Les cinq doigts d'une vie

Magguie Loquitur

Lucie se situait dans ce moment brumeux entre la semi-conscience et le réveil. Elle était allongée dans son lit, les bras le long du corps et profita de cette état qu'elle sentait cependant filer. Elle garda les yeux fermés malgré tout, et entreprit de sonder son corps doucement.

Elle réalisa alors que toute sa main gauche était pleine de picotements. Ses doigts ne lui répondaient plus. Ils étaient gourds, endormis. Comme si cette seule partie de son corps avait pu conserver l'état brumeux du réveil.

Lucie ouvrit les yeux et s'employa à bouger ses doigts. C'était étrange de les voir s'agiter sans rien ressentir. Comme cinq corps étrangers à elle, alors qu'ils étaient juste là. Ils représentaient même à eux cinq un petit tout d'elle même, de son histoire jusqu'alors.

Elle entreprit alors de se concentrer sur chacun, les uns après les autres.

L'auriculaire d'abord.


Les rayons de la fin d'été descendaient doucement. Lucie était assise sur un trottoir face à une grande maison de pierres blanches et au toit rouge brique. Elle observait le ballet incessant des déménageurs entre le camion et sa nouvelle maison. Elle se prolongeait par un immense jardin et Lucie pourrait avoir une chambre plus grande et rien qu'à elle. C'est ainsi que ses parents lui avaient annoncé leur prochain déménagement, du à l'arrivée d'un petit frère. Lucie avait hochait la tête à l'idée d'une grande chambre, mais c'était tout. De toute façon, elle n'avait pas vraiment eu le choix.

Les bras entourant ses genoux, elle voyait passer les cartons qui allaient s'engouffrer dans cette maison qui avait tout pour plaire. Beaucoup de choses fantastiques certainement. Sauf ses amis, à présent bien trop loin à son goût. Elle commença à se mordiller la lèvre inférieure.

- Tu es nouvelle toi !

Cette vois fluette avait soudain jailli à sa droite. Lucie ne l'avait pas entendue, mais une petite fille s'était assise à côté d'elle. Elle avait de long cheveux crépus, qui formaient une crinière autour de son visage en coeur. Son grand sourire laissait voir l'absence d'une canine. Elle devait avoir l'âge de Lucie. Celle-ci la regarda un instant, éberluée. Ce n'était pas une question. Lucie déglutit avant de hocher la tête tout en reportant son attention sur les hommes en tenue bleue..

- Chouette ! Le visage de la petite s'éclaira. Je m'appelle Sonia et j'habite là-bas, fit-elle en pointant une maison.

Elle commença alors à énumérer les noms de ceux qui vivaient dans la rue, en ajoutant un petit commentaire pour chacun. Lucie opinait doucement et répondait brièvement. Sonia parlait pour deux de toute manière. Elle lui raconta ses aventures dans le quartier et les nombreuses enquêtes qu'elle avait mené.

- D'ailleurs Mme Doloy a une nouvelle perruche mais on ne l'entend jamais alors je soupçonne que ce soit une fausse. Il faut absolument qu'on aille voir ça !

Lucie allait répondre quand elle entendit la voix de sa mère qui lui demandait de rentrer. Le soleil avait disparu. Les larmes au coin des yeux de Lucie avaient séché.

- Tu parles pas beaucoup mais tu es gentille. On pourra se voir demain et être copines ?

Sonia avait parlé alors que Lucie se levait. En se retournant, elle vit la petite fille au cheveux crépus le poing gauche levé et le petit doigt tendu dans sa direction.

- Oui, ça peut être chouette.

Lucie sourit et entrelaça leurs petits doigts.


Elle sourit au souvenir et continua d'agiter son petit doigt en l'air, comme la caricature d'une grande dame prenant le thé. Sa main était encore trop ankylosé pour quoi que ce soit. Lucie avança alors un peu et se concentra sur son majeur. Elle ne put réprimer un rire face aux images qui tournaient dans sa tête.


La journée avait de toute façon mal commencé et ne semblait pas vouloir évoluer au mieux. Sonia avait quand même insisté pour qu'elle vienne à la soirée qu'elle organisait chez elle. Elle s'était convaincue en se disant que danser sans but dans un appartement surchargé la détendrait certainement.

Mais les gens s'étaient avérés inintéressants, fades, saouls trop rapidement. La musique, qu'elle trouvait de mauvais gout, lui tapait derrière la tête. Et par dessus tout, Sonia l'avait délaissée lorsqu'elle s'était aperçue que le garçon pour lequel elle craquait avait finalement fait une apparition.

Lucie en avait finalement eu marre. Elle avait maintenant hâte de retrouver son lit et de passer à autre chose.

Lorsqu'elle sortit, l'air de la nuit lui donna un frisson, en comparaison de la moiteur du studio de Sonia. Elle remonta le col de sa veste et se dirigea vers le lampadaire où elle avait laissé son vélo. Au même instant, un coupé noir tenta de se garer. Elle l'observa indifférente, jusqu'à ce à force d'avancer, la voiture n'écrase son vélo contre le lampadaire dans un horrible crissement.

