les champignons vénéneux de la gare de Lyon
Jean Jacques Sebille
La gare de Lyon à Paris brille de toute sa superbe, plantée au cœur de la capitale. Lieu transitoire par excellence, on noue ici un tout premier contact avec la ville si on arrive ; on fige dans sa mémoire l'ultime image de son voyage, si on part. Tout est ici pensé pour que l'expérience soit excellente, à la fois agréable, confortable et facile, en dépit d'un va-et-vient incessant, de flux et de reflux qui donnent tantôt le vertige, tantôt la nausée. Pour les usagers habitués qui foulent à intervalles très réguliers le sol de cette antre gigantesque, le décor, la mise en scène s'effacent vite, semaine après semaine, trajet après trajet au point de ne laisser perceptible que le chemin qui du métro mène au train. Pourtant, quelques fois, à la faveur d'une seconde d'attention plus soutenue, notre regard se porte sur un détail qui d'ordinaire passerait inaperçu. Aussi peut-on découvrir parmi les installations du hall 3, celui qui se trouve au sous-sol, exactement sous le hall 2, un espace convivial récemment rénové. Celui-ci avait été fermé pendant de longs mois alors qu'il venait à peine d'être entièrement refait et livré aux voyageurs. Les personnes probablement bienveillantes et animées d'une grande empathie qui avaient imaginé ce projet, avaient initialement prévu des banquettes privilégiant des matériaux chaleureux comme le bois clair. Elles ont créé un lieu tranquille, propice à un instant de repos pendant l'attente qui précède le moment où il faut courir sauter dans le train et fuir la ville. L'espace avait été fermé car peu de temps après son ouverture, il fut pris d'assaut par les sans-abris, les plus indigents d'entre nous, ceux qui n'ont pas de maison. Ils avaient eu tôt fait de repérer ce lieu où ils pouvaient dormir au chaud, allongés sur ces banquettes, loin du tumulte de la ville et surtout de ses dangers. La SNCF, dont les responsables sont aucun doute, animés des meilleures intentions pour leurs clients auront probablement fait valoir, que la mission de l'entreprise n'était pas de « gérer » l'accueil des SDF mais celui des usagers du train. Le lieu chaleureux a donc été fermé derechef pour travaux. On pouvait lire sur des panneaux accrochés aux cloisons qui interdisaient désormais l'accès, que la SNCF aménageait cet espace pour notre confort et notre sécurité. De longs mois plus tard le nouvel espace nouveau fut dévoilé et rendu aux voyageurs. A vrai dire, peu de choses avaient changé. Les travaux qui avaient quand même durer un certain temps, étaient quasi invisibles. L'œil pressé du voyageur distrait n'y vit probablement que du feu. A y regarder de plus près, on s'apercevait néanmoins que quelque chose de très précis avait été modifié. L'aménagement avait consisté à installer de jolis accoudoirs en bois sur les banquettes, sans doute pour mieux délimiter les trois places assises, probablement pour faciliter le confort du voyageur qui pourrait ainsi soulager ses coudes dont il ne savait que faire auparavant. Fichus coudes, tout de même ! Les accoudoirs qui ressemblaient à des champignons, avaient poussé en masse comme leurs cousins des bois à l'automne. Aucune banquette n'en était dépourvue. La vérité c'est que les champignons n'étaient autre qu'un dispositif anti-SDF. Les responsables de la SNCF avaient dû se réunir, et pas qu'une fois d'ailleurs, pour trouver la solution. « Il faudrait conserver l'espace ouvert et chaleureux pour pouvoir accueillir les voyageurs sans que les sans-abris puissent venir s'accaparer le lieu....sinon, les SDF font fuir les voyageurs... Le tout à moindre coût. » Sans doute quelqu'un avait proposé comme solution évidente « Et si on mettait simplement un panneau interdit aux SDF, ce serait clair et ça ne coûterait rien ». Sans doute un chef avait argué « ils viendront quand même et on n'a pas les moyens d'affecter des agents de sécurité supplémentaires pour faire respecter une telle consigne. » Sans doute un responsable encore plus gradé avait alors clos la discussion en faisant valoir le point de vue éthique « De toute façon on ne peut pas, ce n'est pas conforme aux valeurs humanistes de l'entreprise ». Finalement, heureusement que quelqu'un avait eu l'idée des champignons.
Plusieurs semaines après, alors que le public avait pu s'approprier le lieu, on pouvait remarquer que les sans-abris étaient revenus, toujours en quête d'un lieu bien au chaud, loin du tumulte de la ville et surtout de ses dangers. Seulement désormais, ils dormaient assis.