Les enclavés
dravic
Qu'importe où ses yeux tombaient, il ne voyait que de la terre brûlée, agrémentée de ces fameux tumbleweeds qui roulottaient. La force du soleil ne permettait à personne de sortir sans combinaisons ou autres protections. La quasi disparition de la couche d'ozone avait rendu la planète inhospitalière pour les humains... et pour leurs encombrants voisins.
Quand les conflits en Orient avaient dégénéré en bataille nucléaire rangée, la Nature avait littéralement enragé. Usant de tempêtes électriques, Elle changea l'atmosphère protégeant le monde, obligeant les humains à la dissimulation. Mais Elle délogea également tout ce que cachaient les cimetières, les cours d'eau, les fourrés. La place viable venant à manquer, il avait fallu cohabiter avec les farfadets, les trolls, les vouivres, les fées. Ce ne fut pas le début d'une belle histoire surtout quand la situation empira. Proportionnellement à la température, les heurts augmentaient, car, avez-vous déjà essayé de vous entendre avec des créatures fantastiques ?
— Oh, le poète maudit, tu vas nous faire griller ! Tu t'amènes, faut qu'on rentre à l'Enclave avant le gros de la chaleur.
Finalement, les meilleurs compagnons se révélèrent être les vampires, comme Stan, son meilleur ami. « Question de prestige » lui avait un jour indiqué ce dernier, ce qu'il n'était pas sûr d'avoir parfaitement compris...
— Rickie, nom d'un chien ! Il/elle va cramer si on décolle pas rapidos ! s'impatienta Stan.
— Tu risques rien avec ta combinaison, le cosmonaute ! répliqua l'intéressé. Et sérieux, arrête de dire il/elle quand tu parles de Yoshua.
— Ça ne me dérange pas, assura leur troisième de l'arrière du trike de Rickie.
En pleine adolescence chétive, Yoshua portait un short malgré les adjurations des uns et des autres à se couvrir au maximum. Rickie haussa les épaules et chevaucha son trike. Le vampire fit ronfler sa moto et démarra dans une gerbe de pierrailles. Rickie et Yoshua lui emboîtèrent la roue, en direction de la cité emmurée dans laquelle ils vivotaient.
L'extension des déserts n'avaient été que le commencement d'une longue lignée de changements. Quand la végétation avait disparu, l'humanité avait recouvert ses cultures. Quand le gibier avait suivi, l'homme avait clôt les troupeaux. Puis vint son tour de s'enfermer dans de grandes bulles d'acier et de bétons : les Enclaves. Bâties sur les ruines des anciennes agglomérations, hommes et créatures fantastiques avaient dû y cohabiter. À bout, certaines d'entre elles avaient décidé de construire leurs propres enclaves pour s'y isoler de l'insupportable espèce humaine. Mais il y avait une ville parmi les quelques milliers qui subsistaient, une seule dont la population continua d'arborer une identité multiple.
Ils arrivèrent devant le portail à double battants et descendirent de leur véhicule. Rickie sortit sa carte à poinçons, en alliage de bois et de plastique avec des combinaisons de trous qui permettait d'entrer et de sortir de la ville tout en laissant les indésirables à l'entrée. On glissait la carte dans la fente, on abaissait manuellement la poignée et suivant comment les trous se remplissaient, la porte s'ouvrait ou pas. Ce système avait été mis en place car l'électricité fournie par des éoliennes devait être économisée pour les équipements vitaux, comme les hôpitaux. Ces cartes étant facilement falsifiables, seuls les coursiers comme eux avaient le droit d'aller et venir. Il était interdit de conserver ces passes dont les poinçons changeaient toutes les semaines. Rickie tendit le sien au guichet, le préposé vérifiant le nombre d'accompagnants.
Après avoir garées, mises en charge et bouclées leur moto, ils quittèrent le ''vestibule'' de la ville et entrèrent enfin dans la cité proprement dite. À part les voies de communication d'une largeur de deux mètres, chaque centimètre carré de l'agglomération était occupé. Enfermée dans une gigantesque structure de béton, la ville ne pouvait repousser ses limites et obligeait ses habitants à vivre les uns sur les autres. Les familles restaient ensembles toute la vie, la colocation atteignait le rang d'art et les grattes-ciels de l'ancien temps ressemblaient à des morceaux de bâtons plantés dans le sol par des géants vivant dans les plus grands immeubles.
— Signez la pétition pour la création d'un champs de menhirs en extension de l'Enclave !
Une bande de korrigans se tenaient au milieu de la route arrêtant les chalands. Celle qui venait de leur parler faisait cinquante centimètres et semblait peiner avec un imposant carton-support.
— Un champs de menhirs ? s'exclama Stan en prenant la pétition. Pourquoi faire ?
— C'est pour les farfadets : les menhirs créent des portes vers les dimensions dans lesquelles ils habitent. Les farfadets représentent 15 % de la population ici. Vous imaginez quelle place cela représente ?
Stan haussa les épaules et signa la pétition. Ils s'éloignèrent, Yoshua marchait un peu en retrait les sourcils froncés.
— Je croyais que les farfadets trouvaient leur habitat dans les zones d'ouverture comme les chambranles de porte ? demanda-t-il au bout d'un moment.
— C'est le cas, confirma Rickie.
— Ils ne prennent aucune de place, pourquoi vouloir les faire sortir de l'enceinte de l'enclave ?
— Parce qu'il faut bien un responsable à la surpopulation.
— Ce n'est donc qu'une excuse. Dans ce cas, pourquoi as-tu signé, Stan ?
— Elvis Prestley aime beaucoup les gros rochers...
Rickie éclata de rire mais Yoshua, avec son envahissante honnêteté, fut catastrophé et voulut même retourner auprès des pétitionnaires.
