les Hommes, allongés de toute leur fatigue, finissaient d’évacuer paisiblement le stress de la semaine passée, endormis sur l’herbe perlée de rosée au centre du petit plateau du Madart. Au milieu de ces rassemblements d’êtres libres et vivants, on apercevait des poteaux s’élevant à 50cm au dessus du sol. Recouverts de lierre, ils semblaient faire partie de la géographie, cloués dans la terre à intervalles réguliers. On aurait dit le tapis d’un fakir ayant vu les choses en grand. En fait, ce n’était que le point de fixation des chaînes. Ces chaînes que tout Homme de plus de 18 ans devait transporter partout avec lui. Ces chaînes qu’il devait attacher chez lui, à son travail, et partout ailleurs où il pouvait se rendre : c'est-à-dire sur le chemin allant de l’un à l’autre.

Cette attache qui lui permettait de rester contrôlable était non négociable. Elle permettait au monde de se reconstruire en bon ordre. Un jour, promettait l’Etat, on en aurait plus besoin. Cela faisait 50 ans que le monde avait repris ses activités.

Bien que des gens en mourraient et que la mise en place de la nouvelle société était arrivée à son terme, l’entrave demeurait le symbole d’un nouveau départ.

Un nouveau départ vers l’au-delà.

            Depuis que Dieu avait été officiellement déchu de son Histoire par ceux qui la réécrivaient, les Hommes survivaient, abandonnés par la raison, et ressentaient perpétuellement la peur d’être unique, différent. Ils ne transgressaient plus les règles, même pour s’amuser. Alors, évidemment, les règles s’étaient démultipliées de manière absurde.

            La peur avait englouti tout le reste. Seul vivre pour soi comptait. Les anciens, étant nés avant le cataclysme, avait du mal à s’y faire et, intérieurement, rêvassaient au bonheur perdu qu’ils n’avaient pourtant jamais eu la présence d’esprit de considérer comme tel à l’époque. Les week-ends de repos généreusement accordés ne leur suffisaient plus. Certains esprits s’émancipaient.

            Les corps nus étaient immobiles, parfaitement figés par leur statut de travailleurs asservis au repos salvateur. Les moments où ils servaient de victime au sommeil étant rares, ça les changeait ; et obéir à un maître silencieux était appréciable lorsqu’on était constamment sous les ordres d’un monde bruyant. Les Hommes se retournaient sans cesse, poussant des gémissements de plaisir, buvant chaque seconde passée loin de la ville, loin des chaînes, loin des influences. L’atmosphère était donc sereine, calme, mais avec un brin d’érotisme zébrant la quiétude ambiante. Le monde semblait en paix ; en apparence.

Sur ce lit géant d’herbes fraîches, Paul et Michel étaient déjà debout. Ils se préparaient pour recommencer une nouvelle semaine de difficultés en pagaille. Ils allaient bosser.

Dieu ait leur âme ; pour pas cher.

Chapitre 3 :                                      La peur

            Le premier, Paul, 34 ans 11 mois et une semaine, s’était réveillé à 5 heures, comme tous les lundis. Il ne commençait qu’à 8 heures et son travail ne se situait pas à plus de 15 minutes de là, mais il lui fallait au moins ça pour réussir à défaire la chaîne du poteau auquel elle était amarrée. Dans son appartement, l’opération était beaucoup plus simple, mais sur son lopin de terre en pleine lisère du bois après un weekend de repos absolu, les obstacles étaient nombreux. Sa motivation n’était pas à son plus haut niveau. Parfois, cela lui prenait donc plus de temps que prévu.

Comme aujourd’hui, par exemple.

Paul maugréait et maudissait cette foutue chaîne à voix haute tout en tournant autour du poteau. Un chien découvrant la joie d’être entravé pour la première fois n’aurait pas une attitude plus absurde, à la différence qu’il pisserait sur le poteau pour lui apprendre à vivre,  au lieu de lui donner des coups de pieds. La méthode en serait différente mais la condition resterait la même.

