Les délires de ma mère

wonderland

De la peinture à l'écriture ; inspiré du "Madame Alexandre Bernheim, née Henriette Adler, femme du marchand" de Félix Vallotton.

Quand je suis allé voir ma mère ce jour-là, je m'attendais à des nouvelles dérives cérébrales, à un flot continuel de délires absurdes. Délires absurdes est, me direz-vous, un beau pléonasme... Mais je ne trouve pas d'autres mots pour décrire le monde parallèle dans lequel ma mère vivait. A peine entré dans le salon, je découvrais un à un les symptômes de sa démence : les tableaux sur les murs penchaient d'un côté ou de l'autre, les livres s'entassaient à l'infini sur la table et quelques papiers jonchaient sans vie sur le parquet. Ma mère était assise, habillée en noir, comme si elle portait le deuil, le regard vide, perdu dans une contrée qu'elle seule habitait. J'eus presque l'impression qu'elle allait se mettre à pleurer. Soudain, elle s'aperçut de ma présence, eut un rapide sursaut et m'avoua en chuchotant l'origine de sa torpeur : 

"Charles est mort."

Charles, c'est moi, et je suis à peu près sûr d'être bien vivant. Ma mère même ne me reconnaissait plus. Autant vous dire que se sentir un inconnu pour sa mère, c'est se sentir un inconnu pour le monde, comme si votre existence était annihilée en l'espace d'une seconde. Et comme si ses dires étaient oubliés, ma mère entreprit un long récit de sa pénible vie. Elle me berçait avec ses mots, ses phrases, qui parfois ne menaient nulle part. Elle perdait le fil de son propre monologue : 

"Quand j'ai rencontré Alexandre, j'étais jeune, belle, curieuse de la vie et pleine d'envies. Tous mes rêves de gamine allaient enfin se réaliser, j'exultai. Mais la vie, elle, a décidé de ne pas m'accorder ce que je lui ai demandé. Alors qu'Alexandre partait sur les marchés, je restais seule, indéniablement seule, et je m'ennuyais, je m'ennuyais terriblement. Heureusement que Charles est arrivé, il m'a sauvé ce p'tit. Il m'a redonné goût à la vie ce p'tit avec toutes ses bêtises et ses cachotteries. Pourtant, quand j'ai rencontré Alexandre, j'étais épanouie, prête à tout pour lui, c'était l'homme de ma vie. Je t'ai dit qu'on avait eu un fils ensemble ? Il s'appelait Charles, un brave gars ce p'tit ; il m'a rendu le sourire ce p'tit, tu sais... Mais maintenant, il est mort."

Elle n'écoutait pas mes questions, à se demander si elle se souvenait que j'étais avec elle. Elle ne me regardait même plus, et continuait à radoter. Elle oscillait en tristesse et allégresse, tant dans ses mots que dans ses gestes. Quand je lui disais que c'était moi Charles, elle me hurlait qu'elle était capable de reconnaître son propre fils, et que son fils était mort ; elle m'accusait de vouloir la peiner encore plus, puis elle oubliait. Elle enchainait avec quelques anecdotes sur son enfant adoré : elle me racontait qu'il avait, une fois, essayé ses vêtements, puis défilé avec simplement pour la divertir. Ce qu'elle relatait la faisait rire aux éclats, au point que les voisins devaient l'entendre. Inconsciente de sa propre folie, elle était heureuse, en quelque sorte.

Elle continua son récit jusqu'à la nuit tombé, et je l'écoutais délirer avec une grave nonchalance, pour ne pas l'inquiéter. A un moment, elle en eut assez, et me demanda de l'aider à se coucher. J'allais préparer sa chambre, chauffer son grand lit, tapoter ses oreillers ; je voulais que tout soit parfait pour qu'elle puisse dormir en toute sérénité. Lorsque je revins la chercher, je la trouvai assoupie sur son fauteuil de velours favori. En m'approchant, je me rendis compte qu'elle s'était assoupie pour l'éternité.

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