L'adolescent ne leur était tombé dessus que six mois auparavant et avait encore quelques difficultés avec l'humour du vampire. Et ''tombé'' devait être pris au sens littéral.
Alors qu'ils avaient obtenu des billets pour un concert de sirènes, Yoshua était passé à travers la verrière au-dessus des spectateurs. Les deux, comprenant l'urgence de la situation, étaient allés sauver la personne volante non identifiée et l'avaient faite sortir de la salle de concert dans la panique générale. Malgré le fait que Yoshua soit poursuivi, et accessoirement se soit cassé une épaule, ils avaient pu sortir de l'enclave dans laquelle ils se trouvaient et rallier la leur en toute confidentialité. Depuis, ils misaient sur le nombre de villes du pays et sur la potentialité d'abandon de ceux qui en avaient après l'adolescent. Phil Grondino, leur chef, avait accepté de l'intégrer comme assistant-coursier sans trop de questionnements et, depuis, Rickie le traînait dans toutes ses missions.
Ils arrivèrent enfin à leur centrale de répartition. À l'intérieur, c'était l'effervescence, le rush de la distribution des missions. Au milieu de la pièce, une minuscule femme sexy juchée sur des échasses distribuait des papiers aux coursiers :
— Allez, les gars, on bouge ses petites fesses !
— Lutine Mutine, ma copine ! Tu ne veux toujours pas me laisser te croquer, juste un petit peu. Je te promets de faire attention aux artères.
— Moins de connerie Stan, et plus de missions ! Voici ton prochain voyage de nuit. Va dormir demeuré ! Et ça, c'est la tienne, Rickie.
— Merci, Mutine.
— Ce surnom passe tes lèvres encore une fois et je t'émascule.
La Lutine s'éloigna en haranguant les autres coursiers.
— Prend-la au mot, prévint Stan en lui donnant une claque sur l'épaule. Elle en est tout à fait capable !
Stan monta dans sa chambre en riant.
— Ça veut dire quoi ''témascule'' ? demanda Yoshua.
Rickie ne sut absolument pas quoi lui répondre. Pour se donner une contenance, il jeta un œil sur son ordre de mission.
— Oh non mais, sérieux !
— Qu'est-ce qu'il y a ? s'inquiéta Yoshua.
— Phil m'envoie à Pompadour ! Haut les cœurs !
Phil Grondino était l'affable directeur de leur centrale de coursiers et personne ne pouvait rien lui refuser, ce dont il profitait allègrement pour leur donner des missions réellement...
— ...Pourrie. Cette mission est pourrie.
Yoshua l'interrogea du regard, la tête penchée sur le côté tel un petit animal curieux.
— Pompadour est l'enclave des Danthiennes, une race de Lutins particulièrement tarés. Dans le temps, elles vivaient dans les châteaux de la Loire, elles menaient la grande vie. Maintenant, elles sont obligées de se contenter de ce qu'il y a, en d'autres termes plus grand chose. Quand un coursier s'y rend, il ne doit rien emmener de précieux ou de beaux sinon, ça disparaît. Donc tu vas me faire le plaisir de changer ce short.
*
— Je t'ai pas demandée quelque chose ?
Yoshua hocha les épaules l'air de se moquer complètement de ses commentaires. En attestait ce short de saharienne beige toujours sur ses fesses.
— Viens pas te plaindre si tu te fais enlever par des Danthiennes perverses.
L'énorme trike roulait rapidement, presque sans accroc. Les amortisseurs de la grosse roue avant épousaient le semblant de piste menant à Pompadour. Il y avait plusieurs routes terreuses mais elles étaient fluctuantes, elles disparaissaient au gré des tempêtes de sable. La moto ne faisait pratiquement pas de bruit car elle était électrique, rechargée par les éoliennes. Et heureusement, parce que faire du vacarme dans le désert menait tout droit à la mort. Avec les Créatures Fantastiques, somme toute assez pacifiques, une multitudes d'autres bestioles les avaient envahies. Des monstres mangeurs d'Hommes, des Démons, des Dracs, quelques horreurs mythologiques comme les Harpies ou les Kappa. Ces êtres-là n'étaient pas assez sociables pour vivre dans les enclaves et s'étaient donc rendues maîtres des extérieurs. En fait, elles s'étaient tout bêtement transformées en bandits de grand chemin, rendant risquées toutes sorties, d'où la raison pour laquelle le travail de coursiers était né. La chaleur empêchant les communications, ces hommes, ces femmes, Yoshua, acceptaient de servir de facteurs pour la bonne prime. Au milieu de la pauvreté due à la forte concentration de population au même endroit, Rickie estimait qu'il avait de la chance, il vivait bien même en défiant la mort à chaque minute.
*
Stan se tournait et se retournait dans son lit. Dans la bulle de béton, aucune seconde n'était jamais silencieuse. Il se souvenait qu'autrefois, endormi dans son cercueil dans le calme le plus absolu, il se sentait maître du monde. Les vampires n'auraient jamais imaginé que leur vieil ennemi héréditaire, le Soleil, pourrait être encore plus brûlant. Ils avaient été les premiers à faire un pas vers les Humains, plus nombreux, mieux placés pour s'organiser. Heureusement que l'absurde mode de l'époque leur avait valu la bienveillance des adolescentes frustrées sinon ils auraient été massacrés sans l'ombre d'une hésitation, tout le monde connaissant leurs faiblesses. « En fait, pour faire un gros dodo, il me faudrait une bimbo... » pensa-t-il.
Il se leva et s'habilla. Pour être sûr de faire tomber les fillettes, il portait exclusivement du noir, les grands bruns ténébreux tels que lui les rendant folles. Pour le reste du temps, il avait toute une panoplie de chemises hawaïennes. Il alla au rez de chaussée où régnait à nouveau l'effervescence bien que les équipes soient parties depuis longtemps.