            Michel, quant à lui, avait déjà réussi à détacher sa chaîne et sirotait tranquillement son café sur un arbre scié à la base dont il se servait comme table, en attendant que les heures le séparant de son début de journée passent rapidement. Il regardait Paul sournoisement, le sourire aux lèvres, devinant facilement l’état d’énervement dans lequel son voisin de chaînée se trouvait coincé. Paul tirait de toutes ses forces sur la sécurité, apposée par ses soins la veille, pour essayer de faire sauter le dernier maillon. Il gueulait de plus en plus fort et les voisins endormis commençaient à se réveiller.

« C’est pourtant censé se détacher facilement, merde ! Ca a été créé pour ça ! 

-          Fais la coulisser doucement. Si tu tires dessus, tu vas la briser et t’en seras quitte pour racheter un maillon à 200 euros !

-          Je te remercie, mais je me passerai de tes conseils. Ca va faire 20 ans que je la manipule, je sais comment faire.

Paul continua encore un peu son effort musculaire pour l’apparat et se ravisa. Il savait pertinemment que son collègue avait raison, mais il voulait laisser planer quelques secondes d’incertitude sur la décision à prendre. Il ne voulait pas le conforter trop vite dans sa vanité. Alors, il regardait fixement l’ensemble et, le doigt sur le menton, simulait à merveille la réflexion. Finalement, il entreprit de faire coulisser l’anneau du côté de la fente, jusqu’à la sécurité. Un clic se fit entendre et le cadenas s’ouvrit complètement. Il tomba immédiatement sur le sol, suivit de près par la chaîne et un « Ah » victorieux de Michel. La simplicité et la rapidité de ce déroulement éclatèrent à la figure de Paul. Il se sentait stupide. Il avait raison de le penser.

            Paul ramassa sa chaîne et la lança machinalement sur son épaule. Il ne fit pas attention au bleu qu’elle lui imprima sur le dos en retombant. Depuis l’âge de 10 ans, il ne ressentait plus sa présence. En l’espace de quelques mois, il s’y était habitué, non sans douleur, mais il avait finit par l’accepter. Aujourd’hui, ils étaient en parfaite symbiose. Il la voyait comme un nouveau membre, comme une prolongation de son corps qui se serait totalement intégrée à son organisme au fil des années ; il ne la remarquait plus. Pire, il l’aimait. C’était sa vie. Il avait très vite compris que s’en détacher le condamnerait à une mort certaine. Pourtant, bercé toute son enfance par les récits de son père racontant la belle époque, celle de la liberté, il lui arrivait souvent d’être nostalgique. Ca lui passait rapidement. Ensuite, il reprenait ses habitudes. Il revenait à son état dépressif quotidien.

            Paul se dirigea vers le point d’eau situé en contrebas et nettoya la surface de son pied où était attaché le collier. A chaque fois, le contraste entre cet endroit caché et les autres zones de son corps le faisait rigoler. Il faut dire qu’il évoluait entièrement nu quand il prenait quelques jours de congés à la campagne, alors la différence était voyante.