Le conducteur jaillit alors que Lucie se précipitait vers ce qu'il restait de son vélo. Le cadre était plié en deux, elle était bonne pour rentrer à pied et lui pour la casse. Une journée de merde jusqu'au bout ! pensa-t-elle. Le jeune, qui arrivait à sa hauteur après avoir fait le tour de la voiture, pesta.

- Non mais ça va pas de laisser ça là ! La peinture est à refaire maintenant, fit-il en caressant le pare-chocs.

Lucie le regarda ébahie. Elle reconnut le jeune homme brun comme étant un des amis du tombeur de Sonia, un certain Christophe. Un type plein de mauvaise foi apparemment. Elle ne chercha même pas à faire dans la dentelle. Cette journée avait épuisé son quota de bonne volonté.

- C'est toi le malade ! T'as vu l'état de mon vélo ? Comment je vais faire moi ? J'ai jamais vu un con pareil !

Son attitude la laissait bouillonnante. Elle poussa un cri d'exaspération. Le jeune brun relèva ses yeux froncés vers elle et la détailla. Puis, il arbora un sourire charmeur et lui dit tout en agitant les sourcils de façon suggestive :

Mais je peux te raccompagner. Je refuse de laisse une jolie fille seule dans la nuit.

A bout, elle se tourna vers lui dans un tourbillon de cheveux et dressa son majeur au plus près de son visage.

- Je préfère être seule qu'accompagnée d'un abruti.

Chris écarquilla les yeux mais recomposa vite son sourire charmeur.

- Piquante en plus de ça, fit-il en embrassant document son majeur. J'adore.

Dans un nouveau cri d'exaspération, Lucie saisit d'un geste sec les restes de son vélo tout en le frottant contre la voiture du jeune homme. Elle le bouscula puis s'éloigna dans la rue déserte sous l'oeil amusé de Chris.


Elle tourna ses grands yeux vers la forme à côté d'elle et se mordit la lèvre inférieure. Si elle avait su où cela la mènerait, certainement qu'elle aurait agit de la même façon. Lucie roula son alliance autour de son annulaire à l'aide se son majeur et de son annulaire.


Lucie se tenait au bout de la grande allée. Ils étaient peu assis sur les bancs mais les personnes les plus importantes étaient présentes. C'est tout ce qui comptait. Son père lui pressa le bras gauche doucement. Ils se regardèrent longuement et se sourirent. Lucie était tendue et commença à se mordiller la lèvre inférieur. Sonia lui donna une tape affectueuse sur l'autre bras pour la reprendre à l'ordre, puis l'attrapa. Elle souriait joyeusement mais ses yeux étaient un peu humides.

Lucie inspira un grand coup. Epaulée ainsi, elle pouvait se détendre un peu.

La musique résonna et tous trois s'élancèrent du même pas vers l'allée.

Chris l'attendait au bout, dans son costume sombre. Elle ne l'avait jamais vu aussi chic. Leurs regards se croisèrent et ne se quittèrent jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'à un pas de lui. Elle étreignit longuement Sonia, tandis que les deux hommes de sa vie se donnaient une poignée de main virile. Puis son père l'embrassa et Sonia fit un V de la victoire à Chris avec un clin d'oeil.

A partir de ce moment, lui et Lucie se tournèrent vers l'officiant, épaule contre épaule, et c'est à peine si elle suivit le reste de la cérémonie.

Elle en oublia presque le moment où ce fut à elle de se prononcer.

Chris lui passa délicatement son alliance au doigt, puis effleura de ses lèvres sa main, en lui faisant un clin d'oeil. Elle ne put s'empêcher de rougir et de lui sourire. Lucie l'embrassa finalement pour effacer son air charmeur.


Lucie soupira en pensant à sa famille. La seule qui lui en faisait voir de toutes les couleurs. Elle se concentra à nouveau sur le plafond, et sur index.


Il était peut être dix-neuf heure passée quand les portes du sas laissèrent passer une femme blonde au visage pale. Son imperméable beige n'était pas correctement fermé et ses cheveux courts désordonnés. Elle s'arrêta un instant et des mèches virevoltèrent tandis qu'elle scannait du regard le hall des urgences de l'hôpital central. Elle repéra finalement un homme en blouse verte. Ses talons claquèrent sur le lino bleu. Elle aborda le médecin avec un sourire pressant et inquiet. Sa voix tremblait alors qu'elle déclinait son identité. L'homme au cheveux poivre et sel lui indiqua vaguement de la main le coin de la salle, où des rideaux tirés tentaient de donner une certaine intimité à une personne allongée sur un lit.

Sans un mot de plus, Lucie se détourna et avança à grands pas vers le semblant de chambre. Elle arracha presque l'un des rideaux en ouvrant.

- Tu te moques de moi ? Tu es inconscient ou quoi ?

Elle n'avait pas crié mais sa voix laissait percevoir une colère contenue et froide.