— Que se passe-t-il, Mutine ?
— Arrête avec ce surnom ! Des mecs sont venus poser des questions, ils cherchaient Yoshua. On les a remballés mais ils avaient un sale genre, ils ont inquiété tout le monde. Tu sais pourquoi ils étaient là ?
Stan haussa les épaules, l'air de tout ignorer. Il sortit dans la rue : Rickie et lui n'avaient jamais avoué à leurs collègues dans quelles circonstances ils avaient rencontré Yoshua. Mutine les avait mis dehors mais n'importe qui sachant lire avait pu déchiffrer le tableau de répartition, avec la destination de la mission du petit. Stan se précipita au garage à motos.
*
Le trike stoppa devant le portail de l'enclave au pompeux nom de Pompadour où vivaient les Danthiennes.
— C'est plutôt un drôle de nom, remarqua Yoshua en déchiffrant le fronton.
— C'était le titre d'une bonne femme qui a été la maîtresse d'un roi de ce pays. Elle était la protectrice de ces Lutines, répondit Rickie en toquant.
Une trappe s'ouvrit et un gros œil globuleux encerclé de cils lourds de mascara bon marché remplit le vasistas. On referma et la porte s'ouvrit dans la foulée.
— Le mignon coursier ! Savais-tu que nous avons joliment réclamé que ce soit ton agréable faciès qui nous livre exclusivement !
— Je m'en étais rendu compte...
— C'est très gentil à vous, remercia Yoshua.
La Danthienne s'avança dans sa ville dans une démarche qu'elle essayait de rendre distinguée et légère. Les deux coursiers clignèrent des yeux pour s'habituer à l'éclat qui régnait dans l'enceinte. En effet, chaque mur, chaque trottoir était recouvert de film d'aluminium. Ce produit alimentaire n'était plus fabriqué mais les premières Danthiennes à s'être installées avaient pris des risques inconsidérés pour aller le récupérer dans les décharges abandonnées de la vieille époque où l'être humain n'avait cure de la nature. Cette espèce de Lutins adoraient les choses brillantes, les strasses et les fanfreluches.
— Qu'ont-elles sur la tête ? demanda Yoshua.
— Ce sont des pièces de monnaies du monde entier. Avant qu'on utilise le troc, il y avait tout un système monétaire : des trucs ronds, en métal avec une valeur dessus pour qu'on puisse l'échanger contre des marchandises. Oui, je sais, c'est un système complètement débile... Elles les ont récupérées pour en faire des bijoux.
Les pièces avaient été percées pour en faire des coiffures, des plastrons et toutes sortes d'accessoires décoratifs.
Rickie gara son trike non loin de l'entrée, il savait qu'il ne serait pas volé car les Danthiennes se moquaient complètement de la mécanique et n'en utilisaient pas. Pompadour n'avait aucune éolienne contrairement à leur enclave qui essayait de faire perdurer l'ancienne modernité. D'ailleurs, la plupart des villes peuplées de Créatures Fantastiques fonctionnait comme au Moyen-Âge.
— De magnifiques lettres, d'extraordinaires petits paquets qui marchent vers nous ! annonça leur guide.
Les Lutines se précipitèrent et manquèrent d'ensevelir Rickie sous leur enthousiasme. La maire encadra l'échange de la correspondance de sa ville. Les habitantes s'agglutinèrent au portail pour souhaiter un bon voyage aux coursiers à grand renfort de gestes alourdies de breloques.
Le trike s'éloigna de Pompadour. La fin d'après-midi était suffocante et Yoshua avait finalement couvert ses jambes. Rickie vérifia l'heure sur sa montre et sourit : ils seraient de retour bien avant la nuit. Au loin, il avisa un nuage de poussière qui venait dans leur direction. Vue sa concentration, il exclu une tempête de sable, il s'agissait sûrement de véhicules à quatre roues. Il haussa les sourcils. Les voitures étaient devenues extrêmement rares car peu pratiques dans les déserts en expansion, surtout qu'elles n'avaient pas la même autonomie qu'une moto à cause de leur poids. Mais après tout, ce n'était pas son problème ! Il continua sur sa lancée et s'apprêtait à croiser les trois voitures quand l'une lui barra le chemin. Heureusement qu'un trike avait trois roues, dans le cas contraire, il se serait retourné dans le sable fuyant. Il descendit en même temps que les occupants de l'autre véhicule en les invectivant :
— Dis donc, les débiles, y'a tant de circulation que ça que vous arrivez plus à conduire ?
Dans le plus parfait des calmes, deux des hommes levèrent une arme sur le visage de Rickie ce qui arracha un petit cri à Yoshua. Un autre type sortit de l'une des voitures : il était grisonnant mais semblait encore robuste pour son âge. Yoshua porta les mains à son visage en le reconnaissant.
— Pas d'inquiétude, on ne gaspillera pas de munitions sur toi si tu ne nous y forces pas, nous voulons juste la créature.
— Yoshua n'est pas une créature, espèce de taré ! répliqua Rickie. C'est un être humain !
— Il est un peu différent de nous, tu en conviendras...à moins qu'il ne te l'ait caché ?
— Yoshua ne me cache rien du tout ! Et si vous croyez que je vais vous la laissez, vous vous fourrez le doigt dans l'œil !
Un des hommes de main du vieux s'avança et envoya un prodigieux coup de poing dans le ventre du garçon qui s'effondra à genoux. Yoshua se précipita mais les hommes l'attrapèrent pour le monter de force dans une voiture. Pendant qu'il hurlait, les autres gardes du corps entreprirent de tabasser Rickie. Il fit la tortue attendant une occasion de riposter quand il sentit un liquide chaud lui couler sur le dos. Il redressa la tête et vit Stan qui avait arraché la gorge de l'un de ses agresseurs. Les autres mirent de la distance entre le vampire et eux. Il aida Rickie à se relever, ce qui permit au jeune homme de noter qu'il avait des côtes en piteux état.