Cette nudité affichée faisait d’autant plus plaisir à Paul, qu’elle était l’une des seules choses acceptées par l’Etat qu’il appréciait vraiment, avec le droit au sommeil et aux deux jours de repos. C’était un plaisir qui n’était donc pas source d’inquiétude. Il semblait gratuit, sans contrepartie. Néanmoins, Paul avait conscience que si ces trois plaisirs avaient été acceptés précipitamment, sans discussion, sans établissement de compromis, c’était que l’Etat devait y voir des avantages substantiels. Pour le sommeil, la dérogation avait été signée après la constatation de morts successives et violentes chez les travailleurs insomniaques par nécessité. L’Etat avait convenu rapidement qu’il est dur de reconstruire une civilisation en détruisant les matériaux qui la composaient. Puis, la toile des rêves n’était qu’une prison de plus, une bulle salvatrice où les pensées les plus folles venaient désamorcer les sentiments de lâcheté et de soumission qui contraignaient les hommes à l’obéissance aveugle. C’était une soupape de sécurité. Elle permettait de relâcher la pression pour mieux l’accentuer ensuite, de même que les weekends à la campagne. L’Etat considérait que le sommeil possédait son propre pouvoir de conditionnement en leur procurant le semblant de liberté qui leur permettait de maintenir l’espoir ténu, mais féroce, d’un monde meilleur. Elle les remplissait d’une quiétude bienfaitrice les poussant à se lever, leur donnait la force de retourner travailler sans remords et sans haine, en espérant toujours plus d’un monde qui leur donnait de moins en moins. Humainement, Les Hommes se laissaient complaisamment leurrés par un sentiment de liberté biaisée.

Paul n’était pas dupe.

            Après s’être débarbouillé succinctement, Paul revint vers son lopin de terre de 10 m² simplement délimité par une ligne rectangulaire ; une figure géométrique aux bords pointus et coupants dans laquelle il se sentait soulagé. Sa place. La place 104 E. Il s’habilla, attrapa son sac avec ses affaires de travail et alla rejoindre Michel, en bordure de la plaine. Celui-ci avait pris de l’avance et Paul courut pour le rattraper.

-          Te voila enfin. On va être en retard. On à 15 minutes pour revenir dans la légalité, je ne sais pas si tu t’en souviens.

-          Oui, je sais. C’est bon, il n’y a pas le feu.

-          Oui, enfin je commence déjà à me sentir perdu. On prend quel chemin ?

-          Euh…je ne sais pas

-          On a qu’à prendre l’itinéraire oublié. C’est plus rapide.

-          Arrête, tu m’inquiètes. On ne va pas passer par la forêt ?

-          Si. On a pas le choix, on a pas le temps de passer par le souterrain. Tu sais ce qui arrive aux retardataires ?

Paul frissonna subrepticement. Son estomac se noua. Il savait. Sa question n’était que pure rhétorique.

-          Oui, je sais soupira-t-il, résigné.

            Deux semaines entières attaché à son bureau sans pouvoir bouger, nourrit une fois par jour par une bonne femme infecte qui adorait rire au nez des victimes de cet abus. Deux semaines d’enfer, voila ce qui arrivait. Le reste, c’était les affabulations de la masse apeurée se confortant dans leur rôle de victime en laissant libre cours à leur fantasme de soumission : de la pure spéculation malsaine. La victimisation avait toujours pignon sur rue. Comme les pauvres, toujours à même la rue.  

-          Alors, allons-y.

Ils se dirigèrent en bas du chemin oublié et traversèrent rapidement un morceau de forêt. Une fois arrivés au bout, une rambarde se dévoila à leurs yeux déboussolés. Elle s’étirait longuement et terminait sa route au pied d’immeubles gigantesques, quelques kilomètres plus loin. C’était l’ancien chemin qu’empruntaient leurs parents, lorsqu’ils revenaient de weekend, il y a 50 ans. A cette époque, l’entrave était uniquement psychologique et les moyens de s’y soustraire étaient nombreux. Les hommes se donnaient les moyens de se battre. Ils n’avaient pas peur.

            Paul, le premier, attacha sa chaîne autour de la rambarde. Il poussa un soupir de soulagement  lorsque le cliquetis du cadenas se fit entendre. Il était en sécurité.

Michel fit de même et ils se mirent en route. Le voyage se passa dans un silence de mort. Chacun regardaient successivement à gauche et à droite, découvrant l’itinéraire oublié avec la peur au ventre et un dégout certain. Il faut dire qu’il n’y avait rien à voir. Le paysage était pauvre. Des deux côtés s’offrait à leur vue une plaine déserte à l‘herbe jaunie et aux arbres desséchés. Elle séparait froidement, sans faire état d’âmes, la forêt de la ville. C’était la zone tampon. La zone dépeuplée à force d’encaisser les coups.

