Les Archiducs

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Si vous n'étudiez pas assez, vous finirez en monnaie d'échange intergalactique, et serez recalés à vos examens.

Suspendue comme le dernier grain de raisin de sa grappe sur la fine pointe de la montagne, Genma, le joyau citadelle des cieux, dominait le monde de Nrim.

Là, dans la cité d'or et de diamants, dominaient Les Archiducs. La plus grande, la plus puissante d'entre eux, était Joyau Dans Le Lotus, la Déesse Fleur.

Nous savons bien peu de choses sur Joyau. Nous savons que Joyau Dans Le Lotus était une jeune humaine d'une vingtaine d'années stellaire. Nous savons qu'elle avait été recrutée en 1298 sur Enora Mime, le monde bibliothèque, pour cause de retard dans le retour de ses emprunts. Nous savons qu'elle était d'une beauté diaphane et hallucinante, littéralement. Nous savons que cette beauté, diaphane, et hallucinante, conduisit bien des prétendantes et prétendants à leurs pertes, et contribuèrent à faire de Genma le mythe que la cité représente encore aujourd'hui.

La semaine dernière, des marchands de Egg-bullon on posé pieds sur notre monde-mémoire. Ils transportaient, entre autres étranges marchandises et biens probablement volés, le cerveau d'un homme. Un humain. Un Terrien. Ils nous affirmèrent que ce cerveau appartenait avant à une tête, et que cette tête s'était échappée d'elle même, sautant sur son coup, des cachots de Genma, du Frigo même de Joyau Dans Le Lotus. Nous, les Archivistes, avons alors acheté le cerveau contre six blocs mémoires et huit milles polyétudiants recalés à leurs derniers examens. Sort qui sera le vôtre si vous n'étudiez pas suffisamment les matières que vous avez choisis.

Ainsi, chers étudiants, nous, les Archivistes, avons réussi à mettre la main sur le témoignage unique d'un de ses pauvres hères, d'un rescapé du Frigo. Ce témoignage regroupe, de manière fragmentaire (le Grand Archiviste ayant choisi de manger le cerveau avant la fin du processus), les derniers enregistrements de son activité cérébrale compilés par notre ordignitif principal.

Voici son histoire. Gulgillan ? Appuyez sur le commutateur, mon petit.

Ici, le lecteur doit imaginer la lumière se tamiser dans le grand amphithéâtre sous marin du monde mémoire, alors que sur l'écran de projection s'affichent les quelques images tremblotantes, aux couleurs délavées, des derniers souvenirs de l'homme, reproduis fidèlement par l'ordignitif principal. Les images sont oniriques et métaphoriques, comme la plupart des souvenirs subconscients. Le lecteur est invité, à l'inverse de la quasi-totalité des élèves du-dit cours, à ne pas allumer leur interface galacweb de communication pour surfer le surconscient à la recherche d'animaux mignons.

Pour décrire la scène, l'ordignitif prend une voix tremblotante et inquiétée.

En 2015, année terrienne, un astronaute Terrien du nom de Philéus Locarste posa le pied sur Nrim et, poussé par ses rêves, se mit en quête de Joyau Dans Le Lotus. Il avait vu, dans son sommeil, cette femme, la Déesse. Dans son sommeil il l'avit conquis, dans son sommeil il l'avait fait sienne. Maintenant dans la vraie vie il savait qu'elle se donnerait à lui, elle et ses richesses, et son corps plein de promesses...

Aussi étonnant que cela puisse paraître, les portes de la cité s'ouvrirent, les gardiens ne gardèrent pas, il trouva la Déesse, et cette dernière l'invita dans sa couche, et offrit au mortel un touché du paradis.

Deux mois plus tard, il regagnait la terre, hagard, le voici qui erre dans les rues de sa ville. Où est-il ? Quelle expérience vient-il de vivre ?

Rien, assurément, de ce qu'une simple expérience sur Terre aurait pût lui procurer…

Le mec avançait en titubant. Il avait la fièvre, la fièvre du lotus. Il s'accrochait aux murs, les murs se retiraient, ils posaient ses pas sur le sol, le sol tremblant se dérobait. Et les lianes, les lianes coulaient le long des murs et s'enroulaient autour de ses membres. Le mec se débattait, les lianes se retiraient, elles avaient disparu, les avait-il rêvées ?

Il eut un bref aperçu de la réalité. Il était dans une ville, une grande ville, entourée de montagnes. Il faisait gris le fond de l'air était froid. Le mec était en t-shirt, en simple t-shirt. Pourquoi était-il si peu habillé ? N'était-il pas ailleurs, avant ? N'était-il pas dans l'espace ?

"Hé ! Vous êtes pas Philéus Lor-machin ? L'astronaute ?"

Le passant, qui promène son chien, l'a reconnu. Le mec sent qu'on lui parle, mais il ne comprend. Le passant semble grogner comme son chien. Le mec l'attrape par le manteau, le chien grogne, le passant prend un air étonné.

« Excusez-moi, demande le mec. Vous savez dans quelle ville on est ? Et quel jour ? ». Le passant calme son chien. Il regarde les yeux du mec. Ils sont rouges, la pupille est toute dilatée. Il a des lourds cernes dessous. Le passant lui répond, mais le mec ne semble pas comprendre, en fait il semble prendre peur, il recule un peu, titube pas mal, disparaît à l'angle d'une rue… Son chien jappe. Encore un excentrique.