— Vous remettez Yoshua sur ses pieds... tout de suite, gronda Stan.
Ils lâchèrent l'adolescent qui revint du côté de ses compagnons.
— Maintenant, vous remontez dans vos caisses et vous foutez le camps ou je vous botte le cul !
Le vampire se tenait droit entre ses amis et eux. Le vieil homme tapota la carrosserie de sa voiture d'un air excédé :
— Tuez-moi ses débiles !
Les deux voitures restantes se vidèrent de leurs mercenaires qui se jetèrent sur Stan. Mais avec sa force d'être fantastique, il les envoya dans le décor. Yoshua essayait de se tenir dans le champs de tir pour les empêcher de faire feu. Ils continuèrent d'échanger des coups et Stan prit rapidement le dessus. Tout à coup, un sifflement déchira l'air. Le vampire sursauta mais ne réagit pas plus que ça. Du moins, jusqu'à ce qu'il veuille avancer un peu. Il tomba un genou au sol.
— Stan ? s'enquit Rickie.
— C'est rien, mon pote. Juste une petite flèche hypodermique assaisonnée avec ce putain d'ail.
Le vieux attrapa Stan par les cheveux et lui trancha la gorge à son tour. Les deux autres hurlèrent mais les tueurs n'en avaient pas fini avec eux : l'un tira Yoshua par lecou et le reste se remit à frapper Rickie.
— Arrêtez ! Arrêtez ! supplia Yoshua alors qu'on le chargeait à l'arrière d'une des voitures. Ne les tuez pas et je viendrais sans rechigner ! Par pitié !
Le vieux leva le bras et les coups cessèrent :
— Qu'importe qu'ils finissent le travail, le Vampire n'en a plus pour longtemps et celui-là ne survivra pas dans le désert. Le sang fera venir les ''prédateurs''.
Leur chef fit un autre signe et ils démolirent les motos. Ils remontèrent dans leurs véhicules, firent demi-tour et s'éloignèrent. Rickie se traîna sur le sol jusqu'à Stan. Dans sa chute, la vitre de protection de sa combinaison s'était brisée. Il voyait un peu de fumée en sortir : le vampire allait littéralement flamber s'il ne le mettait pas à l'abri. Rickie piétina un moment dans la mare de sang et de sable. Comme il savait que Stan ne risquait pas d'en mourir, il se permit de faire un garrot autour de son cou. Il sortit un couteau de sa poche et se trancha une veine à un endroit où il pourrait faire un bandage de compression facilement. Il colla l'entaille sur la bouche du Vampire. Quand il pensa qu'il en avait donné suffisamment pour que son pote survive, il pansa la plaie. Comme il avait des manches longues, il enleva sa veste pour en couvrir la tête de Stan. Il le hissa ensuite sur son dos faisant hurler chacun de ses os et commença à cheminer.
Le soleil descendant tapait dur, il devait garder une bonne allure et en plus, le Vampire faisait juste le double de sa taille. Ce parcours ressemblait à un chemin de croix.
Il aurait bien voulu que son ami ait un souffle pour être sûr qu'il était encore en vie. Petit à petit, ses pieds traînèrent, il eut de plus en plus de mal à lever les genoux. Finalement, il s'effondra. Il n'arrivait plus à respirer et il pria pour qu'aucune de ses côtes ne soit venue titiller ses poumons. Il regarda le ciel et les larmes inondèrent ses joues. Quelle débilité ! Il aurait besoin de chaque goutte d'eau s'il voulait survivre ici. Mais une fois parti, il ne put s'empêcher de pleurer bruyamment : Stan allait peut-être mourir, vidé de son sang ou cramé, Yoshua avait été kidnappé et lui était là, au milieu du désert telle une cible, à chialer comme un gosse.
— Il est vrai que ce n'est ni le lieu ni l'endroit pour faire une pause désespoir.
Stan sursauta et fit face à une jeune femme vêtue d'un beau slim rouge.
*
Dans le coton le plus opaque, Stan ouvrit difficilement les yeux, pas certain d'avoir la force de lever les bras, alors se redresser... Il s'aperçut qu'on était à son chevet, lui souriant gentiment.
— Oh putain, une Voirloup, pesta-t-il.
— Oui, je sais, mon pote, mais j'avais pas vraiment le choix de me montrer difficile, déplora Rickie en se penchant à son tour.
— Et puis vous ne risquez rien tant que ce n'est pas la nuit, assura la Voirloup.
Ce type de créatures fantastiques étaient de celles qui n'avaient pu s'intégrer dans les enclaves. Polymorphes hantant autrefois les campagnes, elles étaient violentes et cannibales. On racontait que les coupables d'avoir cédé aux sept péchés capitaux héritaient des aptitudes des Voirloups et se retrouvaient affublés de cornes et d'une marque en forme de fourche sur l'épaule. La nuit, ils prenaient la forme d'un animal, ordinairement associé au diable, et semaient la terreur. Celle-ci n'avait pas de cornes sur ces longs cheveux noirs mais elle avait bel et bien la tâche sur son bras.
Stan avisa le bandage légèrement ensanglanté au poignet de Rickie.
— C'est eux qui t'ont fait ça ?
— Non, répondit la Voirloup.
— Oui, fit Rickie en même temps.
Le vampire fronça les sourcils :
— C'est oui ou c'est non ?
Rickie soupira : il n'avait eu aucune intention d'avouer avoir nourrit le vampire pour lui sauver la vie. Stan réfléchit en touchant la blessure de son cou qui cicatrisait :
— Comment j'ai survécu ? Parce que, si je me souviens bien, ce connard a failli me décapiter. Avec si peu de sang dans le corps, j'aurais dû flamber comme du petit bois.