Aucune présence n’était détectable.

Pourtant, il y avait bien quelqu’un. A 200 mètres environ, un homme nu, bien portant et planté en plein milieu, observait l’état de résignation des deux cadres supérieurs, alors qu’ils évoluaient à l’extérieur de leur cadre.

            Un collier rougi par le temps et la rouille oppressait son cou et un maillon cassé se balançait au gré du vent, pendant à l’arceau comme un sexe au repos. Son air était grave, mortellement grave. Il noircissait le paysage à l’endroit où il se trouvait. Sa mine décomposée creusait le sol, tordant les pierres et les arbres dans une ultime agonie, puis les emportait dans des remous poussiéreux. Son visage partait en lambeaux. De longues bandes de peau se décollaient lentement et tombaient sur le sol en des spirales artistiques. Lentement, l’atmosphère s’épaississait, l’encerclant fourbement d’un brouillard brunâtre, intense, où se mêlaient le sang de l’homme et la chaîne virevoltante. La terre semblait s’auto digérer, s’enfonçant en elle-même et disparaissant dans les profondeurs de la Terre de plus en plus vite. Elle s’avalait. Etonnamment, l’homme ne sombrait pas. Il restait à hauteur du sol, lévitant au dessus du puit nouvellement créé. Mais, son corps changeait, il flétrissait, devenait flasque. Sa peau était aspirée par le trou. Il fondait.

Pourtant mal parti, l’homme souriait de bon cœur, puis, il disparut subitement, effacé du décor en une brise, emporté par le siphon dans un silence assourdissant. Le trou se referma sur ce dénouement et le paysage retrouva son apparence morbide aussitôt. L’espace d’un instant, Paul crut voir quelque chose, mais il se trompait. Il ne l’avait pas vu. Ils ne pouvaient pas l’avoir vu. L’immobilisme de l’inconnu le rendait invisible aux membres socialisés.

Gêné sans trop savoir pourquoi, Paul accéléra la marche. Elle dura dix minutes.

Chapitre 4:                            L’inextinguible soif du Travail

            Ils arrivèrent au pied de leur immeuble à toute vitesse. Ils se détachèrent et rentrèrent dans un édifice morne, grisâtre, avec de toutes petites fenêtres ; un vulgaire rumiscube de béton. Paul salua Michel qui travaillait au rez-de-chaussée et il prit l’ascenseur. Il arriva dans son mixer cérébral quotidien à 7h 57.

Il salua de la main l’ensemble des travailleurs qui lui répondirent d’un signe de tête et s’installa à son bureau. Il posa la chaîne par terre, ancra l’attache au pied de sa chaise, puis sortit ses dossiers rapidement. Il les avait convenablement triés et organisés avant, cela ne lui coûta donc que quelques secondes. Voila, il était prêt. Il était 7h 59.

Paul sentit des sueurs froides gravir son corps comme on monterait à l’assaut d’une forteresse sur le point d’être prise. Elles arrivèrent rapidement à la tête où ses pensées commencèrent à s’agiter. La panique l’envahissait.

 Qu’est ce que je fous ici ?...