Bordel. Le mec a eu chaud. Encore un, encore une fois. Il regarde de nouveau le ciel. De la peau, des formes, des courbes, l'air vibre du son de l'orage comme des gémissements… La pluie ne va pas tarder. Oui, il y est encore, il est encore là, il n'a jamais quitté ça. Comme il aimerait retrouver ça, comme il serait bien de nouveau là ! Mais nan, nan, il n'a pas envie, si il a envie, il a envie mais il ne doit pas, il ne doit pas car sinon il va...

"Et alors ? On va... tous un jour nan ?"

Un autre passant, une autre rue. Une fille, une gamine, la tête cachée sous une capuche.

« Excusez-moi, demande le mec. Vous savez dans quelle ville on est ? Et où est la sortie ? ». La fille se retourne, sa capuche glisse, elle a la tête d'une fleur, une grande fleur qui déploie ses pétales, ses pistils agressifs, qui crache son pollen. Comme l'autre, comme l'autre passant avec son chien fleur, comme l'autre, la fille, la fille là-haut dans les étoiles. Les étoiles, il n'aurait jamais dû aller dans les étoiles, l'Homme n'est pas fait pour les étoiles.

Le mec s'enfuit, encore.

La fille le regarde partir en courant. Elle hausse les épaules et recoiffe ses cheveux roses.

Il court, il court, il court et les lianes courent avec lui, il court, il court, il court dans la chair du sol qui s'enfonce sous ses pas et frémit, il court, il court, il court sur le corps immense de son amante et n'avance pas. Il ne trouvera jamais la sortie de la ville-femme, il le sait. Des essaims de scarabées le frôlent en volant. Des voitures bulbes le klaxonnent en filant, se plantent dans le bitume et germent sur les immeubles. La ville, toute la ville est envahie par la végétation. Il regarde les montagnes. Des lianes s'envolent jusqu'à la lune.

Un mur, droit devant lui. Est-ce un mur où l'écorce d'un arbre ?  Et quand a-t'il poussé ? Bon sang ! Qu'importe, qu'importe, c'est une impasse, il se retourne, les lianes poussent. Trop tard, il ne peut plus fuir, il ne peut…

Quelque chose l'attrape. Il est trop tard, il est prit au piège. Il est trop tard...

Le sol se soulève, les lianes l'enserrent. Il ne se défend plus. Les lianes tombent des étoiles, coulent du ciel, elles ont traversé l'espace pour le retrouver, il s'est enfui et il n'aurait pas dû. Les lianes s'enfoncent dans sa gorge, ses yeux se révulsent, il s'endort. Il quitte la terre.

Il s'est enfui, il n'aurait pas dû.

[Ici l'ordignitif s'interrompt, et ouvre une page galactopédia sur 'Sacrifier à Vénus, expression terrienne'. Voulez-vous en savoir plus ?]

Le mec se réveille en sueur sur la couche. Son cœur palpite à mille à l'heure. Sa vision est trouble, son souffle est court.

« Là, là, lui dit une voix, tout va bien maintenant, ce n'était qu'un vilain cauchemar. »

Il lève les yeux. Les seins sont doux comme des pétales, la peau parfumée comme une fleur. Dans son lit de lotus, la Déesse est le joyau.

« Où…où suis-je, que s'est-il passé ?

- Tu es de retour à la maison, mon amour, tu es mon préféré tu sais, tu n'aurais pas dû t'enfuir, tu as été le premier, mais je t'ai vite retrouvé. Cela n'arrivera plus, je te le promets, tu resteras avec moi, pour l'éternité.

- M'enfuir ? Toi ? Je… La Terre ! Je dois retourner à… »

Nouvelle giclée de parfum, nouvelle fragrance de pollen. De nouveaux ses yeux se voilent.

« Je… Je…

- Voilà, mon amour, voilà… Tout est de nouveau retourné à sa place. »

Doucement le lit s'écarte, doucement le lotus ouvre ses pistils… Et l'homme rejoint le garde manger de la plante carnivore.

[Fin des mémoires du sujet.]

L'Archiviste en charge du cours rallume les lumières de l'amphithéâtre. Un fin sourire se dessine sur ses lèvres grises alors qu'il se retourne vers vous, lecteurs.

"Voyez-vous, étudiants, dit-il en pointant du doigt le cerveau, voyez cet homme : il voulait être César, il ne fut que Pompé !"

Et toute la salle d'éclater de rire.

§§§

[Alanguie sur sa couche d'airain, îlot de nacre dans l'océan de ses draps, la fille soupirait sur le temps qui filait. Boudeuse, elle laissait son beau corps blanc,  son beau corps nu partir à la dérive dans les méandres de la soie. A son cou pendaient des parures dont elle n'avait cure, à ses pieds soupiraient les promesses de milles pachas, et sous sa couche, patientaient dans le froid ses repas.

Et alors ?, pensait la Déesse alanguie.

Et alors ?, pensait le Joyau Dans son Lotus.

Et toujours, maintenant, la plante attend, tournée vers les étoiles, ceux que lui porteront les vents.]

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