Les astronautes ne savent pas nager

chevalduvent

5h10. Tout est sombre. A travers l’unique fenêtre de ma chambre, le ciel dévoile un puissant tapis noir qui s’échoue sur des murs obscurs. Sous mes pas le craquement des lattes de bois qui épousent un sol irrégulier réveille un silence narquois. Je parviens sans mal à mettre la main sur ce paquet de cigarettes vissé sur le bureau, fidèle et sédentaire. Un filet d’air s’immisce par la fenêtre entrouverte. Je craque une allumette. L’autodestruction me guette. La fumée s’insinue et puis s’évanouit.  

5h12. La nuit meurt. Elle me révèle son humeur, livre ses dernières émotions. S’il est impossible de deviner les traits de son visage, elle n’en est pas moins expressive. Est-ce moi qui l’aborde ? Est-ce qu’elle me possède ? Elle est un sage silencieux, une force tranquille. J’ai parfois l’impression qu’elle détient la vérité, le vrai sens des choses. Qu’elle renferme des milliards de petites lumières qui sont autant d’éclaircissements, de réponses. Il suffirait de les atteindre. Il faut pourtant s’en méfier. Profonde et subtile, elle sème aussi le doute. Elle est noire, immense et peut inspirer le vide. Elle terrorise. Son charisme taille finalement la route avec le dernier vagabond de mon esprit, tourmenté.

5h22. L’insomnie règne d’une main de fer tandis que la fumée qui pénètre ma frêle poitrine n’a d’égal que le froid qui s’engouffre à l’intérieur. Expiration. Des migraines incessantes me frappent et torturent. Mais les milliers de lames qui se déchaînent dans un mouvement de va et vient au sein de cette boîte crânienne ne provoquent que cicatrices abstraites et internes. Elles ne défigurent pas, ne laissent pas de traces apparentes. Ce que l’œil nu ne peut voir ne déclenche ni peur ni aversion. A l’heure où pour la plupart l’image détermine la valeur, c’est un privilège. Perdu quelque part entre un réverbère au loin et cette pièce qui semble de plus en plus froide, la douleur me consume à mesure que cette cigarette s’amenuise. Inspiration. Le jour devrait bientôt se lever. Sa clarté n’aidera pas. Elle ne m’aidera pas. La transparence qu’incite sa lumière, puissante et taciturne, ne dessine ni direction ni sens, ne fournit aucune explication. Dehors, la cohue du quotidien et l’insupportable bruit ambiant se profilent déjà et écrasent le souvenir intense d’un verre de rouge vidé quelques heures plus tôt. Le plaisir doit rester éphémère. Dommage. Constant, il déclenche l’excès. Mal vu.

7h16. J’attrape les vêtements que j’ai soigneusement préparés hier dans la soirée, dans le seul but de ne pas perdre de temps. Le temps qui cogne au moyen de ses battements imaginaires qui nous rappellent inlassablement que l’on est en retard, que l’on a quelque chose de plus important à faire, celui qu’on pourrait nommé l’irréversible tant il est compté. Pas celui qu’on n’entend pas, qui se fait discret comme un chien rassasié, qui offre une myriade de perspectives, qui donne le temps de respirer, l’opportunité de penser.Un pantalon foncé, une chemise blanche, un gilet noir constituent la sobre tenue que je me suis imposée, raide comme l’austérité d’un père dictateur. Cela compensera une barbe négligée tout comme une coupe de cheveux manifestement habités par une phobie des ciseaux depuis l’hiver dernier. Puisque la nausée me gagne lentement et que mon estomac, implacable, n’acceptera définitivement rien avant onze heures, les quelques minutes revigorantes normalement destinées à honorer le repas le plus important de la journée seront  utilisées à bon escient pour travailler une allure à peine éveillée. « …les températures oscilleront entre zéro et quatre degrés dans le nord du pays … de la neige en Ardennes … et dans un instant les nouveautés musicales de cette semaine… ». L’angoisse. Quand elle vous colle, elle vous serre comme le nouveau né accapare sa génitrice. La radio atténue ces angoisses de solitude insinuées par le silence. Par le vide. Par un cerveau qui marche sans relâche à la manière du pèlerin tout près du but, à l’apogée de son désir obsessionnel de pureté. Quand ces bêtes grouillantes et microscopiques vous prennent en otage, elles agissent comme des missionnaires bornés, des sangsues. Elles sont destructrices. Elles ne travaillent pourtant pas seules. Elles n’existent pas au-delà de l’hôte avec lequel elles oeuvrent en symbiose. Celui qui les nourrit, les fabrique, les invente comme un compositeur créatif. Un compositeur qui a peur. Elles finissent par faire partie du décor et deviennent des repères, au même titre que des amis fidèles. De ceux qu’on ne peut contrôler.

