les bracelets d'or

My Martin

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Albert Cossery 

né le 3 novembre 1913 au Caire, en Égypte  

décédé le 22 juin 2008 à Paris (6ᵉ). Hôtel 'La Louisiane', 60, rue de Seine 

écrivain égyptien de langue française 

 

'Mendiants et orgueilleux' 

roman (1955) 

 

 

*** 


 

Gohar est réveillé, à présent ; il vient de rêver qu'il se noyait. Il se soulève sur un coude et regarde autour de lui, les yeux encore emplis d'incertitude, encore hébété par le sommeil. Il ne rêve plus mais la réalité est si proche de son rêve, qu'il demeure un instant perplexe, fortement conscient d'un danger qui le menace. « Par Allah, c'est la crue ! pense-t-il. Le fleuve va tout emporter. » Mais il ne tente aucun geste de fuite devant l'imminence de la catastrophe ; au contraire, il reste accroché au sommeil comme à une épave, et ferme les yeux. 

Il met longtemps à se ressaisir, veut se frotter les yeux mais s'arrête à temps : ses mains sont mouillées ert visqueuses. Il dort entièrement habillé, à même le sol, sur une couche faite de minces piles de vieux journaux. L'eau submerge tout, recouvre presque tout le sol dallé de la chambre.  

Elle coule vers lui silencieusement, avec la fatalité oppressante d'un cauchemar. Gohar a l'impression d'être sur une île entourée par les flots ; il n'ose pas bouger. La présence inexplicable de cette eau le plonge dans un profond étonnement. Cependant, sa frayeur du début s'atténue, à mesure qu'il reprend conscience avec la réalité. Il comprend maintenant que son idée du fleuve en crue, dévastant tout sur son passage, n'est qu'une aberration. Il cherche alors à savoir d'où provient cette eau mystérieuse et en découvre très vite la source : elle filtre de dessous la porte du logis voisin. 

« Ils doivent laver le dallage. Quand même, ils ont failli me noyer ! »  

Avec d'infinies précautions, Gohar avance sur le sol détrempé et va s'asseoir sur l'unique chaise qui meuble la chambre. 

La maison ne résistera jamais à un pareil traitement ; elle est déjà pourrie dans ses moindres recoins et n'attend qu'un signe pour s'écrouler. Ils vont tous périr, cela ne fait aucun doute. 

Gohar s'ingénie à comprendre les intentions de ces maudits locataires, lorsqu'un cri immense, jailli de plusieurs poitrines, un long cri comme une nuit d'horreur, résonne dans le logis voisin. Les murs de la vieille maison vacillent sous la violence du choc ; le cri arrivé à son point culminant, cède ; il y a un silence angoissant, suivi de hurlements sinistres. 

Gohar ne comprend pas tout de suite la signification de cet épouvantable délire. Puis la lumière lui vient, fulgurante. Il n'y a pas de doute, ce sont des pleureuses. L'espace d'une seconde, il réalise toute l'horreur de l'évènement : dans le logis voisin, il y a un mort, et l'eau blanchâtre et savonneuse qui l'a assailli durant son sommeil, c'est l'eau avec laquelle on a lavé le cadavre. 

 

 

*** 

 

 

Les bracelets de la fille, en se choquant, font un bruit de tonnerre, et Gohar sent son cœur s'arrêter de battre. Une sueur froide noie ses membres. Il frissonne, se lève d'un bond, entraîne la fille vers le lit et s'abat sur elle. 

Avant qu'elle n'ait le temps de crier, ses mains l'agrippe à la gorge. Elle ouvre de grands yeux emplis d'une surprise énorme ; elle ne comprend pas encore ce qui lui arrive. 

Gohar ne supporte pas son regard et détourne la tête. Il presse avec ses doigts de toutes ses forces chancelantes. La fille détend les jambes en avant, dans un geste d'extrême défense. 

Gohar ferme les yeux. Il y a un long silence plein de ténèbres, durant lequel Gohar relâche insensiblement son étreinte. 

La tête de la fille retombe sur l'édredon avec un bruit mou. Elle est morte. 

Péniblement, il se relève ; il halète. Il lui faut maintenant débarrasser la fille de ses bracelets et c'est le pire, dans cette entreprise démentielle.  

Gohar soulève le bras de la fille, saisit l'un des bracelets et veut le faire glisser le long du poignet.  

Au même moment il reçoit un choc, la conscience lui revient tout à coup et il pousse un petit cri désarticulé, pareil à un râle. 