Ni Rickie, ni leur hôte n'osèrent le regarder dans les yeux. Il se prit la tête dans les mains :
— Tu fais chier ! Je t'avais pas fait promettre de jamais faire ça ? hurla-t-il.
— Et qu'est-ce que je devais faire ? Te laisser crever ?
— Je vais aller faire du thé pendant que vous discutez.
La voirloup se leva et s'affaira dans le coin cuisine de sa caverne.
— Tu sais qu'une fois qu'un Vampire a goûté au sang d'une personne, il ne peut plus s'en passer ! accusa Stan.
— T'y as pas réellement goûté, je te l'ai fourré dans la bouche, c'est pas la même chose !
— Arrête de me prendre pour un con !
— Jasmin ou vert ? Tu sais, Vampire, cohabiter avec les Humains a, au moins, prouvé que nous pouvions maîtriser nos instincts.
— Et c'est la voirloup ermite qui argumente ça !
— Je m'appelle Isabelle et je suis parfaitement consciente de ne pas être prête à vivre dans une enclave. Mais puisque tu y vis, j'en déduis que tu as estimé que tu l'étais.
Cela eut le mérite de clouer le bec du vampire.
— Donc, jasmin ou vert ? redemanda-t-elle.
Ils sirotèrent le liquide brûlant en silence, Stan jetant des regards furibonds à Rickie qui l'ignorait. Non pas que le jeune humain n'était pas inquiet des conséquences de son don, mais il préférait savoir son copain vivant même s'ils ne pourraient plus être colocataires à l'avenir.
— Si vous m'expliquiez ce qu'il vous est arrivé ? Se renseigna Isabelle au bout de sa boisson.
— On est coursiers et on a été attaqués par des créatures sauvages, commença Rickie.
Elle fixa l'un puis l'autre. Stan, mauvais menteur, détourna le regard.
— Vous me prenez pour une idiote ? Si un Fantastique sauvage vous était passé dessus, j'aurais pu vous consommer à mon tour.
Rickie éloigna son siège de la voirloup.
— Alors ? reprit-elle.
Rickie et Stan s'interrogèrent du regard, pesant le pour et le contre.
— On était pas que tous les deux, il y avait une troisième personne. Des gars sont venus le/la kidnapper, expliqua le vampire.
— Le/la ?
— Arrête de faire ça ! s'écria Rickie.
— Yoshua est pas un gars, ni une fille, abruti ! répliqua Stan. Quel pronom t'utiliserais, toi ?
— Comment ça peut être possible ça ? intervint leur hôte.
Rickie soupira en se renversant sur son siège. Il se remémora les six mois qui venaient de s'écouler.
*
Stan marchait tranquillement dans la rue de l'enclave vampirique, sa chemise hawaïenne flottant dans le vent. Et oui, les Vampires aimaient tant se mettre en scène qu'ils avaient installé de grands ventilateurs pour garder leurs cheveux dans le mouvement. Si Stan avait choisi de vivre dans une cité cosmopolite, il appréciait de revenir dans sa patrie de temps en temps, dans le cadre de sa profession de coursier. C'était nettement moins le cas de Rickie qui jetait des regards suspicieux autour de lui, sachant pertinemment n'être qu'une friandise en ce lieu.
— S'il vous plaît, Monsieur Vampire...
Plus loin devant eux, un jeune homme s'était littéralement accroché à la jambe d'un autre et se laissait traîner en lui lançant des suppliques.
— Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent ? s'étonna Rickie.
— Les humains sont des crétins...
— Hé !
— À part toi, mon pote. Mais certains des tiens sont persuadés que devenir un vampire, c'est so cool ! Ridicule... soupira Stan. Comment on peut souhaiter être l'un des nôtres sur la planète du soleil.
— Le cinéma vous a fait du mal.
— Je te le fais pas dire.
Stan repéra quelqu'un dans la foule. Il fit patienter son ami et alla le voir. Rickie le regarda secouer l'un des siens puis revenir, l'air très satisfait de lui-même. Il brandissait deux bouts de papier.
— Deux places pour le concert de ce soir !
— Woh. Ça doit en être un bon, les places sont en papier, s'émerveilla le jeune homme.
Les quelques arbres que la terre abritait encore étaient classés « sacrée défense », ils ne pouvaient donc plus servir pour fabriquer du papier. Pendant longtemps, les usines de recyclage avaient pallié le manque mais elles étaient aussi très polluantes et consommaient beaucoup d'eau. Heureusement que la mode des tablettes tactiles avaient favorisé le développement de ces dernières, elles avaient avantageusement remplacé la majeure partie des utilisations papier courantes : journaux, livres, papiers administratifs, etc.. Pourtant, comme la nature de l'être humain (ou celui des créatures fantastiques) le tend à le faire, certains objets de luxe utilisaient encore le papier, fabriqué artisanalement, comme dans l'antiquité.
— C'est quoi comme concert ?
Rickie eu une petite frayeur quand il vit le sourire carnassier de Stan, qui se confirma devant l'affiche du spectacle.
— Sérieux ? Des sirènes ? Elles chantent des trucs pour meufs !
— Ce qui signifie qu'on aura de la donzelle tout le tour du ventre, en état de grande sensibilité.
Le jeune homme se retint de dire au vampire qu'il était un génie même s'il le pensait, Stan était si prompt à avoir la grosse tête.