Heureusement,  l’horloge sans chiffre, uniquement ornée d’une tête de coq sonnant le début et l’arrêt du travail, cria les 8 heures tapantes avant que son esprit s’envole dans des considérations futiles. Il prit son cartable et se mit dûment au travail. Il était soulagé. Il ne pensait plus, il faisait quelque chose. Peu importe la nécessité de son labeur ou même de son intérêt. Il passait le temps en empêchant son cerveau d’émerger à la surface et de lui rappeler avec mesquinerie qu’il n’avait rien à foutre à l’endroit qu’il avait toujours hait ; toujours. Enfin, jusqu’au jour où la nécessité avait rattrapé son indépendance d’esprit pour l’écrabouiller et la reléguer à l’état d’une vulgaire expression dissidente, réduisant, dans le même temps, la liberté à un privilège ; celui des gens riches et des grands absents de la construction sociétale. Elle avait ravivé en lui, soudainement, la peur de mourir. C’était suffisant pour amoindrir le besoin de liberté de tout Homme conscient des difficultés de survivre et de vivre dans le même temps. Au fil des années, l’entête de son entreprise imprimée sur les milliers de dossiers lui ayant passé entre les mains, avait finit par rentrer dans son subconscient, doucement mais surement : « Nécessité de l’Etat fait loi, et c’est la plus facile à respecter. Toutes les excuses sont acceptées ! »

Paul n’avait pas mis longtemps, il avait trouvé son excuse : sa vie. Il avait choisit de se soumettre. Il avait suivit les changements à la lettre et avait adhéré à toutes les nouvelles lois esclavagistes, inhumaines, sans même y réfléchir. La majorité des gens en avait fait autant, pour leurs plus grands malheurs.

            Paul releva des colonnes entières de chiffres pour les remettre dans un tableau de couleurs différentes, toute la journée. Tout du long, il ne jeta pas un seul coup d’œil à sa montre. La totalité de ses collègues non plus, d’ailleurs. Normal, l’heure n’existait plus qu’à titre indicatif. C’était le travail qui fixait les horaires en fonction de ses besoins. Le travail orchestrait tout, jusqu’à la mort elle-même.

            21 heures sonna et la tête de coq remercia l’assistance de son travail acharné mais pas performant pour deux sous. Et, après les avoir invité à faire mieux demain s’ils voulaient garder leur poste, les congédia courtoisement :

« Tout le monde dehors. N’oubliez pas, le week-end est terminé. On vous téléphonera à 7h, soyez réveillés et alertes. A demain. »

                                  

Chapitre 5 :                                      Le choix

Paul rentra chez lui en compagnie de Michel. Après avoir précipité la conversation dans le vide, Paul profita du silence pour congédier son ami, puis, il rentra dans son appartement. Il déposa la valise noire sur le pas de la porte et se dirigea dans le salon. Il allait attacher sa chaîne au poteau d’appartement, conçu avec des roulettes afin de pouvoir aller d’une pièce à une autre, puis il se ravisa. Il se retiendrait. Tant pis pour les conséquences.

Il s’assit sur un fauteuil en cuir rouge, offert l’année dernière à sa femme pour : «  meilleure représentation de l’effort salarial » et se mit à contempler les multiples photos qui ornaient les murs.

Classées dans un ordre respectant la chronologie historique, des dizaines d’espèces d’oiseaux, d’animaux et de paysages différents aujourd’hui disparus, étaient parfaitement contenus dans les limites précises du cadre et du verre. Perdue au milieu du musée préhistorique de ces espèces pourtant contemporaines, sa femme trônait magnifique et vivante, sur la télé. Elle aussi avait disparu. A jamais.

Elle était morte d’épuisement au pied de sa machine qui marchait toujours, elle, compactant les restes d’hommes et de cartons issus de la récolte matinale. Sûrement tournait-elle encore, aujourd’hui, entraînant dans son vacarme assourdissant une nouvelle jeunette éperdue d’une vie simple et efficace, jusqu’à sa mort ou son abandon prochain vers les vertes contrées peuplées des marginaux dégoutés, battus, chassés et reniés par ceux qui ne reconnaissent plus l’Humanité lorsqu’ils la croisent au coin d’une rue.

            Paul soupira. Elle était si imparfaite, si humaine. Elle était si belle.

            Il resta plus de deux heures, immobile, les yeux projetés dans ceux de sa femme. Il aimerait tellement la revoir, lui demander pardon. Il aurait dû voir son mal être. Il aurait dû s’en apercevoir. Il suffisait de se pencher 5 minutes sur quiconque arpentant les rues de son domicile à son boulot pour que cela saute aux yeux : Les humains sont en perdition. Malheureusement, l’Homme ne se sent pas concerné par l’addition.