Il vient de s'apercevoir d'une chose inouïe : les bracelets d'or ne sont que de la vulgaire camelote. Ils n'ont jamais été en or et Gohar l'a toujours su. « Même un enfant l'aurait su », pense-t-il.  

Comment a-t-il pu commettre une erreur aussi grossière ? Il n'y comprend rien. Ces bracelets valent peut-être quelques piastres, et il est allé jusqu'au meurtre pour se les approprier.  

 

 

*** 

 

 

Dans le logis voisin, c'est la femme qui gémit maintenant ; elle pousse des cris de bête qu'on égorge. Mais Gohar ne s'y trompe point. 

- Tu entends, dit-il, tout finit bien. Ils font l'amour, à présent. 

- Tu es sûr, maître ? Ah ! je voudrais bien voir ça ! Ça doit être un spectacle inouï ! 

- Je ne te savais pas voyeur, dit Gohar. 

- Dans un cas pareil, maître, tout le monde est voyeur. 

Ils se taisent et demeurent immobiles, écoutant, médusés, les cris de plaisir qui se succèdent dans la chambre voisine. 

Au bout d'un moment, un objet de fer tinte : c'est la cuvette dans laquelle la femme de l'homme-tronc se lave après l'amour. 

 

 

*** 

 

 

Yéghen halète, assis dans le lit, les bras croisés sur la poitrine pour se préserver du froid. Il va appeler de nouveau, lorsque la porte s'ouvre et que l'hôtelier apparaît dans l'embrasure, tenant à la main une lampe pétrole. 

Il s'avance d'un pas prudent, un doigt sur la bouche. 

- Où est l'édredon ? s'écrie Yéghen. C'est quoi cette histoire ? 

- Ce n'est rien, chuchote l'hôtelier. Je suis en train d'endormir un client avec. Dès qu'il sera endormi, je te le rapporterai, sur mon honneur ! Seulement, je t'en conjure, ne fais pas de scandale. 

Yéghen réalise alors ce qui est arrivé pendant son sommeil. L'hôtelier est venu dans sa chambre, l'a débarrassé de l'édredon, pour le donner à un nouveau client.  

- Vous n'avez qu'un seul édredon pour tout l'hôtel ? demande-t-il. 

- Oh non ! dit l'hôtelier, toujours à voix basse. C'est un hôtel de premier ordre ; nous avons trois édredons. Mais nous avons aussi beaucoup de clients. 

- Je comprends, dit Yéghen. Qu'allons-nous faire ? J'ai froid, moi. Et je tiens à dormir. Je veux l'édredon. 

- C'est l'affaire d'un instant, dit l'hôtelier. Sur mon honneur, je te le rapporte tout de suite. Le client à qui je l'ai donné, était très fatigué ; il dormait debout. Il doit être tout à fait endormi maintenant. Ne bouge pas ! je vais voir. Et ne crie pas surtout. 

L'hôtelier sort sur la pointe des pieds, emportant la lampe.  

Yéghen demeure dans l'obscurité, grelottant de froid. Il entend l'hôtelier ouvrir une porte à côté de la sienne ; c'est là sans doute la chambre du nouveau client.  

Yéghen se prend à murmurer : « Pourvu qu'il se soit endormi. Mon Dieu ! fais qu'il se soit endormi. » 

Puis il éclate d'un rire strident, qui résonne dans tout l'hôtel comme un appel à la folie. 

 

 

*** 

 

 

La première gifle manque lui emporter la tête ; il ressent une douleur atroce, qui est aussitôt annulée par une deuxième gifle, puis par toutes celles qui suivent ; alors la douleur grossit, forme un bloc compact, sans mesure. Yéghen se trouve plongé au fond d'un gouffre noir rempli d'éclairs fulgurants. Parfois lui parvient la voix de Nour el Dine qui demande toujours : 

-Vas-tu parler, fils de chien ? 

Soudain, dans le tumulte de son cerveau, il entend un bruit lointain. Ce bruit lui rappelle quelque chose et il essaye de savoir quoi. Il met longtemps à trouver.  

Le coup de canon de midi. Il est midi et le canon vient de tonner. Il ouvre les yeux et s'écrie : 

- Il est midi, bonnes gens ! 

Le gendarme qui lève le bras pour le frapper, s'arrête, stupéfait. 

- Et alors ? demande-t-il. 

- Eh bien ! je pense qu'il est l'heure de manger, dit Yéghen d'une voix faible. J'ai faim. 

Nour el dine se prend la tête dans les mains ; il a envie de hurler. 

- Jetez-le dehors, dit-il. Je ne veux plus le voir. 


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