Ils entrèrent dans la salle en même temps qu'une myriade de filles en fleurs, parfois déguisées comme leurs idoles, les « poissons volants ». Il s'agissait d'un groupe de trois sirènes qui devaient leur nom de scène à la suspension de leur aquarium au dessus du public. Rickie frissonna en imaginant les dégâts que pourrait faire ce truc en tombant de cette hauteur. Ces craintes s'estompèrent quand le groupe apparut dans son bassin : il y eut un mouvement de foule et Rickie se retrouva confortablement entouré. Les femmes-poissons commencèrent leur tour de chant, ouvrant la bouche sur des sons qui donnaient l'impression que chacune possédaient plusieurs voix. C'était plutôt agréable comme prestation et ils se laissèrent porter par l'ambiance en prenant de-ci, de-là des numéros de téléphones.
Au bout de la sixième chanson, la verrière au-dessus de l'aquarium explosa. Les sirènes se protégèrent de leurs bras diaphanes et reçurent sur le coin de la nageoire un objet d'une bonne envergure.
— Quelqu'un vient de tomber dans le bassin ! s'étonna le vampire.
— T'es sûr ?
Stan ne répondit pas, il était perdu dans la contemplation de l'ouverture dans le plafond. Rickie suivit son regard et aperçut des ombres sur le toit filant discrètement. Les spectatrices furent invitées à s'en retourner à l'extérieur et à choisir si elles voulaient assister à un prochain concert ou être remboursées.
Stan et Rickie s'attardaient par curiosité. L'aquarium fut descendu auprès de plus petits, certainement pour transférer les artistes. Elles aidaient la personne qui avait chuté dedans à nager.
Il y eut tout à coup des cris et des protestations. Des hommes, du genre paramilitaires, fendaient la foule des fans, à cet instant, furieuses.
— Oh oh. Va y avoir du grabuge, murmura Stan.
Avant que Rickie ait pu esquisser un geste, Stan tendit son bras en travers du chemin de l'un des intrus et, comme un bras de vampire ressemble à un mur de béton, le type bascula sur les fesses. Les autres s'arrêtèrent brusquement sous l'effet de la surprise. Ils dévisagèrent cette grande gigue habillée d'un bermuda couleur sable et d'une chemise aux hibiscus flamboyants qui les défiait ostensiblement. Il ne savait pas si sa condition d'humain l'y préparait mais Rickie craignait au plus haut point les élans héroïques de son ami. Stan se jeta de tout son poids sur les pauvres mercenaires ce qui acheva de l'exaspérer totalement. Comprenant qui est leur cible, il se dirigea vers l'aquarium laissant la bagarre derrière lui.
Les sirènes avaient été transférées dans les bassins plus petits excepté une qui encourageait à cet instant l'apprenti cascadeur à passer par dessus le bord du verre. Et, en fait, il s'agissait d'une cascadeuse. Elle portait un épais manteau à capuche tel que l'on devait en porter en dehors des enclaves durant la nuit. Elle avait de longs cheveux noirs ondulés qui la faisait ressembler à, rien du tout, à une chose trempée et maigrichonne.
La surface de l'aquarium fut zébrée d'impacts. Les mercenaires en avaient eu assez de perdre leur temps avec Stan et tiraient dans le tas aux uzis. Le vampire avait pris une balle dans le ventre mais continuait à piétiner allègrement la figure de l'un d'entre eux avec la tête d'un autre coincé sous le bras. Le reste venait vers le bassin, armes au poing.
— On veut juste la créature.
Rickie haussa les sourcils : tiens, la cascadeuse n'était pas humaine contrairement à son apparence.
— Yoshua, viens par ici ! appela celui qui devait donc être le chef de l'escadron.
Et ce n'était donc pas une fille non plus !
— Que faites-vous ici ?
Rickie fut enveloppé du plus doux des cotons, les soldats baissèrent leurs armes. La voix de la sirène qui avait parlé traînait dans l'air tel l'effluve d'un parfum. Toutes les créatures fantastiques issus des sirènes, ondines du Rhin ou harpies grecques, toutes possédaient cet étrange pouvoir d'envoûter les hommes. La dernière femme-poisson à avoir été descendue était encore sur le sol et elle était la parfaite représentation du cliché de ses semblables : blonde, une queue verte irisée et les seins à l'air. Elle tenait Yoshua par les épaules comme en protection et se baissa à son oreille où elle murmura quelques mots. Yoshua se leva sur ses jambes tremblantes et s'avança jusqu'à Rickie, tendit les mains et les posa sur ses oreilles. Elle avait les cheveux et les yeux d'un noir profond, à quelques centimètres de lui, elle tremblotait.
— Chers messieurs, ne trouvez-vous pas que c'est une belle nuit pour mourir.
Ils levèrent leur bras en se tournant les uns vers les autres et appuyèrent sur leurs gâchettes.
*
Isabelle hocha lentement la tête :
— Alors ? Votre ami, c'est une fille ou un garçon ?
— Ni l'un ni l'autre, répondit Rickie. Elle est hermaphrodite.
— Vous n'êtes pas allés vérifier quand même ? s'inquiéta la voirloup.
— Mais qu'est-ce que tu racontes ? bafouilla Rickie en rougissant.
— Yoshua en parle très librement, c'est normal pour lui/elle. D'après ce qu'il/elle nous a raconté, c'est à cause de cette particularité que ces types voulaient le/la récupérer. Apparemment dans les bas-fond des Créatures Fantastiques, il y a une prophétie qui dit que la vie reprendra le dessus à la naissance d'un être parfait. Le groupe de ces débiles pensent qu'il s'agit de Yoshua. Comme nous n'étions pas issus de l'enclave vampirique, on pensait qu'ils abandonneraient avec le temps, déplora Stan. Mais ils continuaient de le/la chercher.
« Et ils la détiennent maintenant » songea Rickie.
Il essaya de se lever mais retomba dans le vieux fauteuil, assommé par la douleur de ses côtes cassées.
— Ce n'est pas comme ça que vous sauverez votre ami, fit fort à propos Isabelle.