7h30. L’apparence soignée, les paupières pratiquement décollées, une tenue acceptable et un sac en bandoulière : le grand miroir jouxtant la porte d’entrée me renvoie l’image de l’employé souriant aux normes. Rassuré par l’uniforme et essayant d’imiter ce qui semble être une démarche assurée, je pénètre comme chaque jour dans la vie active. Cela supposerait que j’en sois le sujet. Pourtant, dans l’enceinte de ce gratte-ciel à l’allure virile, une même idée me traverse quotidiennement l’esprit : la fuite. Au moment de pousser cette porte principale, qui m’avale comme une friandise, c’est elle que j’envisage. Comme un réflexe, un but, un mode de vie. Quelques pas conditionnés suffisent à me transporter rapidement jusqu’à cette double porte noire. Derrière elle demeure le monde que je hais profondément, où jaillissent en moi des émotions qui me font perdre le contrôle. Je la franchis pourtant systématiquement comme l’ouvrier de production répétant les mêmes gestes sous peine de briser la chaîne qui avance inexorablement, possédée par une force têtue. Et là, comme si l’on était temporairement défini par les actes que l’on s’impose et par les gens qui nous entourent, je joue à me faire aimer de ceux qui ne comptent pas. Je suis quelqu’un d’autre.

8h00. C’est comme arriver dans un nouvel endroit, pourtant identique à celui que j’ai quitté il y a trois semaines. Vingt et un jours d’absence ont suffit à le rendre insignifiant. Plus qu’il ne l’était déjà. Un besoin irrépressible d’être ailleurs s’impose déjà à moi. Quelque part. Un endroit. Impossible d’en tracer le contour. Inutile d’imaginer sa substance. Utopique de souhaiter en connaître les détails. Il est abstrait. Discret. Il est pourtant là. Authentique comme le regard fixe d’un enfant sur une photographie. Le même regard immortalisé sur ce vieux cliché noir et blanc cloué au-dessus du lit de mes parents, mon portrait version môme. Je voulais aller sur la lune. Quoi de plus banal pour un enfant de 7 ans ? En apprenant bien mes leçons j’avais l’opportunité de défier les lois de la gravité. Ca semblait facile. J’étais sûr de ce que je voulais faire une fois que le poil au menton se serait mis à pousser. La même certitude qui m’habitait à 17 ans lorsque j’annonçais à qui voulait l’entendre que j’allais devenir pilote de chasse, avant d’avoir la conviction que le programme des cours universitaires de philo était taillé pour moi. Je ne suis ni pilote ni philosophe. J’aime toujours la lune mais sa lumière n’éclaire plus les nuits sombres qui nourrissent les monstres sous le lit. Je ne distingue plus que des ombres sournoises qui s’évanouissent au grand jour.

15h51. Trois stylos bleus alignés à la perfection sur la pile de dossiers en attente classés par ordre alphabétique. Mon gilet, inerte sur le dos de la chaise. Il fait toujours trop chaud à l’intérieur. Les heures défilent au rythme d’une routine rassurante. Je réceptionne un dernier appel avant de rejoindre ma bulle. Aujourd’hui est le miroir de demain. Je quitte les lieux sans vraiment partir, en direction du lac. Respirer.