Paul se rappelait l’immense vide qui régnait dans la salle des incinérateurs lorsqu’ils avaient réduit sa femme en poussière une deuxième fois pour la rendre à la mer le plus facilement assimilable possible. Personne n’était venu.

Seul, il avait affronté la terrible décision d’offrir une nouvelle opportunité à son amour. Seul, il avait décidé de la fondre de nouveau dans quelque chose de grand, de l’intégrer à une sphère où la volonté d’un but commun était une obligation naturelle ; en espérant qu’elle serait mieux lotie sous la direction des vagues que sous le commandement des Hommes.

Il était persuadé que s’élancer sur la berge, accompagné de milliers de chevaux d’écume chargeant la rive dans un combat sempiternel et grandiose, valait mieux que de subir un idéal qui n’était que l’idée d’un con ayant réussi à gueuler plus fort que les autres, au bon moment.

Son canapé était trempé. Comme tous les jours à cette heure-ci. Comme toujours. Eternellement.

            Paul se leva au ralenti et alla jusqu’ à la chambre. Il sentait, maintenant, l’incroyable lourdeur de ce poids à ses pieds. Pourtant, même s’il avançait dans la douleur, se sentant tiré de tous les côtés, chaque pas qu’il faisait le rendait plus libre, plus vivant. Chaque souffle d’air expiré et inspiré faisait tressaillir sa poitrine de bonheur. Il essuya ses larmes d’un revers de manche, salissant sans compassion le beau costume offert gracieusement par son entreprise, et dans un ultime effort, parvint jusqu’à la fenêtre. Lentement, dans des gestes calmes et mesurés, il poussa sur la poignée et la tira vers lui. Il monta sur le rebord en faisant attention de ne pas tomber et regarda le vide immense se dérouler à ses pieds. Tout était si calme. La rue paraissait seule. Il respira une grande rasade d’air pollué à 70% et il toussa. Rien à faire, c’était immonde ; aucune trace de son enfance dans ses fragrances de bitume et de gaz. Il soupira.

Je ne peux plus.

Lorsqu’il sentit la quiétude l’envahir, et qu’il eut la certitude que le papier stipulant qu’il voulait être incinéré et dispersé dans l’océan était bien dans son portefeuille, il estima le moment opportun.

Il sauta.

A son arrivée fracassante, les passants ne le remarquèrent même pas.

Pourtant, ils en avaient plein les chaussures.

            Son patron, une fois informé de l’incident, passa récupérer son costume une heure plus tard. Il lui en voulait un peu de ne pas avoir fait ça proprement et lui épingla sadiquement la note du pressing à même la peau.

Son appartement fut déménagé l’après midi même et reloué à la tombée de la nuit. 

Dés le lendemain, son bureau s’accoquinait avec une nouvelle chaîne.

Deux jours plus tard, ses comptes, dépités, étaient liquidés au profit de gens qui l’avaient toujours débité.

Par contre, son corps, éclaté sur le bitume meurtrier en une expression résignée et stoïque, réduit à l’état d’un vulgaire tapis foulé au pied par les passants, attendit deux semaines avant qu’on l’emmène au cœur d’une benne à ordure rutilante.

Il fallut encore une semaine avant qu’on lui trouve de la place, au fond d’une fosse commune.

Il lui fallut encore un mois avant d’atteindre le stade de pourriture lui permettant de couler au delà des corps entassés et de pouvoir, enfin, quitter l’environnement des humains en s’abandonnant définitivement aux éléments.

A 35 ans, il appartenait enfin à un monde qui l’acceptait jusqu’à sa décomposition chimique. Il était enfin parvenu à sortir de son cercueil.

Il était enfin vivant.

Bon Anniversaire Paul.

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