— J'irais seul de toute façon, décréta Stan.
— Pas question, grimaça Rickie.
— Je te demande pas ton avis, monsieur tout cassé.
— Si tu lui donnes de ton sang, il se remettrait plus vite, se permit leur hôtesse. En une heure, le problème serait réglé.
— Bien sûr ! Il m'a transmis de son sang, je rends la politesse et, s'il se fait tuer, il deviendra un vampire aussi. Bravo, beau projet de vie.
— Tu te plains mais tu ne t'en sors pas trop mal, remarqua la Voirloup.
Stan, à court d'arguments, lui répondit par un geste obscène. Nullement décontenancée, Isabelle éclata de rire :
— Vous me faites tellement pitié que je vais pousser le vice à vous accompagner. Nous allons récupérer votre copain/copine.
*
Les garçons avaient ramené Isabelle à leur enclave puis à la centrale de répartition. La Voirloup avait tourné sur elle-même durant tout le trajet jusqu'à leurs locaux, émerveillée par la cité d'acier et de pierre. L'incrédulité la plus totale se lisait sur le visage de « Mutine », assise en face des deux hommes, sur un rehausseur.
— Je résume : vous voulez aller tirer Yoshua des griffes de mercenaires probablement surentraînés, rien que vous deux...
Isabelle toussota.
— Désolée, vous trois... En fait, votre nouveau jeu, c'est de vous foutre de ma gueule ?
— Mutine, ma jolie Lutine...
La claque que reçut Stan fit un fort joli bruit. Rickie se forçait à réfléchir à toute vitesse, motivé par l'ensemble de ce qui arriverait à Yoshua en tardant trop. Phil entra dans la pièce, déjà au courant :
— Est-ce que Yoshua portait son uniforme ? s'enquit-il.
— Seulement les chaussures... Pourquoi ?
— Vous avez tous des traceurs dans vos motos, vos uniformes et, vos talons. Je les ai faits mettre suite au souci qu'avaient eu nos voisins.
Deux ans auparavant une dizaine de Laminak de la boîte d'à-côté avait été massacré dans leurs fonctions de coursiers. Une bande de l'extérieur les avait pris pour cible. Jamais les corps n'avaient pu être retrouvés et, sans une erreur de leur part, les tueurs seraient toujours libres. À l'époque, des traceurs auraient peut-être pu régler l'affaire après le premier meurtre. Et aujourd'hui, ça leur permettrait de localiser Yoshua.
Pendant que Phil prenait contact avec les gestionnaires des traceurs GPS, Rickie entreprit de préparer son assaut : des armes à feu, des munitions, quelques lames aiguisées... Il devrait faire attention car les produits en métal comme les balles étaient chers et rares. Il resta un instant en suspend au-dessus de son sac ouvert, perdu dans ses réflexions. Il avait l'impression de sentir dans ses veines le sang de Stan bouillir. Était-ce de savoir qu'il survivrait à tout pour l'instant qui lui donnait le courage d'aller sauver Yoshua ? Ou alors autre chose ? Il referma son paquetage d'un coup sec.
*
La localisation les avaient menés à un lieu étrange : un ensemble de vieilles montagnes usées semblaient être la base de ceux qu'ils recherchaient.
— C't endroit fout la chtouille.
— J'aurais cru que les vampires étaient plus courageux, se moqua Isabelle. Ça casse le fantasme.
— Parce que tu fantasmais sur moi jusqu'à maintenant ?
Isabelle le remballa par une pirouette. Rickie leva les yeux au ciel devant ce badinage :
— J'ai pas l'impression qu'il y ait beaucoup de surveillance, constata-t-il.
— Je la sens pas cette affaire, soupira bruyamment Stan.
— Si tu veux pas aller la sauver, tu peux rester là ! Y'aura pas de soucis pour moi !
— Tu te rends compte qu'il/elle n'est pas réellement une fille ?
— Pourquoi tu me dis ça ?
— Tu sais très bien pourquoi ! T'es amoureux de Yoshua mais tu vas droit dans le mur ! Ce n'est pas une fille et peut-être qu'au final, c'est une bonne chose qu'ils l'aient récupéré...
— Tu ferais mieux de vite la fermer...
— C'est vrai ! Après tout, il/elle est peut-être réellement le personnage central de cette prophétie. Ces cons vont sauver le monde, pourquoi ne pas le/la leur laisser... ?
— Je vais te buter ! hurla Rickie en décrochant un crochet au vampire en pleine mâchoire.
Ils roulèrent dans le sable et les rocailles jusqu'au bas de la pente où ils se dissimulaient.
— Vous croyez que c'est bien le moment ?
La voirloup s'avança, le regard fixé sur la base des kidnappeurs de Yoshua.
— Je croyais que vous vouliez être des héros ?
Elle se tourna vers l'ouest, attendant que le dernier rayon de soleil disparaisse à l'horizon. Sa marque en forme de fourche sur l'épaule devint brillante et progressivement, elle se changea en chat noir angora. Elle filouta jusqu'aux reliefs.
— Je crois que j'adore cette fille, murmura Stan.
— J'ignorais que tu les aimais si poilue.
Isabelle devait faire diversion pendant qu'ils s'introduiraient dans les lieux et s'enfuiraient avec Yoshua. Les premiers coups de feu donnèrent le signal. Ils s'élancèrent sur plusieurs mètres et s'engouffrèrent dans une passe entre deux falaises. Plusieurs postes d'observation avaient été creusés à même la roche et grâce à Isabelle, ils étaient maintenant vides. S'il n'était pas là pour tout autre chose, Rickie aurait bien fait le touriste. Son cerveau bouillonnant d'inquiétude ramena à la surface de vieux souvenirs qui n'étaient pas les siens mais ceux racontés par sa grand-mère : elle allait, enfant, visiter les grottes voisines avec son école primaire, pour apprendre l'histoire de la naissance de la civilisation Humaine, plus de deux cent cinquante mille ans auparavant. Mutine avait avoué, un jour de beuverie, que les Lutins avaient aussi leur lieu d'apprentissage, des sorties scolaires qui la gonflaient fortement. Le jeune Humain se demanda s'il les reverrait bientôt, tous ses camarades qu'il aimait tant.