16h32. Des enfants s’amusent à courir sur sa surface gelée. Le lac se montre introverti face au froid qui paralyse son cours. Assis sur un banc fixé au sol dans le prolongement de ses pairs, je savoure l’instant pendant qu’il joue le compagnon fidèle et me fixe avec les yeux du néant. Le vide, lourd comme le plomb, m’enlève par la force à toute réflexion. Je suis comme possédé. Toute tentative de lutte s’avère inutile. Unique. L’environnement est un décor. Le corps se fige, seul spectateur d’un univers en mouvement. Et puis elle se fait entendre. Une mélodie qui pénètre l’âme et la fait voyager au-delà de la perception de son hôte. C’est comme investir un millier de lieux en même temps sans faire un pas. Comme entrevoir le visage du possible. Comme trouver sa place.Le cadran de ma montre indique 16h34. L’aiguille des secondes ne trotte plus.

- « Salut » dit une voix lointaine.
Je ne reconnais pas l’endroit. L’obscurité est dérangée par un halo lumineux portée par une ombre qui danse.
- Tu sais nager ? me demande celle-ci en se déplacant vers moi à la manière d’un enfant qui apprend à marcher, les contraintes de la gravité en moins.

L’effarement.

- Où suis-je ?
- Tu ne le sais pas ? répond le fantôme du halo. 

La silhouette s’approche : un homme dont la tête est prisionnière d’un bocal.

- Je suis mort ?
Alors c’est ça mourir. Sombre et indolore.

- Non, juste moi.
- Pourquoi portes-tu un scaphandre ?
- Ce n’est pas un scaphandre c’est une combinaison d’astronaute.

Impossible de voir au-delà des environs du halo. Il n’y a d’ailleurs rien aux alentours. L’opacité domine les lieux.

- Pourquoi fait-il si noir ?
- Parce c’est comme ça ici.

J’ai peur. Une toute nouvelle peur. Comment dire … Je vois la crainte plus que je ne la ressens. Si d’ordinaire elle se manifeste par une accélatation du rythme cardiaque, elle se révèle maintenant sous la forme d’une peinture qui affiche des couleurs pâles et disparates.

- Ici ?
- Les abysses des oubliés, dit l’homme au scaphandre.

La confusion.
- Ce n’est pas un bel endroit pour passer l’éternité.

Le visage de l’astronaute me glace. Il est pâle, sans vie. Ses yeux se posent sur moi mais son regard est vague. Sans s’écouler, des larmes cristallisées décorent le haut de ses joues.

- Je suis un oublié. Je n’ai pas le choix me répond l’astronaute.
- Peut-être pourrais-je t’aider. Où se trouve la sortie ?
- Je suis un oublié, je n’ai pas le choix me répète l’homme dont le regard est de plus en plus absent.

Avant même que je puisse lui répondre, l’astronaute est aspiré par le fond. Sa descente est rapide et son image m’échappe jusqu’à devenir un point lumineux de la taille d’une bille. Je suis plongé dans le noir total. Meutri de n’avoir pu l’aider. Puis plus rien.

5h24. Une sensation de frustration m’habite au lever, comme si j’avais perdu quelqu’un ou quelque chose. Certainement le cauchemar de cette nuit, plus fort que l’insomnie, et dont je garde davantage le sentiment au détriment du souvenir. Tout est là. Les vêtements que j’ai préparés la veille, le paquet de cigarettes, le ciel noir et l’amertume.

7h57. Sur le chemin du travail, en passant devant la librairie je remarque une affiche publicitaire, absente hier encore. Le contenu attire mon attention : « université – formation pour adultes option philosophie – inscription jusqu’au 30 décembre ». En caractère gras, sous le mot « inscription », un numéro de téléphone. Je le note sur un bout de papier que je glisse délicatement dans ma poche.

Signaler ce texte