A demi allongé sur le lit d'hôpital, un jeune homme, de 6 ans son benjamin, ouvra de grand yeux en la voyant. Il avait un bras en écharpe, des points à l'arcade sourcilière et la lèvre fendue, un peu gonflée. Jules essaya d'ouvrir la bouche mais Lucie ne lui laissa pas l'occasion de dire quoi que ce soit. Elle jeta son sac au pied du lit et s'approcha, un index menaçant pointé sur lui.

- Je peux savoir ce qui t'as pris de te lancer dans une bagarre ? Je sais bien ce que c'est de vouloir avoir sa bande, une réputation et impressionner. Mais là ? Tu croyais que défier avec Ludovic et Nicolas ces gros balourds allait vous rapporter quelque chose qui vaille de vous faire démolir ? Mais tu es un crétin puéril, mon pauvre ami ! Et encore tu es le moins amoché.

La voix de Lucie avait grimpé dans les aigües, elle fulminait. Leurs parents étant injoignables, en vacances aux Seychelles, c'est elle que l'hôpital avait prévenu. Jules avait été dans un bar et après quelques injures échangées avec des habitués, lui et ses amis s'étaient retrouvés dans une rue derrière pour échanger leurs « poings » de vue. Aussi simple et stupide que ça, ce qui semblait irréelle pour Lucie.

Jules tenta une nouvelle fois d'ouvrir la bouche et leva les mains en signe de contrition.

- Tu as 23 ans bordel ! Tu ne peux plus faire tout ce qu'il te plait. C'est fini la période où tu fais des bêtises et que je te couvre. Oui je suis ta grande soeur, oui je suis là pour toi. Mais je crois que tu n'as pas saisi, ça doit fonctionner dans les deux sens. Tu dois faire des efforts. Maintenant ! Et si ça passe par t'en mettre une, comme maman sait le faire, tu peux compter sur moi. Parce que c'est mon putain de job de grande soeur !

Les mots vulgaires ne sortaient que rarement de la bouche de Lucie mais à ce moment elle ne trouvait pas d'autres moyens d'exprimer sa frustration, sa déception, sa peine. Elle les martela contre le torse de Jules avec son index.

Celui-ci demeura silencieux. Lucie, au bord des larmes, inspira un grand coup. Il y eut un grand silence, durant lequel tous deux s'observèrent religieusement. Soudain, Lucie attrapa les épaules de Jules et l'étreignit.

- Je suis contente que tu ailles bien. J'ai vraiment eu peur. Espèce de petit frère inconscient et stupide.

Jules lui rendit son étreinte, soulagé lui aussi. Ils restèrent ainsi plusieurs minutes.

- Je suis désolé, murmura Jules d'une voix rocailleuse.

Lucie se détacha de lui, pointant son index sur son plexus solaire.

- Tu n'as pas intérêt à me refaire ça. Tu m'entends. Jamais.

Jules ne put que hocher la tête, penaud.


A force de se mordre la lèvre elle allait finir par saigner sur sa taie d'oreiller. Heureusement qu'il y avait eu d'autres moments plus doux et joyeux pour ce remettre de ses émotions si stressantes.


Lucie était allongée sur son lit d'hôpital. Elle était épuisée et sent les traces de fatigue sur son visage. Des cris se firent entendre à l'autre bout de la pièce et tous soufflent enfin. Le travail avait commencé plus tôt que prévu mais tout s'était bien passé. Assis sur une chaise à ses côtés, Chris lui murmurait qu'elle était sublime tout en caressant ses cheveux en désordre.

Une femme en blouse bleue, le masque de travers, se dirigea vers eux. Elle déposa délicatement sur le ventre de Lucie ce tout petit être, et les recouvrit d'un drap. Lucie le contempla émerveillée. Sa tête était couverte par un bonnet bleu. Elle traça délicatement, du bout des doigts, le contour de son visage, de sa bouche juste éclose, de ses paupières si fines. Elle descendit précautionneusement le long de son bras potelé et s'arrêta sur ses doigts si fins, si fragiles. Soudain, ce minuscule bout d'être se mit à gigoter sur le ventre de Lucie. Sa main s'ouvrait et se fermait à plusieurs reprises jusqu'à rencontrer le pousse de Lucie et l'attraper aussi fermement que sa force de nouveau-né le lui permettait. Lucie eut un hoquet et une douce sensation de bien-être l'envahit. Elle eut l'impression d'être de nouveau dans leur salon, Chris allongé sur le canapé à ses côtés tandis que le bébé donnait de petits coups dans son ventre.

Elle s'endormit ainsi, la tête de Chris sur son épaule à lui murmurer des choses douces et les doigts de son fils autour de son pouce, sereine.


Lucie soit de sa rêverie d'un clignement d'yeux. Elle leva sa main devant ses yeux. Celle-ci avait retrouvée toute sa motricité et ses sensations. Elle contempla un instant ses doigts s'agiter devant ses yeux avec cette fois, la pleine conscience qu'ils faisaient partie intégrante d'elle.

Elle reposa finalement sa main à coté d'elle et se tourna pour voir Christophe ouvrir doucement les yeux. Il lui sourit de ses yeux encore endormis. Il saisit la main de Lucie, rassemblant dans la sienne tous ces petits morceaux de vie, pour l'effleurer du bout des lèvres.

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