Un rugissement d'ours leur indiqua qu'Isabelle avait opté pour une apparence plus imposante face à ses assaillants. Il y avait une forte clarté au bout du ''tunnel''. Ils débouchèrent sur un immense cirque de verdure. Rickie, qui n'avait jamais vu de forêts autrement qu'en photo, fut estomaqué ! Qu'importe où ses yeux tombaient, il ne voyait que ces grandes sculptures vertes et marron qui touchaient les cieux. Plus loin se tenaient des bâtiments entièrement fabriqués, non pas en béton, mais en bois, ressource inexistante dans les déserts. Sous ses bottes, il foulait le plus moelleux des tapis verts. Il n'avait besoin d'aucune explication pour comprendre qu'il faisait face à la nature dans sa plus grande splendeur, telle qu'elle était il y a des décennies.
— Comment cela est-il possible ? Qu'est-ce que cet endroit ? Bla bla bla... Je peux lire en vous comme dans un livre ouvert.
Ils firent lentement face au vieux. Ses mercenaires les encadrèrent, les désarmèrent et les conduisirent en haut de l'une des tours en rondins. Au bout d'un moment, ils ajoutèrent Isabelle aux captifs.
— Pourquoi gardez-vous cet endroit secret, espèce de taré ?
— Parce que, contrairement à vous qui vous êtes empressés de vous allier à une Voirloup, je n'ai aucune intention de partager nos maigres ressources avec les Créatures Fantastiques qui ne nous ont jamais rien donné.
— Nous vous avons offert des choses autrefois, s'offusqua Isabelle. Vous en vouliez toujours plus !
— Mais nous méritons plus et je suis prêt à tout pour le prouver !
Il s'avança jusqu'à elle en cherchant sous son veston : il lui logea une balle dans la tête avec l'arme qu'il en sortit. Stan et Rickie restèrent saisis par la soudaineté de l'acte. La Voirloup s'effondra telle une poupée de chiffon.
— Nous sommes des Élus, les premiers à avoir appris et interpréter la prophétie !
— Et je suppose que cette prophétie a été faite par des Créatures Fantastiques ? N'est-ce pas ce une sorte de paradoxe ? ironisa Stan.
— Pour moi, c'est du foutage de gueule, murmura Rickie.
Le chef des mercenaires éclata de rire :
— Toutes les couilles du monde dans deux beaux abrutis ! Vous ne savez pas ce que vous racontez. La prophétie parlait d'un être parfait, intouchable, inviolable, qui ne serait ni une Créature Fantastique, ni un Humain, et qu'il ferait fondre les cieux pour rendre à la Terre son aspect d'origine. Non loin d'ici, nous avons découvert ce petit être qui errait. Tout est devenu clair en un instant. Mes hommes et moi allons sauver le monde grâce à l'être parfait qui n'est ni un homme ni une femme.
Le vampire profita de cette auto-congratulation gerbante pour foncer dans la mêlée. Des coups de feu fusèrent dans tous les sens et Rickie se jeta au le sol. Il y eut des cris, des borborygmes, des coups... Quand le calme revint et que la fumée des armes se dissipa, il se releva, essoufflé par la panique. Stan était tombé un peu plus loin, recroquevillé sur son estomac qu'il essayait de maintenir à l'intérieur de son corps. La plupart des mercenaires étaient à terre, morts ou pratiquement, et seul restait leur chef qui tenait le Vampire en joue. Soudain, ce dernier éclata de rire, comme un fou.
— Tu dis que Yoshua n'est ni une fille ni un garçon. Mais tu te goures complètement ! Yoshua est à la fois l'un et l'autre, Yoshua est ''il/elle''. C'est ça la vraie perfection...
— N'importe quoi, imbécile. Mais tu n'es que l'un d'entre eux après tout...
Il interpella Rickie :
— Regarde-le, que peut-il bien avoir de ''fantastique'' ? Regarde-le, sans notre technologie, il n'est qu'un papillon face à une lanterne.
— Il t'emmerde, le papillon !
Stan se rassembla sur lui-même et attrapa le type à bras le corps. Ils brisèrent la vitre en passant au travers.
*
Les pieds de Rickie soulevaient des nuages de sable. Il avait enterré Stan gravement blessé dans la terre et avait pris la route. Dans ses bras, Yoshua était nichée contre lui. Le soleil tapait fort même à l'aube, les montagnes étaient loin derrière eux, leur enclave droit devant à une cinquantaine de kilomètres. Au bout du monde, donc.
— Tu veux savoir ce que m'as dit la sirène dans la salle de concert ?
— Pourquoi pas...
— « Va boucher les oreilles de ton petit-ami. »
Rickie cessa sa progression. Il tomba à genoux pour pouvoir serrer Yoshua contre lui de toutes ses forces. Elle lui rendit son étreinte et ils restèrent de longues minutes blottis l'un contre l'autre. Le bruit d'un imposant moteur les interrompit. Un vieux car rouillé et cabossé, modifié pour rouler à la vapeur, arrivait dans leur direction. Rickie sourit en reconnaissant le mode de transport préféré de Phil Grondino. Il s'arrêta à leur hauteur et se pencha à la fenêtre.
— Je vous dépose quelque part, les enfants ?
2 août 2013-30 décembre 2013
Correction du 22 mai 2015